Nous voudrions dans cette courte note apporter un regard spécifique sur les évènements géopolitiques du moment. Les présentations les plus fréquentes évoquent les notions d’empire, de démocratie, d’autocratie, de fragmentation du monde, etc. sans aller jusqu’au cœur des indispensables raisonnements. Globalement, un concept fondamental n’est jamais évoqué , celui d’Etat, de sa nature, de ses modalités , de ses trajectoires historiques et ses possibles développements. Tentons de le resituer pour mieux comprendre les enjeux du temps présent.
L’Etat Russe est à priori un Etat comme les autres et les modalités de sa construction historique ne mettent pas en cause ce qu’on peut appeler l’invariant de toute structure étatique. De quoi s’agit-il ? On sait que la vie en société génère spontanément des croyances et règles communes qui dépassent chacun des acteurs pris isolément. Cet ensemble constitue une « extériorité » (un commun qui dépasse chacun). Ce commun est logiquement enjeu de pouvoir et devient « le politique » inhérent à toute forme d’organisation sociale. Il est donc naturel que des agents dans la société cherchent soit à protéger soit à prendre le contrôle de ces règles et croyances. D’où, selon la formule célèbre de Pierre Clastres de voir la possibilité d’un « coup d’Etat fondant l’Etat ». Ces agents (rois, empereurs, dictateurs, voire ce que nous appelons « entrepreneurs politiques » des démocraties ou autocraties, etc.) capturent, monopolisent, et génèrent eux -mêmes des croyances et règles publiques sur un territoire. A ce titre, ils tentent de les faire fonctionner à leur profit (conquête du pouvoir ou maintien au pouvoir). Cette genèse des Etats est probablement un modèle planétaire et ses modalités spécifiques et empiriques que les historiens vont privilégier sont vraisemblablement à l’origine d’une non- réflexion sur ce qu’on entend par Etat. On peut noter du reste que cette non-réflexion s’étend à la notion d’empire que personne ne définit de façon rigoureuse. D’où ces étonnantes 118 modalités d’empires que l’on recense dans Wikipédia.
Les territoires étant pluriels, l’aventure étatique est aussi faite de guerres avec des moments célèbres (et probablement uniques) comme les traités de Westphalie (1648) qui seront à l’origine de ce qui sera un jour le modèle de l’Etat-Nation à l’occidental. La Russie, très éloignée des guerres européennes de l’époque, est pour des raisons historiques restée relativement absente du modèle westphalien. Ce denier modèle qui viendra limiter les périmètres de chaque Etat, voire possiblement pacifier les relations entre captureurs/monopoleurs, ne concernera pas l’immense espace situé à l’Est, et l’Etat de la famille Romanov pourra, tel un gaz, occuper tout l’espace disponible. C’est ainsi que sur trois siècles de règne, l’Etat russe s’est agrandi, quotidiennement, au rythme moyen de 140 km2. Record à l’échelle de l’histoire mondiale. Aucun monopoleur, que ce soit en Asie, en Amérique ou en Afrique n’a égalé la famille Romanov. . Notons également le catalyseur de cette croissance, une religion qui se pense supérieure au catholicisme dégénéré : la Russie, comme le dira Alain Besançon, s’étend à la manière d’une église, elle réunit et veut convertir à elle-même.
L’âge institutionnel de l’aventure étatique et sa spécificité russe
Les agents captureurs/monopoleurs du commun, qu’ils soient Russes (Tsar) ou occidentaux (rois et empereurs), voire appartenant à d’autres continents, vont gérer leur monopole territorial en développant des biens dits « publics » et assurer une homogénéité croissante à l’intérieur de chaque espace de souveraineté : Religion, langue, mythe national, système de mesures, monnaie, armée de métier, etc. Les entrepreneurs politiques de chaque espace, y compris l’immense espace Russe, deviennent ainsi les gestionnaires de leur monopole. Cette homogénéisation, avec ses coûts correspondants notamment en termes fiscaux, n’est toutefois que relative et certains espaces seront des empires qui resteront plus ou moins décentralisés (Russie, empire Autrichien, Ottoman, etc.), tandis que d’autres seront de plus en plus centralisés (royaume de France). Cette captation de l’extériorité par des entrepreneurs politiques sera donc consolidée par la construction de ce qu’on appellera des biens publics. Une construction qui se déroulera aussi dans un cadre de relative économie marchande, elle même plus ou moins limitée au monopole territorial. Nous sommes à l’époque de l’âge institutionnel de l’aventure étatique, et bien évidemment un âge qui ne saurait exclure la guerre entre monopoleurs donc des guerres entre des nations constituées ou en voie de constitution. Encore une fois le monopoleur Russe - qui a bien compris, notamment avec son code de 1649, l’esprit des Traités - étend sa souveraineté sur des espaces de plus en plus vastes à l’est, au nord et au sud du plus grand continent de la planète. L’effet de taille et la soumission d’ethnies infiniment variées et démographiquement réduites, feront que le choix du monopoleur confortera l’idée d’empire. Une solution minimisant probablement les coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Par comparaison avec des concepts issus de l’économie, l’empire est une structure qui limite les coûts d’homogénéisation et sa croissance est en quelque sorte extensive, sans gains de productivité et donc sans grands bénéfices en termes de puissance. A l’inverse les Etats-nations sont une structure pouvant aller plus loin dans l’homogénéisation et développer une croissance plus intensive, et donc générant de possibles gains de productivité et de puissance. Globalement la Russie avait plus de chance de rester pauvre et la France plus de chance de devenir riche. L’âge institutionnel du monopole Etat ne développe que peu les gains de productivité, mais la variante impériale est plus handicapée que celle de l’Etat-Nation en voie de constitution.
L’âge relationnel de l’aventure étatique.
Beaucoup plus récemment, les entrepreneurs politiques occidentaux vont assister, voire participer, à la décomposition du monopole étatique en raison de la logique d’un capitalisme qui dans sa course ne peut plus accepter les limites d’un territoire devenu trop étroit : il faut aller plus loin dans le passage à la croissance intensive. Effondrement des coûts de transports, économies d’échelle aux possibilités inouïes, nouvelles technologies, etc. exigent et accompagnent la reconfiguration des monopoles : libération des mouvements de capitaux, indépendance des banques centrales, abandon des normes nationales, traités de libre-échange avec privatisation des clauses de règlement des conflits, concurrence fiscale, etc. Les entrepreneurs politiques sont ainsi amenés à collaborer avec des entrepreneurs économiques dont certains se veulent à la tête d’entreprises sans Etat (GAFAM). La mondialisation devenant elle-même « heureuse », l’utopie d’un monde sans guerre autorise l’effondrement des dépenses militaires et de souveraineté. L’Etat n’est plus un monopoleur et doit se faire tout petit : le marché en décompose progressivement ses institutions lesquelles deviennent de simples outils de régulation, voire de mise en relations. Les biens publics de l’âge institutionnel deviennent ainsi des biens devant obéir à la logique universelle de la capitalisation classique : l’école ne fabrique plus des citoyens mais du capital humain, l’hôpital doit fonctionner comme une entreprise, l’outil militaire doit se déployer dans la flexibilité des flux tendus, etc. Nous sommes dans l’époque du « New Public Management » et de la « gouvernance par les nombres » chère à Alain Supiot. Cette grande transformation affecte les entrepreneurs politiques victimes plus ou moins consentantes du tsunami des marchés. Et il est vrai qu’ils n’ont guère le choix en raison d’une réalité anthropologique nouvelle, connexe de celle des marchés, faisant disparaître le citoyen au profit de « l’individu désirant » : les droits de l’homme qu’ils croyaient issus des Lumières ne sont plus naturels et deviennent éminemment culturels, d’où de nouvelles revendications sociétales pour lesquelles il faudra apporter des réponses politiques à peine de perdre le pouvoir. Nous renvoyons ici à la grande actualité qui embrasse le quotidien des hommes qui ne cessent de calculer ce que doit être le juste en évitant de le penser. Nous renvoyons aussi à cet autre débat sur le duo marché/ démocratie, le premier devant - paraît-il - enrichir le second alors que sur d’autres continents c’est le second qui semble assurer la réussite du premier.
Cette grande transformation affecte également la Russie…sur des bases complètement différentes….
La fausse sortie de l’âge institutionnel de l’Etat Russe.
D’une certaine façon c’est aussi le marché qui va au siècle dernier entrainer la disparition de l’âge institutionnel de l’Etat Russe. Au plus fort de son âge, le marché y était rigoureusement interdit et ses capacités créatrices de richesses peu présentes. C’est dire que l’extériorité monopolisée par les entrepreneurs politiques soviétiques se trouvait mal nourrie par des résultats économiques désastreux. Encore une fois la variante empire du monopole ne connait qu’une croissance extensive et donc sans réels gains de productivité et de puissance.
Curieusement, alors que les Etats occidentaux, noyés dans l’hégémonie marchande, se trouvaient de plus en plus dépourvus de projet et de sens, le pouvoir soviétique qui se légitimait sur la poursuite d’un immense projet (construire le socialisme) révèle son incapacité à en valider la démarche et les espoirs correspondants. Tout aussi curieusement alors que la création de richesses en Occident pouvait encore nourrir l’Etat institutionnel et payer des coûts d’homogénéisation que l’on va abandonner, l’URSS n’a plus les moyens de payer ses propres coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Concrètement le défi de la « guerre des étoiles » des années 80 devient sur le plan économique hors de portée pour l’URSS.
L’empire reposait essentiellement sur le mythe d’un avenir radieux qui ne peut advenir. Parce que les coûts d’homogénéisation et de souveraineté deviennent insupportables, il est difficile de surmonter les crises nationalistes des années 80 : Kazakhstan, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Etats baltes, Etc. Il est aussi difficile de surmonter la débâcle afghane. Et ces coûts d’homogénéisation sont d’autant plus insupportables que le monopoleur, nullement aidé par des entrepreneurs économiques qui n’existent pas est victime de catastrophes économiques tout au long de ces mêmes années : Tchernobyl, chute des prix du pétrole, etc.
L’effondrement de l’URSS et la mise en pleine lumière du centre de l’empire, c’est-à-dire l’Etat Russe, n’a donc rien à voir avec les tentatives actuelles de sécession ( Catalogne, Ecosse, Flandres, etc.) qui elles sont porteuses à tort ou à raison d’espoirs. La mise en lumière du centre, c’est-à-dire la Russie, n’est que la fin d’un cauchemar. C’est ici le centre - L’Etat Russe- qui abandonne sa périphérie et non la périphérie qui fait sécession. De l’empire, il reste des traces plus ou moins importantes : priorité de langue, présence de communautés russes issues de l’époque antérieure, quelques infrastructures industrielles, militaires ou spatiales. De quoi rogner ou surveiller une souveraineté de républiques qui n’avaient jamais connu l’ordre westphalien.
Depuis plusieurs dizaines d’années l’Etat Russe se reconstitue curieusement à partir du marché. Il devient une captation par un collectif d’entrepreneurs économiques particuliers (les oligarques) et d’entrepreneurs politiques du monde d’avant qui décident d’utiliser le marché, non pas pour parvenir à l’âge relationnel des Etats, mais à une forme particulière d’âge institutionnel.
L’âge relationnel est proprement impensable : d’une part les entrepreneurs économiques trop liés au monopole étatique ne sont pas en mesure d’affronter un véritable marché mondial, et d’autre part les structures anthropologiques restent plus en proximité avec la citoyenneté qu’avec celle de « l’individu désirant » noyé dans l’infini des marchés. Encore aujourd’hui nombre de russes ayant connu l’ancien monde parlent de « se procurer » plutôt que « d’acheter ». Quant à la revendication de droits culturels, l’objectif reste lointain pour une grande majorité.
La stratégie de puissance et de captation de l’extériorité passe donc par le marché sous la forme la plus adaptée à la réalité : celle de la rente. L’âge institutionnel de naguère a construit un monopole sur un territoire gigantesque, monopole qui fait de l’Etat Russe le plus grand magasin de tous les intrants de la planète capitaliste. Cette situation est porteuse d’une grande asymétrie. Alors que dans l’âge relationnel de l’Occident, le politique est désormais dans la main des marchés, dans le nouvel Etat Russe c’est le marché qui est dans la main du politique. Le modèle Russe devient ainsi en mondialisation la possibilité de retrouver la puissance de naguère. Le lecteur aura ici en tête l’exemple d’une Allemagne qui, pour servir ses entrepreneurs économiques industriels, ne voit pas que dans la logique des marchés de l’énergie, il peut encore y avoir du politique relevant de la brutalité de l’âge institutionnel. Si la mondialisation homogénéise les marchandises, elle ne peut pas, ou pas encore, réduire la réalité anthropologique du monde à un modèle unique.
Curieusement, la mondialisation que l’on croyait puissance destructrice des Etats, n’a fait qu’engendrer la possibilité du retour de l’ordre impérial de naguère. Les Etats et leur nature profonde, à savoir une situation de capture de ce qui est commun par des individus privés, n’est en aucune façon remise en cause avec la mondialisation. Dans le cas de la Russie, les entrepreneurs politiques restent anthropologiquement et idéologiquement prisonniers du modèle impérial comme outil de la pérennisation du pouvoir : l’empire est vécu comme mode de protection du centre et de ses dirigeants privés. Et puisque l’empire ne peut être reconstitué sur ses bases anciennes, il faut lui en trouver de nouvelles : la ponction rentière sur l’économie mondiale est vécue comme le nouveau moteur de la reconstitution. La stratégie de puissance qui permettra le retour éventuel de l’empire passe donc par une captation d’un nouveau genre, et une captation qui passe par celle d’une promesse de respect d’un ordre de marché que l’Etat institutionnel n’a aucune envie de valider réellement.
C’était le mythe de la révolution socialiste mondiale qui, jadis, nourrissait l’empire et permettait de phagocyter de vieilles nations européennes (Pologne, Roumanie, Hongrie, etc.). Naguère, l’empire se construisait en dehors des marchés. Aujourd’hui il compte se reproduire en les captant à partir de la faiblesse des Etats ayant abandonné l’âge institutionnel. A cette analyse il faut introduire un élément de complexité supplémentaire. Les Etats affaissés dans l’ordre du marché (Occident) viennent aux yeux du pouvoir russe polluer les périphéries de l’ancien empire en proposant l’intégration complète dans le marché mondial. De quoi, par effet d’imitation, en arriver à la contestation dans le centre de l’ex empire. D’où l’ambigüité fondamentale : on se reproduit au pouvoir par la ponction prédatrice sur l’ordre du marché, mais on ne peut accepter que ce marché viennent rogner des périphéries pouvant contester le centre. En clair, l’Ukraine ne peut sans danger majeur intégrer l’âge relationnel de l’aventure étatique. La Russie peut restaurer son âge institutionnel par prédation rentière mais l’Ukraine ne peut rencontrer l’âge relationnel. Les oligarques classiques ne peuvent être substitués par des entrepreneurs économiques dominant les entrepreneurs politiques. Nous avons ici une cause majeure de la guerre.
Cette constatation permet aussi de mieux comprendre l’ambiguïté du couple Russie/Chine ou celle des autres Etats relativement à la guerre en Ukraine. La Chine comme la Russie ou les Etats dits du sud global se servent du marché pour conforter voire construire un âge institutionnel (Brésil, Inde, Afrique du sud, etc.). Mais dans nombre de cas, et en particulier la Chine, il ne s’agit pas d’un projet de rente prédatrice nourrissant le monopoleur incapable de se transformer et de mettre fin à une croissance qui n’est qu’extensive. Au contraire, il s’agit de construire la puissance à partir d’une victoire dans l’ordre du marché mondial, donc une recherche de croissance intensive. Avec toutes ses caractéristiques et conséquences empiriques telle celle d’une mise en cause du dollar.
A la lumière de la logique de la transformation des Etats, qui gagnera ou qui perdra le moins? L’Occident aux Etats affaissés, piloté par des entrepreneurs économiques s’imposant aux entrepreneurs politiques mais devant composer avec une société civile de moins en moins docile? La Chine à la recherche d’une victoire sur le marché mondial tout en confirmant le choix de l’âge institutionnel, au risque d’engloutir ses entrepreneurs politiques devenus possiblement incapables d’empêcher le dépassement des droits du « client roi » vers les droits de l’homme à l’occidental ? Entre les deux, il est probable que le choix russe, parce qu’anthropologiquement difficilement dépassable soit le plus compliqué. La Russie, enkystée dans son Etat qui la rend incapable d’abandonner une logique d’empire improductif, sera-t-elle la grande perdante ?