Sans reprendre ici les travaux complexes des économistes qui ont longuement réfléchi sur les prix de l’électricité qu’il fallait pratiquer en 1946 à la naissance d’EDF, on peut résumer en quelques points les grandes lignes doctrinales qui vont organiser l’entreprise jusqu’au début des années 2000.
Les principes fondateurs de ce qui sera l’entreprise la plus performante du monde dans son secteur
1 - L’électricité est un bien commun accessible à tous. A ce titre, il n’est pas une marchandise et se trouve hors commerce.
2 - L’électricité doit obéir à un principe de « MiniMax » garantissant, au-delà de l’accessibilité à tous, un intérêt général. Il s’agit, pour un assemblage de facteurs de production donné, d’assurer un maximum de satisfaction pour les utilisateurs. La préoccupation fondamentale d’EDF est donc celle du rendement maximal de son activité.
3 - La traduction concrète de ce principe fait que les prix doivent indiquer aux utilisateurs, de façon aussi précise que possible, la rareté de la ressource. Dit autrement l’utilisateur doit savoir, par le montant payé, ce qu’est le coût exact de la ressource. Sans entrer dans le détail, ces réflexions inviteront à une tarification au coût marginal, c’est-à-dire au coût de production du KWh supplémentaire.
La libéralisation du marché de l’électricité -exigée par Bruxelles- devait faire disparaître ces principes organisationnels qui avaient fait d’EDF l’entreprise la plus efficiente du monde dans son secteur.
La dérive vers un marché complétement artificiel
Le principe du bien commun, notamment dans sa dimension hors commerce est maintenu. Le consommateur peut rester client de l’ex-monopoleur lequel appliquera en principe une tarification proche du coût marginal, ce qu’on appelle encore le tarif règlementé.
Par contre, la réorganisation institutionnelle va développer des changements majeurs avec, au final, irruption de prix qui vont davantage se rapprocher de préoccupations mercantiles éloignées d’un intérêt général.
La réorganisation institutionnelle porte sur la fin du monopole public, son démantèlement avec séparation entre les divers stades de la vieille intégration verticale : production, transport, distribution, mais aussi l’irruption des marchands d’électricité (une quarantaine aujourd’hui). Il convient bien sûr de détailler cette transformation.
EDF peut se charger d’un intérêt public avec maintien de politiques tarifaires spécifiques, mais il doit laisser une place majeure à de prétendues entreprises d’électricité qui, bien évidemment, incapables de concurrencer les coûts du nucléaire vont devenir agents parasites à l’intérieur du dispositif appelé ARENH (Accès Réglementé à L’Energie Nucléaire Historique). Ce dispositif lui-même très règlementé donnera accès à 25% de la production nucléaire à des prix inférieurs aux coûts unitaires. EDF ne peut donc obéir à ses règles lui permettant de construire -au-delà de celles constitutives du bien commun- l’intérêt général. En particulier, l‘actuel prix de l’ARENH - 42 euros/MWh - est très inférieur au coût marginal en développement du nucléaire (EPR).
La multiplicité des acteurs aux intérêts divergents et le mélange privé/public complexifient les choses à l’extrême et l’on comprend que si EDF, sans bureaucratie excessive dans sa gestion rationnelle, devait simplement être surveillée par la puissance publique, il faudra maintenant passer au stade de la régulation bureaucratique d’un ensemble beaucoup plus vaste. Ce sera la mission d’une autorité administrative indépendante - véritable fragment de "Gosplan"- la Commission de Régulation de l’Energie, (CRE) peuplée de 250 fonctionnaires travaillant quotidiennement avec des centaines d’autres fonctionnaires notamment bruxellois et des acteurs de marché le plus souvent improductifs.
L’interconnexion entre les réseaux nationaux devrait logiquement permettre, grâce à des bourses d’échanges d’électricité, la formation d’un prix de gros européen. En particulier, les prix qui devraient s’y former sont assez naturellement ceux du coût marginal. La raison en est simple : les acteurs qui se présentent sur les bourses sont peu efficients et n’échangent que des quantités d’électricité produites à partir d’unités coûteuses (énergies fossiles). Logiquement, il n’y a pas d’électricité nucléaire échangeable sur les bourses de gros, les possesseurs voulant la conserver pour la revente sur le marché du détail, et les candidats acheteurs sont surtout attirés par les seuls contrats ARENH. Le marché de gros est donc bien ancré sur les coûts marginaux, eux-mêmes constitués pour l’essentiel par les prix de marché des énergies fossiles…qu’il faut décarboner…. en utilisant aussi les bourses d’échange de carbone…. la spéculation sur la transition écologique faisant grimper les cours des uns et des autres.
Il est aisé d’en revenir au simple bon sens
Pour les consommateurs français, la belle histoire de la tarification au coût marginal perd tout le sens qu’elle avait au temps du monopole public. Le prix égal au coût marginal révélait bien la rareté de la ressource électricité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où il ne fait que révéler une rareté qui se trouve ….dans les autres pays européens, et rareté aggravée par le capitalisme spéculatif constructeur de rentes. Sans décision majeure concernant un marché de l’électricité complètement inventé et allant contre les intérêts supérieurs de la France, les usagers seront contraints par des prix anormalement élevés, eux-mêmes animés de mouvements erratiques au gré de la spéculation sur les bourses. De quoi déstabiliser une économie qui a tant besoin d’un approvisionnement stable autorisant des investissements éclairés.
Il n’y a pas encore de véritables prix de marché européen car les contraintes techniques sont encore loin d’être levées : non homogénéité du marché en raison d’une interconnexion imparfaite, et imperfection augmentée des surcharges en cascades, des écroulements de tension ou de fréquences, etc. Le capitalisme spéculatif est donc encore entravé par des frontières que la commission de Bruxelles continue à vouloir faire disparaître.
Pour la France, victime d’une institution qui vilipende son avance technologique, il existe une solution rapide : celle de ne plus respecter les règles d’une concurrence artificiellement construite. En clair, mettre fin à L’ARENH et donc probablement provoquer la disparition des prétendues entreprises marchandes d’électricité. Une telle décision permettrait déjà à EDF de récupérer, du jour au lendemain, 25% de sa puissance et de diriger immédiatement un morceau de sa contrepartie financière vers des installations gérant les pointes de consommation. Un autre morceau pourrait être consacré à la reprise de contrats des marchands d’électricité déchus, reprise assortie d’une substantielle baisse de prix représentant les coûts inutiles et la marge des dites entreprises. Un troisième morceau pourrait servir d’appui à une baisse des tarifs classiques.
Dans un second temps, il faudra bien encore accepter de payer des pointes devenues plus rares avec des coûts marginaux très élevés mais qui, ici, ne seront plus représentatifs de la réalité massive de l’entreprise. Le monopole public reconstitué pourra proposer des tarifs sur des coûts reflétant davantage la réalité d’un nucléaire compétitif dont l’économie nationale a tant besoin. La réforme proposée ne coûte rien, ne suppose aucune transformation des infrastructures de production, de transport et de distribution, et peut par conséquent être très rapidement menée. Peut aussi être très rapidement menée la disparition des structures bureaucratiques qui tant à Bruxelles qu’en France et dans l’entreprise EDF elle-même ne sont que les échafaudages permettant de faire tenir debout un marché artificiel. La contrepartie de cet échafaudage pouvant apparaitre comme élément de réduction du coût de fonctionnement des administrations publiques. La réforme n’est donc qu’un simple retour à la raison et l’éloignement d’une idéologie mortifère.
Mais la peur nous fait préférer l’approfondissement de la déraison.
Les récentes décisions ne vont, hélas, pas dans ce sens :
1 -La logique de la transition énergétique décidée par Bruxelles ne font du nucléaire qu’une énergie de transition : l’avenir reste à l’énergie renouvelable avec priorité sur une distribution qui restera naturellement aléatoire. D’où en quelque sorte un investissement double, d’abord pour promouvoir le renouvelable mais en second lieu pour faire face aux pannes de vent et de soleil. Qui plus est, l’électricité nucléaire n’étant sollicitée qu’à titre transitoire elle ne sera pas dans la liste des secteurs autorisés par la Commission à recevoir des aides d’Etat. Le « bon classement » dans la taxonomie est ainsi annulé par les « lignes directrices » de la commission. Le renouveau du nucléaire français n’est pas pour demain.
2 - Le gouvernement français vient de confirmer, dans la peur, sa logique d’abandon. Plutôt que de renoncer avec force au marché de l’électricité - dont le prix est un coût marginal prohibitif aligné sur le charbon allemand et la spéculation- et de retrouver un prix aligné sur le coût du nucléaire, il adopte une posture irresponsable. Les prix 2022 seront approximativement maintenus par réduction de la fiscalité à hauteur d’environ 8 milliards d’euros, et par un accès élargi à l’ARENH pour un coût d’environ 8 milliards d’euros également, coût ici financé par EDF…. Le total correspond à une somme représentant quelque 40% du budget militaire de la France. La crise des énergies fossiles, matières premières de l’électricité, s’aggravant pour des raisons aussi bien économiques que géopolitiques, les prix de marché de l’électricité ne sont pas prêts de s’affaisser. Que fera le gouvernement français en 2023 ?