Objectif de la présente note : montrer que la dette publique - objet d’une brûlante actualité - est la matière première indispensable et sans doute trop rare du monde de la finance. D’où la grande confusion de tous les acteurs qui veulent à la fois briser la dette et en garantir son plein développement. Bonne lecture.
La BCE est de plus en plus souvent interrogée sur la possibilité de l’annulation de la dette publique qu’elle détient à l’actif de son bilan. Cette interrogation résulte d’abord de son comportement de sauvetage des Etats par achats massifs de dettes d’Etats durant la crise sanitaire. Elle résulte aussi d’analyses pessimistes comparant un taux de croissance en valeur inférieur au taux de l’intérêt, d’où un dangereux effet ciseau. Elle résulte enfin d’un nombre croissant d’économistes et de think tanks qui comprennent mal que, dans certaines circonstances, des dettes se renégocient ou sont annulées et qu’il ne pourrait en être de même pour les Etats de l’Union Européenne. En ce domaine, l’attitude et l’ouvrage récent d’un grand banquier, Mathieu Pigasse, (« Dans la lumière du chaos » , Editions de l’0bservatoire ; octobre 2023) ajoute à la gêne de la banque centrale. Pour bien comprendre le problème, il faut accepter d’analyser les bilans des acteurs concernés par les opérations liées à la dette.
Un peu de comptabilité.
L’achat de dette publique par l’institut d’émission correspond comme toujours en comptabilité à une double écriture : à l' actif de la banque le volume des achats, au passif une opération de crédit sur le compte du Trésor pour un même montant. Le bilan de la banque centrale reste équilibré et se trouve gonflé du montant de dette achetée. Du point de vue du Trésor, nous avons l’image renversée de l’opération : le passif du Trésor augmente (sa dette augmente) et son actif s’accroit d’un même montant (son compte courant à la banque centrale). Il s’agit bien d’une création de monnaie, donc un stock de monnaie supplémentaire mesurable sur le compte du Trésor à la banque centrale. Notons que si l’achat de dette publique se faisait par canal bancaire, ce qui est le cas au niveau de ce qu’on appelle le marché primaire de la dette, l’opération relèverait soit de la mobilisation d’une épargne donc sans création monétaire ou de la mobilisation d’une capacité de création monétaire (une banque voit son passif gonfler en raison d’une création monétaire dans d’autres banques et utilise ce gonflement pour acheter de la dette publique).
Si un accord fort théorique intervenant entre l’Etat et la banque centrale devait mettre fin à la dette précédemment créée par une opération d’annulation, nous aurions les écritures suivantes : La valeur des actifs au titre de la dette disparait sur le bilan de la banque centrale, bilan dont le total diminue pour un même montant, la différence entre passif inchangé et actif diminué correspond à un perte d’exploitation inscrite en actif ; le Trésor verrait lui sa dette diminuée à son passif, l’actif restant inchangé, le tout correspondant à un profit d’exploitation.
Les capitaux propres de banques centrales ne correspondent en rien aux capitaux propres classiques….
Si les montants étaient de grande ampleur, la perte de la banque centrale qui correspond à une perte de patrimoine se matérialisant au niveau de ses fonds propres pourrait déboucher sur une disparition de ces derniers, voire davantage c’est-à-dire des fonds propres négatifs. Peut-on imaginer, en règle générale, des fonds propres négatifs ?
Si l’on transpose le raisonnement au monde classique de l’entreprise on se rend compte rapidement de l’impossibilité de fonds propres négatifs. Examinons de plus près cette question. Supposons qu’une entreprise dégage régulièrement des pertes d’exploitation. Petit à petit son patrimoine se trouve rogné et il vient un moment où les actionnaires se retirent et préfèrent mettre fin à l’existence de l’entreprise plutôt que de continuer à voir s’effondrer des patrimoines. Ce raisonnement peut être reconduit pour les banques et le système financier. Ainsi l’effondrement de la valeur des obligations figurant aujourd’hui à l’actif des banques, provoque un déséquilibre entre actif diminué et passif exigible (fonds propres et essentiellement dépôts sur comptes courants des clients de la banque). Ce déséquilibre se matérialise par une perte de fonds propres et plus grave par une peur des clients qui vont précipiter un bank run et donc une possible disparition de la banque. La conclusion est que dans le monde économique de base, des fonds propres négatifs ne sont guère envisageables.
Il en va autrement pour les banques centrales qui jouissent de la particularité de disposer d’un passif non exigible. On voit mal en effet un bank run des porteurs de billets de banques réclamant leur avoir : les billets représentent la liquidité et les porteurs en sont pleinement propriétaires. La différence avec les banques classiques est que les comptes courants sont des créances et à ce titre une panique bancaire est concevable, chacun tentant de transformer sa créance en avoir de pleine propriété. Un bank run n’est guère envisageable auprès d’une banque centrale, les billets de banque étant la forme supérieure de la liquidité, il ne saurait y avoir de risque d’insolvabilité pour une banque centrale. Même chose pour les banques qui ne craignent guère pour leur compte courant à la banque centrale. A la limite, elles aussi pourraient exiger la conversion de leur compte en billets, ce qui ne soulève de problème autre que celui de l’impression de nouvelles espèces. La conclusion est qu’une banque centrale ne peut être traitée comme un agent économique classique et qu’en particulier elle n’a guère besoin de fonds propres. Il y a là une différence de nature entre les comptes d’une banque centrale et ceux des agents ordinaires.
…Mais les croyances et le droit nient cette différence de nature…
On ne peut donc que s’étonner de fausses déclarations d’experts ou de décisions juridiquement mal justifiées concernant la recapitalisation de certaines banques centrales. On peut, à titre d’exemple, évoquer le cas de la Risckbank suédoise qui, comme tant d’autres, a vu son actif se dégonfler en raison de la chute du cours des obligations, chute elle-même engendrée par la hausse des taux, et donc chute dévoreuse de fonds propres. On apprend ainsi qu’une recapitalisation par l’Etat est nécessaire, et ce à hauteur de 80 milliards de couronnes pour respecter le seuil réglementaire de 140 milliards de fonds propres. On voit même le gouverneur s’adressant au parlement suédois, le 24 octobre dernier, pour demander[JW1] une recapitalisation… évènement diffusé dans toute la presse qui ne s’étonne guère d’un tel geste pourtant complètement inutile. Comment justifier une situation aussi abracadabrantesque alors qu’une banque centrale ne connait aucune exigence de passif ? Pourquoi solliciter un capital, nécessairement rare auprès d’un législateur alors qu’aucun besoin ne se fait sentir? La réponse nous semble relever d’un ordre juridique mis en place pour interdire la maîtrise monétaire par les Etats. Si, en effet, on inscrivait dans le droit la spécificité des banques centrales à savoir la non exigence du passif, il paraitrait évident que l’on priverait la finance de l’essentiel du marché de la dette publique.
Ce dernier point de vue mérite une explication précise. Si la dette publique pouvait faire l’objet d’une annulation par une banque centrale qui par ailleurs en est acheteuse, il est clair que les Etats passeraient davantage par la banque centrale et moins par le marché de la dette pour mobiliser des liquidités. Certes, un premier outil juridique fut inventé pour éloigner les banques centrales de leurs Etats et par exemple les traités européens interdisent l’achat direct de titres publics par les banques centrales (article 1,2,3 du TFUE). Mais comme le marché secondaire n’est pas interdit aux banques centrales - concrètement le rachat par la banque centrale d’une partie de la nouvelle dette achetée par les banques se déroule en moins d’une seconde, la distance entre marché primaire et rachat se mesure ainsi en temps infiniment petit - il faut renforcer la vigilance et exiger juridiquement que les banques centrales soient comme tous les agents économiques susceptibles de faillite et donc de recapitalisation. Cette exigence juridique est variable selon les pays, mais partout et bien évidemment chez les spécialistes de la finance, les économistes et autres experts, les banques centrales doivent être considérées comme des agents économiques classiques. Si tel n’était pas le cas le marché de la dette publique serait particulièrement étroit et la finance serait ainsi privée de sa matière première fondamentale : non seulement la dette publique est objet de rentabilité mais elle est aussi la matière première fondamentale de la « collatéralisation » sur tous les marchés financiers, ce qui nous invite à en préciser le fonctionnement.
Une nature métastatique de la finance grande consommatrice de dette publique
Sans dette publique extrêmement abondante et disponible sur les marchés (probablement plusieurs milliers de milliards de dollars affect au collatéral), et jusqu’ici considérée par les régulateurs comme un actif sécurisé, il y aurait beaucoup de problèmes de liquidités sur tous les marchés financiers : Swaps de taux (change et intérêt), CDS, marchés des dérivés, marchés du REPO (pension livrée), marchés du prêt/emprunt de titres, opérations de crédit des banques centrales, etc. De quoi penser que ce collatéral qu’est la dette publique est l’instrument de base de fonctionnement des marchés financiers comme la monnaie est instrument de base pour les marchés réels. Et plus la finance se gonfle - plusieurs dizaines de PIB planétaires si l’on comptabilise le notionnel des hors bilans - et plus la dette publique affectée à la collatéralisation se doit d’être abondante.
C’est que le mode de fonctionnement de la finance impose son élargissement incessant. Alors que dans l’économie réelle les contrats tentent d’internaliser les possibles effets externes, les contrats financiers sécurisent en reportant l’insécurité sur d’autres acteurs. C’est en particulier le cas de tous les marchés à terme : en sécurisant par exemple les prix futurs de telle ou telle marchandise, la finance, apporteuse de sécurité, doit elle-même se sécuriser avec d’autres contrats et ce sans réelle limite. C’est cette nature métastatique de la finance qui explique son hypertrophie galopante. Mieux, cette réalité métastatique doit logiquement atteindre l’économie réelle, d’abord l’Assurance avec les obligations catastrophes ( « cat bonds ») mais tout le réel devra se financiariser. Ainsi les marchandises de l’économie réelle doivent être « couvertes » et ce logiquement jusqu’au moment où le coût de la couverture supplémentaire rejoint le profit marginal résultant de ladite couverture supplémentaire. On comprend ainsi que toutes les matières premières sont plongées dans un colossal marché financier, le plus souvent plusieurs dizaines de fois supérieurs au marché réel. On comprend aussi que la métastatique de la finance cherche à développer un volet métastatique de ce qui n’est plus la sage économie réelle : désormais on s’intéresse aux modes de production de l’économie réelle, ses effets externes en termes environnementaux, donc ses coûts cachés que l’on veut comptabiliser ( d’où la « true cost accounting » en plein développement ) et pour lesquels on pourra imaginer des produits financiers de couverture.
Au final la nature métastatique de la finance suppose des outils de sécurité fondamentaux, le collatéral, lui-même constitué pour l’essentiel de dette publique. Sans dette publique possiblement illimitée, il n’est guère possible à la finance de garantir son illimitation.
Il est donc évident que si l’on brime le marché de la dette publique, on emprisonne la finance dans un périmètre qu’elle ne peut supporter. Ce qu’empiriquement on semble constater aujourd’hui aux USA avec l’étouffement du marché du repo, fournisseur de collatéral, pour la finance bancaire et étouffement probablement provoqué par la fin du QE et son remplacement par le QT (quantitative tightening). D’où le titre inquiétant des Echos du 8 novembre : « les liquidités s’évaporent sur le marché obligataire américain ». De la même façon qu’historiquement la rareté monétaire (pénurie de métal précieux) était déflationniste sur les marchés réels, la rareté de dette publique serait aujourd’hui un insupportable corset pour la finance. Et le meilleur collatéral restera de loin la dette publique américaine dont la profondeur et donc la liquidité extrême est aussi le produit d'un endettement public extrême doublé d'un déficit courant lui même gigantesque. Les déficits jumeaux et sans pleurs fabriquent une finance joyeuse. Et une sécurité qui se vérifie au quotidien pour la dette publique américaine avec la faible élasticité de sa demande. Ainsi lorsque le rendement du T-bill augmente (bon du Trésor américain) les fonds vendent les autres titres plus risqués, ce qui confirme le grand attrait pour la dette américaine. Pour être complet il convient d'insister sur un point : la dette publique comme matière première se doit d’apparaître comme issue d’un marché. Si tel n’était pas le cas et si par exemple cette dette était immobilisée durablement sur le bilan de la banque centrale, il n’y aurait pas de collatéral disponible pour les marchés financiers. La dette publique ne nourrit pas spontanément la finance, elle ne le fait que s’il existe un marché de la dette publique. C’est ainsi qu’historiquement nous avons connu des montagnes de dette publique sans finance. Ce fut le cas des périodes de guerre, et si la résistance des banques centrales se fit d’abord lourde avec parfois des gouverneurs qui refusent brutalement d’obéir aux exécutifs (guerre de 1870), l’obéissance allait rapidement suivre (les 2 guerres mondiales). Durant ces périodes difficiles la finance ne menait qu’une vie larvaire et la dette publique se trouvait enkystée, donc hors marché, dans le bilan des banques centrales.
Les très nombreux partisans d’un interdit radical de toute tentative d’annulation de la dette publique sont ainsi les défenseurs d’une industrie financière exubérante, hypertrophique car métastatique, et gaspilleuse de grandes compétences professionnelles. Ils ne sont pas tous conscients des mécanismes qui règlent la réalité empirique et comptent parmi eux de simples citoyens attachés à la rigueur et au bon sens et donc au rejet de ce qu’ils croient être la planche à billets. On peut plus difficilement admettre qu’il en est de même pour les dirigeants et les gardiens de l’ordre financier. On peut par conséquent comprendre l’agacement de Madame Lagarde et de son entourage immédiat au regard des nombreux connaisseurs de la réalité qui, au sein d’organisations tels les instituts Rousseau ou Veblen en France, se manifestent et se réjouissent du fait que même des financiers célèbres- tel un Mathieu Pigasse - s’élèvent contre une réalité au devenir tragique.