L’article publié le 29 février dernier sur ce blog : « Une crise qui nous vient de si loin » présentait la mondialisation comme remède plus ou moins efficace aux disfonctionnements croissants du Fordisme dans les anciens pays capitalistes. Régime d’accumulation reposant sur une production industrielle de masse, la chute continue des gains de productivité tout au long des années 60 et 70 a pu être compensée par ce qui pouvait apparaitre comme une bulle d’oxygène apportée par la mondialisation. Outre l’épuisement possible d’une grappe technologique, la chute des gains de productivité provenait essentiellement de nouvelles exigences au niveau des débouchés, à savoir une consommation croissante de services : éducation santé, voire logement, dont les modes de production ne passent pas aisément par des gains de productivité permanents et massifs. Parce que, disions- nous, la mondialisation était plus facile que le passage à une robotisation source de nouveaux gains de productivité, voire le passage au fordisme de branches d’activités jusqu’ici rebelles à la production de masse, la voie de l’ouverture à l’international fût préférée partout dans l’ancien monde industrialisé. Ouverture qui s’est matérialisée par un développement 2 fois plus rapide du commerce international que celui du commerce national tout au long des années 80, 90 et 2000.
Les débuts de l’ouverture à l’international ne furent pas tout de suite la mise en concurrence des Etats- Providence et leur contestation, sous la forme de la mise à l’index de ceux que, plus tard, on appellera des « assistés ». Pendant de longues années, la baisse de la valeur de la force de travail - qui était de moins en moins assurée par la production/ consommation d’objets fordiens dont la baisse de valeur était elle-même de moins en moins assurée par des gains de productivité trop réduits - fût obtenue par l’importation massive de biens de consommation produits par une périphérie ne connaissant point d’Etat-Providence. C’est que l’explosion du commerce international était moins celui existant entre Etats Fordiens qu’entre centre et périphérie : elle prenait en tout premier lieu la forme de délocalisations de productions, assurées dans de meilleures conditions de coût, dans ce qui allait devenir les pays émergents.
Mondialisation et coût de la force de travail.
En termes simples, si le coût des biens consommés de façon croissante (éducation, santé , logement, etc. ) ne peut baisser, celui des biens consommés dans les domaines traditionnels du fordisme (vêtements, chaussures, alimentation, etc.) peut continuer à s’effondrer grâce aux délocalisations. A cet égard, rappelons les slogans publicitaires de la Grande Distribution , agent essentiel de la mondialisation, qui s’auto référencait dans les années 70/80, « agent de lutte contre l’inflation » : la Grande Distribution se donnait pour mission de « créer » du pouvoir d’achat. Mission qui devrait s’achever avec le risque d’une démondialisation aujourd’hui.
Si donc, les biens que l’on peut appeler « biens- salaires » (ceux achetés par les salariés en général) ne voient plus leur valeur baisser en raison de la crise des fordismes nationaux, la mondialisation, celle qui commence par des délocalisations, peut renouer avec cette baisse de valeur et ce, même si les productions délocalisées restent peu efficaces, les anciens gains de productivité étant seulement remplacés par les salaires dérisoires de la périphérie.
Et tout ceci peut se vérifier, non pas dans les budgets familiaux qui ne disent pas l’essentiel, mais dans un document que l’on peut reconstituer: celui de l’affectation en termes de dépenses, du coût total de la reproduction de la force de travail. Les dépenses non délocalisables - santé, éducation , logement - ne font qu’augmenter, et celles, délocalisables et de plus en plus délocalisées - alimentation, habillement, etc. - ne font que baisser. Un tel document n’est certes pas facile à construire, mais l’on dispose de chiffres globaux qu’il faudrait traduire. On sait par exemple, que s’agissant de la France, les dépenses de santé progressent plus rapidement que le taux de croissance, et donc de celui des revenus salariaux, et qu’il en est de même des dépenses de logement. A l’inverse, les dépenses de nourriture et de vêtements pèsent de moins en moins dans les budgets familiaux.
La mondialisation creuse les déséquilibres extérieurs
Le fordisme traditionnel s’intéressait à l’extérieur, davantage du point de vue des devises qu’il pouvait générer que du point de vue des exportations. Ce que l’on appelait « contrainte extérieure » était au fond une « règle d’or » d’équilibre extérieur qui, plus tard, intéressera moins dans la mondialisation et se transformera en « règle d’or » d’équilibre des budgets publics avec son avènement. Curieuse mutation : si naguère on parlait beaucoup de la contrainte extérieure et peu de la contrainte budgétaire, la première est aujourd’hui largement oubliée au profit de la seconde.
Si, au-delà, la monnaie des vieux pays fordiens est monnaie de réserve incontestée (Dollar), ou monnaie de réserve espérée ( Euro), la contrainte extérieure perd tout sens et la prolongation artificielle du fordisme par la consommation des forces de travail de la périphérie (mondialisation) peut devenir une véritable drogue : il n’y a plus guère de limite à la désindustrialisation. Même la Grèce qui ne pouvait connaitre qu’un fordisme très embryonnaire pourra se désindustrialiser. La magie de l’euro tuera la quasi-totalité de son industrie textile et autorisera l’abandon de tout contrôle de la balance externe au profit d’un déficit sans limite. Avec, évidemment, l’évaporation des emplois correspondants, mal compensée par ceux créés pour assurer la logistique et la commercialisation du fantastique flux de marchandises importées et achetées avec – vu de la Grèce – le prodigieux pouvoir d’achat autorisé par l’euro.
Ce fordisme prolongé par d’autres moyens, assure en contrepartie l’industrialisation d’une partie de la périphérie, le symbole de cette dernière étant la Chine. A l’extravertion nouvelle de l’Occident va correspondre un développement extraverti de ce qui allait devenir les pays émergents, le vecteur de cette double extravertion, au-delà des autoroutes de la finance – souvent analysées sur ce blog - qu’il fallait construire, étant plus particulièrement la Grande Distribution. C’est ainsi qu’avant la crise, le distributeur Wal Mart pourra, à lui seul, abaisser le coût de la reproduction de la force de travail américaine en important ce qui correspondait à 10% du total des exportations chinoises de l’époque.
Les déséquilibres extérieurs deviennent ainsi le sous-produit obligatoire du fordisme revisité. Ils sont d’une part ce qui permet de revitaliser un capitalisme central souffrant d’une chute de son efficacité productive, et d’autre part un outil d’une formidable industrialisation de la périphérie. Et pendant plusieurs dizaines d’années, ils correspondront, par leur inexorable montée, à un renouveau du fordisme, enfin débarrassé des contraintes d’une naissance sur les ruines de la crise de 1929 et de la seconde guerre mondiale : désormais, il n’est plus nécessaire d’assurer dans le vieil espace de l’Etat- Nation, l’équilibre entre offre globale rentable et demande globale.
Et lorsque les monnaies des vieux pays fordiens sont monnaie de réserve, parce que le déficit est « sans pleurs », il devient aussi invisible : les chinois financent le déficit américain avec les dollars de leur propre excédent, et les allemands financent le déficit grec en acceptant sans limite la montagne d’euros qui lui correspond. Bien évidemment, ce très vaste recyclage est facilité par le développement de l’industrie financière, industrie grande bénéficiaire et facilitatrice de la mondialisation tout comme la Grande Distribution. Bien évidemment, et nous l’avons souvent montré sur ce blog, cette industrie financière supposait l’abandon par les entrepreneurs politiques de tous pays, de leur emprise sur la monnaie avec son complément, c’est –à-dire l’indépendance des banques centrales et le grand retour de la rente, d’abord sous la forme du « service de la dette ».
Plus tard, les victimes de la mondialisation seront au moins partiellement désignées responsables de la crise des vieux Etats- Providence. Partiellement, car de fait l’habitude sera prise de tenter de réduire les coûts croissants des consommations non fordiennes (santé, éducation) en les finançant moins par le biais d’une réduction de la pression fiscale, ou en utilisant les services de l’industrie financière, pour en reporter le partiel démantèlement. Pensons à la CADES dans le cas de la France. D’où la grande mode des discours consacrés à « l’exploitation des générations futures ». De fait, aux déséquilibres extérieurs, devaient correspondre progressivement les déséquilibres des finances publiques : ce qu’on appelle les « déficits jumeaux ». Les déséquilibres publics seront eux- mêmes partiellement financés par les excédents extérieurs des futurs émergents. Ne dit-on pas que la formidable puissance militaire américaine est partiellement assurée par les bons du Trésor achetés par les autorités chinoises avec l’excédent de la balance de ce dernier pays ?
Dans les vieux pays fordiens, toutes les victimes de la mondialisation ne deviendront pas des « assistés ». Par contre, l’ancienne force de travail fordienne subit de plein fouet la concurrence des bas salaires des pays émergents. Dans l’ancien fordisme la masse des salaires était à la fois coût et débouché de la production. Dans le fordisme prolongé dans la mondialisation, les salaires ne sont plus qu’un coût à réduire. C’est que les débouchés sont de plus en plus à l’international, et dépendent d’une compétitivité qu’il faut conquérir par des « réformes de structures » - très à la mode aujourd’hui- affectant les institutions fordiennes du salariat d’antan.
De même que les Etats vont s’endetter sur les marchés pour maintenir des services publics qui sont aussi une partie du coût de la reproduction de la force de travail (Education, santé, politique du logement, politique d’allégement des charges salariales, etc.) les salariés eux-mêmes vont recourir aux services de l’industrie financière pour maintenir, par le biais de l’endettement, le rythme de croissance de la consommation auquel ils étaient habitués. Le renouvellement du fordisme, ou sa continuation par d’autres moyens est donc aussi, un immense, un colossal processus d’endettement des agents privés et publics, en particulier ceux des vieux pays capitalistes.
On sait aujourd’hui que l’accroissement continu des dettes privées et publiques n’était pas tenable : il s’agit de la crise financière mondiale maintenant bien décrite et souvent bien analysée. Avec son quotidien : la mise en place de procédures de désendettements qui passent passent par un endettement encore plus important : FESF, MES, LTRO, fonds de « rédemption », etc.
Une extravertion intenable
Mais ce qui n’est pas tenable non plus est le processus d’extravertion planétaire qu’est la mondialisation. Et ce pour au moins deux raisons.
La première correspond à la très grande solidarité des "déficits jumeaux". La politique de la "règle d’or" budgétaire , outre qu’elle comprime la demande globale - avec des effets dépressifs sur les recettes publiques assortis d’ effets d’enflure de dépenses de guichets ( nouveaux entrants dans les filets d’un Etat providence rétréci) - comprime du même coup, les dépenses d’investissements susceptibles d’élever une productivité et une compétitivité internationale réductrice de déficit extérieur. Plus globalement, les réductions de dépenses publiques et privées, conçues pour diminuer les montagnes de dettes ne font que les augmenter. D’où la répétition, devenue comique, de plans de rigueur qui ne font que précipiter et élargir le tsunami financier en cours. Avec en contre partie de déficits accrus, un monstre financier gorgé de rentes publiques et privées qui peut exploser et disparaitre à tout moment.
La seconde est que l’extravertion planétaire, ce qu’on appelle la mondialisation, n’était que la drogue dont la surconsommation assure aujourd’hui la mortelle toxicité. La prolongation du fordisme par d’autres moyens reposait en effet sur la course à la baisse des salaires à l’échelle planétaire : Le flux croissant de délocalisations est auto-entretenu et ne peut être contenu que par des plans de réduction des coûts de la reproduction de la force de travail. Avec parfois des stratégies gagnantes comme celle de l’Allemagne, ancien pays fordien classique, qui associant délocalisations de proximité, et réduction des salaires, peut se transformer en petite Chine de l’Europe.
A nouveau une crise de surproduction.
Globalement, plus la mondialisation s’épaissit, et plus l’incohérence majeure entre une offre mondiale et une demande mondiale se manifeste. Très exactement comme dans le cycle américain 1920/1929 où le fordisme côté production, et donc côté offre, entrait en contradiction avec une demande insuffisante en raison d’un « five dollars Day » trop limité à la seule industrie automobile de l’époque. A l’échelle planétaire, aujourd’hui, la gestion incertaine de la crise financière en Occident, développe la surproduction généralisée chez nombre d’émergents . D’où la constatation d’une réduction des taux de croissance en Chine, Inde, Brésil, etc. Nous sommes bel et bien dans une crise générale et mondiale de surproduction.
Les entrepreneurs politiques des vieux Etats fordiens ont facilité la mondialisation comme solution à un capitalisme qui ne pouvait plus assurer les formidables taux de croissance des trente glorieuses. Ils n’ont sans doute pas encore pris conscience que la solution est devenue problème : comment rétablir la cohérence entre production et débouchés ? Avec cette curiosité que du point de vue de ces vieux pays, et dans le monde des seules apparences, la présente situation peut être lue comme l’inverse de celle de 1929 : avec l’énorme désindustrialisation, la production est devenue inférieure à la demande globale. Qui plus est, une production de moins en moins fordienne, car faite de services peu générateurs de productivité. Ainsi dans le monde des apparences, le discours selon lequel "l’Occident vit au dessus de ses moyens" apparait crédible. Et ce n’est que par le détour théorique que nous venons de mener, qu’il est possible de voir le monde autrement. Exactement comme le mouvement des planètes avec la révolution copernicienne. Et parce que dans le monde des apparences la demande globale est trop forte, les politiques d’austérité peuvent continuer à être justifiées alors même qu’elles sont ruineuses. Les lancinantes « réformes de structures » sont là pour témoigner de la difficulté d’appréhender la réalité.
Il est évidemment difficile d’imaginer la suite. On comprend toutefois que le volet monétaire sera appelé à prendre une importance essentielle. C’est que l’effondrement du monstre financier sera porteur de secousses sur les taux de change et les monnaies elles- mêmes. L’explosion de la zone euro, est évidemment le cas le plus porteur d’effets sur la démondialisation puisqu’il mettrait directement en cause l’extravertion des émergents, et même celui de cette Chine de l’Europe qu’est l’Allemagne. C’est que la brutale chute des taux de change des monnaies nationales reconstituées, mettrait vite en cause la double extravertion des vieux pays et de leurs fournisseurs. Observons du reste, que ce possible renversement est plus au moins anticipé, avec l’actuelle problématique du développement du marché intérieur en Chine, ou le protectionnisme renaissant dans plusieurs pays d’Amérique Latine.
De la mondialisation au risque de la grande fragmentation
Cette problématique va aussi correspondre à un basculement de l’offre sur les marchés politiques, avec la perspective d’un très difficile retour à l’Etat-Nation. Si effectivement l’effondrement du monstre financier remet sur le devant de la scène la variable monétaire, cela peut signifier la fin de la libre circulation du capital, la fin de l’aventure post- fordienne (mondialisation débouchant sur une incontrôlable crise de surproduction), et la volonté de reprendre le pouvoir monétaire sur les banques centrales. Avec, de plus en plus, un déplacement de l’attention sur les comptes extérieurs : il faudra équilibrer les comptes car la magie de la finance aura disparu. Et à l’inverse, la fin de la problématique de la « règle d’or » sur les comptes publics : les déficits ne se comblent plus sur les marchés et les banques centrales nourrissent directement les Trésors selon le modèle, initié par la BCE pour nourrir …les banques...
Ce grand déplacement de la problématique des « règles d’or », depuis celle sur les budgets publics que l’on veut encore imposer, vers celle des comptes extérieurs, sera de fait un grand basculement exigé par les « assistés », les salariés, nombre d’entrepreneurs économiques, et nombre d’entrepreneurs politiques cherchant à se reproduire au pouvoir, voire à conquérir le pouvoir. Ce grand déplacement étant aussi accompagné de populisme, ce qui pourrait apparaitre comme un retour à l’Etat-Nation, est porteur du risque de désagrégation plus grande sous la forme d’Etats nouveaux. Ainsi la possible disparition de l’euro, faisant largement réapparaitre la problématique de l’Etat- Nation, ne développera- t’elle pas un effet boule de neige ? La Belgique, l’Espagne, L’Italie, peuvent t-ils survivre à la fin de la construction européenne ?
Parce que les extravertions imposées par la mondialisation supposaient de véritables transferts de ressources qui ne se sont manifestés que sous la forme du piège de la finance ( endettements privés et publics colossaux à l’échelle du monde) , alors qu’ils devraient et devaient logiquement se manifester sous la forme d’un fédéralisme débouchant sur un hypothétique Etat mondial, la grande crise risque de déboucher sur un sauve-qui- peut, avec le refus de toute forme de fédéralisme. Une lame de fond qui pourrait aussi noyer les Etats-Nations mal cimentés par l’idée fédérale. Ce qui correspond à nombre d’Etats–Nations aujourd’hui, et plus particulièrement en Europe. Comment en effet, ne pas avoir en tête l’extrême fragmentation de l’énorme Union Soviétique, qui va jusqu’à faire naître la Transnistrie, fier Etat- Nation de 500 000 habitants jouissant de sa propre monnaie ?