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16 septembre 2023 6 16 /09 /septembre /2023 14:26

 

On sait que la Chine est le pays le plus avancé dans le projet de construction d’une monnaie digitale de banque centrale. Beaucoup d’autres pays suivent, mais sans doute avec beaucoup de réserve. Nous tentons ci-dessous d’expliquer que ce qui n’est encore qu’un chantier ne relève pas d’une simple question de technologie monétaire.

Les merveilles de la nouvelle monnaie

D’une certaine façon, le projet relève de la simple rationalité : les technologies du numérique autorisent une circulation de la valeur bien plus performante et le porte- monnaie électronique que l’on va construire, facilite les opérations des usagers, évite les difficultés des banques face à la gestion de la multiplicité des outils monétaires et surtout, évite les crises type bank-run. Il n’existe plus de problème de liquidité et la question de la réserve de la valeur ne se pose plus…si toutefois les porte-monnaie sont garantis par les banques centrales contre le risque d’inflation…

Mais une vraie question se pose, peut-être en Chine, mais beaucoup plus fondamentalement dans les pays démocratiques. Quel sera le périmètre d’activité de cette monnaie numérique de banque centrale ?

Dans les pays occidentaux, il est impensable que la nouvelle monnaie - relevant pourtant d’une efficience plus grande - devienne concurrente des dépôts bancaires classiques. Si, en effet, les divers acteurs choisissent le porte-monnaie électronique de banque centrale, le passif des banques s’évapore :  la loi de Gresham fonctionne à l’envers et la bonne monnaie chasse la mauvaise. Dans un tel scénario, une demande de crédit de la part d’un client suppose que la banque concernée dispose d’un compte suffisant à la banque centrale. Il n’est plus question de brandir la création monétaire classique et les banques centrales deviennent seules émettrices de monnaie. Les banques qui ont toujours vu les billets comme un fléau - une conversion coûteuse des comptes venant aussi limiter le périmètre de la création monétaire gratuite - voient dans les porte-monnaie électroniques un ennemi autrement redoutable. C’est que les clients qui savent que la partie compte courant de leurs avoirs n’est qu’une créance et non un avoir sécurisé, n’hésiteront pas à choisir la nouvelle monnaie banque centrale a priori aussi sécurisé que les billets.  En allant plus loin, il parait évident que si les monnaies numériques de banques centrales ne sont pas tenues en laisse par le politique, il y a disparition d’un système bancaire devenu l’équivalent des diligences lors du développement de l’automobile. C’est ce débat concernant les modalités de la laisse qui retarde le projet de monnaie numérique de la BCE.

Les temps anciens : ce que nous dit le « big bang » monétaire et ses enchaînements

Et de ce point de vue une monnaie numérique devenue monopole correspondrait à la monnaie imaginée par les premiers Etats voici plusieurs milliers d’années. Sans revenir à l’histoire de la monnaie, il faut savoir que c’est le métal précieux qui fut choisi par les dirigeants politiques de l’époque, des dirigeants qui vont imposer le paiement de l’impôt en or, qui vont monopoliser la création monétaire, en fixer le nom et l’unité de compte. Historiquement, la monnaie est un fait du pouvoir politique très vertical. A l’époque, la nature guerrière des Etats impose de veiller à la liquidité, les dettes de guerre donnant lieu à des paiements en métal. On sait aussi que beaucoup plus tard nous arriverons à une technologie monétaire autorisant, comme aujourd’hui, la création monétaire gratuite par le secteur privé c’est-à-dire les banques. En effet, - des acteurs vont devenir dépositaires de métal contre des certificats d’or, eux-mêmes ancêtres de la monnaie de papier que l’on veut faire disparaître aujourd’hui. Ces mêmes acteurs en se livrant à des opérations de crédit papier vont devenir eux-mêmes créanciers du prince et vont faire naître ce qu’on appelle encore aujourd’hui la dette publique. A partir de ce moment, le fait monétaire cesse d’être le fait d’un pouvoir vertical pour devenir horizontal. Et une horizontalité qui va consacrer la victoire de la finance sur le politique en allant progressivement et concrètement jusqu’à ce qu’on appellera beaucoup plus tard l’indépendance des banques centrales.

La nouvelle technologie va-t-elle changer le monde ?

Si l’on en revient à la monnaie digitale des banques centrales, on voit tout de suite qu’il s’agit d’une technologie de rupture et d’un possible retour à la complète verticalité. De ce point de vue, la Chine est beaucoup plus adaptée à ce nouvel ordre. Si malgré une stratégie de ruse ou de nécessité, elle s’est développée selon un ordre monétaire proche de celui de l’occident, avec banques classiques, banques universelles, régulation de type occidentale, banque centrale, etc., elle est parfaitement  capable de tout faire disparaître au profit de sa seule banque centrale en totale fusion avec l’Etat lui-même. De quoi faire naître un monde sous contrôle total et en revenir aux formes monétaires des premiers Etats en formation. Avec une différence, alors que dans les premières tyrannies la monnaie restait discrète pour les échangistes au regard du pouvoir, la monnaie numérique ne l’est pas et toutes les transactions se font sous le regard d’une banque centrale devenu bras de l’Etat

L’Occident, en raison de son histoire et de sa marche vers l’horizontalité, dispose d’un système  monétaire et financier ne pouvant subir une telle transformation. C’’est la raison pour laquelle les banquiers  exigent des producteurs de l’innovation, des mesures de protection qualitatives ou quantitatives. Par exemple un engagement de limitation du volume des porte-monnaie, limitation assurée par les prix (taux d’intérêt négatif sur les stocks de monnaie digitale) ou par les quantités (plafond de création de monnaie). 

On peut pourtant se demander si -malgré un lobbying très actif de la part du système financier- la nouvelle technologie porteuse d’efficience plus grande ne l’emportera pas, ce qui mettrait  en grande difficulté le système. Bien évidemment la nouvelle monnaie même rendue hégémonique ne tue pas la finance et les banques comme le shadow banking peuvent survivre. Ainsi les opérations de crédit peuvent se maintenir. Toutefois, nous tombons sous le « 100% monnaie » et la fin de la « monnaie dette ». Par exemple, tout crédit par un établissement financier se traduirait par un débit du compte de l’établissement au passif de la banque centrale et un crédit sur le compte du bénéficiaire, compte figurant lui aussi au passif de la banque centrale. Il n’y a plus d’augmentation du bilan et donc aucune création monétaire. De fait, il n’y a plus de banque classique ou universelle. Seuls subsistent les établissements financiers.

Cette fin de la « monnaie dette » réduirait ainsi considérablement le poids de la finance dans l’économie. Le changement de technologie monétaire n’implique pas la disparition des divers métiers, y compris les divers domaines de la spéculation  et les métiers de titres. Toutefois, elle en réduirait considérablement un volume jusqu’ici nourri par les facilités de la maîtrise de la création monétaire. Dans le même temps, la banque centrale  deviendrait le pôle central de la circulation monétaire avec probablement l’apport de la sécurité : les bank-run ne sont plus possibles et l’endettement public n’est plus cause de crises.

Comme toujours les technologies nouvelles sont porteuses de difficultés et de solutions. La monnaie numérique peut tout aussi bien aggraver les désordres du monde ou à l’inverse lui configurer de nouvelles opportunités. Et ces opportunités peuvent elles-mêmes aggraver les totalitarismes (Chine) ou à l’inverse apporter une solutions aux graves défauts d’une finance devenue incontrôlée (Occident).

 

 

 

 

 

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9 septembre 2023 6 09 /09 /septembre /2023 07:17

 

Il semble bien qu’un projet d’union monétaire pour les BRICS - projet  à des fins de dédollarisation - soit aujourd’hui plus ou moins abandonné. Certes, on voit apparaître des  échanges en monnaie nationale , en yuans entre la Chine et la Russie, voire le Brésil ou l’Argentine, en roupies entre l’Inde et la Russie, etc. Toutefois on est encore très loin d’une dédollarisation. De grandes difficultés interviennent lesquelles   supposent, pour être saisies, un examen sérieux de la question des échanges internationaux.  Procédons par étapes pour comprendre.

Supposons tout d’abord  un échange de marchandises entre 2 pays A et B, et supposons un échange en monnaies nationales inconvertibles.  Une telle hypothèse est irréaliste : si au niveau exportation on peut imaginer un paiement en monnaie nationale (par exemple la Russie accepte le paiement en roupies du pétrole qu’elle exporte vers l’Inde), nous voyons bien qu’au niveau importation l’Inde devrait  accepter le paiement en roubles. Cela signifie que, dans tout échange international, la question des devises existe. Aucun pays ne peut en faire abstraction. Et c’est bien la question de la devise ultime qui fait aujourd’hui consensus chez les uns (Occident) et débat chez beaucoup d’autres (« sud global »). 

Supposons maintenant un échange avec de nouvelles règles, les monnaies nationales  restant inconvertibles. Supposons que les acteurs des 2 pays A et B concernés par l’échange acceptent les paiements en monnaie nationale. Par exemple la Russie accepte de vendre son pétrole à l’Inde en roupies et l’inde accepte d’être payée en roubles pour les marchandises qu’elle vend à la Russie. Au terme de l’échange on ne pourra pas dire que le pays A a davantage exporté qu’importé, et qu’à ce titre il aura reçu plus de monnaie étrangère et perdu moins de monnaie nationale. On ne peut rien conclure puisque nous n’avons pas défini de taux de change entre les deux monnaies.  Symétriquement, on ne pourra pas conclure que le pays B a reçu moins de monnaie nationale et plus de monnaie étrangère. Excédent pour A, déficit pour B, sont des notions qui ne veulent rien dire tant qu’on n’aura pas défini la valeur de chacune des 2 monnaies. Les gains à l’échange n’ont de sens que si l’on définit un taux de change. Plus concrètement encore on ne pourra rien dire des échanges entre la Russie et l’Inde si on ne peut définir le rouble par rapport à la roupie ou la roupie par rapport au rouble.

Supposons maintenant que  les  2 monnaies inconvertibles se rattachent à une valeur commune, par exemple un poids d’or, on pourra alors porter un jugement sur l’échange. Au terme de ce dernier un poids d’or théorique s’est fictivement déplacé et vient matérialiser excédent et déficit. Et si une masse d’or théorique se déplace fictivement du pays B vers le pays A, on pourra dire que ce dernier est en déficit. Il n’est pas certain que l’échange puisse continuer longtemps si la masse d’or de B se déplace même fictivement. Il faut donc que le taux de change entre les monnaies puisse se matérialiser dans la réalité économique. Concrètement si roubles et roupies inconvertibles se définissent toutefois par un poids d’or théorique, une accumulation inégale de roupies par la Russie et de roubles par l’Inde va poser problème. Par exemple si, parce que la Russie grande vendeuse de pétrole à l’Inde n’achète rien à ce dernier, elle accumule de grandes quantités de roupies et l’Inde n’accumule aucun rouble, la  situation devient  intenable. Parce que la Russie ne peut rien faire de roupies inconvertibles elle n’a aucune raison de continuer de livrer du pétrole à l’Inde sans réel paiement : les roupies n’ont aucune valeur.

Historiquement, la question des convertibilités fut résolue par des mouvement réels d’or : les monnaies se définissent par rapport à un poids de métal et sont convertibles sans limite en métal précieux. C’est ce qu’on appelait avant 1914 le régime de l’étalon-or. Concrètement, en revenant à l’échange entre Russie et Inde, la Russie ne va pas accepter longtemps les roupies et va exiger de l’inde un paiement en or. Ce qui va déstabiliser sa situation et l’inviter à équilibrer ses échanges avec la Russie.

Si l’on fait maintenant un saut dans l’histoire, on sait que l’or fut remplacé par le dollar. Ce qui pose à nouveau la question dans notre exemple de la relation entre la Russie et l’Inde. On ne veut plus échanger  en dollars …mais ce dernier, mis à la porte, rentre par la fenêtre. Que peut faire la Russie de ses roupies si elle ne peut les transformer en dollars ? Le problème se pose de puis l’hiver dernier : La Russie ne peut accepter indéfiniment des roupies….surtout si pour d’autres raisons, dont la guerre, elle ne peut plus exporter comme par le passé des armes à l’Inde. Ces réalités monétaires sont s’une importance géopolitique fondamentale et dans l’exemple que nous venons d’évoquer, tout se passe comme si l’inde, dépourvue de pétrole, se trouvait d’un seul coup, comme par magie, pourvue de gisements de pétrole et que la Russie en serait dépourvue.

Et le problème, dans notre exemple, est d’autant plus ardu qu’en dehors du couple Russie/Inde il existe toujours un marché des changes avec des taux de change roubles contre dollars et roupies contre dollars. On ne peut expulser le dollar que si l’on met en place une nouvelle façon d’exprimer les valeurs relatives du rouble et de la roupie. Cette nouvelle façon suppose la création d’une unité de compte commune qui permettrait de comparer les 2 monnaies et d’assurer leur convertibilité en unités de compte. Mais ce serait encore insuffisant puisqu’en déséquilibre des échanges on ne voit pas pourquoi Inde ou Russie accepterait d’accumuler des unités de compte, surtout si ces derniers sont eux-mêmes inconvertibles en dollars….

Une façon de solutionner la question serait d’élargir le périmètre des échanges en intégrant d’autres pays dans le jeu. C’est bien ce que l’on imagine au niveau des BRICS. Cela suppose de nouvelles institutions et un multilatéralisme au niveau d’un groupe de pays. Tout d’abord si l’on veut échapper au dollar, il faut définir l’unité de compte sur la base de critères tels le poids de chaque participant en termes de PIB. Chaque pays contribuerait à la valeur commune à partir de son poids dans le club, et un taux de change. A supposer que cette valeur soit définie, il faut ensuite construire une chambre de compensation, les déséquilibres bilatéraux étant censés se transformer en équilibre de zone monétaire. Dans cette configuration le dollar serait marginalisé mais continuerait de rôder dangereusement.

C’est que la définition de l’unité de compte est autrement difficile aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de l’Union Européenne des paiements (1950-1958). A l’époque les monnaies européennes étaient inconvertibles et se définissaient par un poids d’or. Le dollar absent des pays ravagés par la guerre (la balance américaine est considérablement excédentaire et les dollars sont animés par une force centripète) est remplacé par un dollar théorique : chaque monnaie se définit par un poids d’or exprimé sur la base de la convertibilité officielle du dollar en or (une once valant 35 dollars). Ici l’unité de compte avait du sens et les déséquilibres constatés sur la base des taux de change donnaient lieu à un paiement en métal, faute de dollars circulant en Europe. Chacun était tenu, mensuellement, de régler ses dettes, ce que l’on ne voit pas encore chez les BRICS avec des échanges donnant leu à de simples paiements théoriques, eux-mêmes encouragés par la volonté de dédollariser.

 

L’unité de compte de l’Union Européenne des Paiements en 1950 puis l’ECU dans les années 80 furent construits dans la perspective d’un dépassement des Etats Nations. Il y avait  concordance entre la perspective d’une fin de la souveraineté monétaire et la fin de la souveraineté tout court. Une unité de compte BRICS le serait dans un sens très contrarié : on ne peut s’affirmer souverain, ce qui est quotidiennement et géopolitiquement revendiqué, et simultanément réduire sa souveraineté monétaire. Or c’est précisément ce qui se passerait en cas de perspective d’une union monétaire propre aux BRICS.

Dans le cas de l’Histoire monétaire depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le dollar s’est construit sur la base du renoncement des autres pays à leur pleine souveraineté : les monnaies européennes ne sont plus convertibles en or et ne sont convertibles que dans une monnaie particulière, celle qui restera convertible en métal. La puissance du dollar repose donc sur le fait qu’il expulse l’or comme monnaie de réserve pour y  prendre sa place. Et lorsque les dollars seront animés d’une force centrifuge en raison des déficits américains (à  partir de la fin des années 50) ils deviendront l’unité de compte ultime. La suite de l’histoire est simple à comprendre : en 1971, le dollar étant devenu hégémonique il n’y aura plus qu’à expulser le cadavre, celui de l’or enfin démonétisé. Pour cela le président Nixon n’aura plus qu’à déclare le dollar inconvertible : il est lui-même devenu l’or de jadis.

La réalité des BRICS est fort différente. L’unité de compte  de l’UEP, puis l’Ecu, puis l’euro, a  pu se construire sur la base d’une soumission au dollar et à l’ordre mondial qui lui correspondait. Un ordre qui confirmait la puissance américaine et la fin des Etat-Nations pour les autres pays. L’unité monétaire des BRICS peut-elle à l’inverse se construire indépendamment du dollar ? Le contexte est d’autant plus difficile que l’unité de compte à construire ne serait que le paravent du yuan, et une unité de compte qui serait toujours exposée à sa convertibilité face au dollar.

Dans un monde où unanimement les monnaies sont considérées comme des marchandises relevant d’une cotation come n’importe quelle matière première, le taux de change restera une épée de Damoclès. L’éventuelle monnaie commune des BRICS serait ainsi amenée à construire une armée de produits financiers permettant le maintien du cours et le maintien des cours des monnaies des pays adhérents. Et dans un tel contexte les produits de couverture des taux seraient d’autant économiquement supportables que les marchés seraient profonds et donc parfaitement liquides. A ce niveau quelle monnaie peut avoir la profondeur de marché dont le  dollar profite ? Comme sur les produits de haute technologie Les barrières à l’entrée sont considérables et on voit mal comment les BRICS pourraient se risquer à s’alourdir  de difficultés économiques supplémentaires. Déjà la banque de développement de BRICS ( New Development Bank, NDB) n’arrive pas à se passer des financements en dollars pour ses opérations au profit des pays adhérents.  Au-delà des difficultés géopolitiques comme l’opposition radicale entre Chine et Inde, ou le quasi abandon des « petites monnaies » (Rand, Real, etc.) face au Yuan, la simple rationalité s’opposera à tout projet de monnaie commune.

 

 

 

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16 août 2023 3 16 /08 /août /2023 12:40

« Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction de l’humanité à une égratignure de mon doigt ». Cette phrase que l’on doit à David Hume - grand inspirateur d’un Adam Smith s’apprêtant à écrire sa « Théorie des sentiments moraux » -  est probablement d’une cruelle actualité. C’est aussi dire que la guerre en Ukraine, s’ajoutant elle-même à une crise environnementale globale, va probablement redessiner le visage du monde. Du même coup, elle devrait inspirer toute démarche s’intéressant à l’avenir de la France.

Jusqu’ici le monde semblait devenir plus plat et l’utilisation méthodique du paradigme de l’économie était censée permettre la fin des conflits. La solidarité mondiale des chaînes de la valeur elles-mêmes mondialisées devait constituer la trame de la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant.

On sait maintenant que ce paradigme, utilisé sans nuances – pensons à l’Allemagne- était erroné car incapable de prendre en considération la complexité d’un monde décrypté par un Edgar Morin. La théorie du libre-échange et de ses avantages déjà amorcée par David Ricardo s’est pleinement épanouie avec la mondialisation construite à partir de traités relevant tous de cette théorie. Rien ne devait contrarier son application et même les Etats étaient censés se retirer des éventuels litiges commerciaux : le régalien devait se taire face à la liberté contractuelle. On sait maintenant, et on saura probablement davantage demain, que les futurs traités devront laisser une place prioritaire au régalien et à la puissance : protection technologique et souci stratégique comme principes prioritaires. Moins d’extraversion constatée et plus d’auto-centrage décidé, et pas simplement avec des nudges. Le paradigme économique ne pourra s’épanouir que dans l’étau  d’un grand retour des Etats. A ce titre, son axiomatique devra évoluer. Les rugosités géopolitiques sont  appelées à l’emporter sur les platitudes d’un paradigme qui voyait dans les Etats un fossile à faire disparaître. L’économie redeviendra Economie Politique.

Les questions environnementales et leur approche vont dans le même sens. Pendant des décennies, il fut considéré que le paradigme économique n’avait pas à intégrer la question des liens entre la vie des humains et celles des autres habitants de la planète. Le seul lien qui semblait plus ou moins exister se trouvait dans la théorie de la rente… une rente que l’ouverture des marchés devait effacer. Discours devenu littéralement hors sol, il est aujourd’hui rattrapé par la question du climat, ou celui de la biodiversité. Bien sûr, on tente de maintenir le paradigme intact en s’appuyant largement sur le « technosolutionnisme », mais on sait aussi que les sciences de la vie, beaucoup plus au centre de la complexité et du holisme qui lui correspond, sont très critiques sur ce type de solution. Pensons par exemple à la question de l’éradication des nuisibles dont on craint les retombées par méconnaissance des interrelations entre toutes les espèces végétales et/ou animales. On sait également que nombre de tentatives techniques se sont déjà heurtées à une complexité inattendue (ensemencement des nuages pour augmenter la pluviométrie, dépollution des navires qui contribue à augmenter la température des océans, etc.)  Le paradigme économique ne peut vivre en dehors de liens avec le monde.

Si l’on se borne à la question des Etats et à ce qu’ils doivent faire aujourd’hui, on reste impressionné par la gestion du passé. Naguère les entrepreneurs politiques, notamment occidentaux et notamment démocrates, ont affaissé la puissance publique en favorisant l’économie et le social. Un monde moins hiérarchisé et plus plat devenait un produit politique favorable à la conquête ou la reconduction au pouvoir. Moins d’autorité et plus de contrats voire d’émancipation relevait aussi d’un changement anthropologique et donc d’un changement de marché politique. Au delà des rapports coopération/confrontation/soumission entre entrepreneurs politiques et économiques, mais aussi avec les autres acteurs concernés ,  l’Intérêt politique passe par la satisfaction des intérêts économiques globaux ou sociétaux. Cette combinaison porteuse d’affaissement du politique pourra aller très loin avec la fin d’une guerre froide autorisant une « distribution des dividendes de la paix ». Même les USA, malgré l’énormité des industries de la défense, malgré la quête du maintien de la puissance, seront plus ou moins tentés par cette configuration. Pensons par exemple au passage d’un Georges Bush à un Barak Obama.  

D’autres Etats ont connu un devenir différent. C’est que la mondialisation peut aussi devenir le tremplin d’une restauration de la puissance. On ne se sert pas ici de l’économie pour seulement rester au pouvoir et accepter un monde plat, par essence instable et supposé contaminé par des principes démocratiques.  Des principes étrangers aux entrepreneurs politiques locaux. Au contraire, on se sert de l’économie pour assurer ou restaurer la puissance réelle ou mythique d’un passé que l’on imagine glorieux. Pensons au grand retour des empires que l’on croyait disparus. Grand retour qui s’accommode, voire s’appuie sur un individualisme de repliement tel que celui constaté dans la Russie actuelle.  C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la guerre en Ukraine. Une guerre qui fera l’étonnement de la regrettée Hélène Carrère d’Encausse et qui va rétablir la cruelle vérité de la phrase de David Hume : oui les entrepreneurs politiques russes n’ont pas d’autre choix que de penser à leurs doigts. Oui les Etats restent ce qu’ils ont toujours été : une réalité qu’en termes modernes on peut appeler mafieuse. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les grands changements géopolitiques.

C’est aussi dans ce contexte qu’il faut repenser l’avenir de la France.

De ce point de vue la France dispose - si l’on ose dire - d’un avantage comparatif. Elle paraissait déclassée et en retard dans le grand aplatissement du monde. D’où ces incessantes et toujours insuffisantes réformes structurelles proposées par ses entrepreneurs politiques cachés derrière le grand marché à construire. Un monde devenu géopolitiquement beaucoup plus rugueux devrait mieux correspondre à son histoire, à ses institutions et à sa réalité anthropologique.

Le risque est pourtant celui d’une tentative absurde de retour au passé tel qu’il était. Il est difficile d’imaginer un rétablissement brutal du franc, la mise à l’index des dévaluations internes par des décrochages monétaires fréquents, une planification à l’ancienne, une internationalisation à l’ancienne, l’agrarisme comme projet environnemental, l’affaissement des nouvelles valeurs qui ont fait disparaître  le citoyen de jadis, l’effacement d’un projet européen, la fin du multiculturalisme, etc. Il s’agit au contraire de s’armer pour mieux répondre aux nouveaux défis en s’appuyant sur un invariant c’est – à-dire une culture historique accordant une place centrale à ce que Philippe d’Iribarne appelle encore la « passion de l’égalité ». Et une passion qui se renouvelle avec les valeurs émergentes, celles décrites par Cynthia Fleury (égale valeur des formes de vies humaines) ou celles de l’individualisation ( à ne pas confondre avec l’individualisme) analysée par Pierre Bréchon.

De ce point de vue, reconstruire pour affronter les questions centrales de l’environnement et du nouveau monde géopolitique suppose qu’il soit mis fin à une guerre civile larvée, elle-même issue de la fragmentation de ce qui était l’énorme bloc des classes moyennes de jadis. Les lourdes décisions concernant les questions environnementales et géopolitiques doivent tenir compte de leur capacité à réduire la guerre civile larvée. Pour reprendre les mots de David Hume Il faut choisir l’égratignure du doigt – choisir le bien plutôt que l’intérêt aveugle -  mais en  prenant soin à la gestion de ladite égratignure.

Cela signifie que tous les projets concernant l’environnement ou la gestion des rugosités géopolitiques doivent prendre en considération leur portée en termes de fin des faux emplois, de fin des bullshits jobs,  de fin de la précarité salariale, de rétablissement d’emplois porteurs de réelle valeur ajoutée, mais aussi de contestation des rémunérations stratosphériques avec les comportements qui leurs correspondent en termes environnementaux voire simplement moraux. Adam Smith et David Hume ne doivent pas rester éloignés des futurs décideurs.  Il n’y a toutefois pas de miracle et le retour d’emplois plus productifs ne signifiera pas le rétablissement rapide des gains de productivité, le paradigme économique traditionnel devenant muselé dans le nouveau cadre. A titre de simple exemple n’oublions pas que la fin des énergies fossiles est aussi la fin relative d’une efficience confortable, et l’avion à hydrogène sera nettement moins performant que celui consommant du kérozène.

Faire face aux questions environnementales et géopolitiques nouvelles suppose des investissements colossaux en face desquels n’existe guère d’épargne suffisante. Pensons par exemple à  l’isolation du parc immobilier ou la mise à niveau qualitatif et quantitatif des équipements militaires. Pensons aussi à la novelle architecture productive à mettre en place : relocalisations, retissage des chaines de la valeur, infrastructures énergétiques nouvelles, reconfigurations logistiques, etc. Faire face à ces coûts macro et microéconomiques colossaux suppose de rassembler des moyens hors de portée pour un pays déjà victime de légendaires déficits jumeaux.   Le recours à un endettement classique considérablement multiplié n’est lui-même guère imaginable en raison de la taille des dettes et de taux d’intérêts rapidement croissants. Il faut donc mobiliser une masse colossale de capital sans dette. Cela passe évidemment par une évolution de l’architecture monétaire et financière.

En tout premier lieu cela suppose, sans le dire si possible, de mettre fin à l’indépendance de la banque centrale et de l’autoriser à émettre sans dette de la monnaie avec la   contrainte de   son utilisation aux fins nouvelles (environnement et contraintes géopolitiques) décidées par l’Etat et imposées aux entreprises.

Il est extrêmement difficile d’aller plus loin, mais il faut en même temps constater qu’il n’est d’autre solution que celle d’un remaniement considérable des règles du jeu de la finance dans le cadre d’une construction européenne jusqu’ici elle-même articulée autour de ces règles. Si on considère à priori qu’il faut savoir « égratigner le doigt » pour éviter la « destruction de l’humanité » toute réflexion sérieuse concernant l’avenir de la France doit répondre à toute une série de questions.

Sachant que les autres pays de la zone européenne sont plus ou moins dans une situation comparable et que déjà le personnel politico-administratif européen s’est fait plus souple dans de multiples domaines, dans quelles conditions est-il possible d’accepter de transformer les QE classiques en émissions monétaires sans dette ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions cette émission aux fins des nouveaux défis qui se posent, peut-elle améliorer une solidarité européenne en termes de convergences multiples ? Par exemple en termes de meilleure articulation de chaines de la valeur aboutissant à un développement plus autocentré sur la communauté des Etats européens ?

Dans quelle mesure et à quelles conditions  serait-il possible de lier les émissions monétaires sans dette à des objectifs de convergence économisant une crise de l’euro et donc rendant plus réaliste qu’aujourd’hui le taux de change de 1 contre 1 ?

Si la précédente réflexion débouchait sur une impossibilité, dans quelle mesure un remplacement de l’euro par une monnaie commune avec rétablissement de taux de change nationaux serait-il une solution crédible ?

Ces questions sont évidemment multiples et s’enracinent dans la densité opaque des systèmes financiers (banques et shadow banking). Quelles mesures générales faudrait-il prévoir pour éradiquer les risques d’incendie ? (identification des risques et choix des solutions) L’interdit juridique de la spéculation comme paris sur de simples fluctuations de prix est-il pensable ? Quels contrôles sur la créativité financière en termes de produits et en termes de pratiques ? Est-il pensable d’élargir le champ de la responsabilité pénale pour les acteurs financiers ? Quel contenu juridique à la mise sous tutelle européenne des systèmes financiers ? Quelles conséquences géopolitiques de décisions monétaires et financières blessantes pour le cœur de la mondialisation finissante ?

Si les coordonnées fixées par ce présent papier sont exactes et si effectivement il vaut mieux « égratigner le doigt » plutôt que de « détruire l’humanité» nous attendons la constitution d’un groupe de travail consacré au sujet. A lui de fixer l’architecture d’un système monétaire et financier crédible pour affronter les nouveaux défis .

Un autre groupe de travail pourrait se servir des conclusions et recommandations du premier pour répondre à la question de l’architecture productive à mettre en place. La ligne de mire étant le rétablissement de  l’immense classe moyenne susceptible d’éloigner la guerre civile larvée qui taraude le pays. Les questions tournent autour de quelques grands sujets. Quelle place accorder aux infrastructures et quels choix ? Comment faire évoluer ou éradiquer les faux marchés de l’énergie imaginés sous la férule du paradigme de l’économie ? (Pensons à la stupéfiante loi NOME de 2010). Comment  progressivement faire disparaitre la multitude des faux emplois improductifs chargés jusqu’ici de la gestion bureaucratique des faux marchés ? (pensons à la Commission de Regulation de l’Energie et à ses satellites, pensons aux centaines d’autres Autorités Administratives Indépendantes). Quels choix technologiques ?  Plus généralement comment requalifier les victimes de ce qui est devenu le néo-taylorisme de tous y compris des cadres? Peut-on imaginer  la construction d’écosystèmes élargis à l’instar de ce qui existe encore au niveau des industries de la défense ? Comment reconstruire une agriculture sécurisée et comment la pourvoir en personnels suffisants ? Comment imaginer le contenu des nouveaux traités commerciaux ? Etc.

En résumé les 2 groupes de travail seraient chargés de proposer un programme de solutions construit en dehors de toute préoccupation en termes de marchés politiques. Il ne s’agit pas de répondre à des appels d’offre d’études de marchés pour tel ou tel entrepreneur politique, mais au contraire de simplement répondre à la question de la gestion de « l’égratignure du doigt » qu’il faut s’imposer pour éviter la « destruction de l’humanité ».

                                                      Jean- Claude Werrebrouck le 16 Août 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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4 août 2023 5 04 /08 /août /2023 15:21

Très vite au cours de la prochaine rentrée nous serons  engagés dans des débats juridico institutionnels autour du couple police/justice : privilèges ou non de droits au-delà des moyens légitimes dévolus à la force publique, dérogation au regard de l’article 37 du code de procédure pénale, principe d’égalité des citoyens devant la loi, réforme législative « limite » introduisant un glissement sémantique depuis les notions  d’infractions et de délits vers celles d’erreurs et de fautes graves, etc. Comme toujours on prendra soin de ne rechercher la clé que sous le lampadaire. Entre temps on aura oublié que ces débats ont émergé de façon croissante avec ce que certains ont appelé l’ensauvagement de la société. Et un ensauvagement qui concerne davantage la France que beaucoup d’autres pays. 

Comme souvent rappelé dans le présent blog, Un Etat se caractérise par le type d’appropriation - par des agents spécialisés- de tout ou partie du « commun » d’un groupe humain. Curieusement, certains Etats africains semblent devenir aujourd'hui les exemples  immédiatement visibles et parfaits de ce type de modèle. Même en démocratie il y a détention de ce commun par des agents qui ici ont le privilège d’être choisis par des citoyens électeurs. Globalement, ce commun généré et accumulé sur des dizaines de milliers d’années est fait de croyances et règles sociétales souvent non écrites et surtout d’une armature juridique complète. Tout ce que de manière plus savante Hayek appelait «règles de justes conduites».

Ce qu’on appelle marché politique est la possibilité de geler ou transformer ces règles par les gagnants des élections. Les gagnants proposent généralement des réformes qui correspondent à autant de modifications de l’architecture juridique globale. Le tout emballé dans des programmes qui se veulent enchanteurs et surtout n’oubliant jamais ce qu’on appelle un « intérêt général ».

Ces modifications entrainent celles du bien- être de telle ou telle catégorie de citoyens. Par exemple, un blocage des loyers est un avantage pour les occupants et un désavantage pour les propriétaires ; une hausse du taux de l’intérêt un avantage pour les épargnants et un désavantage pour tel ou tel autre groupe social etc... Sachant que toute mesure entraîne des effets pervers, par exemple un ralentissement de la construction de logements en cas de blocage des loyers, il est très difficile de parler d’intérêt général. En même temps, les entrepreneurs politiques n’ont d’autre choix que de se servir abondamment de cette expression, le plus souvent de façon quasi sacrale, pour vendre leurs produits sur le marché politique. Observons aussi un activisme croissant des entrepreneurs politiques lesquels sont engagés dans des orgies réglementaires avec par exemple en France un journal officiel devenu largement illisible tant il devient volumineux. Observons enfin que cet activisme croissant ne concerne pas que le régalien ou les droits économiques et questions sociales qui lui correspondent. Il touche de plus en plus massivement les questions sociétales et plus généralement culturelles. Des droits libertés nouveaux sont ainsi venus s’ajouter aux droits créances plus traditionnels.

Observons le grand effet miroir entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques : activisme croissant pour élargir sans cesse marché économique et marché politique ; ouverture sans limite avec marchandisation généralisée de tous les actes de la vie et ses conséquences anthropologiques ; étendard de l’intérêt, macro politique d’un côté, micro économique de l’autre, etc.

Les entrepreneurs politiques à cheval sur l’armature générale de la société doivent bien évidemment faire respecter l’ordre  humain en principe généré par ladite armature, d’où le célèbre « monopole de la violence légitime » sur lequel ils doivent impérativement s’appuyer. C’est qu’au-delà des idéologies qui évoquent l’intérêt général ou le consensus social, l’ordre juridique ne tient fort banalement que par la force. Sans l’outil monopole de la violence, le monde ne peut que se défaire, aussi bien politiquement qu’économiquement.

Plus le fonctionnement logique des marchés politiques élargit l’offre globale de droits et leur consécration matérielle et plus l’exercice du maintien de l’ordre par la violence légitime devient difficile. Des espaces infinis de liberté appuyés par des technologies où virtuel et réel se confondent, permettent  de déconstruire la société, voire d’envisager sa reconstruction violente.  Comment faire si au nom d’un passé difficile (colonisation) on peut même proposer l’exclusion de ceux qui ont cultivé la liberté? Comment faire si au nom de libertés devenues infinies, l’espace du commun s’évapore ou se fragmente ? Comment faire si des entrepreneurs d’un type nouveau appelés « entrepreneurs de violence » émergent et récupèrent les idéologies d'un néo souverainisme voyant dans la démocratie un piège et dans le charisme individuel des hommes forts une solution? Comment faire si les institutions chargées historiquement de produire du sens et du collectif disparaissent ? Comment faire si une solidarité à prétention universelle se mue en simple solidarité préférentielle, laquelle, parce que sélective, est naturellement non inclusive et autorise l’émergence de bandes rivales (indigénisme, racialisme, wokisme). Comment faire si cette atrophie est elle-même renforcée par des faiblesses culturelles tant quantitatives que qualitatives (crétinisation de masse induite par les réseaux sociaux, analphabétisme militant) ? Comment se situer si je ne maitrise plus la culture du monde d’où je viens, ni - a fortiori- celle en voie de disparition du monde censé m’accueillir ? Comment marier l’ouverture sans limite d’un marché du capital et restreindre celle  d’un marché du travail (problème en particulier du Danemark ou de la Pologne) ? Comment mettre en harmonie des dilatations religieuses dont certaines sont traditionnelles et d'autres glorifient sans limite le culte de l'individu et celle d'une possible réussite ostentatoire et dilapidatrice? Nous pourrions multiplier à l’infini ce type de questions.

Globalement, l’outil monopole de la violence était adapté dans un monde où la notion de société avait encore du sens. Il s’agissait d’inviter avec force chacun à se conforter à l’intérieur de l’éventail des comportements possibles, lequel faisait l’objet d’une négociation politique à l’intérieur de la communauté. Tout ayant disparu, la violence légitime cesse de l’être et se trouve amenée à laisser la place à des émeutiers. D’où l’immense malaise des responsables en charge de l’instrument violence légitime.

La suite logique des évènements risque de devenir très difficile pour les entrepreneurs politiques au pouvoir : ils ne tiennent que sous la protection de ceux chargés d’exercer la violence légitime. Si la protection disparait, ils s’engloutissent dans le chaos généralisé. On peut anticiper que les débats de la rentrée tourneront beaucoup autour de l’édifice violence légitime. La véritable question étant comment échapper au chaos dans un monde où la violence légitime est délégitimée ?

 

 

 

 

 

 

 

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17 juillet 2023 1 17 /07 /juillet /2023 12:56

Il est inutile ici de reprendre les innombrables points de vue concernant les causes des émeutes et les solutions qu’il convient d’y apporter. Intéressons-nous plutôt aux réactions et propositions des acteurs de la sphère politico-administrative. Les « entrepreneurs politiques » (des agents élus, généralement à partir « d’entreprises politiques » appelées partis) se doivent de considérer les moyens du retour au consensus social comme des « produits » susceptibles d’être « achetés » sur les « marchés politiques » aux fins de garder ou de prendre le pouvoir. Dans le cas considéré du traitement des émeutes, il semble que la matière première de nombre des actions proposées aux électeurs repose sur l’idée « d’émancipation » dans les zones réputées difficiles. Terme à connotation bien évidemment positive convenant bien au marketing politique mais qu’il s’agit de creuser et de préciser dans l’offre globale des entreprises politiques et de leurs entrepreneurs.

 1 - Les entrepreneurs politiques de gauche parlent d’émancipation à partir de l’idée de justice, donc une émancipation comprenant des outils économiques et sociaux (infrastructures scolaires et sanitaires, accompagnement social, emplois aidés, contrôle des loyers, boucliers tarifaires, subventions, allocations diverses, bourses, etc.). Majoritairement ces mêmes entrepreneurs restent modestes dans cette offre de produits politiques en raison des limites d’un Etat-providence déjà très surdimensionné. De plus en plus à l’étroit dans ce type de produit à vendre sur les marchés politiques, ils se rattrapent depuis longtemps sur des produits de type sociétaux a priori moins couteux et aisément vendables : allègement des procédures de divorce, mesures d’égalisation des rapports entre sexes,  introduction de la « cancel culture » et mesures censées mettre fin à la société patriarcale, contestation de la notion de frontière et bienveillance concernant l’immigration au nom de droits de l’homme, etc. De quoi faciliter l’émergence d’un individu complètement désenchainé et complètement souverain de lui-même. Il s’agit donc de placer l’offre politique sous le signe de la libération. La tendance globale de l’offre de ce type d’entrepreneurs politiques est donc moins de produits de nature économico-sociale  et davantage de produits de type sociétaux.

2 - Les entrepreneurs politiques de droite sont globalement en accord avec les entrepreneurs politiques de gauche concernant toute l’offre classée et rangée dans la catégorie « Etat-providence ». C’est la raison essentielle pour laquelle il est devenu difficile pour les citoyens de distinguer la droite de la gauche. Cette convergence marque aussi la fin de ce qu’on appelait les révoltes dans notre précédent article[1] : il n’y a plus grand-chose à revendiquer dans un monde où les gains de productivité ont disparu. Les révoltes et revendications de jadis laissent la place à l’adaptation aux marchés économiques mondialisés et l’émancipation ne trouve  plus sa place dans les mesures sociales passant par l’économie. Si donc gauche et droite se confondent sur ces questions, les entrepreneurs politiques de droite sont beaucoup plus réticents sur les produits sociétaux, leur marché traditionnel étant celui d’électeurs qui baignent encore dans les idéologies traditionnelles concernant l’organisation familiale, voire les valeurs religieuses, le territoire, ou la notion de nation elle-même équipée de frontières. Ici l’émancipation ne saurait passer par des mesures sociétales. Toutefois, il s’agit de nuancer et comprendre que ces entrepreneurs politiques ont de plus en plus tendance à se scinder en  groupes très distincts.

Il y a ceux qui considèrent qu’il n’est plus possible de lancer sur le marché des produits autres que la simple adaptation à la mondialisation (libéralisation du marché du travail, promotion de simples accords d’entreprise, droit du travail adapté aux contraintes mondialistes, produits de mobilité du travail, mesures en faveur de l’apprentissage, ouverture large des frontières, etc.). En même temps, ces  entrepreneurs politiques sont très proches de la gauche voire davantage concernant les produits sociétaux. Cette tendance est appelée « progressisme ». En termes d’émancipation le résultat est d’abord d’ordre sociétal. En termes de marché l’offre correspondante est large. Globalement, il s’agit du courant au pouvoir dans la France d’aujourd’hui.

Il y a ensuite ceux qui très en accord avec le premier groupe sur les produits d’adaptation, sont opposés aux réformes sociétales, et bien évidemment en totale opposition avec tout ce qui peut concerner la libre immigration et plus encore l’idée de cancel culture ou de contestation de la société patriarcale. En termes d’émancipation l’offre est peu lisibleEn termes de marché l’offre correspondante est étroite et cela donne des résultats électoraux décevants. Il est très difficile d’être à cheval entre la mondialisation et ses contraintes d’adaptation et le refus de laisser totalement ouvertes les frontières au profit de l’immigration. Parce que le sociétal est aussi un marché déjà émergé dans l’ordre économique, la dérèglementation et la liberté radicale sur les marchés économiques ne peuvent  être accompagnées de restrictions dans l’ordre sociétal. La souveraineté de l’individu est indivisible et ne saurait s’accompagner de zones de dépendances sociétales.  L’offre politique étant peu claire ces entrepreneurs se trouvent dans la position d’un constructeur automobile proposant une carcasse de 2 cv équipée d’un moteur de voiture de course. Problème de cohérence d’offre.

3 - Il y a enfin ceux qui considèrent globalement que les produits/mesures économiques d’adaptation à la mondialisation doivent être retirés des marchés politiques. De la même façon, doivent être retirés du marché tous les produits sociétaux, tous les produits d’émancipation qui aggravent la relation entre nationaux et immigrés. D’abord par la quantité : l’immigration doit cesser d’aller dans le sens de l’ordre mondialiste et son flux devenir très encadré. Ensuite par la qualité : il ne faut pas dynamiser la naissance de l’individu complètement souverain qui devient ennemi/ami des populations immigrées. Ennemi, car la société d’accueil se trouve de plus en plus éloignée des valeurs des immigrés, un monde qui devient l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire (insupportable laïcité, insupportable abandon de l’ordre familial, insupportable cancel culture comme anéantissement des vieilles solidarités, etc.). Ami, car au nom de la liberté généralisée et de la souveraineté de tous, les agents qui vivent dans un tout autre système peuvent mettre en avant ledit système comme libre choix. Prenons un exemple : le port du voile n’est pas le signe d’une aliénation mais celui d’une liberté bruyamment revendiquée, de quoi brouiller tous les repères et introduire davantage de méfiance. Curieusement, la consolidation des règles traditionnelles peut, par simple opportunisme, ne pas entrer en contradiction avec certaines pratiques du monde libertarien.

Cette dernière offre politique, souvent appelée « extrême droite », n’accorde que peu de place à l’idée d’émancipation, se trouve très cohérente, mais représente un virage considérable par rapport aux choix des 40 dernières années. Le marché est potentiellement très large mais il y a franchissement du Rubicon et les entrepreneurs politiques correspondants n’évoquent que rarement l’idée d’émancipation. Cohérence de projet reposant sur ce que nous avons appelé le retour à « l’âge institutionnel des Etats"[2].

Globalement, l’éventail de l’offre politique va ainsi de la « créolisation » (multiplication libre de « grumeaux » baignant dans un monde liquide) à l’assimilation autoritaire. En termes d’efficience, une telle réalité dans l’offre politique globale laisse perplexe. La gauche devenue bloquée dans ses projets d’émancipation par l’économique et le social, ne peut - par sa volonté de poursuivre l’émancipation par le sociétal - que brutaliser les valeurs traditionnelles du monde des immigrés. Sa difficile démonétisation ne peut que se poursuivre. Les progressistes sont très exactement dans le même registre. Reste, d’une part, la droite marginalisée par son incohérence et, d’autre part,  ce qu’on appelle l’extrême droite dont la cohérence la laisse encore sur un marché de niche, et ce même si cette dernière connait une forte croissance. La victoire simplement électorale de cette dernière entreprise politique suppose un renversement majeur dans les croyances et certitudes forgées depuis près d’un demi-siècle. Sa gestion du pouvoir est elle-même potentiellement difficile en raison de l’énormité des coûts d’opportunité des principes d’une cohérence rejetant largement l’idée d’émancipation. Ces coûts d’opportunités sont aussi largement expliqués par l’extraordinaire densité sociale évoquée dans notre précèdent article[3]. Retrouver - en s’éloignant du mondialisme -  des marges de manœuvres au niveau économique et social n’a rien d’évident, les coûts de la démondialisation n’étant pas évaluables à partir des modèles classiques et les gains par réindustrialisation dans un contexte de lutte pour le climat étant inconnus. Dans le même temps réviser le sociétal sur la base d’un projet réel d’assimilation se heurte au monde des immigrés et à celui des tenants de l’individu radicalement souverain et croyant encore à de nouveaux espaces de liberté.

En conclusion, L’étendard de l’émancipation est certes creux mais son abandon parait difficile. L’offre politique globale telle que présentée ci-dessus ne permet pas d’apporter de réelles solutions. Les émeutes à venir trouveront leur carburant dans l’ankylose des marchés politiques. Découvrir une articulation cohérente entre l’économique (lui-même articulé à un ordre géopolitique et climatique à explorer) et le sociétal, reste le défi de notre temps.

 


[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/07/france-le-bel-avenir-des-emeutes.html

[2] http://www.crisedesannees2010.com/2023/06/l-archaisme-de-l-etat-russe-modele-d-avenir.html. Voir également : http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/06/la-dynamique-suicidaire-de-l-etat-russe.html

[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/07/france-le-bel-avenir-des-emeutes.html

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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 06:47

Les évènements français de ces dernières semaines sont apparus énigmatiques, en particulier dans les pays étrangers. Si ces émeutes ne sont que des revendications de nature diverses : économiques, sociales, politiques, sociétales, etc. – comment se fait-il qu’elles soient spécifiques d’un pays qui disposent d’abord d’un Etat- providence de loin le plus généreux de la planète, mais aussi de dispositifs sociétaux soucieux d’une émancipation croissante de chacun ? Nous tenterons en quelques lignes d’apporter une réponse à cette question.

Constatons tout d’abord qu’historiquement les révoltes sont très généralement constructrices de liens sociaux. Il s’agit de contester des règles d’ensemble, celles qui sont l’armature de la société, pour en établir de nouvelles. C’est évidemment le cas des révolutions qui voient dans les révolutionnaires le souci de rebâtir le cadre institutionnel et réglementaire d’une société. C’est aussi le cas, à l’époque du capitalisme, des syndicats qui provoquent des grèves tout en protégeant l’outil de travail et ne font que revendiquer de meilleures conditions de travail. On pourrait multiplier à l’infini les exemples : se révolter c’est aussi constater que l’on fait société, un univers commun qui est confirmé et que l’on souhaite voir progresser. Constatons parallèlement une tendance lourde de l’accumulation historique des révoltes : une complexification croissante des sociétés, ce que les sociologues appellent la densité sociale, ou que les juristes désignent par le caractère stratigraphique du droit. De ce point de vue la France, pays révolutionnaire s’il en est, dispose d’une complexité sociale colossale. Nous y reviendrons.

 Beaucoup plus rares sont les révoltes qui se fixent pour objectif de détruire une appartenance à une société. C’est le cas pourtant du démantèlement des Etats, la référence ultime, à savoir l’appartenance aux mêmes règles n’étant plus jugée supportable.

Précisons maintenant qu’il existe un lien entre révoltes et « Etat ». Les sociétés sans Etat ne connaissent que peu le phénomène de révolte. Sans doute existe-il des guerres inter ethniques, mais les révoltes intra-ethniques semblent rarissimes. La logique de l’intérêt qui semble animer les révoltes n’existe pas dans les sociétés homogènes où l’ordre du monde et les rapports qui existent entre ses membres semblent être une donnée dépassant chacun. L’absence de toute forme de propriété de la terre ajoutant du poids à l’immobilisme ambiant. A l’inverse, quand l’Etat existe, la chance de voir qu’il peut jouer un rôle dans l’ordre du monde (l’intangible pouvoir des dieux est substitué par celui capricieux des hommes) devient grande. Ainsi les révoltes se tournent très souvent et très naturellement vers les détenteurs directs ou indirects du pouvoir étatique.

De ce point de vue, le cas de la France est particulièrement éclairant et dans les révoltes de ses agents censés être devenus citoyens, la demande d’Etat est considérable. Il appartient à l’Etat de calmer toutes les revendications par déplacement, abandon ou création de nouvelles règles du jeu social. Qu’il s’agisse des ouvriers, médecins, banquiers, commerçants, épargnants, employés, consommateurs, usagers, patrons de PME ou de grandes entreprises, etc. il appartient à l’Etat de calmer les uns et les autres par des révisions règlementaires aux complexités infinies. D’où l’extrême densité sociale dont l’Etat cherche à se débarrasser, par exemple par ces Etats dans l’Etat que sont ces plus de mille Autorités Administratives Indépendantes, ou, autre exemple par les appels croissants aux cabinets de conseils. Nul n’est censé ignorer la loi mais personne ne peut aujourd’hui la connaître. Précisément, la citoyenneté issue de révoltes antérieures s’évapore et n’est plus elle -même instance de socialisation. La nouveauté radicale est donc que les révoltes qui ne faisaient que confirmer l’appartenance à une même condition politique sont aujourd’hui contestées dans leur efficacité historique. Les révoltes perdent leur sens historique classique et n’assurent plus un progrès que l’on croit disparu. Le sens du collectif s’est évaporé et l’engendrement efficace d’une révolte progressiste semble de plus en plus difficile. Au-delà, l’Etat noyé dans sa complexité est devenu incapable d’effectuer des choix sans risques majeurs. Qui est aujourd’hui capable de mesurer les couts d’opportunité des politiques publiques disséminées dans les innombrables agences publiques ?

Les révoltes ont construit la société jusqu’à sa déconstruction. Mais dans le même temps cette société déconstruite, parce que précisément déconstruite accepte depuis près d’un demi siècle des agents qui vivent en commun dans une autre réalité, celle où l’ordre social est une donnée indépassable. Ces agents vivent en communauté aussi pour se protéger d’un monde qui ne respecte même plus les contraintes de la vie sociale. L’ordre social français était acceptable lorsqu’il n’était pas déconstruit et les immigrés pouvaient connaitre les immenses avantages de l’Etat- providence sans être contraints par le projet émancipateur des révoltes de citoyens et le mythe de l’individu libéré. Clairement, avec aussi l’aide de l’Etat-providence,  les mariages mixtes pouvaient se multiplier dans le respect de valeurs sociétales en voie de possibles convergences. Le déclin rapide de ces unions est le signe d’un refus de faire société.

Les émeutes de ces dernières semaines ne sont pas des révoltes afin de mieux partager les avantages multiples de l’Etat- providence. Il ne s’agit pas de faire progresser la société, mais de refuser la noyade d’une communauté dans un monde qu’elle ne peut accepter sans se détruire elle-même. Et de ce point de vue les « plans Borloo » sont inutiles. L’ennemi devient la société d’accueil, c’est- à-dire la France dont il faut détruire les signes le plus visibles. Ces signes sont bien sûr d’abord ceux de son Etat : mairies, commissariats de police, lycées, etc. Les émeutiers ne voient pas que ces signes sont des lieux pouvant assurer leur propre émancipation. A l’inverse ils pensent percevoir clairement qu’ils sont ceux de leur aliénation. Bizarrement, dans le langage des émeutiers, devenir libres c’est se libérer des outils de l’émancipation de ceux qui, à force de révoltes, ne se considèrent plus comme des citoyens.

Les émeutes ne sont porteuses d’aucun avenir positif, ni pour les anciens citoyens toujours prêts à accueillir de nouveaux immigrés, ni pour les accueillis nouveaux ou anciens. A l’inverse des révoltes traditionnelles, les émeutes d’aujourd’hui ne participent plus au mouvement progressiste de la société. La France restera un corps étranger devenu l’ennemi des accueillis. D’un côté Les émeutiers  ne peuvent que se radicaliser dans leur haine de la France. De l’autre les anciens citoyens devenus individus libérés ne peuvent que se raidir dans leur nouvelle configuration anthropologique. Il n’y a plus à envisager de compromis et tout invite à la rupture. Face à une telle situation que peut faire un Etat français devenu complètement déconstruit et impotent ?

 

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28 juin 2023 3 28 /06 /juin /2023 13:36

Nous ne reviendrons pas dans cette note sur la définition de l’Etat en général comme objet de connaissance[1]. Rappelons simplement que l’Etat est une structure qui n’a pas toujours existé, et qu’il fait (quelle que soit le lieu ou le moment historique) l’objet d’une capture ou d’une configuration par un, plusieurs ou la totalité des individus qu’il est censé servir. De fait, et c’est sans doute la difficulté, il est toujours appropriation du « commun » d’une société par un, plusieurs, ou la totalité des individus qui la composent. En termes simples, l’Etat est une combinaison de biens publics faisant l’objet d’une appropriation privée. De ce point de vue  la plupart des spécialistes en ce domaine restent prisonniers de la vieille tradition aristotélicienne qui voit derrière les formes de gouvernement (monarchie, Aristocratie, République) la gestion d’un intérêt général et sa possible altération au profit des détenteurs du pouvoir[2]. Le concept de capture – a priori plus difficile à admettre- se trouve dans un tout autre registre : l’Etat est toujours l’objet d’un enjeu de la part d’acteurs qui, en toute hypothèse, même en démocratie, cherchent à le faire fonctionner à leur profit. C’est dire que la notion d’intérêt général est elle-même contestée. De ce point de vue, la démocratie est logiquement une majorité cherchant à faire valoir ses intérêts face ou au détriment d’une minorité. D’où le propos sans doute choquant d’un Hayek qui va considérer que la démocratie serait une configuration dans laquelle « tout le monde peut voler tout le monde ».

L’idée de capture permet de mieux comprendre ce que nous avons appelé les différents âges de l’aventure étatique depuis son big bang jusqu’à aujourd’hui. Très simplement, nous sommes passés d’un âge patrimonial, (l’individu au pouvoir gère le patrimoine commun comme son bien propre) à un âge institutionnel (les individus au pouvoir, ou tous les individus dans le cas de la démocratie, gèrent ce même patrimoine commun en devant le partager par le biais de règles constitutives d’institutions reconnues).

Ce qu’il y a de nouveau depuis plusieurs décennies est que cet âge institutionnel semble s’affaisser au profit de ce que nous avons appelé un âge relationnel ou un âge du marché généralisé venant écorner, voire faire disparaître, les institutions et déformer les Etats de façon radicale. Il s’agit du temps de la mondialisation et il n’est pas nécessaire de décrire ce qui est largement connu et analysé sur ce temps concernant en particulier les Etats européens. L’âge du marché généralisé n’a pas fait grandir les formes démocratiques des Etats devenus contestées par les forces du marché. Par exemple, il n’a pas permis la contestation de ce qu’on appelle la « représentativité » dans la démocratie et, dans la plupart des cas, les élus décident sans trop se préoccuper de leurs électeurs. Ainsi un député n’accepte pas d’être considéré comme salarié de son électorat, ce que l’âge du marché pouvait et devait logiquement engendrer. Plus grave, ce même âge a fait reculer les liens de solidarité (tout devient marchandise et les institutions de protection hors marché s’érodent). D’où des difficultés nouvelles pour décider en démocratie si la capacité à délibérer recule face à l’ordre des prix qui s’imposent à tous. D’où la possibilité de voir apparaitre des « chefs charismatiques » porteurs de solutions radicales. De fait la nouvelle conjecture (âge relationnel) reste porteuse de la structure : l’Etat reste ce qu’il est, un lieu de capture…y compris possiblement violente.

Tous les Etats ne sont pas au même stade de l’aventure étatique et il n’existe pas de déterminisme historique. Les Etats européens de par leur démarche de construction d’un ordre supra-étatique ont été le plus loin dans le grand bain de la mondialisation. Ils sont donc globalement dans l’âge relationnel de l’aventure étatique et se nourrissent du marché pour davantage se déconstruire au quotidien, d’où les sempiternelles réformes structurelles accélérant la déconstruction du vieil ordre institutionnel. En termes simples, le personnel politico-administratif avait intérêt à ce que le « loup capitaliste » soit gras… mais ils n’arrivent plus à le tenir en laisse. D’autres se nourrissent du marché pour élargir leur ordre institutionnel et lui faire dépasser les limites de leurs propres frontières. C’est bien évidemment le cas des USA  qui imposent et s’imposent dans des institutions internationales (FMI , ONU, Banque Mondiale, OMC, etc.) et vont jusqu’à imposer un ordre juridique et une monnaie nationale comme monnaie mondiale. En termes simples le « loup capitaliste » peut devenir infiniment gras… il restera toujours des miettes à récolter. Enfin d’autres Etats, soit proches de leur big bang (par exemple l’Afrique), soit à mi-chemin entre ordre patrimonial et ordre institutionnel (Amérique latine), soit déjà depuis très longtemps plongés dans l’ordre institutionnel (Asie) se nourrissent de la mondialisation pour faire grandir leur ordre institutionnel, et ce sans réelle volonté de passer à l’âge relationnel. En termes simples le « loup » doit grossir… mais reste attaché à la laisse. C’est évidemment le cas de ce qu’on appelle les vieux empires dont bien sûr la Turquie, mais surtout la Chine et sans doute beaucoup moins pour la Russie. Pour ces vieux empires, l’âge relationnel serait la noyade -comme pour l’Europe- de leurs personnels politico-administratifs devenus démonétisés. Spectateurs de cette noyade ils veulent s’en préserver et contrôlent ceux qui voudraient franchir le Rubicon, d’où les mésaventures de certains dirigeants économiques qui peuvent disparaître sans laisser de trace ( PDG d’Alibaba). Dans cette configuration même la forme démocratique de l’âge institutionnel est inacceptable.

Face à la mondialisation comme nouveau commun qui s’est construit depuis plusieurs dizaines d’années, il existe donc trois types de stratégies pour les Etats : la noyade dans le marché illimité (Europe), la domination du marché pour préserver ou conquérir la puissance (USA+ Chine), l’adaptation au marché pour maintenir ou conquérir la puissance (Russie).

Le choix des acteurs qui se sont appropriés l’Etat russe est d’une certaine façon intermédiaire et relève non pas de la participation ou de la construction mais de la simple prédation. Il ne s’agit pas d’acquérir de la puissance en devenant acteur et conquérant sur le marché. Un oligarque ne peut être un Elon Musk. Il s’agit simplement de prélever des péages sur ledit marché. Tel est évidemment le cas de l’exportation des matières premières issues de ce grand entrepôt qu’est l’immense espace russe. Sans la noyade des uns ou la recherche de puissance des autres, les acteurs de l’Etat russe devraient se contenter de moins de moyens avec des oligarques et dignitaires plus modestes. Ils n’auraient pas non plus les moyens d’élargir leur périmètre de prédation sur les Etats restés largement proches de leur big bang et du stade patrimonial correspondant. Le maintien d’Etats patrimoniaux en Afrique et la prédation partagée qui en résulte supposait un minimum d’investissements pour l’entreprise Wagner. Sans prélèvement de rente minière à l’échelle mondiale il n’y aurait pas de logistique pour Wagner et donc pas de prédation partagée en Afrique.

Parce que la prédation est le mode de capture dominant de l’Etat en Russie, l’élargissement du stade institutionnel est lui-même fragilisé et l’Etat se trouve de plus en plus proche du stade patrimonial. Il s’agit donc d’une régression et le personnel politico-administratif se trouve à cheval entre la défense des valeurs de la sainte Russie et la défense des immenses fortunes prélevées par l’exercice de la violence (Patriarche Cyrille). De ce point de vue, l’Etat russe s’est dirigé vers une logique purement mafieuse.  Comme pour la plupart des mafias, son personnel politico-administratif est organisé autour d’un parrain (ici chef d’Etat) et d’une chaine hiérarchique où chaque acteur, d’une fidélité absolue dans un statut de vassal,  se  doit de respecter l’omerta sur l’infinité des « pizzo » (prélèvements) issus de la violence étatique. Le travail de communication est tout aussi considérable que dans les autres ordres étatiques et se trouve être un instrument essentiel d’accompagnement de la prédation (Usines à trolls de « Concord » et ses filiales). Le champ des espaces de prédation est partagé et fait l’objet d’une spécialisation du travail, d’où apparemment des organisations privées comme les célèbres milices. On pourrait poursuivre la comparaison avec les organisations classiques des mafias traditionnelles, la différence étant que ces dernières sont souvent en partenariat avec l’Etat alors qu’ici il y a complète identification avec ce même Etat. Et parce qu’il y a identification cette mafia se doit - comme dans  les autres Etats- de s’engager dans l’administration du commun de la société et la représentation d’un supposé intérêt général. Il faut ici comme ailleurs apporter un minimum de sécurité et de protection mais surtout respecter les croyances et valeurs charriées par l’histoire. Dans le cas de la Russie, le patriotisme - lui-même en lien avec la religion- est une idéologie ancrée depuis des siècles et peut largement se trouver articulé à la prédation rentière. Ainsi  la guerre, sous condition de peu de  risques sur la sécurité et la tranquillité des populations, peut devenir un projet d’élargissement de puissance  de la mafia (guerres au Moyen-Orient, en Afrique, et surtout dans l’ex-Union Soviétique). L’âge institutionnel fut naguère élévation d’un Etat-providence en Occident. Il est dans l’âge patrimonial russe consécration de violences que l’on croyait dépassées avec l’âge relationnel.

Nul ne sait quelle suite sera donnée à l’aventure russe, mais la gestion mafieuse de son Etat risque de faire des petits. L’âge institutionnel qui avait souvent débouché sur des démocraties était déjà contesté par les exigences de l’ordre du marché généralisé. D’où le recul de la démocratie dans l’ensemble des pays européens avec l’idée selon laquelle une élection ne peut mettre en cause les traités européens. D’où un affaiblissement continu de la puissance associée à une démocratie de simple survie.  Les USA qui s’appuyaient sur le marché pour maintenir la puissance sont aussi contestés par ceux qui, soit au stade patrimonial, soit au stade institutionnel, souhaitent une changement des règles du jeu de la mondialisation. L’âge relationnel devenu contesté peut sans doute faire marche arrière et revenir à un ordre institutionnel, mais il n’est pas sûr que ce retour confirmera la démocratie qui l’avait souvent accompagné. D’où l’émergence de plus en plus répandue d’autocrates dangereux qui peuvent se faire aider par la mafia russe. Affaire à suivre.


[1] Beaucoup d’articles sont consacrés à ce sujet sur le blog. Rappelons l’un d’entre eux : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-etat-nation-meme-reconfigure-est-il-un-scenario-d-avenir-partie-1.html

[2] De ce point de vue le dernier ouvrage de J F Bayart au titre pourtant très alléchant : « l’énergie de l’Etat. Pour une sociologie historique comparée du politique » (La Découverte, 2023) n’apporte rien de neuf.

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4 juin 2023 7 04 /06 /juin /2023 05:04

Nous voudrions dans cette courte note apporter un regard spécifique sur les évènements géopolitiques du moment. Les présentations les plus fréquentes évoquent les notions d’empire, de démocratie, d’autocratie, de fragmentation du monde, etc. sans aller jusqu’au cœur des indispensables raisonnements. Globalement,  un concept fondamental n’est jamais évoqué , celui d’Etat, de sa nature, de ses modalités , de ses  trajectoires historiques et ses  possibles développements. Tentons de le resituer pour mieux comprendre les enjeux du temps présent.

L’Etat Russe est à priori un Etat comme les autres et les modalités de sa construction historique ne mettent pas en cause ce qu’on peut appeler l’invariant de toute structure étatique. De quoi s’agit-il ? On sait que la vie en société génère spontanément des croyances et règles communes qui dépassent chacun des acteurs pris isolément. Cet ensemble constitue une « extériorité » (un commun qui dépasse chacun). Ce commun est logiquement enjeu de pouvoir et devient « le politique » inhérent à toute forme d’organisation sociale. Il est donc naturel que des agents dans la société cherchent soit à protéger soit à prendre le contrôle   de ces règles et croyances. D’où, selon la formule célèbre de Pierre Clastres de voir la possibilité d’un « coup d’Etat fondant l’Etat ».  Ces agents (rois, empereurs, dictateurs, voire ce que nous appelons « entrepreneurs politiques » des démocraties ou autocraties, etc.) capturent, monopolisent, et génèrent eux -mêmes des croyances et règles publiques sur un territoire. A ce titre, ils tentent de les faire fonctionner à leur profit (conquête du pouvoir ou maintien au pouvoir). Cette genèse des Etats est probablement un modèle planétaire et ses modalités spécifiques et empiriques que les historiens vont privilégier sont vraisemblablement à  l’origine d’une non- réflexion sur ce qu’on entend par Etat. On peut noter du reste que cette non-réflexion s’étend à la notion d’empire que personne ne définit de façon rigoureuse. D’où ces étonnantes 118 modalités d’empires que l’on recense dans Wikipédia.

 Les territoires étant pluriels, l’aventure étatique est aussi faite de guerres avec des moments célèbres (et probablement uniques) comme les traités de Westphalie (1648) qui seront à l’origine de ce qui sera un jour le modèle de l’Etat-Nation à l’occidental. La Russie, très éloignée des guerres européennes de l’époque, est pour des raisons historiques restée relativement absente du modèle westphalien. Ce denier modèle qui viendra limiter les périmètres de chaque Etat, voire possiblement pacifier les relations entre captureurs/monopoleurs, ne concernera pas l’immense espace situé à l’Est, et l’Etat de la famille Romanov pourra, tel un gaz, occuper tout l’espace disponible. C’est ainsi que sur trois siècles de règne, l’Etat russe s’est agrandi, quotidiennement, au rythme moyen de 140 km2. Record à l’échelle de l’histoire mondiale. Aucun monopoleur, que ce soit en Asie, en Amérique ou en Afrique n’a égalé la famille Romanov. . Notons également le catalyseur de cette croissance, une religion qui se pense supérieure au catholicisme dégénéré : la Russie, comme le dira Alain Besançon, s’étend à la manière d’une église, elle réunit et veut convertir à elle-même.

L’âge institutionnel de l’aventure étatique et sa spécificité russe

 Les agents captureurs/monopoleurs du commun, qu’ils soient Russes (Tsar) ou occidentaux (rois et empereurs), voire appartenant à d’autres continents, vont gérer leur monopole territorial en développant des biens dits « publics » et assurer une homogénéité croissante à l’intérieur de chaque espace de souveraineté : Religion, langue, mythe national, système de mesures, monnaie, armée de métier, etc. Les entrepreneurs politiques de chaque espace, y compris l’immense espace Russe, deviennent ainsi les gestionnaires de leur monopole. Cette homogénéisation, avec ses coûts correspondants notamment en termes fiscaux, n’est toutefois que relative et certains espaces seront des empires qui resteront plus ou moins décentralisés (Russie, empire Autrichien, Ottoman, etc.), tandis que d’autres seront de plus en plus centralisés (royaume de France). Cette captation de l’extériorité par des entrepreneurs politiques sera donc consolidée par la construction de ce qu’on appellera des biens publics. Une construction qui se déroulera aussi dans un cadre de relative économie marchande, elle même plus ou moins limitée au monopole territorial. Nous sommes à l’époque de l’âge institutionnel de l’aventure étatique, et bien évidemment un âge qui ne saurait exclure la guerre entre monopoleurs donc des guerres entre des nations constituées ou en voie de constitution. Encore une fois le monopoleur Russe - qui a bien compris, notamment avec son code de 1649,  l’esprit des Traités - étend sa souveraineté sur des espaces de plus en plus vastes à l’est, au nord et au sud du plus grand continent de la planète. L’effet de taille et la soumission d’ethnies infiniment variées et démographiquement réduites, feront que le choix du monopoleur confortera l’idée d’empire. Une solution minimisant probablement les coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Par comparaison avec des concepts issus de l’économie, l’empire est une structure qui limite les coûts d’homogénéisation et sa croissance est en quelque sorte extensive, sans gains de productivité et donc sans grands bénéfices en termes de puissance. A l’inverse les Etats-nations sont une structure pouvant aller plus loin dans l’homogénéisation et développer une croissance plus intensive, et donc générant de possibles gains de productivité et de puissance. Globalement la Russie avait plus de chance de rester pauvre et la France plus de chance de devenir riche. L’âge institutionnel du monopole Etat ne développe que peu les gains de productivité, mais la variante impériale est plus handicapée que celle de l’Etat-Nation en voie de constitution.

L’âge relationnel de l’aventure étatique.

Beaucoup plus récemment, les entrepreneurs politiques occidentaux vont assister, voire participer, à la décomposition du monopole étatique en raison de la logique d’un capitalisme qui dans sa course ne peut plus accepter les limites d’un territoire devenu trop étroit : il faut aller plus loin dans le passage à la croissance intensive.  Effondrement des coûts de transports, économies d’échelle aux possibilités inouïes, nouvelles technologies, etc. exigent et accompagnent la reconfiguration des monopoles : libération des mouvements de capitaux, indépendance des banques centrales, abandon des normes nationales, traités de libre-échange avec privatisation des clauses de règlement des conflits, concurrence fiscale, etc. Les entrepreneurs politiques sont ainsi amenés à collaborer avec des entrepreneurs économiques dont certains se veulent  à la tête d’entreprises sans Etat (GAFAM). La mondialisation devenant elle-même « heureuse », l’utopie d’un monde sans guerre autorise l’effondrement des dépenses militaires et de souveraineté. L’Etat n’est plus un monopoleur et doit se faire tout petit : le marché en décompose progressivement ses institutions lesquelles deviennent de simples outils de régulation, voire de mise en relations. Les biens publics de l’âge institutionnel deviennent ainsi des biens devant obéir à la logique universelle de la capitalisation classique : l’école ne fabrique plus des citoyens mais du capital humain, l’hôpital doit fonctionner comme une entreprise, l’outil militaire doit se déployer dans la flexibilité des flux tendus, etc. Nous sommes dans l’époque du « New Public Management » et de la « gouvernance par les nombres » chère à Alain Supiot. Cette grande transformation affecte les entrepreneurs politiques victimes plus ou moins consentantes   du tsunami des marchés. Et il est vrai qu’ils n’ont guère le choix en raison d’une réalité anthropologique nouvelle, connexe de celle des marchés, faisant disparaître le citoyen au profit de « l’individu désirant » : les droits de l’homme qu’ils croyaient issus des Lumières ne sont plus naturels et deviennent éminemment culturels, d’où de nouvelles revendications sociétales pour lesquelles il  faudra apporter des réponses politiques à peine de perdre le pouvoir. Nous renvoyons ici à la grande actualité qui embrasse le quotidien des hommes qui ne cessent de calculer ce que doit être le juste en évitant de le penser. Nous renvoyons aussi à cet autre débat sur le duo marché/ démocratie, le premier devant - paraît-il - enrichir le second alors que sur d’autres continents c’est le second qui semble assurer la réussite du premier.

Cette grande transformation affecte également  la Russie…sur des bases complètement différentes….

La fausse sortie de l’âge institutionnel de l’Etat Russe.

D’une certaine façon c’est aussi le marché qui va au siècle dernier entrainer la disparition de l’âge institutionnel de l’Etat Russe. Au plus fort de son âge, le marché y était rigoureusement interdit et ses capacités créatrices de richesses peu présentes. C’est dire que l’extériorité monopolisée par les entrepreneurs politiques soviétiques se trouvait mal nourrie par des résultats économiques désastreux. Encore une fois la variante empire du monopole ne connait qu’une croissance extensive et donc sans réels gains de productivité et de puissance.

Curieusement, alors que les Etats occidentaux, noyés dans l’hégémonie marchande, se trouvaient de plus en plus dépourvus de projet et de sens, le pouvoir soviétique qui se légitimait sur la poursuite d’un immense projet (construire le socialisme) révèle son incapacité à en valider la démarche et les espoirs correspondants. Tout aussi curieusement alors que la création de richesses en Occident pouvait encore nourrir l’Etat institutionnel et payer des coûts d’homogénéisation que l’on va abandonner, l’URSS n’a plus les moyens de payer ses propres coûts d’homogénéisation et de souveraineté. Concrètement le défi de la « guerre des étoiles » des années 80 devient sur le plan économique hors de portée pour l’URSS.

L’empire reposait essentiellement sur le mythe d’un avenir radieux qui ne peut advenir. Parce que les coûts d’homogénéisation et de souveraineté deviennent insupportables, il est difficile de surmonter les crises nationalistes des années 80 :  Kazakhstan, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Etats baltes, Etc. Il est aussi difficile de surmonter la débâcle afghane. Et ces coûts d’homogénéisation sont d’autant plus insupportables que le monopoleur, nullement aidé par des entrepreneurs économiques qui n’existent pas est victime de catastrophes économiques tout au long de ces mêmes années : Tchernobyl, chute des prix du pétrole, etc.

L’effondrement de l’URSS et la mise en pleine lumière du centre de l’empire, c’est-à-dire l’Etat Russe, n’a donc rien à voir avec les tentatives actuelles de sécession ( Catalogne, Ecosse, Flandres, etc.) qui elles sont porteuses à tort ou à raison d’espoirs. La mise en lumière du centre, c’est-à-dire  la Russie, n’est que la fin d’un cauchemar. C’est ici le centre - L’Etat Russe- qui abandonne sa périphérie et non la périphérie qui fait sécession. De l’empire, il reste des traces plus ou moins importantes : priorité de langue, présence de communautés russes issues de l’époque antérieure, quelques infrastructures industrielles, militaires ou spatiales. De quoi rogner ou surveiller une souveraineté de républiques qui n’avaient jamais connu l’ordre westphalien.

Depuis plusieurs dizaines d’années l’Etat Russe se reconstitue curieusement à partir du marché. Il devient une captation par un collectif d’entrepreneurs économiques particuliers (les oligarques) et d’entrepreneurs politiques du monde d’avant qui décident d’utiliser le marché, non pas pour parvenir à l’âge relationnel des Etats, mais à une forme particulière d’âge institutionnel.

L’âge relationnel est proprement impensable : d’une part les entrepreneurs économiques trop liés au monopole étatique ne sont pas en mesure d’affronter un véritable marché mondial, et d’autre part les structures anthropologiques restent plus en proximité avec la citoyenneté qu’avec celle de « l’individu désirant » noyé dans l’infini des marchés. Encore aujourd’hui nombre de russes ayant connu l’ancien monde parlent de « se procurer » plutôt que « d’acheter ». Quant à la revendication de droits culturels, l’objectif reste lointain pour une grande majorité.

La stratégie de puissance et de captation de l’extériorité passe donc par le marché sous la forme la plus adaptée à la réalité : celle de la rente. L’âge institutionnel de naguère a construit un monopole sur un territoire gigantesque, monopole qui fait de l’Etat Russe  le plus grand magasin de tous les intrants de la planète capitaliste. Cette situation est porteuse d’une grande asymétrie. Alors que dans l’âge relationnel de l’Occident, le politique est désormais dans la main des marchés, dans le nouvel Etat Russe c’est le marché qui est dans la main du politique. Le modèle Russe devient ainsi en mondialisation la possibilité de retrouver la puissance de naguère. Le lecteur aura ici en tête l’exemple d’une Allemagne qui, pour servir ses entrepreneurs économiques industriels, ne voit pas que dans la logique des marchés de l’énergie, il peut encore y avoir du politique relevant de la brutalité de l’âge institutionnel. Si la mondialisation homogénéise les marchandises, elle ne peut pas, ou pas encore, réduire  la réalité anthropologique du monde à un modèle unique.

Curieusement, la mondialisation que l’on croyait puissance destructrice des Etats, n’a fait qu’engendrer la possibilité du retour de l’ordre impérial de naguère. Les Etats et leur nature profonde, à savoir une situation de capture de ce qui est commun par des individus privés, n’est en aucune façon remise en cause avec la mondialisation. Dans le cas de la Russie, les entrepreneurs politiques restent anthropologiquement et idéologiquement prisonniers du modèle impérial comme outil de la pérennisation du pouvoir : l’empire est vécu comme mode de protection du centre et de ses dirigeants privés. Et puisque l’empire ne peut être reconstitué sur ses bases anciennes, il faut lui en trouver de nouvelles : la ponction rentière sur l’économie mondiale est vécue comme le nouveau moteur de la reconstitution. La stratégie de puissance qui permettra le retour éventuel de l’empire passe donc par une captation d’un nouveau genre, et une captation qui passe par celle d’une promesse de respect d’un ordre de marché que l’Etat institutionnel n’a aucune envie de valider réellement.

C’était le mythe de la révolution socialiste mondiale qui, jadis, nourrissait l’empire et permettait de phagocyter de vieilles nations européennes (Pologne, Roumanie, Hongrie, etc.). Naguère, l’empire se construisait en dehors des marchés. Aujourd’hui il compte se reproduire en les captant à partir de la faiblesse des Etats ayant abandonné l’âge institutionnel. A cette analyse il faut introduire un élément de complexité supplémentaire. Les Etats affaissés dans l’ordre du marché (Occident) viennent aux yeux du pouvoir russe polluer les périphéries de l’ancien empire en proposant l’intégration complète dans le marché mondial. De quoi, par effet d’imitation, en arriver à la contestation dans le centre de l’ex empire. D’où l’ambigüité fondamentale : on se reproduit au pouvoir par la ponction prédatrice sur l’ordre du marché, mais on ne peut accepter que ce marché viennent rogner des périphéries pouvant contester le centre. En clair, l’Ukraine ne peut sans danger majeur intégrer l’âge relationnel de l’aventure étatique. La Russie peut restaurer son âge institutionnel par prédation rentière mais l’Ukraine ne peut rencontrer l’âge relationnel. Les oligarques classiques ne peuvent être substitués par des entrepreneurs économiques dominant les entrepreneurs politiques. Nous avons ici une cause majeure de la guerre.

Cette constatation permet aussi de mieux comprendre l’ambiguïté du couple Russie/Chine ou celle des autres Etats relativement à la guerre en Ukraine. La Chine comme la Russie ou les Etats dits du sud global se servent du marché pour conforter voire construire un âge institutionnel (Brésil, Inde, Afrique du sud, etc.). Mais dans nombre de cas, et en particulier la Chine, il ne s’agit pas d’un projet de rente prédatrice nourrissant le monopoleur incapable de se transformer et de mettre fin à une croissance qui n’est qu’extensive. Au contraire, il s’agit de construire la puissance à partir d’une victoire dans l’ordre du marché mondial, donc une recherche de croissance intensive. Avec toutes ses caractéristiques et conséquences empiriques telle celle d’une mise en cause du dollar.

A la lumière de la logique de la transformation des Etats, qui gagnera ou qui perdra le moins? L’Occident aux Etats affaissés, piloté par des entrepreneurs économiques s’imposant aux entrepreneurs politiques mais devant composer avec une société civile de moins en moins docile? La Chine à la recherche d’une victoire sur le marché mondial tout en confirmant le choix de l’âge institutionnel, au risque d’engloutir ses entrepreneurs politiques devenus possiblement incapables d’empêcher le dépassement des droits du « client roi » vers les droits de l’homme à l’occidental ? Entre les deux, il est probable que le choix russe, parce qu’anthropologiquement difficilement dépassable soit le plus compliqué. La Russie, enkystée dans son Etat qui la rend incapable d’abandonner une logique d’empire improductif, sera-t-elle la grande perdante ?

 

 

 

 

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27 avril 2023 4 27 /04 /avril /2023 08:43

 

Nous avons à plusieurs reprises souligné la progressive évolution des banques centrales en proto-Etats. Cela ne doit pas étonner les historiens de la monnaie qui peuvent nous rappeler les antiques hôtels des monnaies voire les banques centrales d'avant la prétendue indépendance de ces dernière acquises à la fin du siècle dernier. La vidéo proposée  s'appuie sur la monnaie digitale de banque centrale pour montrer les dérives possibles de l'avenir de la monnaie et la grande confusion qui pourrait résulter de ce qu'on pourrait appeler les "hôtels des monnaies à l'ère du numérique".  La vidéo proposée est bien évidemment caricaturale et manque d'une réelle profondeur d'analyse. Elle nous servira néanmoins d'introduction à un prochain billet.

Bonne écoute.

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27 mars 2023 1 27 /03 /mars /2023 06:02

L’électricité ne fût jamais – tels un feu d’artifice ou l’outil « Défense Nationale»- un bien public. On parle au mieux de service public mais jamais de bien public car l’électricité est un bien rival et excluable, qualités qu’il faut expliquer. Sa consommation par un secteur affecte la quantité disponible pour d’autres (il y en a moins), ce qui n’est pas le cas d’un feu d’artifice ou de la Défense Nationale (il y en a autant). Dans le même temps, les utilisateurs qui refuseraient de payer seront en principe exclus, ce qui n’est pas le cas du feu d’artifice ou de la Défense Nationale dont les coûts correspondants seront obligatoirement payés sous la forme de l’impôt. Pour autant nous avons - avec la crise de l’énergie- l’impression d’une glissade et les utilisateurs de l’électricité sont de plus en plus aidés sous la forme de boucliers tarifaires divers, donc sous la forme d’un impôt…comme les biens publics…. S’agit-il des prémisses d’un grand chambardement ?

Les grands moments de l’électricité.

Historiquement, l’électricité semble avoir été produite et utilisée selon des règles et des statuts divers dans le cadre de l’environnement technologique et économique du moment. De quoi réfléchir aux changements vécus et tant discutés aujourd’hui.

L’électricité est née dans le cadre d’un service public énonçant les règles auxquelles les producteurs devaient se soumettre. C’était, à la jonction des dix neuvième et vingtième siècle, l’époque des concessions où les producteurs, quel que soit le statut juridique, devaient progressivement respecter les règles d’égalité devant le service, mais aussi d’autres règles dont celles de continuité et d’adaptabilité. Rapidement, la règle d’égalité devait tenter de s’élargir avec l’idée toujours contestée de la disparition du service en raison d’un revenu insuffisant. Quoi qu’il en soit, l’électricité n’est pas une marchandise et son coût ne se transforme pas en prix mais en tarif règlementé.  C’était déjà l’époque des monopoles de petite taille en raison des coûts très élevés du transport et de l’inter connexion difficile entre communes. Mais déjà monopole en raison de coûts fixes très élevés et de coûts marginaux déjà très faibles (le raccordement d’un abonné supplémentaire étant peu coûteux au sein d’une agglomération). La tendance au monopole était elle-même favorisée par d’autres révolutions technologiques, par exemple celle qui devait remplacer les grandes chaudières au charbon dans l’industrie par le moteur électrique.

Beaucoup plus tard, au vingtième siècle, les coûts d’infrastructure et de transport s’abaissent et autorisent l’élargissement des monopoles et leur agglomération possible sous la forme d’un monopole naturel bénéficiant en continu de rendements croissants. Nous avons là le projet EDF qui ne sera plus une concession mais un monopole public. Le service public devient donc le fait d’un monopole national. L’électricité n’est toujours pas une marchandise, mais le monopoleur luttera toujours contre  l’évolution du service en instrument de redistribution : il n’est pas question de moduler les tarifs en fonction des revenus et le seul objectif de ses dirigeants est celui de la diffusion des rendements continuellement croissants à l’ensemble des acteurs économiques et des citoyens. Cette période est celle d’une spectaculaire réussite.

La troisième période est celle qui va commencer avec l’Acte Unique de 1986 et des technologies qui vont lui succéder rapidement. Le service public devient service universel lequel va introduire la fin progressive de l’égalité et donc la possible transformation des tarifs en simples prix. La forme juridique importe peu, par contre l’introduction de la concurrence devient obligatoire. L’électricité est ainsi amenée à devenir marchandise et son prix devient fonction de l’état de la concurrence et de la vie des marchés en général. Cette libéralisation est concomitante avec des réalités idéologiques et matérielles puissantes : accidents nucléaires, et questions climatiques ou environnementales. Dans les faits il s’agira de casser le vieux monopole public, d’en extraire son capital considéré comme injustement acquis ( obligation de livrer de l’électricité à des coûts très faibles dans le cadre de la réglementation ARENH), de lui imposer des règles d’un type nouveau (effacement obligatoire devant les productions intermittentes), de favoriser les technologies du renouvelable, de  les protéger malgré leur intermittence ( création des « contrats sur différences» ou CFD), de permettre l’auto-production et l’autoconsommation tout en les protégeant contre les risques d’insuffisance, etc.

Le service public n’obéit plus qu’à la seule règle de continuité, mais cette dernière est d’une certaine façon techniquement obligatoire en raison des risques collectifs énormes sur le non maintien de la fréquence (50MH). Finalement, le principe de continuité repose sur RTE qui très contraint par le caractère non stockable de l’électricité doit très strictement et très rigoureusement ajuster la demande appelée à l’offre disponible… et donc garantir la règle de la continuité. Cette règle est aujourd’hui garantie par 200 « dispatchers » qui -24H sur 24 et 7 jours sur 7- veillent à l’équilibre du réseau. A l’époque antérieure cette contrainte très forte était centralement gérée à partir d’un pouvoir absolu sur toutes les unités de production du monopole. Mais le passage au marché va développer une complexité qu’il faut expliquer.

Le marché de l’électricité et les gains à l’échange marchand

Dans un marché concurrentiel de marchandises classiques, demande et offre s’ajustent en fonction de ce que les économistes appellent le partage des gains à l’échange, notion qu’il faut expliquer. Un prix de marché - à partir duquel les échanges se nouent - est situé entre des bornes. En effet, si le prix est jugé trop faible pour le producteur, il se retire voire stocke en attendant des jours meilleurs. Si le même prix est jugé trop élevé pour le consommateur, il se retire et envisage le cas échéant des produits de substitution. A l’intérieur de l’espace de la négociation des limites haute et basse  se dessinent et vont ainsi constituer ce que les économistes appellent les gains à l’échange au profit des échangistes. Un prix proche du plafond au-delà duquel l’échange ne peut se nouer, voit des gains à l’échange très intéressants pour le vendeur et beaucoup moins pour l’acheteur. Symétriquement si le prix de marché est proche du plancher en dessous duquel l’échange ne peut se nouer, les gains à l’échange sont élevés pour l’acheteur et réduits pour le vendeur. Sauf cas particulier et sauf financiarisation (les marchandises devenant ici supports de produits financiers) les fluctuations de prix sont ainsi relativement réduites. Substitution et possibilités de stockage sont les instruments de cette réduction.

L’électricité en devenant marchandise conserve sa nature technique, celle d’un objet non stockable. Par ailleurs sa substituabilité est relativement faible, voire très faible. C’est dire que les limites que l’on trouve le plus souvent sur les marchés classiques n’existent plus et que la volatilité naturelle est beaucoup plus importante. Ainsi lorsque brusquement le prix de l’électricité devient très élevé, l’utilisateur contraint doit néanmoins se la procurer, ce que les économistes appellent l’inélasticité de la demande ou sa rigidité. Simultanément, l’échange entre fournisseurs et utilisateurs doit être assuré avec toute la rigueur nécessaire. Naguère, le prix n’existait pas et l’équilibre n’était qu’une question relevant de la seule sphère technique. Aujourd’hui, la sphère technique reste et peut même connaître une efficience accrue avec la digitalisation, mais elle se trouve en contact étroit avec une autre sphère, celle de l’économie. L’équilibre technique doit être assuré indépendamment des considérations de prix : élevé, très élevé, bas, très bas, peu importe.  C’est dire que le prix ne peut plus être corseté par des limites relativement étroites et se trouve par conséquent beaucoup plus soumis à la volatilité. Cette dernière est ainsi nourrie par une double force celle de la technique et celle de la transformation du statut : l’électricité est devenue marchandise. La volatilité ne va pas nécessairement dans le seul sens de la hausse de prix, hausse qui donne des gains à l’échange très élevés pour les fournisseurs.  Il peut à l’inverse exister des cas très singuliers où un fournisseur trouve des gains à l’échange en pratiquant des prix négatifs : il vaut mieux payer son client plutôt que de supporter les coûts d’une réduction de la production, ce qui procure évidemment des gains à l’échange providentiels et inattendus au client. A priori, ces gains à l’échange n’existaient pas à l’époque du monopole et des tarifs, époque où l’ajustement technique se réalisait sans prendre en compte tous les espaces de gains à l’échange possibles, d’où ce que les économistes pensent être une perte de valeur partageable. Plus clairement encore le marché serait porteur d’un accroissement de valeur, accroissement rendu plus accessible encore avec l’intervention de bourses facilitant la liquidité du marché.

Les bourses sont en principe apporteuses de lissage des prix en faisant mieux correspondre les offres et les demandes. Elles fonctionnent aussi selon la règle du « mérit order » qui maximise l’utilisation des unités les plus productives et laissent en réserve les unités les plus coûteuses. Elles facilitent sans doute des gains à l’échange par la souplesse qu’elles apportent sur les sous marchés qui correspondent aux grandes fluctuations de la demande (marché « intraday » qui concerne la journée, « day ahead » qui concerne le lendemain, et long terme qui concerne des futurs de 1 à plusieurs années).

S’il est probable que la transformation de l’électricité en marchandise a pu apporter de nouveaux gains à l’échange jusqu’alors peu visibles dans le cas du monopole, elle a  aussi apporté  de graves inconvénients et des interrogations.

Les faces cachées du marché de l’électricité et de ses gains à l’échange.

  • Des gains qui restent limités par la camisole d’une productivité bloquée.

Fondamentalement ce qu’on appelle gains à l’échange, que ce soit pour des marchandises classiques ou pour l’électricité, est limité par l’état des techniques. Il existait des gains à l’échange entre le pêcheur à la ligne qui vendait son poisson et le villageois qui l’achetait. Mais il existe un potentiel de gains à répartir autrement plus élevé lorsque la pêche se réalise à partir de navires usines. Ramenée à l’électricité la question est de savoir si la fin du monopole et le passage au marché s’est réalisé en générant des gains de productivité. La réponse est ici plutôt négative : Pour l’essentiel la fin du monopole et la concurrence n’ont  fait qu’engendrer des fournisseurs d’électricité qui n’ont réalisé aucune percée technologique. C’est dire que le marché n’a pas permis l’innovation. Il n’a pas non plus permis le déplacement des limites environnementales et les technologies du renouvelable sont victimes de l’effet « rebond » : leur développement est simultanément celui de l’intermittence et donc, mobiliser davantage d’éoliennes, c’est, jusqu’à aujourd’hui, développer inéluctablement la production d’énergies fossiles. 

Plus grave, la fin du monopole n’a fait que bloquer toutes les avancées potentielles du nucléaire, et ce n’est que maintenant, qu’ici ou là, se mettent en place quelques start-up du nucléaire. A cet égard l’exemple de Newcleo - avec sa nouvelle technologie permettant de boucler le cycle nucléaire et surtout la perspective de pouvoir construire en série des minicentrales - est intéressant, mais les premiers électrons ne seront produits au mieux qu’en 2032. Par ailleurs, si la chute des coûts se poursuit sur l’éolien ou le photovoltaïque, le boulet de l’intermittence mange les gains de productivité potentiels. Globalement, le passage au marché ne représente aucun gain d’efficience globale…ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas intéressant pour certains de ses acteurs.

  • Une coûteuse bureaucratie de marché

Une autre question est celle de l’architecture du marché et de son coût. La transformation du statut de l’électricité est bien évidemment un fait politique : le passage au marché est une décision qui suppose une construction, n’allait pas de soi. Le non-respect des droits de propriété d’EDF, qui telle une entreprise obligée de livrer sa production à des concurrents (ARENH), est une invention politique destructrice d’une culture : EDF n’a plus aucune raison « d’inventer ». Elle est aussi un vol puisque transfert de valeur : le tarif de l’ARENH est calculé sur des bases simplement comptables en oubliant le coût du renouvellement du parc, ce qui est régulièrement dénoncé par la Cour des Comptes. Cette construction irrespectueuse doit aussi s’accompagner d’une gigantesque réglementation dont une partie repose sur les quasi-décisions de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE). Il faut, par exemple, réglementer l’accès à l’ARENH, car, bien évidemment, tous les fournisseurs en veulent davantage. D’où l’invention de règles sur des quotas ARENH en fonction du marché déclaré des fournisseurs, avec en conséquence des comportements opportunistes qu’il faut sans cesse surveiller voire punir. Dans un ordre d’idées semblable, Il faut désormais mettre en place de nouveaux outils pour assumer l’impossible stockage de l’électricité. Comme déjà vu plus haut, le monopole ne voyait dans l’ajustement offre/demande qu’une question technique à résoudre par la voie de la simple autorité. Sans doute, les modalités de l’ajustement tenaient-ils compte des coûts marginaux sur les diverses unités, mais nous avions un chef d’orchestre (les dispatchers) qui pilotait lui-même directement les musiciens. Avec le nouveau statut et la concurrence, le chef d’orchestre se fait plus modeste. Par exemple, il « demande » - en fonction d’un prix - la hausse ou la baisse des quantités produites  sur des unités qu’il ne pilote pas directement, ou  il « propose » en fonction d’un prix, de réduire temporairement une consommation, etc. Clairement, le chef d’orchestre doit imaginer une foule de techniques - par exemple les contrats des « responsables d’équilibre » ou les « certificats de capacités » acquis par contrats de gré à gré ou par mise aux enchères -  pour piloter une infrastructure qu’il maîtrise beaucoup moins. Et comme RTE n’est plus intégré dans le monopole historique et qu’il reste un monopole hors marché, il doit à ce titre négocier avec une bureaucratie, celle de la CRE. Cette instance dite de régulation est ainsi amenée par sa fonction de surveillance à contrôler une infrastructure complète : EDF et ses filiales, les autres producteurs, les fournisseurs, RTE et ses filiales, ENEDIS et ses filiales, etc. Bien évidemment, cette infrastructure complète se doit de s’équiper de très nombreux collaborateurs chargés des relations avec la bureaucratie officielle de régulation. Et donc ce qu’on appelle régulation du marché est en fait un ensemble de béquilles qu’il faut sans cesse contrôler pour que le marché politiquement inventé fonctionne. Le coût des béquilles n’a jamais été évalué et la Cour des Comptes reste muette sur ce point. Il est vrai que, par ailleurs, elle révèle régulièrement que le marché de l’électricité fonctionne aussi sur une réelle inconnue : la très grande difficulté d’établir les coûts réels des différentes filières de production. Comment en effet calculer le coût de l’éolien qui externalise ses propres coûts sur les unités fossiles ?

  • Un marché soumis à la financiarisation et la spéculation.

Parce que le produit électricité devenu marchandise reste une substance très spécifique (encore une fois, par nature, les électrons circulent et ne se stockent pas) , la bonne liquidité du marché  n’était pensable que par le biais de la construction de bourses (EPEX SPOT). Bien évidemment, parce que les fournisseurs ont préféré les facilités du négoce et ont boudé les contraintes de la production, la tentation était de concevoir des stratégies de « paris sur des fluctuations de prix ». Et tentation d’autant plus justifiable que, par nature encore une fois, l’électricité devenue marchandise est susceptible de connaître une grande volatilité de prix. Dans le même temps, ces mêmes fournisseurs devaient, d’un côté, imaginer - au-delà du cadeau ARENH -  des contrats d’approvisionnement négociés avec des producteurs, et de l’autre des contrats de vente avec des utilisateurs. Cette position était donc naturellement celle de la finance classique et donc invitait à utiliser tous les outils de cette dernière. Alors que sur nombre de marchés classiques, la financiarisation n’est qu’une simple possibilité, le marché de l’électricité que l’on venait de créer se devait de fonctionner en étroite collaboration avec la finance. Et une collaboration d’autant plus aisée techniquement que l’électricité est une substance beaucoup plus homogène que les marchandises classiques,  homogénéité porteuse de la contrainte de liquidité propre à la finance. Cette orientation plus « finance » que production réelle se lit frontalement dans les activités de la CRE. Cette dernière vient ainsi de publier des propositions claires sur les techniques financières à la Commission Européenne. Dans sa « Réponse à la consultation publique sur la réforme du fonctionnement du marché européen de l’énergie » en date du 14 février dernier, on notera que l’essentiel est consacré aux techniques financières. Ainsi, il n’est question que de « forwards » à améliorer, d’obligations prudentielles des fournisseurs qu’il faudrait mieux surveiller pour mieux  contrôler, voire sanctionner la qualité des stratégies de couverture , de « power purchase agreement » (PPA) à renforcer pour gérer les risques prix/volumes/profits, etc. On notera aussi que -peut-être consciente de quelques insuffisances- la même CRE s’est dotée d’un groupe de réflexion académique international dont les acteurs sont tous économistes de la finance de marché. Notons enfin que les propositions de la Commission Européenne sont toutes orientées vers la finance.  Parce que l’électricité devenue marchandise doit impérativement s’appuyer sur la finance, le véritable enjeu pour les autorités de régulation devient la recherche de stabilité. Et comme la finance est par nature faite de risques qu’il faut sans cesse couvrir er reporter sans jamais pouvoir les supprimer, il faut par conséquent inventer de nouvelles béquilles bureaucratiques. Ainsi on pourra s’étonner que - conscient des risques particuliers de marché sur un produit - l’électricité – qui n’était pas spontanément une marchandise - la CRE comme la Commission proposent des « teneurs de marché » pour limiter les dérives. Il faudrait ainsi dans le volcan d’une finance dont on ne peut sa passer lorsque l’électricité devient marchandise tenter d’introduire de la stabilité en introduisant un acteur de stabilisation….dont on voit mal qu’il pourrait être autre chose que le bras armé des Etats. ..

D’une certaine façon, et dans la précipitation, les Etats ont déjà inventé un ersatz de « teneurs de marché » : les boucliers tarifaires évoqués au début de la présente note.

 

 

 

 
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