Le pouvoir en cours d’installation évoque l’idée de planification écologique et plus encore d’un Conseil National de la Refondation. Faut-il y voir le retour d’un Conseil National de la Résistance ou de celui de la planification de la quatrième république et des débuts de la cinquième ?
Nous tenterons ici de montrer qu’une telle orientation suppose de renoncer aux institutions mises en place pour la mondialisation et, qu’au-delà, elle impliquerait une véritable contradiction avec le modèle anthropologique qui s’est progressivement constitué au cours de ces trente dernières années.
Historiquement, la planification à la française s’est échafaudée sur la nécessité de reconstruire dans un environnement de rareté. D’où un enracinement dans la production essentiellement industrielle et agricole et non dans le simple échange. Plus particulièrement il s’agira, sans épargne préalable, de produire des moyens de production permettant une production dont on envisagera ultérieurement le partage entre partenaires sociaux. Dans cette configuration, le monde que l’on construit est largement vertical, avec un principe organisationnel et des outils tel que celui produit par l’INSEE, qui va imaginer une « matrice des échanges interindustriels » (TEI) et des « coefficients techniques de production » dont la valeur devient un indice de résilience du pays tout entier. Le plan concerne ainsi bien plus que ce qu’on appelle l’économie : il est l’instrument de production et de protection d’une société qui cherche comme par le passé à sécuriser sa vie dans la cohérence et les meilleures conditions possibles. Et parce que la cohérence est produite dans un univers de ressources rares, elle se déploie davantage dans la verticalité, dans la hiérarchie, ou dans un ordre obéissant à un principe directeur, que par le recours au marché libre. Cela signifie la domination du principe de coordination autour d’un projet partagé sur celui d’une confrontation entre compétiteurs. Dans ce monde, la puissance des lobbys est relativement limitée.
On est loin de l’idéologie d’une création de valeur par l’échange libre au sein d’un système ouvert. Ce n’est que plus tard (années 60) que l’on veillera à l’efficience dans un cadre d’ouverture des frontières et de libéralisation financière. Et c’est la mondialisation ultérieure qui affaissera la figure du producteur au profit de celle du consommateur et de l’épargnant.
La réflexion sur la planification avec le retour d’un commissariat du plan, un ministre de la transition écologique, un plan de relance « France 2030 » etc. devrait imaginer un univers complètement étranger à celui qui s’est progressivement édifié au cours des trente dernières années.
Cet univers qu’il faudrait quitter rapidement en raison de contraintes climatiques et de nouvelles raretés comme l’énergie, l’eau, certains métaux voire des granulats ou des terres cultivables, etc. fonctionne, lui, selon des principes organisationnels forts différents. Les acteurs ou pièces du système ne sont plus des ensembles agrégés à coordonner, les fameux corps intermédiaires, mais des individus en compétition sur des marchés infiniment vastes (le monde) et infiniment nombreux. Le système était naguère compliqué et sans doute bureaucratique mais il était relativement contrôlable. Il est aujourd’hui complexe c’est-à-dire constitué d’une infinité d’acteurs nouant une infinité d’interactions sur la base d’un principe simple : la concurrence sur le marché. Selon les économistes, le système complexe d’aujourd’hui produit, par la multiplication infinie des échanges, de la valeur. Et une valeur qui n’est pas planifiable car le système dépasse tous les participants lesquels doivent lui obéir.
Dans la mondialisation, le système complexe permet de dépolitiser toutes les interactions et il n’est plus question pour ce qui reste de l’ordre politique de contester la supériorité du système complexe sur le système compliqué de naguère. Le consommateur et l’actionnaire devenus rois sont les seuls à pouvoir définir l’ordre de la production. D’où la naissance de machines bureaucratiques propres à générer le marché là ou sa naissance était difficile, c’est-à-dire les autorités dites de régulation sous la forme d’une multitude d’Autorités Administratives Indépendantes. Pensons par exemple à la Commission de Régulation de l’Energie dont l’objet était d’assurer au final la protection du consommateur…. en faisant naitre une multitude d’échangistes sur des bases très artificielles….les fameux « marchands d’électricité » dont la survie dépend d’un large financement public. Ces autorités de régulation sont aussi des proies chassées par de puissants lobbys. Nous sommes loin de la coordination entre branches d’activités pour lesquelles un objectif de « noircissement » de la matrice des échanges interindustriels serait collectivement planifié…Cette pression pour engendrer le système complexe sur la seule base d’une règle simple, celle de la force concurrentielle, fut généralisée à toutes les activités et va aboutir à la l’évaporation de l’ancien système trop simplement compliqué. On peut citer, à titre d’exemple, le cas du CNES (Centre National de Etudes Spatiales) fondé en 1961 dans ce qui était à l’époque la planification et l’ordre compliqué. Cet organisme est aujourd’hui détaché du ministère de la recherche pour un rattachement direct à Bercy en vue de faciliter le passage au « new space » et accélérer la naissance des start-up de l’espace, lui-même perçu comme marché à promouvoir dans le cadre de « France 2030 ». La conquête spatiale n'est plus un projet dans l’imaginaire collectif mais une simple affaire d’approfondissement et de perfectionnement des marchés obtenue par subventions distribuées par des personnalités qualifiées proches des marchés. On passe de la verticalité idéologiquement chargée à l’horizontalité marchande.
Bien sûr, la sublimation du système compliqué en système complexe n’est pas parfaite. D’où les déboires et dérives d’un Etat devenu actionnaire alors que sa fonction stratégique reste en mémoire : injonctions contradictoires en direction des patrons du secteur public (Air- France, EDF, SNCF, etc.) , contradictions entre une agence de participations de l’Etat en recherche de rente dans le soucis de protéger la dette publique et une Banque Publique d’Investissements soucieuse d’entrepreneuriat et d’innovation , emballement du manège des « portes tournantes » chez les hauts fonctionnaires etc.
Le retour d’une planification qui se mettrait en place, est une grande transformation qui dépasse de loin les dispositifs technocratiques qui pourraient s’établir à la hâte. Une première grande résistance est d’ordre anthropologique et les acteurs ne sont plus des groupes intégrés dans des corps en négociation autour d’un projet. Fondamentalement, l’attachement aux nouvelles formes de liberté engendre une préférence pour un système complexe au détriment d’un système compliqué. On veut bien se rapprocher des fontaines à subventions mais on se méfie d’un ordre possiblement resté vertical. Une seconde résistance provient du problème lui-même : une rareté nouvelle - devenant véritable mur - que la logique du fonctionnement du marché ne peut que très difficilement réduire. Il s’agit de ce qu’on appelle « l’effet rebond » provoqué par une efficience accrue : une technologie plus efficiente concernant la production d’une ressource rare permet d’en utiliser davantage ou/et introduit un report sur d’autres ressources rares. Nous avons typiquement ici le cas de la voiture électrique qui introduit plus de difficultés que de solutions au problème posé dans l’utilisation des ressources rares. On pourrait multiplier les exemples et on sait qu'historiquement les énergies ne furent pas substituables: la production croissante de charbon s'est accompagnée d'une multiplication des moulins à vent, celle du pétrole s'est accompagnée d'une consommation croissante de charbon pour produire l'acier des voitures, etc.
La première résistance est sans doute partiellement atténuable par des comportements d’adaptation qui, petit à petit, réduisent la compétition et la concurrence au profit de la coopération. C’est le cas des entreprises qui collaborent pour sécuriser la gestion des stocks, ou pour reproduire localement de façon partagée. L’effet rebond dans toute sa complexité est sans doute plus difficile à gérer. Comment lutter contre l’effet pluriel des pénuries qui elles - mêmes sont aggravées par de nouveaux risques de type sociaux (migrations) ou géopolitiques (guerres) ?
Avant de mettre en place un Conseil National de la Refondation, il serait intéressant d’interroger les questions fondamentales : Un retour à la verticalité même décentralisée est-il possible ? Est-il possible de réintroduire une vision collective du futur avec la charge symbolique qui lui correspond? Comment limiter er répartir les contraintes de la nouvelle coopération à engager ? Comment réduire la pression concurrentielle et introduire les logiques coopératives ? Peut-on mesurer les effets écosystémiques des décisions aussi facilement qu’au temps des trente glorieuses ? Comment encadrer le principe d’efficience dans ses effets pervers ? Quelle reconversion pour les milliers de salariés affectés jusqu’ici à la seule promotion du système complexe dans des autorités de régulation ? Etc…
Autant de questions qu’on ne voit pas émerger sur lede s marchés politiques.