L’ordo-libéralisme est une pensée économique spécifiquement allemande dont nous avons déjà étudié les principes sur ce blog. Rappelons simplement que dans sa dimension monétaire, cette doctrine stipule qu’il est nécessaire d’ériger des normes et institutions monétaires sur lesquelles tous les acteurs peuvent s’appuyer. Normes et institutions qui sont des « extériorités » pour tous, y compris l’Etat, ce qui signifie leur non manipulabilité. D’où, en particulier, l’exigence et la garantie de disposer d’une banque centrale complètement indépendante chargée entre autres de faire respecter la loi de la stabilité monétaire. Stabilité de la monnaie et intangibilité de la loi vont ainsi de pair dans l’ordre ordo-libéral.
Nombreux sont les commentateurs qui voient dans un tel principe l’équivalent de celui de l’indépendance de la justice dans un Etat de droit, équivalent ou rapprochement qui donne à l’indépendance des banques centrales une image nécessairement positive, et plus encore qui suggère une nécessaire congruence entre Etat de droit et indépendance de la banque centrale. On peut néanmoins observer que l’Etat de droit n’est pas nécessairement considéré comme juste, et plus encore que des Etats irrespectueux de l’Etat de droit, peuvent respecter, par choix, le principe d’indépendance de la banque centrale.
C’est que l’ordo-libéralisme n’est qu’une doctrine et qu’à ce titre elle se trouve éloignée d’une préoccupation cognitive pour se figer dans une attitude normative. Les libertariens, qui furent souvent admirés par les ordo-libéraux, expliquent par le raisonnement- donc par une démarche cognitive- l’avènement historique de l’Etat de droit[1], phase probablement transitoire de l’aventure étatique que les hommes connaissent. Ils peuvent aussi sans doute expliquer, comme le feraient probablement les marxistes, la naissance et le développement historique de banques centrales indépendantes. Ils n’en déduisent en aucune façon qu’une telle réalité empirique est « bonne » et qu’elle pourrait conduire à un quelconque intérêt général. Réalité « bonne » qu’il faudrait imposer comme loi « bonne » et donc norme générale[2].
Cette erreur des ordo-libéraux – erreur à laquelle il faut associer les juristes qui refusent de voir dans le droit, une science des normes ou un simple fait social émergent- qui refusent de voir toute distinction entre l’espace du cognitif et celui du normatif, s’avère aujourd’hui douloureuse pour les entrepreneurs politiques allemands.
Ces derniers, s’ils avaient eu conscience de ce qu’était la nature profonde d’une banque centrale, une simple institutionnalisation d’un rapport de forces entre pouvoir politique et pouvoir financier, comme nous l’avons souvent exprimé, auraient pu se rendre compte que la doctrine ordo-libérale faisait le lit du développement d’un système financier devant phagocyter les Etats eux-mêmes et donc le principe ordo-libéral lui-même.
Parce que les théoriciens de l’ordo-libéralisme ne savent pas qu’une banque centrale n’est que l’institutionnalisation d’un rapport de forces, ils ne pouvaient se rendre compte qu’en appuyant les entrepreneurs politiques dans une démarche d’indépendance de l’autorité monétaire, ils ne faisaient que faciliter le développement du système financier. Ce développement déjà possible dans le cadre de l’unité de compte nationale (le Mark), pouvait ne plus connaitre de limite avec la zone euro et un euro-système pourtant nourri d’ordo-libéralisme.
Comme toutes les banques du monde, les banques allemandes ont largement profité des règles d’une banque centrale, devenue indépendante des Etats mais très dépendante du système financier : fin de l’inflation avec endettement croissant permettant un accroissement disproportionné des bilans, fin des taux de change fixes et « dépolitisation » de ces derniers permettant l’irruption continue de nouveaux produits financiers, internationalisation croissante des bilans et développement de risques systémiques, politique monétaire privatisée et accommodante[3]. Autant de faits qui feront que les banques allemandes vont comme les autres connaitre la crise financière.
Quelques données peuvent confirmer cette situation. La Deutsche Bank est aujourd’hui la plus grande banque du monde avec une taille de bilan (2810 milliards de dollars fin 2012) comparable au PIB allemand. Le total des bilans bancaires atteint en février 2013 300% du PIB. A l’exception des banques coopératives, toutes les autres banques y compris les banques régionales sont devenues systémiques et ont été gravement touchées par la crise financière, notamment dans sa dimension immobilière en raison d’une politique d’internationalisation des crédits hypothécaires en particulier vers l’Espagne, ce qui entrainera le contrôle public de grandes banques ( Commerzbank, par exemple, dont la filiale Eurohypo s’était trop engagée dans le crédit immobilier espagnol). Dès 2009, il fallut créer une bad bank pour WestLB et ce, pour un montant de 77 milliards d’euros, montant qui devait grossir pour avoisiner aujourd’hui les 200 milliards. En juillet 2012, Il fallut créer une structure de cantonnement pour Hypo Real Estate (HRE) pour se défaire de 173 milliards d’actifs dégradés. Au total, c’est aujourd’hui 6 bad banks qui gèrent des portefeuilles de produits structurés ou dérivés et des crédits douteux pour un montant de près de 600 milliards d’euros.[4]Bad-Banks qui bien évidemment bénéficient du soutien public. Ainsi aujourd’hui encore le soFFin (« Sonderfonds Finanzmarktstabilisierung) c’est-à-dire un fonds de stabilisation des marchés intervient encore massivement pour soutenir le système financier allemand. Curieusement, cet organisme fut conçu comme dépendance de la Deutsche Bundesbank.
Cette gigantesque et ruineuse dérive, pourtant constatée au cœur de la société ayant généré et exporté son idéologie ordo-libérale, n’a rien de surprenant et résulte simplement de la méconnaissance de ce qu’est la réalité d’une Banque centrale, dans l’ordre de la mondialisation que les ordo-libéraux admirent. Il était bien évident dans les années 70- 80 que le système bancaire allemand, que l’on disait peu efficace à l’époque, ne pouvait que se libérer dans l’ordre de la mondialisation et que la Bundesbank, indépendante du pouvoir politique, ne pouvait l’être au regard de ses administrées, les banques, lesquelles rêvaient d’entrer dans la cavalerie financière proposée par le monde anglo-saxon. Avec la suite que l’on connait aujourd’hui, notamment pour le contribuable allemand.
Victimes de leur propre naïveté, les ordo-libéraux sont pour autant responsables de leur succès : les allemands, peuple, gouverneur de la Banque centrale[5], et entrepreneurs politiques eux- mêmes, sont arcboutés sur l’intangibilité de la monnaie et l’interdit de la monétisation de la dette. D’où, entre autres, l’extrême méfiance sur le projet d’union bancaire et la mise en avant de ce bouclier ultime qu’est la cour constitutionnelle de Karlsruhe.
Victime de leurs croyances – mais aussi soucieux des groupes d’intérêts[6] – les allemands préféreront prendre le large plutôt que de rester dans un ordre monétaire qui se délite et qui ne correspond plus aux attentes de ces mêmes groupes.
[1] Cette démarche cognitive fut celle de Rothbard, de Nozick et de beaucoup d’auteurs américains. En France signalons les travaux de Bertrand Lemennicier.
[2] Ces mêmes libertariens vont pourtant très généralement critiquer la réalité qu’ils expliquent : Ils sont dans une démarche cognitive pour critiquer et déboucher eux aussi sur du normatif. Démarche que nous avons mise en évidence dans : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-lettre-aux-libertariens-71051998.html.
[3]Toutefois beaucoup moins que celle de la FED en raison même d’une résistance ordo-libérale plus grande que dans cette dernière. Le poids de la Deutsche Bundesbank y étant pour quelque chose.
[4]Sources : « Les Echos » du 18 juin 2013
[5] Jens Weidmann
[6]Notamment les retraités, et le groupe des grands exportateurs industriels.