L’électricité ne fût jamais – tels un feu d’artifice ou l’outil « Défense Nationale»- un bien public. On parle au mieux de service public mais jamais de bien public car l’électricité est un bien rival et excluable, qualités qu’il faut expliquer. Sa consommation par un secteur affecte la quantité disponible pour d’autres (il y en a moins), ce qui n’est pas le cas d’un feu d’artifice ou de la Défense Nationale (il y en a autant). Dans le même temps, les utilisateurs qui refuseraient de payer seront en principe exclus, ce qui n’est pas le cas du feu d’artifice ou de la Défense Nationale dont les coûts correspondants seront obligatoirement payés sous la forme de l’impôt. Pour autant nous avons - avec la crise de l’énergie- l’impression d’une glissade et les utilisateurs de l’électricité sont de plus en plus aidés sous la forme de boucliers tarifaires divers, donc sous la forme d’un impôt…comme les biens publics…. S’agit-il des prémisses d’un grand chambardement ?
Les grands moments de l’électricité.
Historiquement, l’électricité semble avoir été produite et utilisée selon des règles et des statuts divers dans le cadre de l’environnement technologique et économique du moment. De quoi réfléchir aux changements vécus et tant discutés aujourd’hui.
L’électricité est née dans le cadre d’un service public énonçant les règles auxquelles les producteurs devaient se soumettre. C’était, à la jonction des dix neuvième et vingtième siècle, l’époque des concessions où les producteurs, quel que soit le statut juridique, devaient progressivement respecter les règles d’égalité devant le service, mais aussi d’autres règles dont celles de continuité et d’adaptabilité. Rapidement, la règle d’égalité devait tenter de s’élargir avec l’idée toujours contestée de la disparition du service en raison d’un revenu insuffisant. Quoi qu’il en soit, l’électricité n’est pas une marchandise et son coût ne se transforme pas en prix mais en tarif règlementé. C’était déjà l’époque des monopoles de petite taille en raison des coûts très élevés du transport et de l’inter connexion difficile entre communes. Mais déjà monopole en raison de coûts fixes très élevés et de coûts marginaux déjà très faibles (le raccordement d’un abonné supplémentaire étant peu coûteux au sein d’une agglomération). La tendance au monopole était elle-même favorisée par d’autres révolutions technologiques, par exemple celle qui devait remplacer les grandes chaudières au charbon dans l’industrie par le moteur électrique.
Beaucoup plus tard, au vingtième siècle, les coûts d’infrastructure et de transport s’abaissent et autorisent l’élargissement des monopoles et leur agglomération possible sous la forme d’un monopole naturel bénéficiant en continu de rendements croissants. Nous avons là le projet EDF qui ne sera plus une concession mais un monopole public. Le service public devient donc le fait d’un monopole national. L’électricité n’est toujours pas une marchandise, mais le monopoleur luttera toujours contre l’évolution du service en instrument de redistribution : il n’est pas question de moduler les tarifs en fonction des revenus et le seul objectif de ses dirigeants est celui de la diffusion des rendements continuellement croissants à l’ensemble des acteurs économiques et des citoyens. Cette période est celle d’une spectaculaire réussite.
La troisième période est celle qui va commencer avec l’Acte Unique de 1986 et des technologies qui vont lui succéder rapidement. Le service public devient service universel lequel va introduire la fin progressive de l’égalité et donc la possible transformation des tarifs en simples prix. La forme juridique importe peu, par contre l’introduction de la concurrence devient obligatoire. L’électricité est ainsi amenée à devenir marchandise et son prix devient fonction de l’état de la concurrence et de la vie des marchés en général. Cette libéralisation est concomitante avec des réalités idéologiques et matérielles puissantes : accidents nucléaires, et questions climatiques ou environnementales. Dans les faits il s’agira de casser le vieux monopole public, d’en extraire son capital considéré comme injustement acquis ( obligation de livrer de l’électricité à des coûts très faibles dans le cadre de la réglementation ARENH), de lui imposer des règles d’un type nouveau (effacement obligatoire devant les productions intermittentes), de favoriser les technologies du renouvelable, de les protéger malgré leur intermittence ( création des « contrats sur différences» ou CFD), de permettre l’auto-production et l’autoconsommation tout en les protégeant contre les risques d’insuffisance, etc.
Le service public n’obéit plus qu’à la seule règle de continuité, mais cette dernière est d’une certaine façon techniquement obligatoire en raison des risques collectifs énormes sur le non maintien de la fréquence (50MH). Finalement, le principe de continuité repose sur RTE qui très contraint par le caractère non stockable de l’électricité doit très strictement et très rigoureusement ajuster la demande appelée à l’offre disponible… et donc garantir la règle de la continuité. Cette règle est aujourd’hui garantie par 200 « dispatchers » qui -24H sur 24 et 7 jours sur 7- veillent à l’équilibre du réseau. A l’époque antérieure cette contrainte très forte était centralement gérée à partir d’un pouvoir absolu sur toutes les unités de production du monopole. Mais le passage au marché va développer une complexité qu’il faut expliquer.
Le marché de l’électricité et les gains à l’échange marchand
Dans un marché concurrentiel de marchandises classiques, demande et offre s’ajustent en fonction de ce que les économistes appellent le partage des gains à l’échange, notion qu’il faut expliquer. Un prix de marché - à partir duquel les échanges se nouent - est situé entre des bornes. En effet, si le prix est jugé trop faible pour le producteur, il se retire voire stocke en attendant des jours meilleurs. Si le même prix est jugé trop élevé pour le consommateur, il se retire et envisage le cas échéant des produits de substitution. A l’intérieur de l’espace de la négociation des limites haute et basse se dessinent et vont ainsi constituer ce que les économistes appellent les gains à l’échange au profit des échangistes. Un prix proche du plafond au-delà duquel l’échange ne peut se nouer, voit des gains à l’échange très intéressants pour le vendeur et beaucoup moins pour l’acheteur. Symétriquement si le prix de marché est proche du plancher en dessous duquel l’échange ne peut se nouer, les gains à l’échange sont élevés pour l’acheteur et réduits pour le vendeur. Sauf cas particulier et sauf financiarisation (les marchandises devenant ici supports de produits financiers) les fluctuations de prix sont ainsi relativement réduites. Substitution et possibilités de stockage sont les instruments de cette réduction.
L’électricité en devenant marchandise conserve sa nature technique, celle d’un objet non stockable. Par ailleurs sa substituabilité est relativement faible, voire très faible. C’est dire que les limites que l’on trouve le plus souvent sur les marchés classiques n’existent plus et que la volatilité naturelle est beaucoup plus importante. Ainsi lorsque brusquement le prix de l’électricité devient très élevé, l’utilisateur contraint doit néanmoins se la procurer, ce que les économistes appellent l’inélasticité de la demande ou sa rigidité. Simultanément, l’échange entre fournisseurs et utilisateurs doit être assuré avec toute la rigueur nécessaire. Naguère, le prix n’existait pas et l’équilibre n’était qu’une question relevant de la seule sphère technique. Aujourd’hui, la sphère technique reste et peut même connaître une efficience accrue avec la digitalisation, mais elle se trouve en contact étroit avec une autre sphère, celle de l’économie. L’équilibre technique doit être assuré indépendamment des considérations de prix : élevé, très élevé, bas, très bas, peu importe. C’est dire que le prix ne peut plus être corseté par des limites relativement étroites et se trouve par conséquent beaucoup plus soumis à la volatilité. Cette dernière est ainsi nourrie par une double force celle de la technique et celle de la transformation du statut : l’électricité est devenue marchandise. La volatilité ne va pas nécessairement dans le seul sens de la hausse de prix, hausse qui donne des gains à l’échange très élevés pour les fournisseurs. Il peut à l’inverse exister des cas très singuliers où un fournisseur trouve des gains à l’échange en pratiquant des prix négatifs : il vaut mieux payer son client plutôt que de supporter les coûts d’une réduction de la production, ce qui procure évidemment des gains à l’échange providentiels et inattendus au client. A priori, ces gains à l’échange n’existaient pas à l’époque du monopole et des tarifs, époque où l’ajustement technique se réalisait sans prendre en compte tous les espaces de gains à l’échange possibles, d’où ce que les économistes pensent être une perte de valeur partageable. Plus clairement encore le marché serait porteur d’un accroissement de valeur, accroissement rendu plus accessible encore avec l’intervention de bourses facilitant la liquidité du marché.
Les bourses sont en principe apporteuses de lissage des prix en faisant mieux correspondre les offres et les demandes. Elles fonctionnent aussi selon la règle du « mérit order » qui maximise l’utilisation des unités les plus productives et laissent en réserve les unités les plus coûteuses. Elles facilitent sans doute des gains à l’échange par la souplesse qu’elles apportent sur les sous marchés qui correspondent aux grandes fluctuations de la demande (marché « intraday » qui concerne la journée, « day ahead » qui concerne le lendemain, et long terme qui concerne des futurs de 1 à plusieurs années).
S’il est probable que la transformation de l’électricité en marchandise a pu apporter de nouveaux gains à l’échange jusqu’alors peu visibles dans le cas du monopole, elle a aussi apporté de graves inconvénients et des interrogations.
Les faces cachées du marché de l’électricité et de ses gains à l’échange.
- Des gains qui restent limités par la camisole d’une productivité bloquée.
Fondamentalement ce qu’on appelle gains à l’échange, que ce soit pour des marchandises classiques ou pour l’électricité, est limité par l’état des techniques. Il existait des gains à l’échange entre le pêcheur à la ligne qui vendait son poisson et le villageois qui l’achetait. Mais il existe un potentiel de gains à répartir autrement plus élevé lorsque la pêche se réalise à partir de navires usines. Ramenée à l’électricité la question est de savoir si la fin du monopole et le passage au marché s’est réalisé en générant des gains de productivité. La réponse est ici plutôt négative : Pour l’essentiel la fin du monopole et la concurrence n’ont fait qu’engendrer des fournisseurs d’électricité qui n’ont réalisé aucune percée technologique. C’est dire que le marché n’a pas permis l’innovation. Il n’a pas non plus permis le déplacement des limites environnementales et les technologies du renouvelable sont victimes de l’effet « rebond » : leur développement est simultanément celui de l’intermittence et donc, mobiliser davantage d’éoliennes, c’est, jusqu’à aujourd’hui, développer inéluctablement la production d’énergies fossiles.
Plus grave, la fin du monopole n’a fait que bloquer toutes les avancées potentielles du nucléaire, et ce n’est que maintenant, qu’ici ou là, se mettent en place quelques start-up du nucléaire. A cet égard l’exemple de Newcleo - avec sa nouvelle technologie permettant de boucler le cycle nucléaire et surtout la perspective de pouvoir construire en série des minicentrales - est intéressant, mais les premiers électrons ne seront produits au mieux qu’en 2032. Par ailleurs, si la chute des coûts se poursuit sur l’éolien ou le photovoltaïque, le boulet de l’intermittence mange les gains de productivité potentiels. Globalement, le passage au marché ne représente aucun gain d’efficience globale…ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas intéressant pour certains de ses acteurs.
- Une coûteuse bureaucratie de marché
Une autre question est celle de l’architecture du marché et de son coût. La transformation du statut de l’électricité est bien évidemment un fait politique : le passage au marché est une décision qui suppose une construction, n’allait pas de soi. Le non-respect des droits de propriété d’EDF, qui telle une entreprise obligée de livrer sa production à des concurrents (ARENH), est une invention politique destructrice d’une culture : EDF n’a plus aucune raison « d’inventer ». Elle est aussi un vol puisque transfert de valeur : le tarif de l’ARENH est calculé sur des bases simplement comptables en oubliant le coût du renouvellement du parc, ce qui est régulièrement dénoncé par la Cour des Comptes. Cette construction irrespectueuse doit aussi s’accompagner d’une gigantesque réglementation dont une partie repose sur les quasi-décisions de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE). Il faut, par exemple, réglementer l’accès à l’ARENH, car, bien évidemment, tous les fournisseurs en veulent davantage. D’où l’invention de règles sur des quotas ARENH en fonction du marché déclaré des fournisseurs, avec en conséquence des comportements opportunistes qu’il faut sans cesse surveiller voire punir. Dans un ordre d’idées semblable, Il faut désormais mettre en place de nouveaux outils pour assumer l’impossible stockage de l’électricité. Comme déjà vu plus haut, le monopole ne voyait dans l’ajustement offre/demande qu’une question technique à résoudre par la voie de la simple autorité. Sans doute, les modalités de l’ajustement tenaient-ils compte des coûts marginaux sur les diverses unités, mais nous avions un chef d’orchestre (les dispatchers) qui pilotait lui-même directement les musiciens. Avec le nouveau statut et la concurrence, le chef d’orchestre se fait plus modeste. Par exemple, il « demande » - en fonction d’un prix - la hausse ou la baisse des quantités produites sur des unités qu’il ne pilote pas directement, ou il « propose » en fonction d’un prix, de réduire temporairement une consommation, etc. Clairement, le chef d’orchestre doit imaginer une foule de techniques - par exemple les contrats des « responsables d’équilibre » ou les « certificats de capacités » acquis par contrats de gré à gré ou par mise aux enchères - pour piloter une infrastructure qu’il maîtrise beaucoup moins. Et comme RTE n’est plus intégré dans le monopole historique et qu’il reste un monopole hors marché, il doit à ce titre négocier avec une bureaucratie, celle de la CRE. Cette instance dite de régulation est ainsi amenée par sa fonction de surveillance à contrôler une infrastructure complète : EDF et ses filiales, les autres producteurs, les fournisseurs, RTE et ses filiales, ENEDIS et ses filiales, etc. Bien évidemment, cette infrastructure complète se doit de s’équiper de très nombreux collaborateurs chargés des relations avec la bureaucratie officielle de régulation. Et donc ce qu’on appelle régulation du marché est en fait un ensemble de béquilles qu’il faut sans cesse contrôler pour que le marché politiquement inventé fonctionne. Le coût des béquilles n’a jamais été évalué et la Cour des Comptes reste muette sur ce point. Il est vrai que, par ailleurs, elle révèle régulièrement que le marché de l’électricité fonctionne aussi sur une réelle inconnue : la très grande difficulté d’établir les coûts réels des différentes filières de production. Comment en effet calculer le coût de l’éolien qui externalise ses propres coûts sur les unités fossiles ?
- Un marché soumis à la financiarisation et la spéculation.
Parce que le produit électricité devenu marchandise reste une substance très spécifique (encore une fois, par nature, les électrons circulent et ne se stockent pas) , la bonne liquidité du marché n’était pensable que par le biais de la construction de bourses (EPEX SPOT). Bien évidemment, parce que les fournisseurs ont préféré les facilités du négoce et ont boudé les contraintes de la production, la tentation était de concevoir des stratégies de « paris sur des fluctuations de prix ». Et tentation d’autant plus justifiable que, par nature encore une fois, l’électricité devenue marchandise est susceptible de connaître une grande volatilité de prix. Dans le même temps, ces mêmes fournisseurs devaient, d’un côté, imaginer - au-delà du cadeau ARENH - des contrats d’approvisionnement négociés avec des producteurs, et de l’autre des contrats de vente avec des utilisateurs. Cette position était donc naturellement celle de la finance classique et donc invitait à utiliser tous les outils de cette dernière. Alors que sur nombre de marchés classiques, la financiarisation n’est qu’une simple possibilité, le marché de l’électricité que l’on venait de créer se devait de fonctionner en étroite collaboration avec la finance. Et une collaboration d’autant plus aisée techniquement que l’électricité est une substance beaucoup plus homogène que les marchandises classiques, homogénéité porteuse de la contrainte de liquidité propre à la finance. Cette orientation plus « finance » que production réelle se lit frontalement dans les activités de la CRE. Cette dernière vient ainsi de publier des propositions claires sur les techniques financières à la Commission Européenne. Dans sa « Réponse à la consultation publique sur la réforme du fonctionnement du marché européen de l’énergie » en date du 14 février dernier, on notera que l’essentiel est consacré aux techniques financières. Ainsi, il n’est question que de « forwards » à améliorer, d’obligations prudentielles des fournisseurs qu’il faudrait mieux surveiller pour mieux contrôler, voire sanctionner la qualité des stratégies de couverture , de « power purchase agreement » (PPA) à renforcer pour gérer les risques prix/volumes/profits, etc. On notera aussi que -peut-être consciente de quelques insuffisances- la même CRE s’est dotée d’un groupe de réflexion académique international dont les acteurs sont tous économistes de la finance de marché. Notons enfin que les propositions de la Commission Européenne sont toutes orientées vers la finance. Parce que l’électricité devenue marchandise doit impérativement s’appuyer sur la finance, le véritable enjeu pour les autorités de régulation devient la recherche de stabilité. Et comme la finance est par nature faite de risques qu’il faut sans cesse couvrir er reporter sans jamais pouvoir les supprimer, il faut par conséquent inventer de nouvelles béquilles bureaucratiques. Ainsi on pourra s’étonner que - conscient des risques particuliers de marché sur un produit - l’électricité – qui n’était pas spontanément une marchandise - la CRE comme la Commission proposent des « teneurs de marché » pour limiter les dérives. Il faudrait ainsi dans le volcan d’une finance dont on ne peut sa passer lorsque l’électricité devient marchandise tenter d’introduire de la stabilité en introduisant un acteur de stabilisation….dont on voit mal qu’il pourrait être autre chose que le bras armé des Etats. ..
D’une certaine façon, et dans la précipitation, les Etats ont déjà inventé un ersatz de « teneurs de marché » : les boucliers tarifaires évoqués au début de la présente note.