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28 août 2023 1 28 /08 /août /2023 14:52

 

Les statistiques chinoises nous laissent parfois dans l’interrogation. La courte note qui suit, est consacrée au taux de croissance pour lequel les autorités chinoises parient encore sur le chiffre de 5% de hausse pour l’année 2023. Un pari intenable… et durablement intenable.

La croissance du PIB d’un pays dépend de beaucoup de paramètres dont 2 sont déterminants :  l‘évolution de la population active et l’efficacité de l’outil de production, c’est-à-dire ce qu’on appelle les gains de productivité. De ces deux paramètres - qu’il nous faut examiner-  dépend la croissance attendue pour 2023.

Ce que l’on annonce à grands cris, est bien évidemment la question de la démographie chinoise qui fait que le pays voit désormais sa population globale diminuer, une diminution estimée à plus d’un million de personnes pour 2023 et qui va prendre, mécaniquement, une ampleur croissante dans l’avenir. Le taux de reproduction - autour de 1- est aujourd’hui l’un des plus faibles du monde. Ce que l’on sait moins est qu’en conséquence la population en âge de travailler diminue elle aussi. En la matière, on trouve dans la littérature beaucoup de chiffres fantaisistes ou des estimations qui ont beaucoup changé au cours du temps. Ce que l’on sait est que depuis plusieurs années les villes chinoises ne voient plus leur taille augmenter par l’afflux de paysans. Cela signifie   que l’exode rural se termine, avec pour conséquence une grande quantité de logements inoccupés… et des usines qui ne peuvent plus recruter comme par le passé. Les estimations les plus fiables évoquent le chiffre de 770 millions de travailleurs actifs pour 2022. Avec toutefois une perspective très négative : le stock de population active devrait diminuer de 40 millions de travailleurs d’ici 2030. Jadis les taux de croissance très élevés correspondaient à un exode rural considérable et donc au passage d’activités de faible productivité ( celles des campagnes) vers des activités plus productives de valeur ( celle des usines au sein de villes nouvelles). Aujourd’hui, les flux d’entrée dans les villes sont taris et les départs en retraite gonflent. Alors que l’exode rural dopait la croissance, les départs massifs à la retraite vont dégonfler cette même croissance.

Sans efficacité croissante de l’outil de production, le PIB chinois ne peut donc que diminuer. Clairement, pour maintenir un taux de 5% de croissance, un taux qui permettrait mécaniquement de dépasser les USA et faire de la Chine la première puissance du monde, il faudrait que l’outil de production assure une croissance de la valeur produite supérieure à 5%. Un chiffre qui permettrait aussi de gommer la diminution inexorable et durable de la population active.

Hélas cette croissance de l’efficience ne sera pas au rendez-vous. Plusieurs arguments majeurs peuvent être invoqués.

Tout d’abord - nous venons de le voir - il n’y a plus à espérer les gains de modernisation entrainés par le passage d’une agriculture traditionnelle faiblement productive vers une industrie beaucoup plus productive : l’exode rural se termine.

Ensuite les transferts de technologie par imitation, par copiage, ou par non-respect de contrats avec les entreprises occidentales, sont eux-mêmes entrés en phase descendante. La marque première de ce déclin se lit dans les flux d’IDE ( Investissements Directs à l’Etranger) qui s’effacent rapidement de l’espace Chinois. Les entreprises occidentales, volontairement ou de façon plus contrainte quittent  la chine. Si en longue période les flux entrants d’IDE furent croissants et vont culminer en 2022 (189 milliards de dollars ), l’année 2023 sera catastrophique avec seulement 4, 9 milliards de dollars pour le second trimestre.

Au-delà, la politique d’un développement beaucoup plus autocentré, imposé par le pouvoir va aggraver les tendances lourdes d’un management centralisé et structurellement peu ouvert à l’innovation. Concrètement dans les grandes entreprises chinoises, qu’elles soient sur le territoire national ou implantées à l’étranger, le groupe des décideurs est peuplé de nationaux et le nombre de cadres étrangers ouverts aux autres cultures reste limité. Le conservatisme managérial bloque le progrès et il est plus difficile de développer une créativité qui suppose une ouverture maximale dans le groupe des décideurs. De ce point de vue, la Chine se contente de développer de coûteuses routes de la soie alors que les entreprise occidentales se nourrissent des différences apportées par un multiculturalisme savamment cultivé. De petits pays, sans grands débouchés nationaux, (Suisse par exemple) peuvent ainsi disposer d’entreprises planétaires à forte croissance en bénéficiant d’une politique d’ouverture maximale dans un encadrement qui a cessé d’être national depuis de longues années (Nestlé par exemple). De ce point de vue la Chine, malgré de solides réussites, reste mal classée dans l’indice mondial de l’innovation (Onzième rang mondial et seulement troisième rang au niveau du continent asiatique selon le « Global Innovation Index » de 2022).

Pour ces trois raisons susvisées, il est clair que  le taux de 5% de croissance pour 2023 est inatteignable. Au-delà, la Chine se dirige au mieux vers la stagnation et plus vraisemblablement vers un affaissement durable de son PIB

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23 août 2023 3 23 /08 /août /2023 14:27

 

A propos du serpent de mer "dédollarisation" nous nous permettons de reprendre un texte déjà publié sur le blog en mai dernier. Ecrit  à propose de la Russie et de ses échanges problématiques, il reste complètement d'actualité en cette fin d'été. Nous publierons dans quelques jours un texte plus orienté sur  les problèmes de la prétendue monnaie de réserve chinoise. Bonne lecture.

La question de la fin du dollar est à nouveau évoquée dans le cadre de la gestion de la crise ukrainienne. Nous voudrions ici montrer que cette potentielle issue n’est pas pour demain et que ce qu’on appelle privilège du dollar reste un point d’ancrage peu dépassable.

Comprenons d’abord ce que l’on entend par privilège du dollar. Prenons le cas d’un pays mal positionné dans la hiérarchie économique mondiale. Sa monnaie sera vraisemblablement en concordance avec son positionnement. Supposons que ce pays s’achemine vers un double déficit : celui de ses finances publiques et celui de son compte extérieur. Il peut certes financer son déficit public par création monétaire. Cette situation entraine un cocktail peu rassurant : une inflation résultant d’une masse monétaire croissante et une aggravation du déficit extérieur par augmentation des importations résultant elle-même des effets de la dépense publique. Le déficit extérieur pourrait être soldé en monnaie nationale mais il est très probable que les partenaires étrangers refuseront. La raison est simple : la monnaie en question est particulièrement difficile à utiliser. On ne peut que très difficilement s’en servir pour acheter des marchandises qui n’existent pas ou ne correspondent pas aux qualités appréciées. On ne peut pas non plus facilement la céder à des investisseurs qui, eux-mêmes, cherchent des capitaux très liquides pour les opérations correspondantes. Nous connaissons présentement cette circonstance à grande échelle avec la Russie qui accepte des Roupies au titre du paiement de son pétrole vendu à l’Inde, mais qui cherche une solution pour une utilisation de comptes en monnaie fort peu désirée. En clair lorsqu’on est mal positionné économiquement, le besoin total de financement reste une masse qui ne peut être allégée. Elle reste un poids lourd dans le sac de voyage du pays. Que la Russie accepte en continu l’abondement de comptes en roupies serait merveilleux pour l’Inde, pays démuni en matière énergétique qui pourrait ainsi se ravitailler par simple émission monétaire. Un peu comme si, miraculeusement, l’Inde devenait propriétaire sur son sol de gisements de pétrole.  Hélas, ce n’est pas possible et la Russie veut ou voudra être payée car elle ne trouve en Inde que peu de produits ou services répondant à ses besoins.

Si l’on prend maintenant le cas des USA, les choses sont très différentes. Le déficit public semble sans limite et tous les ans la comédie très médiatisée de l’autorisation du relèvement de la dette ( 34000 milliards de dollars aujourd’hui) par le congrès reste de l’ordre du théâtre comique. Dans le même temps, le déficit extérieur peut ne pas connaître de limite (948 Milliards de dollars en 2022). Les partenaires des USA acceptent sans difficulté la contrepartie monétaire d’un tel besoin de financement car sa liquidité est la plus importante du monde. Tout dollar est parfaitement convertible en n’importe quelle marchandise ou en n’importe quel actif et ce en quantité illimitée. A l’inverse des Roupies figurant aujourd’hui sur des comptes bancaires russes, les dollars figurent sur des comptes répartis sur la totalité de la planète et personne ne se soucie de leur parfaite convertibilité. L’énorme besoin de financement du pays n’est en aucune façon un sac trop lourd et se trouve à l’inverse une opportunité pour un fête continue. Et l’énorme émission monétaire qui se cache dans le doublement des actifs financiers depuis 2007 ne donne pas lieu à une inflation notable. Les USA ne sont pas l’Inde.

C’est cela que l’on appelle privilège du dollar.

Ce privilège de part son fonctionnement semble devoir logiquement se renforcer.

Son point de départ relève évidemment de la fin de la seconde guerre mondiale. A l’époque, l'Amérique était devenue l’usine du monde et, en correspondance, sa monnaie était au sommet de la hiérarchie. L’Amérique de l’époque aurait pu -entre autres- accepter des paiements en monnaies européennes, ce qui l’aurait amenée à stocker des monnaies inutilisables, donc des actifs sans valeur, un peu comme la Russie aujourd’hui au regard de l’Inde.  Rationnellement, elle a préféré le paiement à partir de crédits en dollars aux pays en cours de reconstruction. En élargissant le périmètre de ces crédits (plan Marshall) les USA assurent des débouchés à son industrie et font du dollar la monnaie la plus recherchée car la plus utilisable partout dans le monde.

La reconstruction achevée, la mondialisation qui va suivre ne peut que renforcer le privilège. La libre circulation du capital qui va se mettre en place s’opère d’abord sur l’actif déjà le plus liquide et donc va renforcer le rôle du dollar : les autres actifs ne peuvent avoir la même profondeur de marché et donc au nom de la sécurité, il vaut mieux choisir le dollar plutôt que le franc ou la pesetas. Mais, en choisissant le dollar, on rend encore plus liquide les actifs en question -ce qu’on appelle la profondeur de marché- ce qui augmente par effet de contagion les émissions en dollars et le libellé de tous les outils de sécurisation financière lesquels s’homogénéisent autour du dollar. Progressivement, le monde de l’international ne peut utiliser que le langage du dollar. Le privilège du dollar est donc aussi un effet de foule sans doute difficile à endiguer.

Même chose pour la libre circulation des marchandises -bientôt devenues  ensembles complexes et quasi infinies de chaînes de la valeur- qui fera que le contenu importé de chaque exportation dans le monde ne pourra que croître. Un tel contexte ne peut accepter pour chaque étape des contrats en monnaies nationales soumises à des parités mouvantes. Il faut facturer, à chaque échelon, dans la même devise et là encore, par un phénomène de foule, les contrats seront libellés en dollars tout au long de la chaîne. La sécurisation d’une chaîne et donc la minimisation du coût des risques de change passe donc par le dollar.  La tendance générale est donc, non pas la fin de l’hégémonie du dollar, mais au contraire sa conservation. C’est cette tendance qui explique que la fin très officielle de la libre convertibilité du dollar le 15 aout 1971 ( fin des accords de Bretton Woods), loin de correspondre à la fin du dollar ne fut que le début d’une nouvelle et fulgurante ascension.

Peut-il y avoir dédollarisation ?

 On peut l’attaquer aujourd’hui en limitant les modalités et les conditions de son utilisation. C’est curieusement le gouvernement américain qui, lui-même, semble vouloir limiter la liquidité et la crédibilité du dollar.   Par exemple les USA ont décidé d’un embargo sur les réserves en dollars de la Russie. Il faut savoir qu’un tel embargo est à priori efficace puisque tout actif libellé en dollar est de fait tenu par une banque américaine censée obéir à l’exécutif. Par exemple, le pouvoir Russe peut détenir des comptes en dollars dans des banques étrangères non américaines mais ces comptes ne sont que la contrepartie de comptes qui eux-mêmes relèvent de la gestion d’une banque américaine. Ainsi une entreprise russe exportatrice de matériels militaires en Inde peut exiger un paiement en dollars sur un compte qu’elle possède à New Delhi…mais ce paiement en dollar mobilisera en contrepartie un compte de banque américaine… Théoriquement, l’embargo peut donc être extraordinairement puissant et développer l’indisponibilité d’un dollar pour lequel il faudrait lui trouver un substitut. Pour autant un tel geste ne déclenche pas un mouvement de conversion au profit de monnaies devenues subitement plus utilisables. D’abord parce que tous les pays ne sont pas sanctionnés, mais surtout parce qu’en termes d’Etat de droit ou d’illibéralisme les USA apparaitront toujours comme plus libéraux que les autres. La fragmentation géopolitique du monde est en marche et les grands blocs qui semblent apparaitre (Occident global, Est Global et sud Global) sont eux-mêmes fragmentés. Sans doute pourra-t-il émerger ici ou là des échanges en monnaies nationales qui resteront en concurrence entre-elles. Mais c’est cette concurrence qui précisément va maintenir le privilège du dollar : les divers signes  monétaires peuvent  se faire concurrence mais le meilleur d’entre-eux restera le dollar. Pour une véritable disparition du privilège du dollar il faudrait une toute autre transformation, par exemple celle très utopique examinée dans nos articles des 3 et 9 mai 2023 (« Avenir probable des banques centrales »).

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16 août 2023 3 16 /08 /août /2023 12:40

« Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction de l’humanité à une égratignure de mon doigt ». Cette phrase que l’on doit à David Hume - grand inspirateur d’un Adam Smith s’apprêtant à écrire sa « Théorie des sentiments moraux » -  est probablement d’une cruelle actualité. C’est aussi dire que la guerre en Ukraine, s’ajoutant elle-même à une crise environnementale globale, va probablement redessiner le visage du monde. Du même coup, elle devrait inspirer toute démarche s’intéressant à l’avenir de la France.

Jusqu’ici le monde semblait devenir plus plat et l’utilisation méthodique du paradigme de l’économie était censée permettre la fin des conflits. La solidarité mondiale des chaînes de la valeur elles-mêmes mondialisées devait constituer la trame de la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant.

On sait maintenant que ce paradigme, utilisé sans nuances – pensons à l’Allemagne- était erroné car incapable de prendre en considération la complexité d’un monde décrypté par un Edgar Morin. La théorie du libre-échange et de ses avantages déjà amorcée par David Ricardo s’est pleinement épanouie avec la mondialisation construite à partir de traités relevant tous de cette théorie. Rien ne devait contrarier son application et même les Etats étaient censés se retirer des éventuels litiges commerciaux : le régalien devait se taire face à la liberté contractuelle. On sait maintenant, et on saura probablement davantage demain, que les futurs traités devront laisser une place prioritaire au régalien et à la puissance : protection technologique et souci stratégique comme principes prioritaires. Moins d’extraversion constatée et plus d’auto-centrage décidé, et pas simplement avec des nudges. Le paradigme économique ne pourra s’épanouir que dans l’étau  d’un grand retour des Etats. A ce titre, son axiomatique devra évoluer. Les rugosités géopolitiques sont  appelées à l’emporter sur les platitudes d’un paradigme qui voyait dans les Etats un fossile à faire disparaître. L’économie redeviendra Economie Politique.

Les questions environnementales et leur approche vont dans le même sens. Pendant des décennies, il fut considéré que le paradigme économique n’avait pas à intégrer la question des liens entre la vie des humains et celles des autres habitants de la planète. Le seul lien qui semblait plus ou moins exister se trouvait dans la théorie de la rente… une rente que l’ouverture des marchés devait effacer. Discours devenu littéralement hors sol, il est aujourd’hui rattrapé par la question du climat, ou celui de la biodiversité. Bien sûr, on tente de maintenir le paradigme intact en s’appuyant largement sur le « technosolutionnisme », mais on sait aussi que les sciences de la vie, beaucoup plus au centre de la complexité et du holisme qui lui correspond, sont très critiques sur ce type de solution. Pensons par exemple à la question de l’éradication des nuisibles dont on craint les retombées par méconnaissance des interrelations entre toutes les espèces végétales et/ou animales. On sait également que nombre de tentatives techniques se sont déjà heurtées à une complexité inattendue (ensemencement des nuages pour augmenter la pluviométrie, dépollution des navires qui contribue à augmenter la température des océans, etc.)  Le paradigme économique ne peut vivre en dehors de liens avec le monde.

Si l’on se borne à la question des Etats et à ce qu’ils doivent faire aujourd’hui, on reste impressionné par la gestion du passé. Naguère les entrepreneurs politiques, notamment occidentaux et notamment démocrates, ont affaissé la puissance publique en favorisant l’économie et le social. Un monde moins hiérarchisé et plus plat devenait un produit politique favorable à la conquête ou la reconduction au pouvoir. Moins d’autorité et plus de contrats voire d’émancipation relevait aussi d’un changement anthropologique et donc d’un changement de marché politique. Au delà des rapports coopération/confrontation/soumission entre entrepreneurs politiques et économiques, mais aussi avec les autres acteurs concernés ,  l’Intérêt politique passe par la satisfaction des intérêts économiques globaux ou sociétaux. Cette combinaison porteuse d’affaissement du politique pourra aller très loin avec la fin d’une guerre froide autorisant une « distribution des dividendes de la paix ». Même les USA, malgré l’énormité des industries de la défense, malgré la quête du maintien de la puissance, seront plus ou moins tentés par cette configuration. Pensons par exemple au passage d’un Georges Bush à un Barak Obama.  

D’autres Etats ont connu un devenir différent. C’est que la mondialisation peut aussi devenir le tremplin d’une restauration de la puissance. On ne se sert pas ici de l’économie pour seulement rester au pouvoir et accepter un monde plat, par essence instable et supposé contaminé par des principes démocratiques.  Des principes étrangers aux entrepreneurs politiques locaux. Au contraire, on se sert de l’économie pour assurer ou restaurer la puissance réelle ou mythique d’un passé que l’on imagine glorieux. Pensons au grand retour des empires que l’on croyait disparus. Grand retour qui s’accommode, voire s’appuie sur un individualisme de repliement tel que celui constaté dans la Russie actuelle.  C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la guerre en Ukraine. Une guerre qui fera l’étonnement de la regrettée Hélène Carrère d’Encausse et qui va rétablir la cruelle vérité de la phrase de David Hume : oui les entrepreneurs politiques russes n’ont pas d’autre choix que de penser à leurs doigts. Oui les Etats restent ce qu’ils ont toujours été : une réalité qu’en termes modernes on peut appeler mafieuse. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les grands changements géopolitiques.

C’est aussi dans ce contexte qu’il faut repenser l’avenir de la France.

De ce point de vue la France dispose - si l’on ose dire - d’un avantage comparatif. Elle paraissait déclassée et en retard dans le grand aplatissement du monde. D’où ces incessantes et toujours insuffisantes réformes structurelles proposées par ses entrepreneurs politiques cachés derrière le grand marché à construire. Un monde devenu géopolitiquement beaucoup plus rugueux devrait mieux correspondre à son histoire, à ses institutions et à sa réalité anthropologique.

Le risque est pourtant celui d’une tentative absurde de retour au passé tel qu’il était. Il est difficile d’imaginer un rétablissement brutal du franc, la mise à l’index des dévaluations internes par des décrochages monétaires fréquents, une planification à l’ancienne, une internationalisation à l’ancienne, l’agrarisme comme projet environnemental, l’affaissement des nouvelles valeurs qui ont fait disparaître  le citoyen de jadis, l’effacement d’un projet européen, la fin du multiculturalisme, etc. Il s’agit au contraire de s’armer pour mieux répondre aux nouveaux défis en s’appuyant sur un invariant c’est – à-dire une culture historique accordant une place centrale à ce que Philippe d’Iribarne appelle encore la « passion de l’égalité ». Et une passion qui se renouvelle avec les valeurs émergentes, celles décrites par Cynthia Fleury (égale valeur des formes de vies humaines) ou celles de l’individualisation ( à ne pas confondre avec l’individualisme) analysée par Pierre Bréchon.

De ce point de vue, reconstruire pour affronter les questions centrales de l’environnement et du nouveau monde géopolitique suppose qu’il soit mis fin à une guerre civile larvée, elle-même issue de la fragmentation de ce qui était l’énorme bloc des classes moyennes de jadis. Les lourdes décisions concernant les questions environnementales et géopolitiques doivent tenir compte de leur capacité à réduire la guerre civile larvée. Pour reprendre les mots de David Hume Il faut choisir l’égratignure du doigt – choisir le bien plutôt que l’intérêt aveugle -  mais en  prenant soin à la gestion de ladite égratignure.

Cela signifie que tous les projets concernant l’environnement ou la gestion des rugosités géopolitiques doivent prendre en considération leur portée en termes de fin des faux emplois, de fin des bullshits jobs,  de fin de la précarité salariale, de rétablissement d’emplois porteurs de réelle valeur ajoutée, mais aussi de contestation des rémunérations stratosphériques avec les comportements qui leurs correspondent en termes environnementaux voire simplement moraux. Adam Smith et David Hume ne doivent pas rester éloignés des futurs décideurs.  Il n’y a toutefois pas de miracle et le retour d’emplois plus productifs ne signifiera pas le rétablissement rapide des gains de productivité, le paradigme économique traditionnel devenant muselé dans le nouveau cadre. A titre de simple exemple n’oublions pas que la fin des énergies fossiles est aussi la fin relative d’une efficience confortable, et l’avion à hydrogène sera nettement moins performant que celui consommant du kérozène.

Faire face aux questions environnementales et géopolitiques nouvelles suppose des investissements colossaux en face desquels n’existe guère d’épargne suffisante. Pensons par exemple à  l’isolation du parc immobilier ou la mise à niveau qualitatif et quantitatif des équipements militaires. Pensons aussi à la novelle architecture productive à mettre en place : relocalisations, retissage des chaines de la valeur, infrastructures énergétiques nouvelles, reconfigurations logistiques, etc. Faire face à ces coûts macro et microéconomiques colossaux suppose de rassembler des moyens hors de portée pour un pays déjà victime de légendaires déficits jumeaux.   Le recours à un endettement classique considérablement multiplié n’est lui-même guère imaginable en raison de la taille des dettes et de taux d’intérêts rapidement croissants. Il faut donc mobiliser une masse colossale de capital sans dette. Cela passe évidemment par une évolution de l’architecture monétaire et financière.

En tout premier lieu cela suppose, sans le dire si possible, de mettre fin à l’indépendance de la banque centrale et de l’autoriser à émettre sans dette de la monnaie avec la   contrainte de   son utilisation aux fins nouvelles (environnement et contraintes géopolitiques) décidées par l’Etat et imposées aux entreprises.

Il est extrêmement difficile d’aller plus loin, mais il faut en même temps constater qu’il n’est d’autre solution que celle d’un remaniement considérable des règles du jeu de la finance dans le cadre d’une construction européenne jusqu’ici elle-même articulée autour de ces règles. Si on considère à priori qu’il faut savoir « égratigner le doigt » pour éviter la « destruction de l’humanité » toute réflexion sérieuse concernant l’avenir de la France doit répondre à toute une série de questions.

Sachant que les autres pays de la zone européenne sont plus ou moins dans une situation comparable et que déjà le personnel politico-administratif européen s’est fait plus souple dans de multiples domaines, dans quelles conditions est-il possible d’accepter de transformer les QE classiques en émissions monétaires sans dette ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions cette émission aux fins des nouveaux défis qui se posent, peut-elle améliorer une solidarité européenne en termes de convergences multiples ? Par exemple en termes de meilleure articulation de chaines de la valeur aboutissant à un développement plus autocentré sur la communauté des Etats européens ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions  serait-il possible de lier les émissions monétaires sans dette à des objectifs de convergence économisant une crise de l’euro et donc rendant plus réaliste qu’aujourd’hui le taux de change de 1 contre 1 ?

Si la précédente réflexion débouchait sur une impossibilité, dans quelle mesure un remplacement de l’euro par une monnaie commune avec rétablissement de taux de change nationaux serait-il une solution crédible ?

Ces questions sont évidemment multiples et s’enracinent dans la densité opaque des systèmes financiers (banques et shadow banking). Quelles mesures générales faudrait-il prévoir pour éradiquer les risques d’incendie ? (identification des risques et choix des solutions) L’interdit juridique de la spéculation comme paris sur de simples fluctuations de prix est-il pensable ? Quels contrôles sur la créativité financière en termes de produits et en termes de pratiques ? Est-il pensable d’élargir le champ de la responsabilité pénale pour les acteurs financiers ? Quel contenu juridique à la mise sous tutelle européenne des systèmes financiers ? Quelles conséquences géopolitiques de décisions monétaires et financières blessantes pour le cœur de la mondialisation finissante ?

Si les coordonnées fixées par ce présent papier sont exactes et si effectivement il vaut mieux « égratigner le doigt » plutôt que de « détruire l’humanité» nous attendons la constitution d’un groupe de travail consacré au sujet. A lui de fixer l’architecture d’un système monétaire et financier crédible pour affronter les nouveaux défis .

Un autre groupe de travail pourrait se servir des conclusions et recommandations du premier pour répondre à la question de l’architecture productive à mettre en place. La ligne de mire étant le rétablissement de  l’immense classe moyenne susceptible d’éloigner la guerre civile larvée qui taraude le pays. Les questions tournent autour de quelques grands sujets. Quelle place accorder aux infrastructures et quels choix ? Comment faire évoluer ou éradiquer les faux marchés de l’énergie imaginés sous la férule du paradigme de l’économie ? (Pensons à la stupéfiante loi NOME de 2010). Comment  progressivement faire disparaitre la multitude des faux emplois improductifs chargés jusqu’ici de la gestion bureaucratique des faux marchés ? (pensons à la Commission de Regulation de l’Energie et à ses satellites, pensons aux centaines d’autres Autorités Administratives Indépendantes). Quels choix technologiques ?  Plus généralement comment requalifier les victimes de ce qui est devenu le néo-taylorisme de tous y compris des cadres? Peut-on imaginer  la construction d’écosystèmes élargis à l’instar de ce qui existe encore au niveau des industries de la défense ? Comment reconstruire une agriculture sécurisée et comment la pourvoir en personnels suffisants ? Comment imaginer le contenu des nouveaux traités commerciaux ? Etc.

En résumé les 2 groupes de travail seraient chargés de proposer un programme de solutions construit en dehors de toute préoccupation en termes de marchés politiques. Il ne s’agit pas de répondre à des appels d’offre d’études de marchés pour tel ou tel entrepreneur politique, mais au contraire de simplement répondre à la question de la gestion de « l’égratignure du doigt » qu’il faut s’imposer pour éviter la « destruction de l’humanité ».

                                                      Jean- Claude Werrebrouck le 16 Août 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 15:21

Très vite au cours de la prochaine rentrée nous serons  engagés dans des débats juridico institutionnels autour du couple police/justice : privilèges ou non de droits au-delà des moyens légitimes dévolus à la force publique, dérogation au regard de l’article 37 du code de procédure pénale, principe d’égalité des citoyens devant la loi, réforme législative « limite » introduisant un glissement sémantique depuis les notions  d’infractions et de délits vers celles d’erreurs et de fautes graves, etc. Comme toujours on prendra soin de ne rechercher la clé que sous le lampadaire. Entre temps on aura oublié que ces débats ont émergé de façon croissante avec ce que certains ont appelé l’ensauvagement de la société. Et un ensauvagement qui concerne davantage la France que beaucoup d’autres pays. 

Comme souvent rappelé dans le présent blog, Un Etat se caractérise par le type d’appropriation - par des agents spécialisés- de tout ou partie du « commun » d’un groupe humain. Curieusement, certains Etats africains semblent devenir aujourd'hui les exemples  immédiatement visibles et parfaits de ce type de modèle. Même en démocratie il y a détention de ce commun par des agents qui ici ont le privilège d’être choisis par des citoyens électeurs. Globalement, ce commun généré et accumulé sur des dizaines de milliers d’années est fait de croyances et règles sociétales souvent non écrites et surtout d’une armature juridique complète. Tout ce que de manière plus savante Hayek appelait «règles de justes conduites».

Ce qu’on appelle marché politique est la possibilité de geler ou transformer ces règles par les gagnants des élections. Les gagnants proposent généralement des réformes qui correspondent à autant de modifications de l’architecture juridique globale. Le tout emballé dans des programmes qui se veulent enchanteurs et surtout n’oubliant jamais ce qu’on appelle un « intérêt général ».

Ces modifications entrainent celles du bien- être de telle ou telle catégorie de citoyens. Par exemple, un blocage des loyers est un avantage pour les occupants et un désavantage pour les propriétaires ; une hausse du taux de l’intérêt un avantage pour les épargnants et un désavantage pour tel ou tel autre groupe social etc... Sachant que toute mesure entraîne des effets pervers, par exemple un ralentissement de la construction de logements en cas de blocage des loyers, il est très difficile de parler d’intérêt général. En même temps, les entrepreneurs politiques n’ont d’autre choix que de se servir abondamment de cette expression, le plus souvent de façon quasi sacrale, pour vendre leurs produits sur le marché politique. Observons aussi un activisme croissant des entrepreneurs politiques lesquels sont engagés dans des orgies réglementaires avec par exemple en France un journal officiel devenu largement illisible tant il devient volumineux. Observons enfin que cet activisme croissant ne concerne pas que le régalien ou les droits économiques et questions sociales qui lui correspondent. Il touche de plus en plus massivement les questions sociétales et plus généralement culturelles. Des droits libertés nouveaux sont ainsi venus s’ajouter aux droits créances plus traditionnels.

Observons le grand effet miroir entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques : activisme croissant pour élargir sans cesse marché économique et marché politique ; ouverture sans limite avec marchandisation généralisée de tous les actes de la vie et ses conséquences anthropologiques ; étendard de l’intérêt, macro politique d’un côté, micro économique de l’autre, etc.

Les entrepreneurs politiques à cheval sur l’armature générale de la société doivent bien évidemment faire respecter l’ordre  humain en principe généré par ladite armature, d’où le célèbre « monopole de la violence légitime » sur lequel ils doivent impérativement s’appuyer. C’est qu’au-delà des idéologies qui évoquent l’intérêt général ou le consensus social, l’ordre juridique ne tient fort banalement que par la force. Sans l’outil monopole de la violence, le monde ne peut que se défaire, aussi bien politiquement qu’économiquement.

Plus le fonctionnement logique des marchés politiques élargit l’offre globale de droits et leur consécration matérielle et plus l’exercice du maintien de l’ordre par la violence légitime devient difficile. Des espaces infinis de liberté appuyés par des technologies où virtuel et réel se confondent, permettent  de déconstruire la société, voire d’envisager sa reconstruction violente.  Comment faire si au nom d’un passé difficile (colonisation) on peut même proposer l’exclusion de ceux qui ont cultivé la liberté? Comment faire si au nom de libertés devenues infinies, l’espace du commun s’évapore ou se fragmente ? Comment faire si des entrepreneurs d’un type nouveau appelés « entrepreneurs de violence » émergent et récupèrent les idéologies d'un néo souverainisme voyant dans la démocratie un piège et dans le charisme individuel des hommes forts une solution? Comment faire si les institutions chargées historiquement de produire du sens et du collectif disparaissent ? Comment faire si une solidarité à prétention universelle se mue en simple solidarité préférentielle, laquelle, parce que sélective, est naturellement non inclusive et autorise l’émergence de bandes rivales (indigénisme, racialisme, wokisme). Comment faire si cette atrophie est elle-même renforcée par des faiblesses culturelles tant quantitatives que qualitatives (crétinisation de masse induite par les réseaux sociaux, analphabétisme militant) ? Comment se situer si je ne maitrise plus la culture du monde d’où je viens, ni - a fortiori- celle en voie de disparition du monde censé m’accueillir ? Comment marier l’ouverture sans limite d’un marché du capital et restreindre celle  d’un marché du travail (problème en particulier du Danemark ou de la Pologne) ? Comment mettre en harmonie des dilatations religieuses dont certaines sont traditionnelles et d'autres glorifient sans limite le culte de l'individu et celle d'une possible réussite ostentatoire et dilapidatrice? Nous pourrions multiplier à l’infini ce type de questions.

Globalement, l’outil monopole de la violence était adapté dans un monde où la notion de société avait encore du sens. Il s’agissait d’inviter avec force chacun à se conforter à l’intérieur de l’éventail des comportements possibles, lequel faisait l’objet d’une négociation politique à l’intérieur de la communauté. Tout ayant disparu, la violence légitime cesse de l’être et se trouve amenée à laisser la place à des émeutiers. D’où l’immense malaise des responsables en charge de l’instrument violence légitime.

La suite logique des évènements risque de devenir très difficile pour les entrepreneurs politiques au pouvoir : ils ne tiennent que sous la protection de ceux chargés d’exercer la violence légitime. Si la protection disparait, ils s’engloutissent dans le chaos généralisé. On peut anticiper que les débats de la rentrée tourneront beaucoup autour de l’édifice violence légitime. La véritable question étant comment échapper au chaos dans un monde où la violence légitime est délégitimée ?

 

 

 

 

 

 

 

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17 juillet 2023 1 17 /07 /juillet /2023 12:56

Il est inutile ici de reprendre les innombrables points de vue concernant les causes des émeutes et les solutions qu’il convient d’y apporter. Intéressons-nous plutôt aux réactions et propositions des acteurs de la sphère politico-administrative. Les « entrepreneurs politiques » (des agents élus, généralement à partir « d’entreprises politiques » appelées partis) se doivent de considérer les moyens du retour au consensus social comme des « produits » susceptibles d’être « achetés » sur les « marchés politiques » aux fins de garder ou de prendre le pouvoir. Dans le cas considéré du traitement des émeutes, il semble que la matière première de nombre des actions proposées aux électeurs repose sur l’idée « d’émancipation » dans les zones réputées difficiles. Terme à connotation bien évidemment positive convenant bien au marketing politique mais qu’il s’agit de creuser et de préciser dans l’offre globale des entreprises politiques et de leurs entrepreneurs.

 1 - Les entrepreneurs politiques de gauche parlent d’émancipation à partir de l’idée de justice, donc une émancipation comprenant des outils économiques et sociaux (infrastructures scolaires et sanitaires, accompagnement social, emplois aidés, contrôle des loyers, boucliers tarifaires, subventions, allocations diverses, bourses, etc.). Majoritairement ces mêmes entrepreneurs restent modestes dans cette offre de produits politiques en raison des limites d’un Etat-providence déjà très surdimensionné. De plus en plus à l’étroit dans ce type de produit à vendre sur les marchés politiques, ils se rattrapent depuis longtemps sur des produits de type sociétaux a priori moins couteux et aisément vendables : allègement des procédures de divorce, mesures d’égalisation des rapports entre sexes,  introduction de la « cancel culture » et mesures censées mettre fin à la société patriarcale, contestation de la notion de frontière et bienveillance concernant l’immigration au nom de droits de l’homme, etc. De quoi faciliter l’émergence d’un individu complètement désenchainé et complètement souverain de lui-même. Il s’agit donc de placer l’offre politique sous le signe de la libération. La tendance globale de l’offre de ce type d’entrepreneurs politiques est donc moins de produits de nature économico-sociale  et davantage de produits de type sociétaux.

2 - Les entrepreneurs politiques de droite sont globalement en accord avec les entrepreneurs politiques de gauche concernant toute l’offre classée et rangée dans la catégorie « Etat-providence ». C’est la raison essentielle pour laquelle il est devenu difficile pour les citoyens de distinguer la droite de la gauche. Cette convergence marque aussi la fin de ce qu’on appelait les révoltes dans notre précédent article[1] : il n’y a plus grand-chose à revendiquer dans un monde où les gains de productivité ont disparu. Les révoltes et revendications de jadis laissent la place à l’adaptation aux marchés économiques mondialisés et l’émancipation ne trouve  plus sa place dans les mesures sociales passant par l’économie. Si donc gauche et droite se confondent sur ces questions, les entrepreneurs politiques de droite sont beaucoup plus réticents sur les produits sociétaux, leur marché traditionnel étant celui d’électeurs qui baignent encore dans les idéologies traditionnelles concernant l’organisation familiale, voire les valeurs religieuses, le territoire, ou la notion de nation elle-même équipée de frontières. Ici l’émancipation ne saurait passer par des mesures sociétales. Toutefois, il s’agit de nuancer et comprendre que ces entrepreneurs politiques ont de plus en plus tendance à se scinder en  groupes très distincts.

Il y a ceux qui considèrent qu’il n’est plus possible de lancer sur le marché des produits autres que la simple adaptation à la mondialisation (libéralisation du marché du travail, promotion de simples accords d’entreprise, droit du travail adapté aux contraintes mondialistes, produits de mobilité du travail, mesures en faveur de l’apprentissage, ouverture large des frontières, etc.). En même temps, ces  entrepreneurs politiques sont très proches de la gauche voire davantage concernant les produits sociétaux. Cette tendance est appelée « progressisme ». En termes d’émancipation le résultat est d’abord d’ordre sociétal. En termes de marché l’offre correspondante est large. Globalement, il s’agit du courant au pouvoir dans la France d’aujourd’hui.

Il y a ensuite ceux qui très en accord avec le premier groupe sur les produits d’adaptation, sont opposés aux réformes sociétales, et bien évidemment en totale opposition avec tout ce qui peut concerner la libre immigration et plus encore l’idée de cancel culture ou de contestation de la société patriarcale. En termes d’émancipation l’offre est peu lisibleEn termes de marché l’offre correspondante est étroite et cela donne des résultats électoraux décevants. Il est très difficile d’être à cheval entre la mondialisation et ses contraintes d’adaptation et le refus de laisser totalement ouvertes les frontières au profit de l’immigration. Parce que le sociétal est aussi un marché déjà émergé dans l’ordre économique, la dérèglementation et la liberté radicale sur les marchés économiques ne peuvent  être accompagnées de restrictions dans l’ordre sociétal. La souveraineté de l’individu est indivisible et ne saurait s’accompagner de zones de dépendances sociétales.  L’offre politique étant peu claire ces entrepreneurs se trouvent dans la position d’un constructeur automobile proposant une carcasse de 2 cv équipée d’un moteur de voiture de course. Problème de cohérence d’offre.

3 - Il y a enfin ceux qui considèrent globalement que les produits/mesures économiques d’adaptation à la mondialisation doivent être retirés des marchés politiques. De la même façon, doivent être retirés du marché tous les produits sociétaux, tous les produits d’émancipation qui aggravent la relation entre nationaux et immigrés. D’abord par la quantité : l’immigration doit cesser d’aller dans le sens de l’ordre mondialiste et son flux devenir très encadré. Ensuite par la qualité : il ne faut pas dynamiser la naissance de l’individu complètement souverain qui devient ennemi/ami des populations immigrées. Ennemi, car la société d’accueil se trouve de plus en plus éloignée des valeurs des immigrés, un monde qui devient l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire (insupportable laïcité, insupportable abandon de l’ordre familial, insupportable cancel culture comme anéantissement des vieilles solidarités, etc.). Ami, car au nom de la liberté généralisée et de la souveraineté de tous, les agents qui vivent dans un tout autre système peuvent mettre en avant ledit système comme libre choix. Prenons un exemple : le port du voile n’est pas le signe d’une aliénation mais celui d’une liberté bruyamment revendiquée, de quoi brouiller tous les repères et introduire davantage de méfiance. Curieusement, la consolidation des règles traditionnelles peut, par simple opportunisme, ne pas entrer en contradiction avec certaines pratiques du monde libertarien.

Cette dernière offre politique, souvent appelée « extrême droite », n’accorde que peu de place à l’idée d’émancipation, se trouve très cohérente, mais représente un virage considérable par rapport aux choix des 40 dernières années. Le marché est potentiellement très large mais il y a franchissement du Rubicon et les entrepreneurs politiques correspondants n’évoquent que rarement l’idée d’émancipation. Cohérence de projet reposant sur ce que nous avons appelé le retour à « l’âge institutionnel des Etats"[2].

Globalement, l’éventail de l’offre politique va ainsi de la « créolisation » (multiplication libre de « grumeaux » baignant dans un monde liquide) à l’assimilation autoritaire. En termes d’efficience, une telle réalité dans l’offre politique globale laisse perplexe. La gauche devenue bloquée dans ses projets d’émancipation par l’économique et le social, ne peut - par sa volonté de poursuivre l’émancipation par le sociétal - que brutaliser les valeurs traditionnelles du monde des immigrés. Sa difficile démonétisation ne peut que se poursuivre. Les progressistes sont très exactement dans le même registre. Reste, d’une part, la droite marginalisée par son incohérence et, d’autre part,  ce qu’on appelle l’extrême droite dont la cohérence la laisse encore sur un marché de niche, et ce même si cette dernière connait une forte croissance. La victoire simplement électorale de cette dernière entreprise politique suppose un renversement majeur dans les croyances et certitudes forgées depuis près d’un demi-siècle. Sa gestion du pouvoir est elle-même potentiellement difficile en raison de l’énormité des coûts d’opportunité des principes d’une cohérence rejetant largement l’idée d’émancipation. Ces coûts d’opportunités sont aussi largement expliqués par l’extraordinaire densité sociale évoquée dans notre précèdent article[3]. Retrouver - en s’éloignant du mondialisme -  des marges de manœuvres au niveau économique et social n’a rien d’évident, les coûts de la démondialisation n’étant pas évaluables à partir des modèles classiques et les gains par réindustrialisation dans un contexte de lutte pour le climat étant inconnus. Dans le même temps réviser le sociétal sur la base d’un projet réel d’assimilation se heurte au monde des immigrés et à celui des tenants de l’individu radicalement souverain et croyant encore à de nouveaux espaces de liberté.

En conclusion, L’étendard de l’émancipation est certes creux mais son abandon parait difficile. L’offre politique globale telle que présentée ci-dessus ne permet pas d’apporter de réelles solutions. Les émeutes à venir trouveront leur carburant dans l’ankylose des marchés politiques. Découvrir une articulation cohérente entre l’économique (lui-même articulé à un ordre géopolitique et climatique à explorer) et le sociétal, reste le défi de notre temps.

 


[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/07/france-le-bel-avenir-des-emeutes.html

[2] http://www.crisedesannees2010.com/2023/06/l-archaisme-de-l-etat-russe-modele-d-avenir.html. Voir également : http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/06/la-dynamique-suicidaire-de-l-etat-russe.html

[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/07/france-le-bel-avenir-des-emeutes.html

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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 06:47

Les évènements français de ces dernières semaines sont apparus énigmatiques, en particulier dans les pays étrangers. Si ces émeutes ne sont que des revendications de nature diverses : économiques, sociales, politiques, sociétales, etc. – comment se fait-il qu’elles soient spécifiques d’un pays qui disposent d’abord d’un Etat- providence de loin le plus généreux de la planète, mais aussi de dispositifs sociétaux soucieux d’une émancipation croissante de chacun ? Nous tenterons en quelques lignes d’apporter une réponse à cette question.

Constatons tout d’abord qu’historiquement les révoltes sont très généralement constructrices de liens sociaux. Il s’agit de contester des règles d’ensemble, celles qui sont l’armature de la société, pour en établir de nouvelles. C’est évidemment le cas des révolutions qui voient dans les révolutionnaires le souci de rebâtir le cadre institutionnel et réglementaire d’une société. C’est aussi le cas, à l’époque du capitalisme, des syndicats qui provoquent des grèves tout en protégeant l’outil de travail et ne font que revendiquer de meilleures conditions de travail. On pourrait multiplier à l’infini les exemples : se révolter c’est aussi constater que l’on fait société, un univers commun qui est confirmé et que l’on souhaite voir progresser. Constatons parallèlement une tendance lourde de l’accumulation historique des révoltes : une complexification croissante des sociétés, ce que les sociologues appellent la densité sociale, ou que les juristes désignent par le caractère stratigraphique du droit. De ce point de vue la France, pays révolutionnaire s’il en est, dispose d’une complexité sociale colossale. Nous y reviendrons.

 Beaucoup plus rares sont les révoltes qui se fixent pour objectif de détruire une appartenance à une société. C’est le cas pourtant du démantèlement des Etats, la référence ultime, à savoir l’appartenance aux mêmes règles n’étant plus jugée supportable.

Précisons maintenant qu’il existe un lien entre révoltes et « Etat ». Les sociétés sans Etat ne connaissent que peu le phénomène de révolte. Sans doute existe-il des guerres inter ethniques, mais les révoltes intra-ethniques semblent rarissimes. La logique de l’intérêt qui semble animer les révoltes n’existe pas dans les sociétés homogènes où l’ordre du monde et les rapports qui existent entre ses membres semblent être une donnée dépassant chacun. L’absence de toute forme de propriété de la terre ajoutant du poids à l’immobilisme ambiant. A l’inverse, quand l’Etat existe, la chance de voir qu’il peut jouer un rôle dans l’ordre du monde (l’intangible pouvoir des dieux est substitué par celui capricieux des hommes) devient grande. Ainsi les révoltes se tournent très souvent et très naturellement vers les détenteurs directs ou indirects du pouvoir étatique.

De ce point de vue, le cas de la France est particulièrement éclairant et dans les révoltes de ses agents censés être devenus citoyens, la demande d’Etat est considérable. Il appartient à l’Etat de calmer toutes les revendications par déplacement, abandon ou création de nouvelles règles du jeu social. Qu’il s’agisse des ouvriers, médecins, banquiers, commerçants, épargnants, employés, consommateurs, usagers, patrons de PME ou de grandes entreprises, etc. il appartient à l’Etat de calmer les uns et les autres par des révisions règlementaires aux complexités infinies. D’où l’extrême densité sociale dont l’Etat cherche à se débarrasser, par exemple par ces Etats dans l’Etat que sont ces plus de mille Autorités Administratives Indépendantes, ou, autre exemple par les appels croissants aux cabinets de conseils. Nul n’est censé ignorer la loi mais personne ne peut aujourd’hui la connaître. Précisément, la citoyenneté issue de révoltes antérieures s’évapore et n’est plus elle -même instance de socialisation. La nouveauté radicale est donc que les révoltes qui ne faisaient que confirmer l’appartenance à une même condition politique sont aujourd’hui contestées dans leur efficacité historique. Les révoltes perdent leur sens historique classique et n’assurent plus un progrès que l’on croit disparu. Le sens du collectif s’est évaporé et l’engendrement efficace d’une révolte progressiste semble de plus en plus difficile. Au-delà, l’Etat noyé dans sa complexité est devenu incapable d’effectuer des choix sans risques majeurs. Qui est aujourd’hui capable de mesurer les couts d’opportunité des politiques publiques disséminées dans les innombrables agences publiques ?

Les révoltes ont construit la société jusqu’à sa déconstruction. Mais dans le même temps cette société déconstruite, parce que précisément déconstruite accepte depuis près d’un demi siècle des agents qui vivent en commun dans une autre réalité, celle où l’ordre social est une donnée indépassable. Ces agents vivent en communauté aussi pour se protéger d’un monde qui ne respecte même plus les contraintes de la vie sociale. L’ordre social français était acceptable lorsqu’il n’était pas déconstruit et les immigrés pouvaient connaitre les immenses avantages de l’Etat- providence sans être contraints par le projet émancipateur des révoltes de citoyens et le mythe de l’individu libéré. Clairement, avec aussi l’aide de l’Etat-providence,  les mariages mixtes pouvaient se multiplier dans le respect de valeurs sociétales en voie de possibles convergences. Le déclin rapide de ces unions est le signe d’un refus de faire société.

Les émeutes de ces dernières semaines ne sont pas des révoltes afin de mieux partager les avantages multiples de l’Etat- providence. Il ne s’agit pas de faire progresser la société, mais de refuser la noyade d’une communauté dans un monde qu’elle ne peut accepter sans se détruire elle-même. Et de ce point de vue les « plans Borloo » sont inutiles. L’ennemi devient la société d’accueil, c’est- à-dire la France dont il faut détruire les signes le plus visibles. Ces signes sont bien sûr d’abord ceux de son Etat : mairies, commissariats de police, lycées, etc. Les émeutiers ne voient pas que ces signes sont des lieux pouvant assurer leur propre émancipation. A l’inverse ils pensent percevoir clairement qu’ils sont ceux de leur aliénation. Bizarrement, dans le langage des émeutiers, devenir libres c’est se libérer des outils de l’émancipation de ceux qui, à force de révoltes, ne se considèrent plus comme des citoyens.

Les émeutes ne sont porteuses d’aucun avenir positif, ni pour les anciens citoyens toujours prêts à accueillir de nouveaux immigrés, ni pour les accueillis nouveaux ou anciens. A l’inverse des révoltes traditionnelles, les émeutes d’aujourd’hui ne participent plus au mouvement progressiste de la société. La France restera un corps étranger devenu l’ennemi des accueillis. D’un côté Les émeutiers  ne peuvent que se radicaliser dans leur haine de la France. De l’autre les anciens citoyens devenus individus libérés ne peuvent que se raidir dans leur nouvelle configuration anthropologique. Il n’y a plus à envisager de compromis et tout invite à la rupture. Face à une telle situation que peut faire un Etat français devenu complètement déconstruit et impotent ?

 

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28 juin 2023 3 28 /06 /juin /2023 13:36

Nous ne reviendrons pas dans cette note sur la définition de l’Etat en général comme objet de connaissance[1]. Rappelons simplement que l’Etat est une structure qui n’a pas toujours existé, et qu’il fait (quelle que soit le lieu ou le moment historique) l’objet d’une capture ou d’une configuration par un, plusieurs ou la totalité des individus qu’il est censé servir. De fait, et c’est sans doute la difficulté, il est toujours appropriation du « commun » d’une société par un, plusieurs, ou la totalité des individus qui la composent. En termes simples, l’Etat est une combinaison de biens publics faisant l’objet d’une appropriation privée. De ce point de vue  la plupart des spécialistes en ce domaine restent prisonniers de la vieille tradition aristotélicienne qui voit derrière les formes de gouvernement (monarchie, Aristocratie, République) la gestion d’un intérêt général et sa possible altération au profit des détenteurs du pouvoir[2]. Le concept de capture – a priori plus difficile à admettre- se trouve dans un tout autre registre : l’Etat est toujours l’objet d’un enjeu de la part d’acteurs qui, en toute hypothèse, même en démocratie, cherchent à le faire fonctionner à leur profit. C’est dire que la notion d’intérêt général est elle-même contestée. De ce point de vue, la démocratie est logiquement une majorité cherchant à faire valoir ses intérêts face ou au détriment d’une minorité. D’où le propos sans doute choquant d’un Hayek qui va considérer que la démocratie serait une configuration dans laquelle « tout le monde peut voler tout le monde ».

L’idée de capture permet de mieux comprendre ce que nous avons appelé les différents âges de l’aventure étatique depuis son big bang jusqu’à aujourd’hui. Très simplement, nous sommes passés d’un âge patrimonial, (l’individu au pouvoir gère le patrimoine commun comme son bien propre) à un âge institutionnel (les individus au pouvoir, ou tous les individus dans le cas de la démocratie, gèrent ce même patrimoine commun en devant le partager par le biais de règles constitutives d’institutions reconnues).

Ce qu’il y a de nouveau depuis plusieurs décennies est que cet âge institutionnel semble s’affaisser au profit de ce que nous avons appelé un âge relationnel ou un âge du marché généralisé venant écorner, voire faire disparaître, les institutions et déformer les Etats de façon radicale. Il s’agit du temps de la mondialisation et il n’est pas nécessaire de décrire ce qui est largement connu et analysé sur ce temps concernant en particulier les Etats européens. L’âge du marché généralisé n’a pas fait grandir les formes démocratiques des Etats devenus contestées par les forces du marché. Par exemple, il n’a pas permis la contestation de ce qu’on appelle la « représentativité » dans la démocratie et, dans la plupart des cas, les élus décident sans trop se préoccuper de leurs électeurs. Ainsi un député n’accepte pas d’être considéré comme salarié de son électorat, ce que l’âge du marché pouvait et devait logiquement engendrer. Plus grave, ce même âge a fait reculer les liens de solidarité (tout devient marchandise et les institutions de protection hors marché s’érodent). D’où des difficultés nouvelles pour décider en démocratie si la capacité à délibérer recule face à l’ordre des prix qui s’imposent à tous. D’où la possibilité de voir apparaitre des « chefs charismatiques » porteurs de solutions radicales. De fait la nouvelle conjecture (âge relationnel) reste porteuse de la structure : l’Etat reste ce qu’il est, un lieu de capture…y compris possiblement violente.

Tous les Etats ne sont pas au même stade de l’aventure étatique et il n’existe pas de déterminisme historique. Les Etats européens de par leur démarche de construction d’un ordre supra-étatique ont été le plus loin dans le grand bain de la mondialisation. Ils sont donc globalement dans l’âge relationnel de l’aventure étatique et se nourrissent du marché pour davantage se déconstruire au quotidien, d’où les sempiternelles réformes structurelles accélérant la déconstruction du vieil ordre institutionnel. En termes simples, le personnel politico-administratif avait intérêt à ce que le « loup capitaliste » soit gras… mais ils n’arrivent plus à le tenir en laisse. D’autres se nourrissent du marché pour élargir leur ordre institutionnel et lui faire dépasser les limites de leurs propres frontières. C’est bien évidemment le cas des USA  qui imposent et s’imposent dans des institutions internationales (FMI , ONU, Banque Mondiale, OMC, etc.) et vont jusqu’à imposer un ordre juridique et une monnaie nationale comme monnaie mondiale. En termes simples le « loup capitaliste » peut devenir infiniment gras… il restera toujours des miettes à récolter. Enfin d’autres Etats, soit proches de leur big bang (par exemple l’Afrique), soit à mi-chemin entre ordre patrimonial et ordre institutionnel (Amérique latine), soit déjà depuis très longtemps plongés dans l’ordre institutionnel (Asie) se nourrissent de la mondialisation pour faire grandir leur ordre institutionnel, et ce sans réelle volonté de passer à l’âge relationnel. En termes simples le « loup » doit grossir… mais reste attaché à la laisse. C’est évidemment le cas de ce qu’on appelle les vieux empires dont bien sûr la Turquie, mais surtout la Chine et sans doute beaucoup moins pour la Russie. Pour ces vieux empires, l’âge relationnel serait la noyade -comme pour l’Europe- de leurs personnels politico-administratifs devenus démonétisés. Spectateurs de cette noyade ils veulent s’en préserver et contrôlent ceux qui voudraient franchir le Rubicon, d’où les mésaventures de certains dirigeants économiques qui peuvent disparaître sans laisser de trace ( PDG d’Alibaba). Dans cette configuration même la forme démocratique de l’âge institutionnel est inacceptable.

Face à la mondialisation comme nouveau commun qui s’est construit depuis plusieurs dizaines d’années, il existe donc trois types de stratégies pour les Etats : la noyade dans le marché illimité (Europe), la domination du marché pour préserver ou conquérir la puissance (USA+ Chine), l’adaptation au marché pour maintenir ou conquérir la puissance (Russie).

Le choix des acteurs qui se sont appropriés l’Etat russe est d’une certaine façon intermédiaire et relève non pas de la participation ou de la construction mais de la simple prédation. Il ne s’agit pas d’acquérir de la puissance en devenant acteur et conquérant sur le marché. Un oligarque ne peut être un Elon Musk. Il s’agit simplement de prélever des péages sur ledit marché. Tel est évidemment le cas de l’exportation des matières premières issues de ce grand entrepôt qu’est l’immense espace russe. Sans la noyade des uns ou la recherche de puissance des autres, les acteurs de l’Etat russe devraient se contenter de moins de moyens avec des oligarques et dignitaires plus modestes. Ils n’auraient pas non plus les moyens d’élargir leur périmètre de prédation sur les Etats restés largement proches de leur big bang et du stade patrimonial correspondant. Le maintien d’Etats patrimoniaux en Afrique et la prédation partagée qui en résulte supposait un minimum d’investissements pour l’entreprise Wagner. Sans prélèvement de rente minière à l’échelle mondiale il n’y aurait pas de logistique pour Wagner et donc pas de prédation partagée en Afrique.

Parce que la prédation est le mode de capture dominant de l’Etat en Russie, l’élargissement du stade institutionnel est lui-même fragilisé et l’Etat se trouve de plus en plus proche du stade patrimonial. Il s’agit donc d’une régression et le personnel politico-administratif se trouve à cheval entre la défense des valeurs de la sainte Russie et la défense des immenses fortunes prélevées par l’exercice de la violence (Patriarche Cyrille). De ce point de vue, l’Etat russe s’est dirigé vers une logique purement mafieuse.  Comme pour la plupart des mafias, son personnel politico-administratif est organisé autour d’un parrain (ici chef d’Etat) et d’une chaine hiérarchique où chaque acteur, d’une fidélité absolue dans un statut de vassal,  se  doit de respecter l’omerta sur l’infinité des « pizzo » (prélèvements) issus de la violence étatique. Le travail de communication est tout aussi considérable que dans les autres ordres étatiques et se trouve être un instrument essentiel d’accompagnement de la prédation (Usines à trolls de « Concord » et ses filiales). Le champ des espaces de prédation est partagé et fait l’objet d’une spécialisation du travail, d’où apparemment des organisations privées comme les célèbres milices. On pourrait poursuivre la comparaison avec les organisations classiques des mafias traditionnelles, la différence étant que ces dernières sont souvent en partenariat avec l’Etat alors qu’ici il y a complète identification avec ce même Etat. Et parce qu’il y a identification cette mafia se doit - comme dans  les autres Etats- de s’engager dans l’administration du commun de la société et la représentation d’un supposé intérêt général. Il faut ici comme ailleurs apporter un minimum de sécurité et de protection mais surtout respecter les croyances et valeurs charriées par l’histoire. Dans le cas de la Russie, le patriotisme - lui-même en lien avec la religion- est une idéologie ancrée depuis des siècles et peut largement se trouver articulé à la prédation rentière. Ainsi  la guerre, sous condition de peu de  risques sur la sécurité et la tranquillité des populations, peut devenir un projet d’élargissement de puissance  de la mafia (guerres au Moyen-Orient, en Afrique, et surtout dans l’ex-Union Soviétique). L’âge institutionnel fut naguère élévation d’un Etat-providence en Occident. Il est dans l’âge patrimonial russe consécration de violences que l’on croyait dépassées avec l’âge relationnel.

Nul ne sait quelle suite sera donnée à l’aventure russe, mais la gestion mafieuse de son Etat risque de faire des petits. L’âge institutionnel qui avait souvent débouché sur des démocraties était déjà contesté par les exigences de l’ordre du marché généralisé. D’où le recul de la démocratie dans l’ensemble des pays européens avec l’idée selon laquelle une élection ne peut mettre en cause les traités européens. D’où un affaiblissement continu de la puissance associée à une démocratie de simple survie.  Les USA qui s’appuyaient sur le marché pour maintenir la puissance sont aussi contestés par ceux qui, soit au stade patrimonial, soit au stade institutionnel, souhaitent une changement des règles du jeu de la mondialisation. L’âge relationnel devenu contesté peut sans doute faire marche arrière et revenir à un ordre institutionnel, mais il n’est pas sûr que ce retour confirmera la démocratie qui l’avait souvent accompagné. D’où l’émergence de plus en plus répandue d’autocrates dangereux qui peuvent se faire aider par la mafia russe. Affaire à suivre.


[1] Beaucoup d’articles sont consacrés à ce sujet sur le blog. Rappelons l’un d’entre eux : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-etat-nation-meme-reconfigure-est-il-un-scenario-d-avenir-partie-1.html

[2] De ce point de vue le dernier ouvrage de J F Bayart au titre pourtant très alléchant : « l’énergie de l’Etat. Pour une sociologie historique comparée du politique » (La Découverte, 2023) n’apporte rien de neuf.

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19 juin 2023 1 19 /06 /juin /2023 06:00

Nous publions ci-dessous une vidéo extraite de la chaine ELUCID  créée par Olivier Berruyer. Concrètement il s'agit d'un interview d' Emmanuel Todd. Le titre brutalement asséné est suivi d'un contenu tout aussi radical: avec comme hypothèse centrale, l'abandons par  les élites européennes du projet européen au profit d'un ralliement complet au monde anglo-saxon. Les arguments développés relèvent d'une description intéressante: déplacement de la richesse depuis les banques suisses vers les paradis fiscaux Anglo- saxons , montée de la confiance envers l'OTAN au détriment de Bruxelles, etc. Simultanément, Emmanuel Todd s'interroge sur les fondements d'un tel mouvement en développant sa thèse de l'irrationnalité de l'élite européenne, une élite incapable de se rendre compte de réelles difficultés américaines qu'il croit pouvoir lire dans des statistiques démographiques indiscutables: augmentation de la mortalité infantile aux USA, baisse de l'espérance de vie, etc. 

La pensée d'Emmanuel Todd, toujours vigoureuse, pourrait encore s'affiner en prenant en compte les grands mouvements du monde: délitement de l'Etat-Nation à l'occidentale dans l'idéologie de la mondialisation (avec son exception américaine), et construction d'autres Etats, qualifiés naguère de périphériques ou "mous", et  se nourrissant de la même mondialisation. Cet élargissement du cadre permettrait de mieux saisir ce qu'il appelle la fin de l'Europe, à savoir un effondrement provoqué par un projet devenu celui d'un autre temps. Une construction à contre -temps sur laquelle des noyés cherchent à se raccrocher. Dans ce cadre élargi on pourrait ainsi mieux saisir ce que Todd appelle l'irrationnalité. l'élite européenne n'est pas irrationnelle, elle joue simplement un mauvais jeu car n'en connaissant pas les règles fondamentales. Plus concrètement si l'élite allemande avait eu conscience de ces réalités fondamentales, elle aurait pu mieux construire et sécuriser ses relations avec la Chine et la Russie. L'élite allemande n'est pas irrationnelle, elles est simplement insuffisamment compétente. 

Bonne écoute et bonne réflexion..

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4 juin 2023 7 04 /06 /juin /2023 05:04

Nous voudrions dans cette courte note apporter un regard spécifique sur les évènements géopolitiques du moment. Les présentations les plus fréquentes évoquent les notions d’empire, de démocratie, d’autocratie, de fragmentation du monde, etc. sans aller jusqu’au cœur des indispensables raisonnements. Globalement,  un concept fondamental n’est jamais évoqué , celui d’Etat, de sa nature, de ses modalités , de ses  trajectoires historiques et ses  possibles développements. Tentons de le resituer pour mieux comprendre les enjeux du temps présent.

L’Etat Russe est à priori un Etat comme les autres et les modalités de sa construction historique ne mettent pas en cause ce qu’on peut appeler l’invariant de toute structure étatique. De quoi s’agit-il ? On sait que la vie en société génère spontanément des croyances et règles communes qui dépassent chacun des acteurs pris isolément. Cet ensemble constitue une « extériorité » (un commun qui dépasse chacun). Ce commun est logiquement enjeu de pouvoir et devient « le politique » inhérent à toute forme d’organisation sociale. Il est donc naturel que des agents dans la société cherchent soit à protéger soit à prendre le contrôle   de ces règles et croyances. D’où, selon la formule célèbre de Pierre Clastres de voir la possibilité d’un « coup d’Etat fondant l’Etat ».  Ces agents (rois, empereurs, dictateurs, voire ce que nous appelons « entrepreneurs politiques » des démocraties ou autocraties, etc.) capturent, monopolisent, et génèrent eux -mêmes des croyances et règles publiques sur un territoire. A ce titre, ils tentent de les faire fonctionner à leur profit (conquête du pouvoir ou maintien au pouvoir). Cette genèse des Etats est probablement un modèle planétaire et ses modalités spécifiques et empiriques que les historiens vont privilégier sont vraisemblablement à  l’origine d’une non- réflexion sur ce qu’on entend par Etat. On peut noter du reste que cette non-réflexion s’étend à la notion d’empire que personne ne définit de façon rigoureuse. D’où ces étonnantes 118 modalités d’empires que l’on recense dans Wikipédia.

 Les territoires étant pluriels, l’aventure étatique est aussi faite de guerres avec des moments célèbres (et probablement uniques) comme les traités de Westphalie (1648) qui seront à l’origine de ce qui sera un jour le modèle de l’Etat-Nation à l’occidental. La Russie, très éloignée des guerres européennes de l’époque, est pour des raisons historiques restée relativement absente du modèle westphalien. Ce denier modèle qui viendra limiter les périmètres de chaque Etat, voire possiblement pacifier les relations entre captureurs/monopoleurs, ne concernera pas l’immense espace situé à l’Est, et l’Etat de la famille Romanov pourra, tel un gaz, occuper tout l’espace disponible. C’est ainsi que sur trois siècles de règne, l’Etat russe s’est agrandi, quotidiennement, au rythme moyen de 140 km2. Record à l’échelle de l’histoire mondiale. Aucun monopoleur, que ce soit en Asie, en Amérique ou en Afrique n’a égalé la famille Romanov. . Notons également le catalyseur de cette croissance, une religion qui se pense supérieure au catholicisme dégénéré : la Russie, comme le dira Alain Besançon, s’étend à la manière d’une église, elle réunit et veut convertir à elle-même.

L’âge institutionnel de l’aventure étatique et sa spécificité russe

 Les agents captureurs/monopoleurs du commun, qu’ils soient Russes (Tsar) ou occidentaux (rois et empereurs), voire appartenant à d’autres continents, vont gérer leur monopole territorial en développant des biens dits « publics » et assurer une homogénéité croissante à l’intérieur de chaque espace de souveraineté : Religion, langue, mythe national, système de mesures, monnaie, armée de métier, etc. Les entrepreneurs politiques de chaque espace, y compris l’immense espace Russe, deviennent ainsi les gestionnaires de leur monopole. Cette homogénéisation, avec ses coûts correspondants notamment en termes fiscaux, n’est toutefois que relative et certains espaces seront des empires qui resteront plus ou moins décentralisés (Russie, empire Autrichien, Ottoman, etc.), tandis que d’autres seront de plus en plus centralisés (royaume de France). Cette captation de l’extériorité par des entrepreneurs politiques sera donc consolidée par la construction de ce qu’on appellera des biens publics. Une construction qui se déroulera aussi dans un cadre de relative économie marchande, elle même plus ou moins limitée au monopole territorial. Nous sommes à l’époque de l’âge institutionnel de l’aventure étatique, et bien évidemment un âge qui ne saurait exclure la guerre entre monopoleurs donc des guerres entre des nations constituées ou en voie de constitution. Encore une fois le monopoleur Russe - qui a bien compris, notamment avec son code de 1649,  l’esprit des Traités - étend sa souveraineté sur des espaces de plus en plus vastes à l’est, au nord et au sud du plus grand continent de la planète. L’effet de taille et la soumission d’ethnies infiniment variées et démographiquement réduites, feront que le choix du monopoleur confortera l’idée d’empire. Une solution minimisant probablement les coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Par comparaison avec des concepts issus de l’économie, l’empire est une structure qui limite les coûts d’homogénéisation et sa croissance est en quelque sorte extensive, sans gains de productivité et donc sans grands bénéfices en termes de puissance. A l’inverse les Etats-nations sont une structure pouvant aller plus loin dans l’homogénéisation et développer une croissance plus intensive, et donc générant de possibles gains de productivité et de puissance. Globalement la Russie avait plus de chance de rester pauvre et la France plus de chance de devenir riche. L’âge institutionnel du monopole Etat ne développe que peu les gains de productivité, mais la variante impériale est plus handicapée que celle de l’Etat-Nation en voie de constitution.

L’âge relationnel de l’aventure étatique.

Beaucoup plus récemment, les entrepreneurs politiques occidentaux vont assister, voire participer, à la décomposition du monopole étatique en raison de la logique d’un capitalisme qui dans sa course ne peut plus accepter les limites d’un territoire devenu trop étroit : il faut aller plus loin dans le passage à la croissance intensive.  Effondrement des coûts de transports, économies d’échelle aux possibilités inouïes, nouvelles technologies, etc. exigent et accompagnent la reconfiguration des monopoles : libération des mouvements de capitaux, indépendance des banques centrales, abandon des normes nationales, traités de libre-échange avec privatisation des clauses de règlement des conflits, concurrence fiscale, etc. Les entrepreneurs politiques sont ainsi amenés à collaborer avec des entrepreneurs économiques dont certains se veulent  à la tête d’entreprises sans Etat (GAFAM). La mondialisation devenant elle-même « heureuse », l’utopie d’un monde sans guerre autorise l’effondrement des dépenses militaires et de souveraineté. L’Etat n’est plus un monopoleur et doit se faire tout petit : le marché en décompose progressivement ses institutions lesquelles deviennent de simples outils de régulation, voire de mise en relations. Les biens publics de l’âge institutionnel deviennent ainsi des biens devant obéir à la logique universelle de la capitalisation classique : l’école ne fabrique plus des citoyens mais du capital humain, l’hôpital doit fonctionner comme une entreprise, l’outil militaire doit se déployer dans la flexibilité des flux tendus, etc. Nous sommes dans l’époque du « New Public Management » et de la « gouvernance par les nombres » chère à Alain Supiot. Cette grande transformation affecte les entrepreneurs politiques victimes plus ou moins consentantes   du tsunami des marchés. Et il est vrai qu’ils n’ont guère le choix en raison d’une réalité anthropologique nouvelle, connexe de celle des marchés, faisant disparaître le citoyen au profit de « l’individu désirant » : les droits de l’homme qu’ils croyaient issus des Lumières ne sont plus naturels et deviennent éminemment culturels, d’où de nouvelles revendications sociétales pour lesquelles il  faudra apporter des réponses politiques à peine de perdre le pouvoir. Nous renvoyons ici à la grande actualité qui embrasse le quotidien des hommes qui ne cessent de calculer ce que doit être le juste en évitant de le penser. Nous renvoyons aussi à cet autre débat sur le duo marché/ démocratie, le premier devant - paraît-il - enrichir le second alors que sur d’autres continents c’est le second qui semble assurer la réussite du premier.

Cette grande transformation affecte également  la Russie…sur des bases complètement différentes….

La fausse sortie de l’âge institutionnel de l’Etat Russe.

D’une certaine façon c’est aussi le marché qui va au siècle dernier entrainer la disparition de l’âge institutionnel de l’Etat Russe. Au plus fort de son âge, le marché y était rigoureusement interdit et ses capacités créatrices de richesses peu présentes. C’est dire que l’extériorité monopolisée par les entrepreneurs politiques soviétiques se trouvait mal nourrie par des résultats économiques désastreux. Encore une fois la variante empire du monopole ne connait qu’une croissance extensive et donc sans réels gains de productivité et de puissance.

Curieusement, alors que les Etats occidentaux, noyés dans l’hégémonie marchande, se trouvaient de plus en plus dépourvus de projet et de sens, le pouvoir soviétique qui se légitimait sur la poursuite d’un immense projet (construire le socialisme) révèle son incapacité à en valider la démarche et les espoirs correspondants. Tout aussi curieusement alors que la création de richesses en Occident pouvait encore nourrir l’Etat institutionnel et payer des coûts d’homogénéisation que l’on va abandonner, l’URSS n’a plus les moyens de payer ses propres coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Concrètement le défi de la « guerre des étoiles » des années 80 devient sur le plan économique hors de portée pour l’URSS.

L’empire reposait essentiellement sur le mythe d’un avenir radieux qui ne peut advenir. Parce que les coûts d’homogénéisation et de souveraineté deviennent insupportables, il est difficile de surmonter les crises nationalistes des années 80 :  Kazakhstan, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Etats baltes, Etc. Il est aussi difficile de surmonter la débâcle afghane. Et ces coûts d’homogénéisation sont d’autant plus insupportables que le monopoleur, nullement aidé par des entrepreneurs économiques qui n’existent pas est victime de catastrophes économiques tout au long de ces mêmes années : Tchernobyl, chute des prix du pétrole, etc.

L’effondrement de l’URSS et la mise en pleine lumière du centre de l’empire, c’est-à-dire l’Etat Russe, n’a donc rien à voir avec les tentatives actuelles de sécession ( Catalogne, Ecosse, Flandres, etc.) qui elles sont porteuses à tort ou à raison d’espoirs. La mise en lumière du centre, c’est-à-dire  la Russie, n’est que la fin d’un cauchemar. C’est ici le centre - L’Etat Russe- qui abandonne sa périphérie et non la périphérie qui fait sécession. De l’empire, il reste des traces plus ou moins importantes : priorité de langue, présence de communautés russes issues de l’époque antérieure, quelques infrastructures industrielles, militaires ou spatiales. De quoi rogner ou surveiller une souveraineté de républiques qui n’avaient jamais connu l’ordre westphalien.

Depuis plusieurs dizaines d’années l’Etat Russe se reconstitue curieusement à partir du marché. Il devient une captation par un collectif d’entrepreneurs économiques particuliers (les oligarques) et d’entrepreneurs politiques du monde d’avant qui décident d’utiliser le marché, non pas pour parvenir à l’âge relationnel des Etats, mais à une forme particulière d’âge institutionnel.

L’âge relationnel est proprement impensable : d’une part les entrepreneurs économiques trop liés au monopole étatique ne sont pas en mesure d’affronter un véritable marché mondial, et d’autre part les structures anthropologiques restent plus en proximité avec la citoyenneté qu’avec celle de « l’individu désirant » noyé dans l’infini des marchés. Encore aujourd’hui nombre de russes ayant connu l’ancien monde parlent de « se procurer » plutôt que « d’acheter ». Quant à la revendication de droits culturels, l’objectif reste lointain pour une grande majorité.

La stratégie de puissance et de captation de l’extériorité passe donc par le marché sous la forme la plus adaptée à la réalité : celle de la rente. L’âge institutionnel de naguère a construit un monopole sur un territoire gigantesque, monopole qui fait de l’Etat Russe  le plus grand magasin de tous les intrants de la planète capitaliste. Cette situation est porteuse d’une grande asymétrie. Alors que dans l’âge relationnel de l’Occident, le politique est désormais dans la main des marchés, dans le nouvel Etat Russe c’est le marché qui est dans la main du politique. Le modèle Russe devient ainsi en mondialisation la possibilité de retrouver la puissance de naguère. Le lecteur aura ici en tête l’exemple d’une Allemagne qui, pour servir ses entrepreneurs économiques industriels, ne voit pas que dans la logique des marchés de l’énergie, il peut encore y avoir du politique relevant de la brutalité de l’âge institutionnel. Si la mondialisation homogénéise les marchandises, elle ne peut pas, ou pas encore, réduire  la réalité anthropologique du monde à un modèle unique.

Curieusement, la mondialisation que l’on croyait puissance destructrice des Etats, n’a fait qu’engendrer la possibilité du retour de l’ordre impérial de naguère. Les Etats et leur nature profonde, à savoir une situation de capture de ce qui est commun par des individus privés, n’est en aucune façon remise en cause avec la mondialisation. Dans le cas de la Russie, les entrepreneurs politiques restent anthropologiquement et idéologiquement prisonniers du modèle impérial comme outil de la pérennisation du pouvoir : l’empire est vécu comme mode de protection du centre et de ses dirigeants privés. Et puisque l’empire ne peut être reconstitué sur ses bases anciennes, il faut lui en trouver de nouvelles : la ponction rentière sur l’économie mondiale est vécue comme le nouveau moteur de la reconstitution. La stratégie de puissance qui permettra le retour éventuel de l’empire passe donc par une captation d’un nouveau genre, et une captation qui passe par celle d’une promesse de respect d’un ordre de marché que l’Etat institutionnel n’a aucune envie de valider réellement.

C’était le mythe de la révolution socialiste mondiale qui, jadis, nourrissait l’empire et permettait de phagocyter de vieilles nations européennes (Pologne, Roumanie, Hongrie, etc.). Naguère, l’empire se construisait en dehors des marchés. Aujourd’hui il compte se reproduire en les captant à partir de la faiblesse des Etats ayant abandonné l’âge institutionnel. A cette analyse il faut introduire un élément de complexité supplémentaire. Les Etats affaissés dans l’ordre du marché (Occident) viennent aux yeux du pouvoir russe polluer les périphéries de l’ancien empire en proposant l’intégration complète dans le marché mondial. De quoi, par effet d’imitation, en arriver à la contestation dans le centre de l’ex empire. D’où l’ambigüité fondamentale : on se reproduit au pouvoir par la ponction prédatrice sur l’ordre du marché, mais on ne peut accepter que ce marché viennent rogner des périphéries pouvant contester le centre. En clair, l’Ukraine ne peut sans danger majeur intégrer l’âge relationnel de l’aventure étatique. La Russie peut restaurer son âge institutionnel par prédation rentière mais l’Ukraine ne peut rencontrer l’âge relationnel. Les oligarques classiques ne peuvent être substitués par des entrepreneurs économiques dominant les entrepreneurs politiques. Nous avons ici une cause majeure de la guerre.

Cette constatation permet aussi de mieux comprendre l’ambiguïté du couple Russie/Chine ou celle des autres Etats relativement à la guerre en Ukraine. La Chine comme la Russie ou les Etats dits du sud global se servent du marché pour conforter voire construire un âge institutionnel (Brésil, Inde, Afrique du sud, etc.). Mais dans nombre de cas, et en particulier la Chine, il ne s’agit pas d’un projet de rente prédatrice nourrissant le monopoleur incapable de se transformer et de mettre fin à une croissance qui n’est qu’extensive. Au contraire, il s’agit de construire la puissance à partir d’une victoire dans l’ordre du marché mondial, donc une recherche de croissance intensive. Avec toutes ses caractéristiques et conséquences empiriques telle celle d’une mise en cause du dollar.

A la lumière de la logique de la transformation des Etats, qui gagnera ou qui perdra le moins? L’Occident aux Etats affaissés, piloté par des entrepreneurs économiques s’imposant aux entrepreneurs politiques mais devant composer avec une société civile de moins en moins docile? La Chine à la recherche d’une victoire sur le marché mondial tout en confirmant le choix de l’âge institutionnel, au risque d’engloutir ses entrepreneurs politiques devenus possiblement incapables d’empêcher le dépassement des droits du « client roi » vers les droits de l’homme à l’occidental ? Entre les deux, il est probable que le choix russe, parce qu’anthropologiquement difficilement dépassable soit le plus compliqué. La Russie, enkystée dans son Etat qui la rend incapable d’abandonner une logique d’empire improductif, sera-t-elle la grande perdante ?

 

 

 

 

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29 mai 2023 1 29 /05 /mai /2023 07:01

Des experts de la BCE au nombre d’une cinquantaine continuent de travailler sur le projet d’Euro  numérique. Il s’agit d’une innovation technologique, sans doute importante pour les usagers, mais qui ne sera toutefois pas une innovation financière majeure.

Le potentiel est pourtant bien présent. Techniquement il est possible d’équiper tous les agents du jeu économique (ménages, entreprises, Institutions financières, Trésors), qu’ils soient résidents ou non, d’un porte-monnaie électronique susceptible d’assurer, à partir de la BCE, la totalité de leurs transactions. Bien évidemment, il serait raisonnable de limiter pareille révolution en cantonnant la BCE au rôle d’infrastructure monétaire. Cela signifierait que les banques ne disparaissent pas, qu’elles continuent à assurer la transformation de l’épargne en investissement et qu’elles resteraient des intermédiaires financiers de premier plan. Ce cantonnement à la fonction d’infrastructure serait pourtant déjà une révolution, en ce sens qu’il y aurait disparition de la monnaie banque centrale sous la forme de billets, et surtout sécurisation puisque les porte-monnaies  seraient de la monnaie banque centrale donc insusceptible de disparaître dans une crise bancaire. Au fond, la nouvelle monnaie serait aussi sécurisée que les billets dont on sait qu’ils sont un titre de propriété réelle à l’inverse des dépôts qui ne sont qu’une créance toujours susceptible d’évaporation. Les dernières crises bancaires américaines sont là pour en témoigner Cette révolution pourrait bien sûr offrir une garantie supplémentaire de base : l’interdit d’un recueil des données associées à l’euro numérique.

 Bien au-delà, l’Euro numérique serait l’occasion d’un redéploiement de la puissance monétaire vers les autorités centrales : en faisant disparaître les dépôts bancaires classiques qui sont la matière première de la circulation de la valeur et de la création de monnaie bancaire, on empêcherait les banques de battre monnaie et on réserverait la création monétaire à la banque centrale : la création de monnaie deviendrait le monopole de cette dernière et seule la monnaie banque centrale serait susceptible d’être émise. Bien évidemment un tel dispositif suppose une révolution dans la révolution, à savoir la disparition de l’indépendance de la Banque centrale et son grand retour dans le giron de la collectivité. Avec une ultime conséquence qui serait la disparition du lucratif marché de la dette publique au profit de quelque chose comme un don en monnaie centrale aux Etats…..une véritable rupture épistémologique…

Les travaux actuellement menés par les experts de la BCE sont, sans le dire, très conscients de l’immense potentiel offert par la technologie numérique. L’ambition du groupe de travail est donc très inscrite dans  un périmètre bien défini, à surtout ne pas dépasser.

Tout d’abord , et ceci correspond aux exigences du public  à l’encontre des banques, il n’est pas question de faire disparaître la monnaie centrale sous sa forme billets. Bien évidemment, les banques souhaitent cette disparition pour 2 raisons, la première est la question de son coût (lourdes manipulations avec technologies coûteuses dans la distribution), la seconde est la préférence pour les dépôts en tant qu’outil de la création monétaire bancaire continue. Les étudiants en économie connaissent tous que le taux de conversion des dépôts en billets est un frein à ce que l’on appelle le « multiplicateur du crédit ». Toutefois il est clair que l’Euro numérique offrant les mêmes garanties que le billet et surtout offrant une  utilisation beaucoup plus aisée concurrencera rapidement ce dernier. Dans ces conditions, si les experts ne limitent pas drastiquement l’ampleur de l’utilisation de l’Euro numérique, il y aura étouffement de l’activité bancaire avec des conséquences douloureuses pour le crédit et le marché de la dette publique. Dans les conditions institutionnelles présentes, l’Euro numérique ne peut donc être qu’un cash plafonné. On évoque présentement un plafond de 3000 euros, ce qui pour les ménages semble beaucoup. Nul doute que, dans la pratique, ce cash plafonné sera vécu par les agents comme trop limité puisque dans la réalité financière le porte-monnaie numérique est plus sécurisé (pas de risque[JCW1]  de faillite pour une monnaie centrale) que le dépôt classique (risque de faillite pour une monnaie bancaire). Il faudra donc compter sur la très forte résistance de la BCE en tant que protectrice du système financier  pour l’extrême limitation du plafond.

Cette résistance sera d’autant mieux assurée que la distribution de l’Euro numérique sera le fait des banques elles-mêmes, exactement comme pour les billets. Ces derniers sont un prélèvement à l’actif et au passif sur le total des bilans et il en sera de même pour la monnaie numérique : toute élévation du montant des porte–monnaies numériques est une contraction des bilans disponibles. Les banques auront donc intérêt à ce que les comptes de dépôts classiques ne se transforment pas trop rapidement en portemonnaies numériques. Il s’agit là d’un frein majeur à la construction d’une infrastructure complète  de circulation de la valeur. L’espoir de voir, par conséquent, la création d’une infrastructure rationnelle de transport de la valeur est donc limitée alors même que la technologie l’y invite. En termes imagés, la BCE veut ouvrir une porte…que les utilisateurs veulent voir grande ouverte…et que les banques souhaitent voir fermée. D’où la prudence de la BCE qui parle toujours d’un projet avec expérimentation sur plusieurs années avant lancement dans trois ou quatre ans….

Une question fondamentale est celle de l’interopérabilité, d’abord à l’interne (circulation de la valeur entre pays de la zone euro), ensuite à l’externe (circulation de la valeur entre banques centrales adoptant des monnaies numériques assorties de taux de change divers). La première forme laisse bien évidemment la question des comptes TARGET portant sur les déséquilibres entre les pays de la zone. La seconde revient à transformer partiellement le marché monétaire national en marché monétaire international mettant en jeu les échanges de monnaies numériques de banques centrales. Au final, au-delà d’une efficience accrue et donc de coûts de fonctionnement beaucoup plus faibles peu de changements sont à attendre : les banques centrales sont reliées par ce marché monétaire international et l’une d’entre elles, la FED, est à la fois banque centrale nationale et prêteuse en dernier ressort. Ce qu’elle est déjà quand on affirme qu’elle est la banques centrale des banques centrales.

Beaucoup d’autres questions vont se poser : quel coût de mise en place et quelle logique de partage de ces derniers ? Si l’utilisation de l’Euro numérique est  - au-delà d’une diminution des coûts de transaction - porteuse de davantage de sécurité,  faut-il lui faire payer un service de coffre-fort ? Si oui, sous quelle forme ? Peut-on profiter d’un potentiel basculement vers l’Euro numérique pour envisager autrement la question du financement de la décarbonation généralisée, par exemple sous la forme de don en monnaie centrale au profit des agents concernés ? Etc.

Affaire à suivre.

 

 

 

 


 [JCW1]

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