La maladie des banques européennes se lit dans des indices peu contestables. Ainsi leur valeur boursière, en ce début d’été, ne représente que moins de 50% de leurs actifs nets. Vu leur poids dans l’économie- un bilan représentant selon les pays entre 3 et 6 PIB- la puissance dévastatrice de leur défaut serait gigantesque et ne mettrait pas à l’abri les autres banques du monde… même si très souvent elles peuvent apparaitre en meilleurs santé.
Nous voudrions montrer dans le présent papier que tous les remèdes présentement envisagés : séparation des activités et fin de la banque universelle, fin des régulations nationales au profit d’un régulateur européen, union bancaire, recapitalisation, normes de Bâle 3, etc., ne s’attaquent qu’aux effets sans jamais évoquer les causes, à savoir les déséquilibres extérieurs. A cet égard il faut souligner l’excellent travail mené par Olivier Berruyer sur son blog (La-crise.fr).
La mondialisation, et la zone euro en est un modèle en miniature, a fait que les questions d’équilibre des échanges extérieurs ont été reléguées au second plan. Il est du reste intéressant de noter que les critères de Maastricht s’intéressaient seulement aux budgets publics pour lesquels un équilibre était recherché et laissaient de côté la question des balances externes. Or, si la mondialisation, ou à petite échelle la zone euro, fait apparaitre des déséquilibres extérieurs lourds et durables, les conséquences sur le système bancaire seront considérables. De fait un déséquilibre durable entre pays peut entrainer une rupture du marché interbancaire. Très exactement ce qui se produit sous nos yeux dans la zone euro.
On sait que le commerce international a toujours posé la question du règlement des échanges. Lorsqu’il y a déficit, il faut que le pays créancier reçoive en règlement un actif dont la liquidité est incontestable, c'est-à-dire un actif qui pourra se muter, sans difficultés, en une variété infinie d’autres actifs. Historiquement ce fût l’or et donc l’étalon- or qui va sécuriser les échanges. De ce point de vue, la mondialisation du 19 siècle ne peut être que muselée par l’étalon-or. Bien sûr les déséquilibres peuvent être momentanément oubliés par le recours au crédit, toutefois, la quantité de métal disponible, reste un butoir bien surveillé par les créanciers. Selon notre expression il s’agit là de, la « loi d’airain de la monnaie ».
Cette loi d’airain est à priori levée avec l’introduction d’une monnaie de réserve se détachant elle-même de l’or. Ce sera le cas après 1971 lorsque le dollar cessera d’être convertible en or. La mondialisation pourra davantage s’épanouir si le pays à monnaie de réserve (USA) se met à émettre de la monnaie sans limite pour régler des déficits…et que sans limite les créanciers considèrent que le dollar reste la quintessence de la liquidité… La mondialisation avec ses avantages de « déficits sans pleurs » (USA), et ceux procurés par des excédents illimités payés avec une monnaie de réserve incontestée (Pouvoir chinois) suppose bien évidemment une gigantesque création monétaire, qui est simultanément machine à fabriquer de la dette . Les banques américaines fournissent le crédit permettant l’importation massive de marchandises élaborées par des salariés aux rémunérations dérisoires et les autorités chinoises deviennent créancières d’une montagne de dollars acquis sur l’économie américaine.
Les échanges interbancaires sont au fond de la même nature que les échanges entre pays. Lorsque la Société Générale paie le fournisseur de l’un de ses clients, il faut bien que l’on puisse créditer le compte de ce fournisseur qui, lui, est par exemple titulaire d’un compte à la BNP. La BNP créditera ce compte, mais il faudra bien qu’elle obtienne en contrepartie un actif incontestable versé par la société générale : de la monnaie centrale, des billets libellés en euros, des monnaies de réserve, des titres publics et privés solides dans leur valeur, de l’or…Comme pour les pays, il y a compensation. Les importations peuvent être payées avec le produit des exportations. Dans les banques il y aura aussi compensation et la Société Générale n’aura pas à donner d’actif à la BNP si, le même jour, la BNP est amenée à demander à créditer le compte Société Générale d’un fournisseur de l’un de ses clients. Bien évidemment la compensation ne règle pas tout puisque l’équilibre de la circulation entre les deux banques relève du hasard, c'est-à-dire des choix des clients dans leurs activités, les banques sont donc amenées à se faire crédit, très exactement comme les pays.
Mais plus que de même nature, il est possible de dire que les échanges interbancaires, ne font que refléter les échanges internationaux. Globalement, si la balance commerciale entre la Grèce et l’Allemagne est déséquilibrée au profit de l’Allemagne et que ce commerce se déroule en sollicitant les services de Deutsche-Bank et Pireas-Bank, ce déséquilibre va vivement se ressentir au niveau des 2 banques sus- visées. Deutsche-Bank va exiger un actif solide en règlement du déficit qui est aussi le déficit de la Grèce vis-à-vis de l’Allemagne. Il est possible que PIreas- Bank, à court de liquidités, emprunte à sa collègue Emporiki pour payer Deutsche- Bank. Cela signifie, que bien sûr, il existe un marché inter bancaire en Grèce réglant la circulation monétaire au profit de citoyens grecs, mais que ce marché est nécessairement connecté avec Deutsche-Bank. Plus globalement encore, en mondialisation bien affirmée, les marchés inter bancaires sont internationalisés et fortement guidés par le caractère plus ou moins déséquilibré des échanges internationaux.
Pour payer Deutsche-Bank, Pireas- Bank sera de plus en plus en difficulté si la balance externe de la Grèce reste lourdement déficitaire. Il faut que de la liquidité circule, en permanence, depuis la Grèce vers l’Allemagne, et cette liquidité doit être fournie par Pireas-Bank. Bien sûr le circuit est plus complexe et les banques centrales des 2 pays interviennent, mais l’idée reste la même.
Pour régler le déficit, Pireas va donc se saigner d’actifs qu’elle ne possédera plus, ce qui va signifier un déséquilibre croissant de son bilan et donc une menace sur ses capitaux propres. Elle pourra aussi assécher son compte courant à la banque centrale, ou devra même emprunter à d’autres banques nationales ou étrangères voire à des banques allemandes concurrentes de Deutsche-Bank. Bien évidemment, elle peut- en théorie - continuer des opérations de crédit interne, et ainsi créer de la monnaie dont la contrepartie est un actif éventuellement transférable à Deutsche-Bank. Mais, en pratique, la chose est impossible puisque son bilan est déjà déséquilibré et qu’elle ne respecterait plus les ratios de liquidité et de solvabilité. Elle peut aussi être sauvée par l’Etat, mais ce dernier est globalement, et en dehors du cas spécifique de la Grèce, devenu impécunieux en raison du déficit gigantesque qu’il a contracté pour compenser la baisse de la propension à dépenser résultant des premières manifestations de la Grande crise en 2008. De ce point de vue Brender, Pisani et Gagna (« La crise des dettes souveraines » ; La Découverte ; Juin 2012) ont raison de souligner que le déficit public était le bienvenu pour compenser une contraction de la demande globale. Les gigantesques déficits publics ne sont que le prix de l’évitement d’une catastrophe économique planétaire semblable à celle de 1929. Les 3 auteurs ont ainsi estimé que, sans ces interventions, le PIB des grands pays aurait brutalement reculé de 18%.
Et comme l’Etat Grec était déjà, avant la crise, en fâcheuse posture, on peut comprendre l’impossibilité pour Pireas de compter sur son Etat et à l’inverse d’en être victime, car disposant dans son bilan de bons du Trésor en rapide dévalorisation….Ce qui signifie d’ailleurs, dans notre exemple, que Deutsche-Bank verrait d’un mauvais œil un transfert vers son propre bilan d’actifs dévalorisés. De la même façon que ladite banque ne saurait non plus se contenter d’être payée avec des crédits à la consommation alloués par Pireas à des grecs impécunieux. Et, comme toutes les banques de pays déficitaires sont dans une situation plus que difficiles, on voit mal comment le crédit interbancaire pourrait continuer à fonctionner. D’où, l’intervention massive de la BCE, par exemple sous la forme d’un LTRO qui semble tout régler… momentanément.
Dans ce cas de figure, la BCE accepte en collatéral des titres démonétisés (que Deutsche-Bank n’accepterait pas) contre de la monnaie centrale déposée sur le compte de Pireas…ce qui permet à Pireas de faire parvenir les règlements à Deutsche-Bank, et permet du même coup à l’industrie allemande de ne pas perdre ses débouchés grecs.
Il faut donc bien comprendre que ce sont les balances externes déséquilibrées qui mettent en position de rupture les marchés interbancaires. Toutes les banques des pays souffrant d’un déséquilibre extérieur sont donc soumises à des pressions qui développent le risque d’insolvabilité et qui, en retour, entraine la ruine du marché inter- bancaire. Aucun établissement bancaire n’acceptant de prêter à des consœurs dont l’insolvabilité radicale est suspectée.
Parce que les balances sont durablement déséquilibrées la machine à fabriquer de la dette explose, et arrive le moment où il n’y a plus que la BCE qui peut – en sa qualité de prêteur en dernier ressort- continuer à faire circuler les marchandises dans un espace mondialisé.
On peur réfléchir longtemps sur les projets de réformes bancaires : ils sont très nombreux et se multiplient avec l’approfondissement de la crise. Tout cela ne sert à rien, le vrai problème est la pérennisation de déséquilibres économiques majeurs qui, pourtant, sont la nourriture même de la mondialisation.
Entre la multiplication des LTRO et l’imposition d’un équilibre des balances il faut choisir.
La première alternative n’est sans doute pas la meilleure, puisqu’elle va consister à démultiplier la puissance de la machine à faire de la dette, et une création monétaire massive. Avec un écart croissant entre pays exportateurs et de plus en plus compétitifs et pays importateurs et de moins en moins compétitifs. Elle a peut-être une vertu : effacer la crise générale de surproduction générée par une mondialisation qui n’a pu à se soucier comme dans l’espace de l’Etat-Nation de l’équilibre entre offre globale de marchandises et demande globale. Les LTRO, y compris leurs équivalents américain ou britannique, sont là pour assurer la bonne circulation des marchandises. Encore une fois, que deviendrait l’industrie allemande ou chinoise s’il n’y avait plus la machine à fabriquer de la dette ?
La seconde suppose une révolution des esprits et se heurte brutalement à l’esprit même de la mondialisation.
Cette dernière dont le principe est, rappelons le, la pérennisation du fordisme par d’autres moyens, a permis le maintien d’une croissance forte à l’échelle planétaire. Elle ne peut accepter les entraves à la bonne circulation des marchandises. Entraves physiques : les marchandises ne doivent pas connaitre de frontières et ne peuvent supporter droits de douanes ou autres contingentements. Entraves des règlements : les paiements doivent être sécurisés. On sait ce que cela signifie. Il ne faudrait pas à titre d’exemple que Pireas-Bank ou que la banque centrale de Grèce crée librement de la monnaie pour régler Deutsche-Bank. Il faut donc, en surplomb de la mondialisation, des autorités monétaires, qui en théorie ne peuvent être manipulées. Cela passe par l’indépendance des banques centrales. Les LTRO, qui prennent ailleurs d’autres noms, sont bien un instrument de sécurisation de la mondialisation et seule une banque centrale indépendante peut assurer la bonne, et surtout sans contrainte, circulation des marchandises.
Le prix à payer est le déséquilibre durable des balances et la crise bancaire. Pour y mettre fin, il faut donc rétablir les équilibres extérieurs autrement que par la recherche d’une compétitivité impossible pour les pays dont le système bancaire ne peut correctement fonctionner. Cela passe par des règlements : barrières douanières, contingentements, licences d’importation etc.
La mondialisation est parvenue au stade où elle est incompatible avec un fonctionnement sain du système bancaire.
Les deux scénarios que nous venons de rappeler ne sont pas nécessairement enthousiasmants, par exemple pour les pays du sud de l’Europe : la dérive vers un assistanat de pays entiers qui vivent sur la base d’un crédit LTRO, théoriquement illimité, ou la relative fermeture et la protection d’un système productif théoriquement déclassé. Il y a sans doute mieux à proposer, par exemple des LTRO qui n’ont pas pour but de maintenir en survie un système bancaire malade, mais des LTRO qui se donnent comme seule mission d’investir de façon colossale dans les pays du sud afin d’aboutir, à terme, à un équilibres des échanges par modernisation des activités…( donc pas des routes ou des aéroports vides) et peut-être aussi l’effacement –durable ?-de la crise générale de surproduction.
Cela passe, bien sûr par la fin de l’indépendance des banques centrales, ici la BCE, mais surtout par des LTRO politiquement décidés et négociés, qui seraient fléchés vers des investissements de modernisation dans le sud. Des LTRO dont l’objectif n’est plus de gommer les effets pervers sur le système bancaire de la divergence croissante entre les pays, mais au contraire des émissions monétaires pour créer des marchandises substitutives d’importations dans le sud. De quoi, au terme du processus, rétablir l’équilibre bilantaire et le bon fonctionnement des marchés interbancaires.
Les négociateurs européens sont encore très loin de cela. Affaire à suivre.