Voici un bref texte très intéressant d'Olivier Passet. Bonne lecture.
Voici un bref texte très intéressant d'Olivier Passet. Bonne lecture.
On trouvera ci-dessous un bref texte d'Olivier Passet (XERFY) qui vient appuyer les thèses que nous avons développé concernant le marché de l'électricité. Bonne lecture.
La France peut-elle se passer de nucléaire ? Sur le papier, oui. Dans les faits, non. Regardons d’abord à gros trait l’équation énergétique d’une France qui serait décarbonée en 2050.
Prenons comme point de départ 2019, année de consommation énergétique normale, non affectée par le covid. Cette consommation finale énergétique était d’à peu plus de 1 600 TWh. Si nous maintenions notre potentiel de croissance et que nous restions sur les gains d’efficacité énergétique que nous observons 20 ans, cette consommation serait de l’ordre de 1 400 TWh à l’horizon 2050. La stratégie nationale bas carbone française, elle, vise une diminution de 40%. Soit une cible de 930 TWh de consommation. C’est une hypothèse héroïque qui suppose un volontarisme exemplaire. Et qui fait figure de scénario très optimiste en comparaison de ce que programment nos voisins européens. Cet élément est important. Ayons comme point de repère que de se situer en 2050 à mi-chemin entre la tendance engagée et l’objectif ultra-volontariste, soit 1200 TWh, serait déjà positif.
Produire davantage à base de 100% renouvelable : possible, mais problématique
Deuxième élément à mettre au dossier. Notre acquis en termes de production décarbonée. La France produisait déjà en 2019 un peu plus de 500 TWh d’électricité sur des procédés non émetteurs de gaz à effet de serre. Dont 399 de nucléaire, 56 d’hydraulique, 35 d’éolien et même 40 en 2020, et 12 de solaire.
Troisièmement, décarbonner exige de renoncer à la quasi-totalité des énergies fossiles dans notre mix. Nous en consommons plus de 970 TWh à ce jour. Ce qui induit une électrification massive des usages. Dans les transports, le chauffage, les procédés industriels. Il ne s’agit pas pour autant d’un tout électrique. Les projections actuelles tablent sur une production de ces énergies de substitution de l’ordre de 350 à 400 TWh : aux énergies fossiles se substitueront aussi du biométhane, de l’hydrogène, des gaz de synthèse, des biocarburants, de la biomasse, etc. Sachant que ces sources alternatives exigent de faire appel à de l’électricité pour être produites. Sur cette base, la France devra être en mesure de satisfaire une consommation finale d’électricité de l’ordre de 650 TWh en 2050, au minimum, si l’on croit à l’objectif de baisse de 40% de la consommation… et sans doute nettement plus. On peut considérer qu’il existe une marge de sous-estimation qui va jusqu’à 200 TWh, notamment si l’on tient compte des besoins toujours croissants du numérique. Sur cette base, les besoins supplémentaires d’électricité décarbonée sont donc compris dans une fourchette de 150 à 350 TWh par rapport à l’existant pour la France.
Produire 150 à 350 TWh sur la base exclusive des énergies renouvelables, notamment l’éolien et le photovoltaïque, est-ce possible matériellement ? A priori, oui. L’Allemagne produit déjà plus de 230 TWH sur la base de ressources renouvelables. Et certains scénarios à 2050 prévoient jusqu’à 600 TWh d’électricité renouvelable. Sur une superficie terrestre inférieure d’un tiers à celle de la France. Sans parler de l’espace maritime qui représente moins de 8% de celui français. Possible, mais très problématique sur le plan paysager, lorsqu’il s’agit d’éolien terrestre, en termes de conflit d’usage, avec la pêche pour l’éolien en mer ou avec l’agriculture pour les parcs photovoltaïques. Est-ce possible à un coût compétitif ? Sur la base des seuls coûts de production, oui. Les réacteurs de 3e génération ont vu leur coût augmenter et ceux des énergies renouvelables diminuer. Mais les sources intermittentes induisent des coûts de réseau et des moyens supplémentaires pour gérer la flexibilité. Leur coût système est encore supérieur à celui du nucléaire. Elles reposent de surcroit massivement sur les technologies importées.
Le parc nucléaire doit être remplacé, au moins en partie
Possible donc, mais problématique, sauf que cette équation n’est pas la bonne. La puissance française de nucléaire installée n’est pas un acquis. Loin de là. Pour maintenir une production de l’ordre de 380 à 400 TWh, la France devra inévitablement remplacer un certain nombre de réacteurs. L’âge moyen du parc est de 36 ans. La fermeture des réacteurs de deuxième génération autrement, dit de la majorité des installations qui assurent aujourd’hui nos besoins, est une contrainte industrielle à l’horizon 2050-2060, même si leur durée de vie peut être étirée jusqu’à 60 ans. Ce démantèlement du parc existant diviserait par 4 notre potentiel existant, le ramenant de 61,4 GW à 16 GW pour une production qui serait ramenée à une centaine de TWh. Maintenir une capacité de 50 GW suppose la mise en service de 14 EPR et de plusieurs petits réacteurs modulaires, dont la puissance est comprise entre 50 et 300 mégawatts électriques. Un chantier comparable, quoique plus étalé, à celui qu’a relevé la France entre la fin des années 70 et la fin des années 80, et qui doit être lancé aujourd’hui s’il veut être réalisé dans les temps.
C’est la donne française. Soit elle joue le déclassement nucléaire et elle doit doubler voire tripler ses objectifs déjà élevés en termes d’éolien et de photovoltaïque, avec de fortes zones d’incertitudes en termes de conflit d’usage, d’acceptabilité et une forte dépendance aux technologies importées. Soit elle joue la carte nucléaire, relançant une filière sur laquelle des avantages sont déjà constitués, même s’ils sont affaiblis, reprenant pied de surcroit sur un marché mondial en plein essor. Bref, si les discours ont brutalement basculé sur le nucléaire, c’est bien par principe de réalité.
Olivier Passet , comme d'habitude présente ici une fine analyse sur les cryptomonnaies. Bonne lecture.
Les cryptomonnaies c’est un peu comme un film de science-fiction. On ne comprend pas grand-chose au verbiage pseudo-scientifique qui sous-tend l’intrigue. Ce qui compte c’est de rejouer à plus soif le grand combat des forces du bien et du mal et de créer un vertige métaphysique sur la vulnérabilité de la condition humaine. Les cryptomonnaies ont leurs savants fous qui veulent devenir les maîtres du monde, leurs armées invisibles de mineurs, mercenaires de la cause, leur univers parallèle du Dark Web qui gangrène de façon rampante l’ordre établi. Elles ont leurs guerres hégémoniques, celles que livrent les FinTech pour évincer demain les banques et avec elles tout le système de supervision pyramidal des banques centrales et des États. Celles que se livreront demain les grandes puissances pour imposer leur crypto-devise au reste du monde. La presse regorge de papiers sur le combat de titan que fourbit la Chine avec son Crypto-Yuan, qu’elle verrouille à débauche de brevets, pour prendre de vitesse le crypto-dollar encore à l’ébauche au MIT et à la banque centrale de Boston. Mais on le sait aussi, le monde opaque du Web s’enflamme régulièrement de façon virale sur des mots magiques, qui doivent en l’espace de quelques années transfigurer le monde avant que le soufflet ne retombe, l’histoire logue reprenant ses droits. Il en fut ainsi du big data, de l’impression 3D, de l’IE.
Revenons déjà au terme de cryptomonnaie. Si l’on accorde un sens au mot, quelles sont les qualités qu’elles devraient posséder ? 1/crypto, cela veut dire qu’il s’agit d’un instrument virtuel qui opère de façon décentralisée, traçable, pratique, non manipulable, grâce à la blockchain, court- court-cuitant, les banques et les gouvernements. La fiabilité digitale est telle que l’on accepte une crypto monnaie, avec autant de confiance qu’une pièce ou qu’un billet, en dépit de sa non matérialité. Sans tiers de confiance, sans tout l’édifice pyramidal qui sous-tend le fonctionnement des monnaies classiques, même électroniques, qui fait que chaque transaction au plan micro se matérialise bien en bout de chaîne par le changement de la position débitrice de la banque A et créditrice de la banque B auprès de la banque centrale. C’est ce que l’on appelle la compensation, essentiel à la cohérence et à la robustesse du système des paiements 2/ monnaie, cela veut dire que cet actif virtuel est désiré comme unité de compte, c’est-à-dire comme étalon stable de valeur, comme instrument de transaction largement accepté et comme instrument de réserve, pour conserver sans risque son épargne. Fiable, traçable, pratique, référent lisible de la valeur, instrument de transaction et de conservation de la richesse… c’est lorsque toutes ces propriétés sont réunies que l’on peut parler de cryptomonnaie. Autant dire alors qu’il n’existe encore aucune cryptomonnaie. Prenons le Bitcoin aujourd’hui, qui capitalise 60% des cryptomonnaies, sa volatilité est telle qu’il ne peut servir ni d’unité de compte, ni d’instrument fiable de transaction, pouvant se transformer en monnaie de singe d’une seconde, d’un jour à l’autre, et encore moins de support de conservation de la valeur. Le Bitcoin est peut-être crypto, mais il n’est pas monnaie.
Derrière ce terme sans contenu véritable, on finit par y mettre tout et n’importe quoi. Les portes monnaies électronique par exemple, ne sont que des avatars de nos porte-monnaie physiques et se greffent sur l’édifice des monnaies traditionnelles. Autre exemple les crypto-devises, qui elles sont bien de la monnaie banque centrale, pilotée par l’émetteur souverain, sans faire appel à la décentralisation de la blockchain. Ce que tentent les banques centrales à travers cela c’est d’inventer un substitut numérique aux espèces, la monnaie fiduciaire donc. Pour la Chine, il ne s’agit pas de mener une guerre hégémonique contre les États-Unis, mais d’abord une guerre contre-elle-même. Tracer les transactions, affaiblir les cryptomonnaie qui constituent des failles en termes de souveraineté, d’anonymat et de permissivité pour faire évader les capitaux. Rien de crypto la dedans. On devrait parler d’espèces digitales.
Alors, si derrière le terme fourre-tout des cryptomonnaie, il n’y a pas toujours du crypto et encore moins de la monnaie, qu’y a-t-il ? Une nouvelle gamme d’actif au rendement et au risque d’une ampleur inconnue. Qui les place aux antipodes de la monnaie. Pour les addicts de la spéculation c’est de la drogue puissance 10. Il suffit de comparer les cours du Bitcoin avec ceux de l’or, ou des actions américaines même les plus risquées avec le Nasdaq, pour comprendre que les gains et pertes potentielles sont d’un autre ordre. Contrairement à l’or ou aux actions, il n’y a aucun fondamental, aucun référent ultime qui empêche les arbres de monter jusqu’au ciel. Dans les années 2000, face à la pénurie d’actifs sans risque, la finance avait inventé des actifs sans risque artificiels à travers la titrisation. Dans les années 2010, elle a inventé leur antimatière, de super-actifs risqués, tout aussi artificiels mais qui permettent d’élargir la palette de diversification pour les plus riches. 97% des Bitcoins sont aujourd’hui entre les mains de 4% des adresses. Ce qui signifie que quelques acteurs en jeu peuvent avoir une influence massive sur le marché du Bitcoin : un jouet pour quelques privilégiés, comme une œuvre de Jeff Koons, les œuvres digitales sujet d’un fol engouement, qui deviennent de super-ascenseurs pour faire de l’argent avec de l’argent, sur un mode autoréférentiel, dès lors que la petite caste qui en maîtrise les cours décide qu’il en soit ainsi.
Nous reproduisons ci-dessous l'excellente réflexion de XERFY concernant le rapport Blanchard/ Tirole.
La nouvelle bible de la raison politique en économie est sortie. Les grands défis économiques sous la direction d’Olivier Blanchard et de Jean Tirole. Avec en appui une commission où se bousculent les signatures les plus prestigieuses, nationales et internationales, de « courants intellectuels et politiques très divers » comme le signale d’entrée les deux rapporteurs. C’est le but de ce type de rapport : faire autorité comme socle impartial des grands arbitrages de l’État.
Un point de référence sur l’état de l’art
Du point de vue strictement économique, ce qui fait l’intérêt de ces grandes compiles de propositions déjà rabâchées, à l’instar du rapport Attali par exemple, c’est qu’il constitue un point de référence sur l’état de l’art. Blanchard et Tirole ont fait le choix délibéré de constituer une équipe composée uniquement d’économistes plutôt qu’une équipe plus large intégrant des chercheurs en sciences sociales et des acteurs de terrain. Ce purisme fait la force et la faiblesse de ce rapport. Force, parce qu’il gagne en clarté de raisonnement, en homogénéité des concepts, en points d’appui empiriques. Et faiblesse parce que l’absence de confrontation aux autres disciplines ou aux expériences de terrain fait que le produit, même s’il tente de multiples ouvertures, parfois audacieuses, demeure inévitablement un produit de laboratoire où les acteurs de l’économie réelle, la géographie, les spécialisations productives du territoire, les process, les organisations, les centres de pouvoir — par exemple de la finance — demeurent inexistants ou évanescents. Et la question qui se pose in fine, même si l’on agrège les meilleurs cerveaux de la discipline, est de savoir si l’intelligence, au plan économique, peut produire de l’intelligence tout court.
L’économie désirable (et incarnée !) de Pierre Veltz
Face à une question qui pourrait être sans réponse et donc sans intérêt, je propose aux lecteurs du rapport Blanchard Tirole, de se rabattre ensuite sur un petit ouvrage sorti en janvier dernier et signé Pierre Veltz, titré « l’économie désirable ». 109 pages d’un ingénieur sociologue, qui lorsqu’il parle d’innovation ne s’intéresse pas à la R&D comme variable instrumentale abstraite sur lequel il suffit d’ajouter des milliards pour produire de l’innovation comme un fait magique. Il décrypte plutôt les process contemporains de l’industrie, leur pseudo-dématérialisation, désigne précisément les innovations motrices, inscrit sa vision de l’économie sur le territoire, aborde l’État non comme une entité globale et abstraite, mais à travers tous ses niveaux de gouvernance, qualifie les besoins et les attentes du consommateur, etc. En un mot, l’économie de Pierre Veltz est incarnée, sa réflexion part d’une analyse fouillée de la sphère productive contemporaine, des systèmes de construction de la valeur, des interdépendances, travail qu’il poursuit depuis de nombreuses années.
Et cette confrontation de deux approches, a priori à armes inégales, entre l’auteur seul qui met toute son intelligence à comprendre le réel et les 500 pages produites par un aréopage de Nobels ou nobélisables qui mobilisent le champ de connaissance exclusif et auto-suffisant de l’économie, pour tenter de produire de l’intelligence, est profondément déroutante et ne peut que rendre perplexe sur la capacité de l’économie à relever les défis de l’époque.
Le défi climatique, point d’achoppement du rapport
Un exemple minuscule pour illustrer mon propos. Face au défi climatique, que nous dit le grand rapport ? Il réaffirme la priorité d’une tarification carbone (taxes, quotas, permis et banque centrale qui stabilise le prix des permis), préconise un chèque pour éviter le syndrome gilets jaunes, se montre réticent à l’égard des règlementations dont on contrôle mal les effets redistributifs, concède une taxe carbone aux frontières, pour éviter les distorsions de concurrence même si l’on peine à contrôler le contenu carbone, R&D verte, etc. Tout cela est argumenté, logique, mesuré.
Et puis page 32 du bouquin de Veltz, que lit-on ? Lorsque vous regardez une vidéo sur Netflix, le rapport entre l’énergie consommée pour le visionnage de cette vidéo et l’énergie réellement consommée est de 1 à 2000. Idem pour n’importe quelle requête sur Alexa d’Amazon qui déclenche une chaîne algorithmique très énergivore à échelle planétaire. Or, cette face en apparence gratuite ou quasi gratuite pour l’utilisateur ne cesse de s’étendre. À quel stade dois-je taxer cette utilisation pour en limiter les externalités ? Puis-je taxer le bilan carbone de toute l’infrastructure numérique sans risque d’embolie du commerce ? Les principes énoncés par le rapport sont-ils applicables ? Non, faute de s’être intéressés à l’économie réelle et de raisonner dans un monde où l’entreprise est une entité abstraite intemporelle, sans spécialisation, et dont la fonction est de maximiser le profit et de reporter ses coûts en amont sur le prix de vente.
Bref, le rapport Blanchard Tirole dispose déjà de son contre-rapport. Il n’a pas été conçu comme tel… et cela lui donne encore plus de force.
Nous présentons ci-dessous un texte de synthèse dont l’auteur est Olivier Passet. Toujours très bref et très clair il nous parait poser quelques questions que nous évoquerons en fin d'article.
Texte d’Olivier Passet. (XERFY 22 mars 2021)
La zone euro est plus vulnérable que jamais, et avec elle l’UE dans son ensemble. Nous avions jusqu’ici souligné les mécanismes endogènes qui la fragilisent : notamment les forces de divergence que renforce un régime de monnaie unique sans transferts budgétaires suffisants pour permettre à la périphérie de recoller au cœur ; l’incapacité des économies à produire une synergie positive de croissance, un véritable partenariat de production et d’innovation, prises dans le jeu d’une concurrence fiscale et sociale fratricide ; et bien sûr un carcan de règles qui limitent le pouvoir de réaction d’économies frappées de façon très asymétriques par les chocs de l’économie mondiale. Cette critique est classique et elle est contrebalancée par une ligne de défense tout aussi classique : la dimension protectrice de l’euro pour des petites et moyennes économies face à des turbulences de plus en plus surdimensionnées ; la capacité de l’Europe à se réformer et à déroger de façon opportune à ses règles, notamment sur le plan financier depuis 2008. Et au bout du compte, l’Europe fait figure d’espace de frustration, mais aussi de robustesse, qui survit aux crises qui l’assaillent.
Sauf que cette lecture ambivalente passe à côté d’un nouveau champ de menaces inégalé depuis la crise sanitaire, que je qualifierai d’exogènes, et qui bousculent toute la philosophie de la construction européenne. Pour dire les choses plus explicitement, depuis quelques années, le champ de la concurrence, s’est déplacé. Nous nous sommes toujours figurés la mondialisation comme une extension géographique de la concurrence entre les marchandises, les hommes et les capitaux… Or ce qui s’opère aujourd’hui sous nos yeux, c’est un déplacement de la concurrence sur les modèles économiques… nous sommes entrés sans bien le réaliser dans une guerre DES capitalismes, une guerre des systèmes de régulation dont nous ne connaissons pas encore l’issue et qui prend totalement de cours la mythologie européenne.
Il paraît en effet bien loin le temps où le modèle de démocratie libérale apparaissait comme l’aboutissement de l’histoire d’une mondialisation des échanges, qui devait inexorablement 1/pacifier le monde, les conflits étant bien trop coûteux devant l’entrelacs des intérêts économiques croisés et 2/ Faire triompher les modèles agiles qui avaient déjà le libéralisme politique et économique dans leur ADN. Le modèle de démocratie libérale devait laminer par un jeu darwinien les archaïsmes étatiques autoritaires. Or cette vision est battue en brèche. Les conflits ont changé de nature. La guerre est devenue civilisationnelle, moins idéologique, économique, beaucoup plus diffuse, à travers son expression terroriste, traversant les frontières et menaçant de l’intérieur parfois les nations. Elle s’est déplacée aussi sur le cyber-espace, où la dérégulation libérale, loin de pacifier les relations, intensifie les dominations et les manipulations. Et les modèles autoritaires, centralisés, loin d’être vaincus par leur sclérose, se réinventent, se digitalisent et s’exportent. Les variants chinois et russe ont repris du poil de la bête, et la démocratie libérale qui croyait s’imposer de façon virale doit elle-même se remettre en question.
Or l’Europe s’est tout entière conçue sans le dire sur cette vision naïve de la fin de l’histoire, bâtissant une petite mondialisation régionale dans la grande. Intégration économique = paix ; union concurrentielle et monétaire = rééquilibrage des rapports de force. Dans un monde multipolaire, dominé par l’hégémonie américaine, le privilège du dollar, elle devait se doter de sa propre monnaie et se bâtir les mêmes économies d’échelle que son rival historique, à travers le grand marché. Et quelles que soient les discordances, le consensus sur ces deux évidences rendait le projet imprescriptible.
Or la covid percute avec une violence inouïe cette mythologie fondatrice qui paraît de plus en plus contrefactuelle et anachronique. Plutôt qu’un grand discours je préfère donner deux exemples criants. Celui des vaccins. L’Union fait la force, sauf quand elle n’est pas une union qui mutualise les ressources et les moyens. Et sur ce plan le verdict est sans appel. Le Royaume-Uni seul a été capable d’engager et de concentrer plus de moyens pour impulser la R&D, lancer des lignes de production et gérer la logistique que 27 pays réunis, qui représentent pourtant 5,5 fois le PIB britannique. Que dire ensuite du plan de relance européen, présenté comme une avancée majeure. 750 milliards sur 3 ans, dont 390 milliards de subventions, le reste étant des prêts. Moins de 1% de dépenses nouvelles par an, quand les États-Unis ou la Chine organisent leur relance à des échelles 5 à 10 fois plus élevées et bien plus concentrées dans le temps.
In fine, l’UE apparaît de plus en plus comme un attelage lourd et discordant, une empêcheuse d’agilité et de ripostes défensives. Elle voit poindre à sa frontière avec le Brexit, le contre-modèle d’un pays qui renonce à l’illusion de la force collective et mise sur un souverainisme véloce de marché. Une sorte de modèle Israélien à sa frontière qui n’attend pas tout de la taille et des forces magiques de la concurrence. Elle regarde à cette heure cette aventure solitaire comme un suicide programmé, sans voir que dans la guerre des modèles, le sien est en urgence absolue.
Réflexions :
L’intérêt de ce texte est qu’il stigmatise une marche européenne vers un anachronisme provoqué par son ADN néolibéral. Olivier Passet ne propose pas de solutions mais l’impression est qu’au fond, à la crise de la configuration actuelle du continent européen, une bonne réponse serait plus d’Europe. Cette réponse fût traditionnellement l’outil de sa progression avec, chacun le sait, des résultants de plus en plus contestables.
L’idée de déplacement de la concurrence, depuis celle des entreprises, puis vers celle des Etats, enfin vers celle des modèles macro-économiques est intéressante. Elle reste néanmoins questionnable avec les nouvelles interrogations concernant la Chine. Les énormes investissements de ce pays présentés comme constructifs d’un auto centrage avec 2025 pour horizon, connaissent une réalité matérielle contestable. Ces investissements restent d’abord des équipements en infrastructures, et beaucoup moins des équipements porteurs de gains de productivité. Le discours du pouvoir interroge aussi puisqu’il consiste à privilégier les grandes entreprises d’Etat dont l’efficience est très faible. Si l’on ajoute à ceci que le volume de la population active va connaitre un déclin continu d’environ 0,5% l’an, il y a lieu de penser que la croissance potentielle de la Chine ne fait que faiblir. On peut même penser qu’à l’horizon 2025 la croissance potentielle américaine dépasserait celle de la Chine, ce qui viendrait mettre en cause l’idée de modèle chinois.
Hélas on ne voit pas de modèle européen rejoignant celui des Etats-Unis. Au-delà- comme en Chine d’une grave diminution de la population active- l’architecture organisationnelle de l’UE ne permet pas un accès au modèle américain. Le privilège du dollar d’une part et un protectionnisme caché par le discours libre-échangiste d’autre part, permet d’authentiques relances keynésiennes aux USA. En Europe la monnaie allemande cachée dans l’euro ne peut s’ajuster à la hausse et vient détruire toutes les économies du sud. Une relance keynésienne est ainsi interdite puisqu’elle reviendrait à consacrer la suprématie des producteurs allemands acceptant d’être payés par impression de billets. Nous retombons toujours sur la question de l’euro.
Nous publions ici un texte d'Olivier Passet (XERFY) très complémentaire de notre article:http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/02/france-2022-un-nid-fragile-d-individus-devenus-passagers-clandestins.html . Oui, l'Etat français est très équipé pour les politiques de redistribution. Il l'est hélas beaucoup moins lorsqu'il s'agit de retisser un véritable système productif. Les compétences correspondantes ont disparu et le prétendu plan de redressement est alourdi par l'intervention de la bureaucratie européenne qui va en contrôler beaucoup plus que les 40% prévus.
Le texte d'Olivier Passet, toujours de grande clarté, est très court. Bonne lecture.
Un texte tout simple qui résume bien les choses depuis l'origine de la monnaie jusqu'au Bitcoin. Merci à Olivier Passet.
Allons-nous au-devant d’un nouveau big bang de la monnaie ? La confiance on le sait est consubstantielle de la monnaie. Sans elle, toutes les transactions se grippent. Et l’élément crucial de cette confiance, c’est d’abord le fait que la monnaie ne soit pas reproductible sans limites et a fortiori duplicable et falsifiable au risque de fausser les échanges. Or deux éléments décisifs bousculent aujourd’hui la confiance :
1. le fait que l’on crée de la monnaie sans limites, alimentant un sentiment d’argent magique ;
2. et l’engouement pour le bitcoin, qui crée le sentiment que face à la monnaie classique, à la crédibilité galvaudée, s’opère une bascule sur une monnaie d’un autre type, dont la quantité (21 millions) n’est pas manipulable puisqu’elle a été fixée une fois pour toutes.
La construction de la confiance dans un contexte de dématérialisation et d’abstraction croissante de la monnaie est une longue histoire.
Au commencement était la violence, l’acquisition par la force des biens. Le troc a été un premier élément de pacification sociale : acquisition de marchandises contre un équivalent. Et parmi ces marchandises, certaines sont devenues des référents : le bétail ou d’autres produits plus stockables, malléables, divisibles comme le sel, les coquillages, l’ambre, etc. Les métaux, présents dans les échanges dès 4 000 ans av. J.-C., s’imposent peu à peu : stables, homogènes, malléables, rares, mais disponibles, revêtus d’une forte dimension symbolique. Et c’est sous l’antiquité que se généralise un système de pièces, au poids invariable, de même forme et authentifiées d’un signe. Au fil des siècles, chaque royaume ou empire, pour unifier son territoire, crée sa monnaie. Symbole de souveraineté, forgeant l’identité royale, intermédiaire des échanges, réserve de valeur et unité de compte, tous les attributs irréductibles de la monnaie sont alors réunis. Et c’est au XVIe siècle avec Copernic que s’ébauche les premières formulations de la théorie quantitative : la monnaie se déprécie quand elle est trop abondante et l’idée, avant Gresham, que la mauvaise monnaie chasse la bonne.
La suite de l’histoire, c’est celle de l’émancipation de la monnaie de son substrat matériel au XVIIe siècle avec l’avènement de la monnaie papier à Amsterdam, Hambourg, Londres. Le métal précieux est détenu par un tiers de confiance, les premières banques de dépôt ou les orfèvres, en contrepartie d’un certificat de dépôt papier. Son acceptation dans les échanges est fondée sur la confiance des détenteurs, elle-même gagée sur la possibilité de récupérer la monnaie métal à tout moment. Avec au début une stricte égalité entre les certificats et le montant des espèces métalliques. Avant que les orfèvres ne réalisent que le stock métal ne descend jamais en dessous d’un certain niveau. Vers 1665, ces derniers vont alors émettre des certificats en échange de titre de dette. C’est là que naît le mécanisme central au cœur de la création monétaire contemporaine. Le crédit comme source de la création monétaire. La monnaie comme jeu d’écriture qui s’émancipe de la quantité de métal. Avec les ratés retentissants que l’on connaît : la banqueroute de Law en 1720 ou la crise des assignats en France. Et c’est ce système qui ne va jamais cesser de se perfectionner, à travers l’avènement d’un système hiérarchique de banques centrales et de banques de second rang, de règles qui confèrent à la monnaie fiduciaire et scripturale toute sa crédibilité.
L’étalon-or demeure néanmoins la caution ultime : le collatéral détenu par la banque centrale, qui fonde la confiance. La croissance du crédit ne peut se détacher de la quantité d’or. Le système vacille avec les besoins considérables de cash induits par la guerre de 1914, puis avec la crise de 1929. Il est partiellement rétabli en 1945 avec les accords de Bretton Woods. Système de convertibilité par procuration où chaque devise est convertible selon une parité fixe en dollar lui-même gagé sur l’or. Et c’est là qu’intervient le troisième big bang en matière de dématérialisation. En 1971, lorsque les États-Unis renoncent à la convertibilité. Pour la première fois, la monnaie n’est adossée à aucun actif tangible avec les désordres que l’on connaît. Et ce n’est pas un hasard si le monétarisme vit son avènement à ce moment-là de l’histoire. Le dollar à défaut d’être gagé sur l’or sera soumis à des règles quantitatives strictes. L’émission de dette en dollars, source de la création monétaire, évoluera en fonction des besoins de transaction des États-Unis et du monde. Une équation de plus en plus difficile à tenir, tant la taille des émergents et des transactions financières a explosé au fil des années.
Et nous sommes à ce point de l’histoire où plus personne ne sait ce qu’est la quantité de monnaie stabilisante. Tout ce que l’on sait, c’est que le système s’effondre et se fige si les banques centrales ne fournissent pas des tombereaux de liquidité. Et tout ce que l’on peut constater, c’est que la liquidité se loge peu dans les transactions réelles et gonfle la valeur des patrimoines, participant à la prolifération des milliardaires planétaires. Faisant de la monnaie un nouveau vecteur de violence sociale. Et face à ce système sans boussole font irruption les cryptomonnaies, déstabilisant la représentation de la souveraineté attachée à la monnaie. Alors certes, aujourd’hui, l'envolée du Bitcoin ne fait pas de lui une monnaie à part entière. Son contingentement strict ne lui permet pas d’être un référent stable d’expression de la valeur et d’accompagner harmonieusement les besoins de transactions. Sa valorisation excessive et son instabilité intrinsèque ne lui permettent pas d’être une unité de compte pratique. Il suffit d’exprimer le PIB américain en Bitcoin pour comprendre son caractère inopérant. En revanche, le système concurrent à l’ébauche a inventé son or digital. Autrement dit, le socle que précisément l’ancien système déboussolé a perdu…
Nous invitons ce matin les lecteurs à réfléchir sur l'intéressant texte qu'Olivier Passet publie chez XERFY. Oui la demande d'Etat augmente considérablement, mais cela ne signifie pas qu'un nouveau contrat social pourra naitre. Nous maintenons ainsi notre hypothèse pessimiste pour 2022. Parce que la gigantesque demande d'Etat n'est plus le fait d'une majorité politique aisée à se constituer, mais au contraire la quête d'individus complètement atomisés et en guerre les uns avec les autres, le schéma du second tour de l'élection présidentielle de 2022 ne pourra être que la reconduction de celui de 2017. Bonne lecture.
La crise sanitaire dévoile avec une acuité inégalée une de ces contradictions qui sont au cœur de la dynamique capitaliste. Ces contradictions qui font le lit des grandes crises qui ont jalonné son histoire, mais dont le dépassement est aussi le moteur de sa transformation. Elle révèle comme jamais le désir collectif de santé et la priorité des enjeux écologiques dans les préférences des agents. Partout, la protection de la vie humaine a pris le dessus sur la continuité des affaires, et partout l’enjeu environnemental s’est imposé comme moteur de relance.
La contradiction contemporaine réside précisément dans le fait que le désir de biens et de services collectifs n’a jamais été aussi élevé dans nos sociétés, j’ai parlé de santé, d’écologie, mais je pourrais encore parler de sécurité ou d’éducation, de justice etc. au moment même où le consensus fiscal est le plus fragilisé. Fragilisé sur deux plans 1/ une érosion du consentement de la classe moyenne et des plus riches à payer l’impôt et 2/une évanescence des bases fiscales avec la montée des secteurs de l’information, et un risque d’évasion croissant, qui rendent techniquement de plus en plus compliqué le financement par l’impôt. On demande ainsi toujours plus aux États, alors que leur assise financière n’a jamais été aussi faible. Et la résolution de cette impasse trouve son issue dans une explosion des dettes publiques qui interroge sur la soutenabilité du régime.
Les économistes ont prétendu résoudre cette tension à travers une marchandisation des biens collectifs et une privatisation partielle de leur gestion, qui les ferait sortir au moins partiellement du champ de la sphère publique. D’où le glissement de la notion de biens collectifs vers la notion de biens communs : le coût des premiers étant socialisé via les prélèvements obligatoires et leur accès étant gratuit et égalitaire ; les seconds pouvant être soumis à des barrières de prix qui en rentabilise la gestion mais qui différencient leur accès selon les capacités financière des individus. Il en est ainsi du développement d’assurances ou des prestataires privées dans le domaine de la santé, de la montée des droits universitaires et de l’autonomie de gestion dans l’éducation, de la mise en place de taxes et de péages pour gérer la rareté et la pollution en matière environnementale.
Cette privatisation partielle, offre des opportunités nouvelles de création de valeur dans la sphère marchande, qui sont au cœur de la croissance des dernières décennies dans les économies avancées. Mais cette bascule vers une gestion, un financement privé, et une mise en concurrence favorise la segmentation par gammes et clientèles, qui génèrent de redoutables problèmes d’iniquité et, dans le pire des cas, de barrière à l’accès pour les plus pauvres. Cette évolution bute aujourd’hui sur un problème d’acceptabilité des populations, d’exaspération des classes moyennes déclassées, qui mine la cohésion sociale dans toutes les sociétés développées. Le caractère anti-redistributif des taxes et divers signaux prix en matière d’environnement, bute sur le même écueil.
Et sur le plan de l’efficacité, le bilan est tout aussi calamiteux. Le désir ou le besoin de biens collectifs atteignent de telles proportions aujourd’hui, que les réformes libérales ne parviennent même pas à endiguer la montée de ces dépenses dans les finances publiques. Partout le poids de ces dépenses augmente, sous l’effet 1/ d’une montée des prix (des médicaments, des équipements, des technologies) et 2/ d’une érosion de la part des circuits de financement public qui demeure très en deçà des promesses des réformes libérales. Cette part demeure prépondérante presque partout. Et le sous-financement de cette demande collective en pleine expansion conduit à des restrictions de coûts d’équipement, de stocks, de personnels et à des déficiences de maillage que la crise sanitaire a mis en relief de façon éclatante. Concernant l’écologie, le bilan est plus désastreux encore : la poursuite du mythe selon lequel la transition écologique pourrait relever d’arbitrages et de financement de marchés, guidés par des taxes punitives bute sur une réalité irréductible. Il faudrait augmenter d’un facteur 5 à 10 les taxes existantes, pour commencer à avoir une prise sur les comportements privés à la hauteur des objectifs climatiques. Autant dire un objectif intenable pour des gouvernements rivés sur un horizon électoral court, et confrontés à un climat social de plus en plus explosif. Résultat, alors que les gouvernements sont les seuls acteurs qui pourraient impulser de façon coordonnée la transformation écologique, à travers leurs choix d’investissement, de R&D et de consommation, face à l’urgence du compte à rebours du réchauffement climatique, ils ne consacrent qu’une part dérisoire à cet enjeu massif et prioritaire. Ce faisant, ils condamnent la soutenabilité de nos régimes de croissance.
Bref l’Etat n’a jamais été aussi incontournable. L’argent gratuit lui permet certes aujourd’hui de différer l’impasse d’une fiscalité qui s’étiole. Mais cela ne durera qu’un temps. Et sans nouveau pacte fiscal, nos économies contemporaines courent au-devant d’une crise fatale.
Deux ouvrages importants et à priori en opposition sont publiés en cette fin d'année, celui de Christophe Guilluy ( "Le temps des gens ordinaires"; Flammarion; 2020) et celui d'Eric Sadin (l'ère de l'individu tyran; Grasset; 2020)) Le premier accorde encore encore un peu de crédit au politique. Le second radicalement pessimiste parle ouvertement de la fin d'un monde commun et le passage progressif d'une situation où les individus, certes devenus solitaires, sont encore solidaires à un monde où ces mêmes individus deviennent des "isolés antagonistes". Nous aurons l'occasion de commenter ces 2 ouvrages à partir de la réflexion déjà menée dans le blog sur les doutes concernant l'utilité de la prochaine élection présidentielle ( voir les articles du 30 novembre et 14 décembre intitulés: "France: il n'y a pas grand chose à attendre de la future élection présidentielle ", partie 1 et 2). Nous aurons l'occasion d'y mêler des billets invités sur le blog dont celui d'Hélène Nouaille publié le 16 décembre et celui d'Olivier Passet publié le 7 décembre.
En attendant nous remercions la Fondation Res Publica et en particulier Joachim Imad qui vient de publier une brève note de lecture concernant l'ouvrage de Christophe Guilluy, commentaire que nous reproduisons ci-dessous. Bonne lecture.
Aux Trente Glorieuses, période de forte croissance et de relative domestication du capitalisme, a succédé un processus de marginalisation économique et culturelle des classes populaires. Analysant les conséquences de l'avènement du néolibéralisme, conjugué à des mutations technologiques rapides et au triomphe d'une nouvelle division international du travail, Christophe Guilluy évoque « le plus grand plan social de l'Histoire », à coups de précarisation, de désindustrialisation, de délocalisations et de chômage de masse. La ruralité et les petites et moyennes villes françaises en ont été les premières victimes, comme l'illustre la carte de France de l'indice de fragilité sociale des communes [1], un indicateur élaboré par le géographe à partir de onze critères (la part des ouvriers dans la population active, la part des employés et ouvriers dans la population active, l'évolution de la part des ouvriers et employés dans la population active, le revenu disponible médian des 60 ans et +, le taux de chômage, la part des actifs en temps partiel, la part des actifs en emploi précaire, la part des plus de 15 ans non diplômés, le revenu disponible médian des ménages, la part des propriétaires occupants sous seuil de pauvreté, la part des locataires du parc privé sous seuil de pauvreté).
Dans le même temps, les classes populaires ont perdu leur statut de référent culturel. Auparavant prescriptrice, enrichie par le travail remarquable de syndicats et de partis politiques comme le Parti communiste et magnifiée par des réalisateurs comme Jean Renoir, Marcel Carné ou Julien Duvivier, la culture populaire s'est retrouvée cantonnée aux marges de la société, au point de devenir une « sous-culture inquiétante », méprisée par les vainqueurs de la mondialisation et par des minorités acquises à l'idéologie libérale-libertaire.
Ce déclassement économique et culturel a enfin été aggravé par une relégation politique. Les partis de gouvernement qui avaient auparavant à cœur de défendre les intérêts des classes populaires s'en sont progressivement détournés, à gauche au nom d'un ralliement à la mondialisation au prétexte de l'idéologie européiste et d'une vision sociétaliste de l'avenir, à droite au nom d'une vision gestionnaire de l'économie et du dogmatisme néolibéral. Délaissées par les partis traditionnels et les élites anciennement industrialistes et confrontées à une détérioration de leurs conditions matérielles d'existence, les classes populaires n'ont eu d'autre choix que de basculer dans le vote pour le Rassemblement national (auparavant le Front national) ou dans l'abstention, alimentant ainsi la crise de la démocratie sur laquelle tant d'éditorialistes et d'universitaires se plaisent à disserter.
Ce constat, nourri par de nombreux exemples, s'inscrit dans la longue lignée des ouvrages de Christophe Guilluy qui, depuis Fractures françaises, met en évidence la persistance d'une conflictualité sociale que l'idéologie libérale s'efforce de dissimuler. L'originalité du Temps des gens ordinaires n'est pas là. Elle réside dans le constat, plutôt optimiste, que propose l'auteur d'un basculement des classes populaires dans la résistance. Refusant la place subalterne à laquelle la recomposition du capitalisme et l'idéologie dominante les assignent, celles-ci passent aujourd'hui de l'ombre à la lumière.
Cette résistance est d'abord pratique et va bien au-delà de ce qu'il convient d'appeler le populisme. Bien qu'il ait débouché sur un échec politique, le mouvement des gilets jaunes a par exemple fait entendre les exigences et le cri de détresse des couches populaires dont beaucoup avaient préféré oublier l'existence. Quelques mois plus tard, à l'heure du premier confinement et du passage d'une partie des Français en télétravail, ces mêmes gens ordinaires, qu'ils soient aides-soignants, caissiers, livreurs, éboueurs ou encore chauffeurs routiers, ont dû assumer presque seuls le principe de réalité et faire tourner ce qu'il convenait alors d'appeler « l'économie de guerre ». Nullement naïf sur le processus d'héroïsation dont ils ont pu faire l'objet (« L'héroïsation est une manière de garder la main, de continuer à objectiver les plus modestes mais certainement pas une façon de leur laisser la place. »), Christophe Guilluy observe que les classes populaires, et ce pour la première fois depuis des décennies, occupent désormais une large place de l'espace médiatique.
Cette visibilité nouvelle va de pair avec une renaissance culturelle. Négligées voire vilipendées par le monde de la culture depuis les années 1980, les classes populaires sont de nouveau des sujets de premier plan de la création artistique, en témoigne la multiplication des œuvres qui contestent les représentations dominantes du peuple. Pour étayer son propos, Christophe Guilluy cite de nombreux exemples issus aussi bien de la scène artistique française (le prix Goncourt attribué à Nicolas Matthieu, la descendance littéraire d'Annie Ernaux, etc.) qu'anglo-saxonne (le succès des films de Ken Loach, le phénomène autour du roman Hillbilly Elegy de J. D. Vance, les romans populistes de John King, etc.). On peut néanmoins s'interroger sur leur portée réelle. Ces œuvres ont rencontré un succès indéniable mais sans commune mesure avec celui d'œuvres invitant par exemple à jeter un regard nouveau sur les banlieues. Pensons par exemple à la notoriété immense de certains rappeurs ou à des phénomènes de société cinématographiques, à l'image de La haine de Mathieu Kassovitz ou, dans une moindre mesure aujourd'hui, Les misérables de Ladj Ly, prix du jury 2019 du Festival de Cannes.
En outre, les classes populaires tendent, aux yeux du géographe, à ne plus jouer sur le terrain du pouvoir et à s'autonomiser. Refusant « les faux débats sous contrôle » et « le piège de la récupération politique et syndicale », elles se recomposent autour des valeurs traditionnelles (besoin d'ancrages, attachement aux solidarités organiques, refus du progressisme diversitaire, etc.) et d'un diagnostic commun : l'échec de la globalisation, de la métropolisation et du multiculturalisme. Avant tout pragmatique, la France périphérique a tourné le dos à l'idée de révolution et aux grands récits ayant structuré le XXe siècle. Seule la préservation de l'essentiel lui importe dorénavant : « un niveau de vie, un niveau de protection sociale, mais aussi un environnement culturel qui favorise le bien commun ».
Consacrant de nombreuses pages aux enjeux migratoires et démographiques, Christophe Guilluy explique que la question identitaire s'avère fondamentale dans les milieux populaires, à la faveur notamment de l'ethnicisation des débats sociaux. En première ligne face à la crise de l'intégration, ceux-ci font le constat des tensions auxquelles conduit nécessairement « la société multiculturelle à 1000 euros par mois ». Loin des procès en repli sur soi et en xénophobie, le géographe rappelle cependant que l'hostilité des classes populaires au multiculturalisme et à l'immigration non-contrôlée ne découle pas d'un racisme renaissant mais bien d'un attachement à un mode de vie et à une culture façonnés par l'histoire : « Ce que les élites feignent de définir comme du racisme n'est en réalité que la volonté des plus modestes de vivre dans un environnement où leurs valeurs restent des références majoritaires. » Christophe Guilluy évite néanmoins, à raison, l'écueil consistant à accorder la primauté à la question identitaire sur la question sociale : « S'il partage ses valeurs et sa langue, un ouvrier européen se sentira toujours plus proche d'un ouvrier d'origine maghrébine ou africaine que d'un bobo parisien blanc. »
Cette renaissance des classes populaires s'accompagne d'un inévitable effondrement culturel et idéologique du monde d'en haut. Les gens ordinaires ne sont plus dupes sur l'écologisme, l'antiracisme et l'antifascisme de façade de celui-ci, comme l'exprime Guilluy par la formule lapidaire suivante : « La lessiveuse idéologique ne fonctionne plus. » Ces discours bienveillants peinent selon lui à dissimuler la réalité de la lutte des classes et le refus de la diversité sociale d'une large partie des élites, en témoigne par exemple l'inquiétante homogénéisation des métropoles que souligne Guilluy : « Pourtant bastions de la « société ouverte », les métropoles sont des lieux de ségrégation territoriale et d'exclusion sociale radicale des classes populaires. »
Conscientes de cette hypocrisie, les classes populaires contestent désormais avec virulence l'idéologie dite progressiste. Si celle-ci demeure hégémonique au sein du bloc élitaire, elle s'avère selon le géographe à bout de souffle, en témoigne par exemple la perte brutale d'attractivité des grandes villes, exprimée par des données très révélatrices compilées dans l'ouvrage. Christophe Guilluy rappelle par exemple que 600 000 à 800 000 personnes quittent les grandes villes françaises chaque année et que seuls 13% des Français vivant dans les espaces métropolitains désirent continuer à y résider. Lassés par l'hypermobilité propre aux métropoles et rêvant de « décélération », ceux-ci devraient à terme être amenés à renouer avec la sédentarité inhérente à la France périphérique (si l'on passe outre les mobilités contraintes liées à l'activité professionnelle). Comme l'écrit Christophe Guilluy, la mobilité, géographique comme sociale, pour tous est en effet un mythe. En 2016, 65 % des Français vivaient par exemple dans la région où ils sont nés, tandis que « les chances d'ascension sociale des individus d'origine populaire (soit les enfants d'ouvriers et d'employés) varient du simple au double selon les territoires de naissance. N'en déplaise aux thuriféraires du nomadisme, cette sédentarisation ne devrait faire que progresser du fait des grandes dynamiques anthropologiques caractéristiques de notre temps (augmentation de l'espérance de vie, vieillissement de la population en Occident, ralentissement de la croissance démographique mondiale, raréfaction des ressources, etc.).
Cet essoufflement du modèle néolibéral et de la métropolisation dissimule une crise beaucoup plus profonde. Christophe Guilluy juge qu'il ne faut pas seulement adapter marginalement le modèle à l'origine de la désindustrialisation - ce même modèle qui fait que pour la première fois de l'histoire, les gens ordinaires sont contraints de vivre sur les territoires qui créent le moins d'emplois - mais bien le transformer radicalement, ce qui implique un volontarisme politique accru, un changement de cap économique et une capacité à planifier que notre classe dirigeante a laissé en déshérence depuis des décennies.
Christophe Guilluy relève que les territoires périphériques demeurent les « heartlands » des démocraties occidentales et que la mécanique des gens ordinaires correspond non pas à une « entrave » mais au « mouvement du monde ». Au-delà de ce constat fort intéressant, il serait néanmoins nécessaire de poursuivre la réflexion sur les implications pratiques du changement de modèle que le géographe appelle de ses vœux (quid de l'articulation entre une élite responsable et des classes populaires exprimant une légitime demande de protection ?) et de réfléchir aux politiques ambitieuses qu'un bloc républicain devrait mettre en œuvre pour réorienter notre modèle économique vers un horizon souhaitable. [2]
Alors que la crise du coronavirus a mis en lumière nombre de nos dépendances et de nos faiblesses, contribuant ainsi à réhabiliter des notions depuis longtemps ostracisées dans le débat public, à l'instar de la souveraineté, de l'autonomie stratégique ou des frontières, ce travail intellectuel s'avère plus impératif que jamais.
Enregistrons bien cette analyse débouchant sur un possible retour des "gens ordinaires". Conclusion jugée positive et conclusion qui sera très critiquée dans l'ouvrage d'Eric Sadin, ouvrage qui sera bientôt commenté dans la partie 2 de cet article.
Bonnes fêtes de fin d'année à toutes et à tous.
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[1] Carte de l'indice de fragilité des communes françaises (Données INSEE), p.97
[2] Voir le colloque organisé par la Fondation Res Publica « Quelle recomposition du paysage politique pour la France ? », 3 décembre 2019
16/12/2020