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1 décembre 2022 4 01 /12 /décembre /2022 07:49

 

Le dogme de la concurrence empêche aujourd’hui et probablement demain de procéder à la bifurcation de nos choix en matière d’électricité. Hélas ce même dogme avait déjà entrainé les catastrophiques décisions concernant EDF…

Un  monopole  théoriquement bon gestionnaire de la rareté des ressources.

 Ce que certains appelaient « l’Etat EDF » représenté par Marcel Boiteux, son emblématique président, ne correspondait qu’à la volonté de produire une infrastructure énergétique la plus efficiente au profit des usagers de l’industrie et des consommateurs. A cette époque Marcel Boiteux, déjà théoricien (théorème de « Ramsey-Boiteux ») et élève du prix Nobel Maurice Allais utilisait le cout marginal pour bien indiquer à l’usager la rareté de la ressource et en prendre conscience. Imposer un prix supérieur au cout marginal interdisait à l’usager de profiter d’une électricité moins couteuse ce qui l’invitait à faire des choix moins efficients donc gaspilleurs de ressources. Imposer un prix inférieur au cout marginal représentait aussi un gaspillage économique : les utilisateurs n’allouent pas leurs ressources selon les meilleurs choix et reçoivent un mauvais indicateur de rareté. A l’époque de Marcel Boiteux la gestion des « pointes » en termes de « capacité » et « d’effacement » utilisait donc le cout marginal comme outil d’orientation vers les meilleurs choix possible pour l’ensemble de la collectivité. D’où une politique tarifaire intégrant des variations selon les heures ou jours de consommation.

A l’époque du monopole, le cout marginal ne correspondait pas pour autant à un prix de marché. Concrètement les différentes centrales étaient classées selon leurs couts d’exploitation. La bonne gestion supposait que leur mise en œuvre, selon l’état de la demande, soit progressive : d’abord les unités les moins couteuses, puis progressivement mise en activité de celles qui le sont davantage. Le cout d’exploitation de la dernière unité, le cout marginal, correspondant à celui de la quantité d’électricité qu’il faut ajouter pour satisfaire la demande.  Si maintenant pour une raison ou une autre il y avait un « grand saut » de cout entre la centrale qu’il faut mettre en activité et les centrales inframarginales, EDF n’était pas obligé d’aligner le tarif de l’électricité sur la centrale marginale pour laquelle la mise en activité s’imposait. Clairement si EDF avait connu la crise du gaz russe, le prix de l’électricité aurait pu rester relativement stable, car en moyenne le cout moyen n’aurait que très  peu augmenté. Ce qui déterminait la grande solidité d’EDF, dans sa fonction très sécurisante d’infrastructure énergétique, était  sa configuration de monopole. Le cout marginal était un outil de bonne gestion mais il ne pouvait devenir un prix directeur quelle que soit la situation géopolitique rencontrée.

Parce qu’il a été décidé d’obéir au dogme de la concurrence, nous avons construit un système pluriel- incorporant plusieurs dizaines d’entreprises simplement fournisseuses d’électricité - où le cout marginal devenait automatiquement prix de marché. Si donc le cout marginal devient pour diverses raisons complètement différent des couts moyens, les prix ne correspondent plus aux réalités économiques de la production d’électricité. C’est évidemment le cas aujourd’hui où le prix du gaz consommé, engendre un cout très élevé, de très loin supérieur au cout moyen obtenu sur les centrales nucléaires, lequel devient mécaniquement un prix de marché, ne correspondant plus à la réalité d’un parc encore massivement nucléaire.

C’est la cassure du monopole et l’éparpillement entre unités concurrentes, et ce à l’échelle européenne, qui transforme le cout marginal en prix de vente. Face à la demande croissante d’électricité le prix de vente autorise la mise en exploitation d’unités plus couteuses. Si le prix n’atteint pas ce niveau, les centrales en concurrence correspondantes ne sont pas activées et il y a rupture d’approvisionnement. Si maintenant, malgré un prix de marché qui autorise la mise en exploitation, les gestionnaires renoncent à produire, ils se privent d’un profit : le cout marginal est censé représenté tous les couts y compris la rémunération du capital. Si maintenant pour des causes géopolitiques le cout marginal s’envole, alors la pénurie d’électricité se soldera par une formidable hause de prix. Ce que nous constatons aujourd’hui. Rien ne peut obliger un producteur utilisant des centrales à gaz de produire à pertes, pertes qui signifient la disparition à court terme dudit producteur. Le mécanisme du marché se trouve donc incapable d’assurer la sécurité qu’EDF en tant que monopole pouvait mener sans difficulté.

Un monopole partiellement contestable mais devenu victime d’une bureaucratie de marché

Pour autant Marcel Boiteux n’avait  pas complètement raison et il est vrai qu’en qualité de monopole, EDF n’était guère incité à imaginer des innovations sur les diverses façons d’envisager la production de l’énergie. EDF était capable de classer son parc global d’unités en activant d’abord les centrales les plus performantes et en réservant les moins performantes – celles disposant d’un cout très élevé- pour la gestion des pointes, mais il ne recevait pas les incitations autorisant des innovations de rupture. Pas de producteurs en concurrence pour engendrer de nouvelles technologies plus efficientes. Parce que monopole, aucun marché ne venait dynamiser les structures de production de l’électricité.

Pour autant EDF transmettait aux usagers les bonnes informations quant à la manière d’aborder l’utilisation rationnelle de l’électricité : « attention , moi EDF, chargée d’une mission de service public le plus efficient possible,  je met en place un tarif spécial car nous sommes en pointe et le cout marginal devient trop élevé ». Chaque usager était ainsi invité à prendre les décisions qui au-delà de ses intérêts privés rejoignaient l’intérêt général. EDF ravitaillait ainsi la France dans les meilleures conditions possibles étant donné l’état des techniques du moment.

Tout cela sera balayé avec le dogme de la concurrence et sa traduction dans l’édification d’une bureaucratie gigantesque censée garantir la matérialisation du dogme. Bureaucratie très visible dans la loi NOME et ses décrets d’application.

Si l’on dresse un bilan global depuis la loi NOME, EDF n’a reçu que des incitations négatives : part de marché du nucléaire à réduire sous forme d’oukase politique ; vente obligatoire à de faux/ vrais concurrents sous la forme du ponctionnement ARENH ; concurrents artificiels relevant d’un capitalisme de connivence sous la houlette du dogme du marché ; prise en charge de la mission de service public au regard des défaillances des systèmes simplement intermittents ; etc. Pas de limite à l’édification des murailles bureaucratiques : Commission de Régulation de l’Energie, surveillance des capacités, opérateurs d’effacement, EPEX Spot, Commissariat bruxellois de la concurrence, surveillance ARENH, surveillance des fournisseurs, etc.

Sous les décombres un peu de lumière ?

Une résistance semble vouloir s’instituer. Si la parole académique semble particulièrement silencieuse, on commence à enregistrer de vraies protestations de la part des acteurs – certes anciens- de la pratique industrielle. C’est le cas de Louis Gallois qui s’insurge contre les propositions européennes concernant le simple prix plafond du gaz pour résoudre la crise. C’est plus encore le cas de Jean Peyrelevade qui va jusqu’à proposer le retour du monopole public concernant le segment distribution de la filière électrique. Très curieusement, dans un article des « Echos » en date du 23 novembre dernier, il va jusqu’à voir dans le nouveau monopole qu’il propose un rôle semblable à celui de RTE. Plus encore il propose de confier à RTE cette charge nouvelle. Une véritable rupture épistémologique….

Dans une telle situation la concurrence sur les prix de vente disparaitrait et seule celle reposant sur les innovations technologiques garantirait le progrès de la branche. De quoi ne plus étrangler la France et son économie dans les conséquences des sanctions prises contre la Russie.

Il s’agit là d’un point de vue très intéressant en rupture avec le dogme bruxellois de la concurrence. Dans le contexte proposé beaucoup de questions restent posées. Que deviennent les fournisseurs qui ne sont mêmes pas nationalisables car ne correspondant pas à une véritable réalité économique ? Y a-t-il à craindre un tsunami financier contagieux face à une  rupture qui démonétiserait la pyramide des produits structurés et leurs porteurs ? Que deviennent les producteurs intermittents ? Que faire de la rente des intermittents à couts marginaux nuls (barrages) ? Etc.

Beaucoup de questions difficiles mais piste intéressante.

 

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22 novembre 2022 2 22 /11 /novembre /2022 08:51

Si la hausse des taux des banques centrales a pu mettre en difficulté les fonds de pension britanniques en septembre dernier, il est à craindre que ce que l’on appelle la crise de l’énergie aura des effets financiers autrement redoutables.

Lorsque les systèmes énergétiques sont globalement de nature monopolistique les différentes pièces du lego (production, transport, distribution, commercialisation) sont étroitement imbriquées dans un ensemble unique et la notion de prix de marché n’existe pas. C’était le cas d’EDF qui n’était en aucune façon géné par des variations du coût marginal. C’était toujours le cas pour ce même EDF qui gérait centralement les pointes de consommation en hiver avec ses stratégies  de « capacité » et « d’effacement ». La « maison » est « tenue » et la tarification, sans oublier les coûts moyens, peut obéir à une logique d’intérêt général. Avec la libéralisation, les différentes pièces cessent d’être articulées et surtout un grand nombre d’acteurs nouveaux intervient.

 Au titre d’une première vague de nouveaux acteurs d’un marché naissant, nous aurons un très grand nombre de producteurs nouveaux qui en France ne peuvent être, pour l’essentiel que des fournisseurs non producteurs en raison de la forte concurrence d’EDF. Et bien évidemment il faudra relier les différentes pièces par le jeu d’un marché qu’il faut inventer et sur lequel devrait se former un système de prix.

En raison de la nature de la marchandise électricité ( à l’inverse des biens classiques, homogénéité parfaite du produit et surtout sa non stockabilité)  ces fournisseurs ne produisent que rarement, ne transportent pas, ne distribuent pas, ne savent pas combien consomment leurs clients, lesquels ne savent pas d’où provient l’électricité utilisée. Au fond, ils sont déjà un peu dans la sphère financière purement spéculative où l’on échange des titres. Ils achètent et vendent en tentant d’édifier une marge sur un produit qu’ils n’ont jamais rencontré.

L’Etat se retire mais il sait aussi que le marché ne peut fonctionner correctement et assurer la parfaite continuité entre production et appel de consommation. Parce que l’intérêt privé l’emporte il est clair que les investissements de capacité ne peuvent qu’être oubliés et donc la gestion des pointes ne peut être correctement assurée. Il faut donc à côté d’un Etat qui se retire, imaginer une autorité de régulation et de surveillance bureaucratique. Les choses étaient simples sous la houlette du monopole, elles deviennent extraordinairement complexes sous celle d’un marché qui ne peut être que défaillant sans une épaisse bureaucratie. Ce sera le cas avec les « certificats de capacité » et leur gestion qui va regrouper un grand nombre d’institutions et acteurs : Commission de Régulation de l’Energie, RTE, opérateurs d’effacement, fournisseurs et producteurs, EPEX Spot. D’où aussi l’appel au monde académique pour tenter de rationaliser  la bureaucratie qui s’est mise en place. Curieusement les propositions académiques  orientées massivement dans la logique du libéralisme Coasien n’ont jamais évalué les couts de ladite bureaucratie et ce en contravention avec les travaux de Coase lui-même.

Maintenant puisqu’on échange, il faudra trouver un lieu virtuel ou réel dans lequel les fournisseurs rencontreront de vrais producteurs. C’est le cas des bourses d’électricité. Sur ces bourses se forment des prix  représentant l’état du marché pour une transaction déterminée, en un lieu géographique et à un instant donné. Sans présager des conditions futures, se sont ajoutés des marchés plus élaborés faisant intervenir la notion d’anticipation temporelle : les prix des contrats à terme (futures) et les échanges à terme (forward). Ce qu’il convient de comprendre c’est que la libéralisation fait que les échanges et les prix correspondants ne sont plus garantis, qu’il faut par conséquent se protéger des risques de prix, ce que l’on appelle les produits de couvertures que sont par exemple les swaps de prix.

C’est dire que la première vague d’acteurs nouveaux en induit une seconde complètement financière. La première vague faisait des échangistes des acteurs assez semblables à ceux de la finance pure. La seconde beaucoup plus nombreuse est faite de purs spéculateurs censés apporter liquidité et surtout sécurité. Le poids du secteur énergétique dans ses diverses dimensions (électricité, fuel, gaz, charbon, renouvelable dans sa propre diversité), son poids dans les contraintes macroéconomiques (l’économie est souvent toute entière de la production/transformation/consommation d’énergie), et surtout sa dimension géopolitique, font que la volatilité des prix est naturellement plus importante que sur toutes les autres matières premières. L’immensité et la complexité d’un marché mondial de l’énergie devient une source d’opportunités nouvelles pour la finance purement spéculative avec la formation perverse d’anticipations auto-réalisatrices et globalement ce qu’on appelle une exubérance irrationnelle.

Les agents économiques véritables, par exemple les entreprises, victimes de l’exubérance irrationnelle peuvent eux-mêmes se couvrir, par exemple par des swaps de prix sur l’énergie. Les entreprises négocient ainsi un contrat fixant un prix convenu avec un agent financier, le plus souvent une banque. Sur la base d’un notionnel (un montant physique d’énergie) et de périodes convenues, entreprises et financiers échangent des sommes représentant la différence entre l’évolution du prix de marché et le prix convenu. Si le prix de l’énergie augmente, et si le contrat qui relie l’entreprise à son fournisseur ne prévoit pas lui-même une couverture, alors c’est l’agent financier qui versera une compensation à l’entreprise. Dans le cas inverse c’est l’entreprise qui compensera la banque. Comme les fluctuations de prix sont considérables les swaps deviennent des outils risqués eux-mêmes susceptibles d’appels de marge. Parce que la finance ne fait que transmettre les risques on voit immédiatement que les swaps peuvent figurer dans d’autres produits structurés et ce à la dimension de l’inventivité financière. D’où un dangereux effet contagion.

La libéralisation du marché de l’énergie, en faisant naître un marché et une concurrence que la France avait jugé nuisible dans sa longue phase de prospérite, risque de devenir source active de la prochaine crise financière.

Cette source active va être renforcée par le développement des boucliers tarifaires qui représentent aujourd’hui environ 2% du PIB. Parce que ces boucliers, dans leur lourdeur, vont  aggraver considérablement  le déficit français (5 points de PIB contre seulement 3 pour l'Italie et 0,5 pour l'Allemagne selon la projection 2027 du FMI) nous aurons  là,  une force nouvelle qui pourra se conjuguer avec celle de l'overdose financière pour aboutir à la situation britannique de septembre dernier : crise purement financière et crise des finances publiques. 

 

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28 octobre 2022 5 28 /10 /octobre /2022 06:00

L’Europe se divise autour de la question de la crise énergétique. Aucun pays n’ose aborder la question centrale du marché de l’électricité dont le prix se fixe sur un coût marginal construit autour du gaz. La France est de ce point de vue le pays qui aurait le plus besoin de l’abolition du marché et le retour au système antérieur pratiqué par EDF. Parce que personne n’aborde cette question tabou - alors que le prix de marché est devenu meurtrier pour tous les usagers- les rencontres européennes sont devenues lieu de propositions entre tricheurs : on ne peut plus supporter le signal prix de marché, mais  parce qu’ on ne peut en parler , alors on multiplie les propositions pour cacher le problème. Ainsi on tente d’inventer d’autres « signaux-prix » en contournant le marché sans le renier. Tel est le cas de la position allemande qui tout en sacralisant le marché se propose néanmoins de le contourner par des aides publiques massives qui elles -mêmes présentent le gros défaut de délaisser les règles du marché unique. Tel est aussi le cas de la position française qui veut bloquer le prix de marché par l’idée de plafond. Tel est aussi le cas de la position de la Commission qui évoque un cartel européen (une plateforme selon le langage moderne) des achats pour améliorer artificiellement une position de marché. Tel est enfin le cas de la même Commission qui se propose de limiter la volatilité des prix en contournant les règles de la finance de marché. Les notes techniques des différents acteurs et de leurs personnels – (pensons à ces veilleurs de la concurrence que sont les personnels du CRE en France)- sont de plus en plus complexes et difficiles à comprendre. Elles matérialisent aussi (tout en les cachant) les oppositions frontales des intérêts entre les différents pays. C’est la raison pour laquelle nous proposons ce matin de reprendre les propos très abordables d’une syndicaliste très compétente et très claire sur le sujet pour approcher cette question centrale. Nous nous permettons ainsi de reproduire l’interview d’Anne Debrégéas réalisé par « Basta ! ». Les propos tenus par l’intéressée ne sont pas exempts d’oublis et de critiques et nous y reviendrons dans un prochain article.

Bonne lecture.

INTERVIEW d'ANNE DEBREGEAS

Avec la guerre en Ukraine et les tensions autour des approvisionnements en gaz, le grand public a découvert, fort étonné, que le prix de l’électricité dépendait des cours mondiaux du gaz. Comment est-ce possible ? A fortiori en France où l’essentiel de la production électrique est d’origine nucléaire ?

Anne Debrégéas : Pour comprendre, il faut revenir sur la manière dont est fixé le prix de l’électricité. Pour produire de l’électricité, on a des coûts fixes - frais de construction des centrales, frais de raccordement et d’entretien qui doivent être assumés, que la centrale produise ou pas – et des coûts variables, qui s’y ajoutent. C’est essentiellement le coût des combustibles, mais également d’autres coûts comme le « coût du CO2 » (qui pénalise les types d’énergies les plus fortement émettrices de gaz à effet

Pour fournir l’électricité correspondant à la consommation, les producteurs « appellent » en premier lieu les centrales qui leur coûtent le moins cher en termes de « coût variable », en l’occurrence les énergies renouvelables. Viennent ensuite le nucléaire, puis les centrales à base de combustible fossile, dans un ordre qui dépend des cours des différents combustibles, actuellement le charbon puis le gaz, et si nécessaire, le fioul. Et pour chaque filière, les centrales les plus efficaces sont appelées en premier : ainsi les centrales à cycle combiné gaz (CCG) sont appelées avant les turbines à gaz dont le rendement est moins bon.

Or, le prix du marché est fixé en fonction du coût variable de la centrale la plus chère disponible au niveau européen pour produire une unité (un MWh) supplémentaire, c’est-à-dire le plus souvent une centrale à gaz, même si elle n’entre que pour une faible part dans la production totale d’électricité. C’est ce qu’on appelle le coût marginal, soit le coût d’une production supplémentaire d’un MWh. C’est pourquoi le prix de l’électricité est extrêmement dépendant du cours du gaz, qui a beaucoup augmenté ces derniers mois.

Quelles sont les raisons de cette augmentation des cours du gaz ?

Cela s’est fait en plusieurs phases. Il y a eu une augmentation de la demande après le Covid, au printemps 2021, notamment en Asie ; et des problèmes techniques du côté des moyens de production, également liés au Covid, notamment en Norvège. Ensuite, les acteurs gaziers n’ont pas suffisamment rempli les stocks de gaz avant l’hiver, dans une gestion spéculative de court terme, et pour le gazier russe Gazprom en prévision des tensions géostratégiques à venir. Il y a aussi eu les problèmes et conflits autour du gazoduc Nord Stream 2, qui relie la Russie à l’Allemagne en passant sous la mer Baltique. Et enfin, la guerre en Ukraine, qui a tout fait flamber à partir de février 2022. L’Europe a dû mettre en service aussi vite que possible des terminaux méthaniers permettant de faire venir du gaz liquéfié par bateau, en provenance par exemple du Qatar ou des États-Unis (gaz de schiste). On arrive à des prix de marché qui ont dépassé 1000 euros le MWh cet été et qui sont aujourd’hui aux alentours de 500 ou 600 euros le MWh, soit une multiplication par 10 à 20 par rapport aux prix d’avant la crise !

Ces prix n’ont rien à voir avec les coûts de production de l’électricité en Europe, et encore moins en France même si ceux-ci ont augmenté ces derniers mois…

Effectivement. En France, en 2021, le coût de production du MWh a augmenté d’environ 4 %, pour atteindre environ 60 euros/MWh. En 2022, l’augmentation du coût de production a été bien supérieure. D’une part parce que le parc nucléaire ne produit pas du tout ce qu’il devrait produire – beaucoup de centrales sont à l’arrêt – et d’autre part parce que la production hydroélectrique est également en forte baisse cette année, du fait de la sécheresse. Nos centrales à gaz, bien que pénalisées par un coût du gaz très élevé, ont tourné davantage et la France a également dû importer davantage d’électricité au prix du marché, qui a explosé. En conséquence, le coût de production de l’électricité consommée en France en 2022 aura probablement plus ou moins doublé, mais nous ne disposons pas encore de toutes les données. On reste cependant loin du prix de vente, à 500 ou 600 euros le MWh !

« Ces fortes variations de prix menacent le budget des ménages et des communes, la survie des entreprises et la capacité des consommateurs à investir dans l'isolation »

Selon la théorie ultralibérale de l’Union européenne (UE), ces prix de marché, très volatils, devraient être parfaitement reportés dans les factures des usagers. La Commission européenne a ainsi imposé à tous les fournisseurs de proposer à ses clients une offre en tarification dynamique, qui reflète le plus possible, jour par jour, voire heure par heure, les prix de marché. C’est ce type d’offres qui a conduit des familles texanes à se retrouver avec des factures à plusieurs milliers de dollars, à la suite d’un épisode de grand froid dramatique durant l’hiver 2020-2021. C’est également ce qui a conduit les consommateurs espagnols à voir leurs factures augmenter très vite, dès l’été 2021, à la suite de l’envolée du prix du gaz. Très bonne élève de l’UE, l’Espagne avait appliqué des tarifications reflétant très bien les prix de marché. « L’exception ibérique », qui a conduit l’Espagne et le Portugal à obtenir une dérogation au marché, ne provenait pas du tout de leur situation moins bien interconnectée au réseau européen ni à la part de renouvelables dans leur parc de production, comme cela a été dit, mais bien de choix politiques.

Ces fortes variations de prix menacent le budget des ménages et des communes, la survie des entreprises et la capacité de tous les consommateurs à investir en faveur de la réduction de la consommation et de la décarbonation, notamment par l’isolation des bâtiments ou l’électrification de procédés industriels et des usages résidentiels.

Face à ces variations, il existe le tarif « réglementé », c’est-à-dire en partie encadré par l’État. Comment protège-t-il les particuliers ?

Avant l’ouverture des marchés au début des années 2000, il n’y avait qu’une seule grille tarifaire pour tout le monde, basée sur le coût de production de l’électricité en France. Cette grille se déclinait en différents tarifs selon les niveaux de consommation, la répartition de la consommation dans la journée (notamment la part de consommation aux heures de forte tension, dites « heures pleines ») et la capacité de baisser la consommation certains jours (option Tempo). Depuis 2015, seuls les particuliers, les toutes petites entreprises et les toutes petites collectivités peuvent encore en bénéficier. Donc les autres sont exposés de plein fouet au marché.

Certaines communes ont vu leurs factures multipliées par quatre, voire dix et certaines entreprises, également. Par ailleurs, le tarif réglementé qui subsiste pour les particuliers, les toutes petites entreprises et les communes a été dénaturé. Son mode de calcul a été modifié dans le but de favoriser la concurrence. Même le tarif réglementé se trouve ainsi partiellement indexé sur les prix de marché ! Dénaturé, inaccessible pour une catégorie de consommateurs, il protège donc de manière insuffisante. De plus, il est appelé à disparaître à terme, tout comme le tarif réglementé du gaz qui s’éteindra en juillet prochain, malgré la crise.

Vous dites que la concurrence, indispensable selon l’UE et le gouvernement français est « impossible » dans le secteur électrique. Pourquoi ?

Qu’est-ce qu’un système électrique ? Un réseau et des centrales de production. Tout le monde s’accorde pour dire qu’il n’y a pas de concurrence possible sur les réseaux. Que c’est un monopole naturel, avec essentiellement des coûts fixes. Une fois que les lignes sont construites, qu’elles servent ou pas, cela ne change rien en termes de coût. Personne ne pense pour le moment que ce serait malin de construire plus de lignes qu’il n’en faut pour ensuite les mettre en concurrence.

Même chose pour les centrales de production. Ce qui coûte, c’est essentiellement d’investir dans des centrales qui vont durer plusieurs décennies. Donc, c’est une vue de l’esprit que d’imaginer qu’on va construire plus de centrales qu’il n’en faut pour ensuite les mettre en concurrence. Ce serait un délire économique et écologique. Seul l’État est à même de planifier les investissements nécessaires pour que, même en pic de demande, on ait suffisamment de production pour satisfaire tout le monde.

Il faut en plus une parfaite correspondance entre la production et la consommation alors même que ladite consommation est difficile à prévoir, car elle dépend beaucoup de la météo, de même que la production. Ajoutons que l’on a peu de moyens pour stocker. L’équilibre parfait entre consommation et production, indispensable pour ne pas aller au black-out, est donc très compliqué à maintenir et exige d’utiliser la complémentarité de chaque centrale (certaines sont plus adaptées pour fonctionner de manière régulière toute l’année, d’autres sont plus flexibles, mais plus chères, etc.). On imagine difficilement une entreprise privée gérer cette complexité.

On entend bien sûr des gens nous dire que l’on peut introduire de la concurrence dans la production d’électricité, mais il s’agit en fait de délégation de service public. C’est toujours l’État qui planifie combien on doit construire de centrales nucléaires, ou de centrales renouvelables. Ensuite, il fait un appel d’offres et là, on a des entreprises privées qui se font concurrence. Mais c’est en amont du système de production. Une fois qu’elles ont gagné l’appel d’offres, elles ont un prix d’achat de l’électricité garanti sur la durée de vie de la centrale.

« Le fournisseur ne peut pas choisir son électricité, c’est la même pour tout le monde. Il met juste son logo sur la facture »

Ce développement du parc de production par planification et rémunération par des mécanismes hors marché basés sur des rémunérations garanties par l’État a toujours existé en France, à l’exception près du développement des cycles combinés gaz (CCG) pendant une courte période, peu avant 2008 : les investissements ont été guidés par le marché, avec une rémunération basée sur les prix de marché. Mais l’effondrement qui a suivi de ces prix de marché a provoqué des difficultés financières et des mises sous cocon, obligeant l’État à intervenir et mettant fin à cette seule expérience d’investissement piloté par le marché.

Hormis cette exception, le parc historique (principalement nucléaire et hydraulique) a été développé par le monopole public sur décision et financement publics. Il est d’ailleurs regrettable que ce parc largement amorti vende aujourd’hui une partie de son électricité sur les marchés, engendrant des sur-rémunérations très importantes dont une partie revient aux actionnaires des entreprises productrices au détriment des consommateurs.

Devant l’impossibilité d’introduire la concurrence dans la production d’électricité et les réseaux de distribution, ses partisans l’ont fait dans la commercialisation de l’électricité qui ne représente qu’une toute petite partie du coût final et qui est factice, dites-vous. Pourquoi ?

Pourquoi factice ? Parce qu’il n’y a pas vraiment d’activité de vente de l’électricité. Dans l’alimentaire, on peut avoir des entreprises qui sont des détaillants, qui vont aller chercher la nourriture, la transporter, la « packager », etc. En électricité, cela ne marche pas du tout comme ça. Le fournisseur, il ne peut pas choisir son électricité, c’est la même pour tout le monde. Il ne peut même pas dire : telle centrale va alimenter tel client. Il ne la transporte pas non plus, ne la distribue pas, il ne la stocke pas. Il ne compte même pas combien son client a consommé, c’est Enedis (le gestionnaire du réseau de distribution) qui le fait. Donc, finalement, le fournisseur ne fait rien du tout. Il met juste son logo sur la facture.

Aujourd’hui, la seule différence entre les fournisseurs, c’est le prix, car plus personne ne croit à la promesse des « offres vertes ». La décision d’avoir plus ou moins d’énergies renouvelables, cela se fait au moment où on investit dans le parc, pas une fois que le parc est construit. Et ce ne sont pas des tarifs différenciés d’achat de l’électricité qui vont permettre d’investir significativement dans des moyens de production : ce sont des décisions politiques, au travers de la planification et des mécanismes de tarif d’achat garanti. Ces décisions devraient être davantage contrôlées par les citoyens, par exemple par un vote sur le scénario énergétique mis en œuvre (définissant la part des différentes énergies), mais cela ne peut pas se faire par le marché.

Pour quelles raisons le gouvernement, et l’Europe, sont-ils si attachés alors à ce système de faux-semblant qui n’a pas l’air de fonctionner ?

C’est du pur dogmatisme. Ils ne veulent pas sortir du marché. Ni admettre que la concurrence n’est pas possible en électricité, et qu’elle ne sert à rien, et surtout pas à faire baisser les prix. Pourtant, ils reconnaissent aujourd’hui que ce système est absurde. Notre ministre de l’Économie Bruno Le Maire a, semble-t-il, découvert il y a un an qu’il était aberrant que le prix du gaz détermine le prix de l’électricité . Emmanuel Macron a dit la même chose en juin dernier, lors du G7 qui s’est tenu en Bavière. Plusieurs pays qui disaient que le marché fonctionnait très bien, comme l’Allemagne ou l’Autriche, commencent à reconnaître qu’il y a de très gros problèmes. Même Ursula Von der Leyen, la présidente de la commission a dit que cela ne fonctionnait plus – comme si cela avait déjà fonctionné ! – et qu’il fallait donc une réforme en profondeur.

« Les consommateurs, les grandes entreprises, et même le Medef, demandent un coût fixe et stable, et de la visibilité »

De plus en plus de gens disent que le prix de marché ne peut pas servir à rémunérer les moyens de production, car ils sont trop volatils. Mais rien ne bouge, car ils ne veulent pas sortir du marché. Ils essaient donc de faire des bidouilles pour garder ce prix de marché complètement aberrant en plafonnant par exemple la partie du gaz qui sert à produire de l’électricité. Des mécanismes complexes, difficiles à appliquer, auxquels personne ne comprend rien et qui ne vont pas résoudre durablement le problème. Au mieux, ce sera « moins pire » qu’actuellement, mais on ne peut pas s’en contenter !

Que faudrait-il faire, alors, pour calculer le prix de l’électricité ?

Tout ce que demandent les consommateurs, y compris les grandes entreprises et même le Medef, c’est un coût fixe et stable, et de la visibilité. Il faut donc revenir à une grille tarifaire basée sur les coûts de production. C’est la seule manière de garantir les investissements que l’on fait et d’assurer une équité de traitement des consommateurs. Avec les marchés, chacun se débrouille seul avec ses fournisseurs, certains payent plus cher que d’autres. C’est invraisemblable pour un bien commun.

La mise en place d’une grille tarifaire n’empêche pas d’avoir des objectifs écologiques et sociaux. On peut décider que l’on va pénaliser les fortes consommations et donner de la gratuité pour les premiers usages par exemple.

Est-ce possible d’adopter cette stratégie rapidement ?

Bien sûr. L’idéal ce serait de dire : on sort du marché à la maille européenne et on met en place un opérateur public qui exploite le système européen comme faisait EDF à la maille française. Mais il faut convaincre tous les pays. En attendant, la France peut d’ores et déjà décider d’avoir un seul acteur public avec des tarifs basés sur les coûts de production. Cet acteur public peut très bien s’intégrer dans le marché européen : les bourses européennes verront l’acteur public comme elles voient aujourd’hui plein d’acteurs privés ou partiellement publics et on continuera à payer nos interconnexions au prix du marché si on n’arrive pas à faire mieux. Cela ne remet pas du tout en cause le fonctionnement des autres. C’est possible techniquement, relativement simple à mettre en place, et l’efficacité est garantie.

N’est-ce pas contraire aux textes européens ?

Si. Car ces textes disent qu’il doit y avoir la concurrence au niveau des fournisseurs, et que les prix de marché sont obligatoires. Les directives relatives à la libéralisation du secteur de l’électricité et du gaz sont clairement antinomiques avec le principe d’un monopole public dans le secteur électrique. Mais en ce moment, il y a sans arrêt des dérogations parce que tout le monde voit bien que ça ne marche pas. Donc, c’est peut-être le bon moment pour dire : les textes, ça ne marche pas donc nous on fait autrement. Cela n’engage à rien pour les autres, cela ne change en rien nos modes d’échanges avec les autres, cela ne va pas changer la solidarité européenne, mais chez nous, cela va protéger les consommateurs de prix complètement aberrants et favoriser l’investissement dans la transition énergétique. Qu’est-ce qui va se passer si on fait ça ? Pas grand-chose, me semble-t-il…

Notre ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, mais elle n’est pas la seule, dit que cette sortie du marché européen est impossible, car cela reviendrait à se passer de la solidarité européenne, c’est-à-dire des importations d’électricité dont nous avons besoin. Qu’en pensez-vous ?

Je trouve cela honteux. Soit notre ministre ne comprend rien au système électrique, soit elle ment sciemment. Sortir du marché européen ne remet pas en cause les échanges transfrontaliers avec nos voisins européens. D’ailleurs, ces interconnexions sont bien antérieures à la mise en place des marchés et la France n’a pas connu d’évolution significative des volumes exportés depuis l’ouverture des marchés. L’interconnexion physique, c’est-à-dire le développement ou le renforcement de lignes transfrontalières, est déterminée en fonction des coûts du système électrique et non des prix de marché, impossibles à estimer sur des horizons de plusieurs décennies.

Les 13 et 14 septembre dernier, des députés de la NUPES ont interpellé le gouvernement sur ce point, pour demander si revenir à un système public remettrait, ou pas, en cause le système européen. Ils ont refusé de répondre. Nos entreprises EDF et RTE pourraient dire, elles aussi, que ce n’est pas vrai. Mais tout le monde se tait. Sur cette question du marché de l’électricité, il y a les intérêts privés d’entreprises comme TotalEnergie qui se rémunèrent grassement, mais il y a aussi une sorte d’autocensure à tous les niveaux. On est face à une montagne. Tout se passe dans l’ombre. Ce sont des négociations européennes, on ne sait jamais clairement quelle position la France va défendre, on peut encore moins en débattre. C’est incroyable !

Propos recueillis par Nolwenn Weiler
 

 

 

 

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14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 16:55

Les ministres de l’économie des pays de  l’Union européenne sont en recherche de solutions pour assurer une maîtrise des prix de l’électricité tout en maintenant plus ou moins l’idée de marché. En cela, ils souhaitent respecter l’édifice juridique et institutionnel qui, tout au long de la construction européenne, s’inspirait de l’idée que l’électricité est une marchandise comme les autres et se doit  d'être mise à la disposition du consommateur européen par des mécanismes de marchés.

1 - Ce qu’implique un marché européen de l’électricité.

Plusieurs caractéristiques se doivent d’être mentionnées.

Une interconnexion permettant l’émergence d’un fort complexe prix unique.

Concrètement, les divers pays connaissant des situations très variables se devaient de procéder à des investissements d’interconnexion entre les réseaux nationaux. L’électricité n’étant plus une affaire de marché intérieur ou de service public, le consommateur européen devait pouvoir se ravitailler auprès du producteur de son choix quelle que soit son origine ou sa nationalité. Cela signifiait la construction progressive d’un prix unique sur lequel aucun pays n’a prise. Construction difficile car les réalités nationales sont très différentes. D’où, à titre d’exemple, gérer l’ultra compétitif EDF - ex monopoleur qu’il faut abattre pour créer le marché concurrentiel-  et  inventer l’étonnant prix règlementé d’accès au nucléaire dit historique (ARENH). On sait qu’historiquement cette initiative durement négociée, devait aboutir à l’artificialisation d’un marché de l’électricité avec des entreprises qui n’ont rien à voir avec l’industrie correspondante et, pour l’essentiel, ne sont que des entités factices se déployant dans un capitalisme de connivence accroché à une bureaucratie règlementaire nationale et européenne.

Un prix qui est un coût marginal.

Parce que l’électricité est toutefois élaborée dans des conditions techniques forts variables à l’intérieur de chaque pays et entre  pays - conditions qui relèvent de l’histoire ( par exemple choix de l’hydroélectricité puis du nucléaire en France) et de dotations naturelles ( sous- sol plus ou moins riche, montagnes etc.)- mais  surtout parce que l’électricité n’est pas stockable, le prix reflète en permanence la situation de plus ou moins grande tension entre l’offre et la demande. Logiquement, lorsque la demande est faible les différents systèmes nationaux produisent à partir des équipements les moins coûteux. Si la demande augmente, les producteurs procèdent à la mise en  activité d’unités jusqu’alors en sommeil. Logiquement cette mise en activité s’opère lorsque le prix de l’électricité dépasse les coûts variables. Si le prix baisse, les unités en question seront remises en sommeil. Il en va théoriquement ainsi dans toute l’Europe désormais interconnectée. On comprend ainsi que le prix de marché de l’électricité reflète les coûts des unités les moins efficaces.

Un coût marginal qui dépend d’autres prix.

Dans un pays quelconque, soulignons que les différentes unités de production sont technologiquement très variables : utilisation de l’eau, du vent, du soleil, du charbon, du pétrole, du gaz, de l’énergie nucléaire, etc. Les différences de coût de production sont importantes et assurent des rentes différentielles aux technologies les plus efficaces. Des rentes d’autant plus importantes que la demande exige des mises en activités d’unités peu efficaces. Mais cette efficacité dépend aussi très naturellement du prix des matières premières utilisées. Par exemple si le prix du gaz est, sur le marché correspondant,  très faible (début des années 2000), les centrales au gaz seront très compétitives et vont se ranger aux premiers rangs dans la classification des différentes unités de production de l’électricité. A ce titre, elles bénéficieront d’une rente différentielle. Si, à l’inverse, le prix du gaz est considérable (cas aujourd’hui), les centrales au gaz seront moins bien classées et d’autres technologies bénéficieront de la rente différentielle. Et une rente d’autant plus importante que le prix du gaz s’envole. Ce que médiatiquement on appellera des « surprofits ».

Des prix instables qu’il faut sécuriser par la finance.

Sans interconnexion, on pourrait imaginer un Etat interventionniste qui viendrait réguler le marché. C’est d’ailleurs encore plus ou moins le cas avec les unités de production que, politiquement, on veut protéger (éoliennes, panneaux solaires). C’est encore le cas pour tout ce qui est tarifs réglementés encore autorisés par les autorités européennes. Mais, pour l’essentiel, les Etats ne peuvent intervenir sur les interconnexions puisque cela reviendrait à contrôler les exportations ou importations d’électricité. Le marché doit être respecté et la bureaucratie européenne y veille. Le prix de marché est ainsi d’autant plus volatile que la demande varie dans l’instantanéité et qu’encore une fois il est matériellement impossible pour les producteurs de constituer des stocks. Il faut  ainsi matériellement imaginer au niveau européen une structure d’échange très transparente qui sera la Bourse des échanges d’électricité avec ou sans chambre de compensation (échange over the counters ou OTC). Que l’on soit consommateur ou producteur il s’agit de contrôler/sécuriser  les prix et quantités par des contrats sur des marchés à terme où se fixent des paris sur les fluctuations de prix. Les paris ont un prix, ce qu’on appelle le coût des couvertures sur risques, lesquels mobilisent d’importants moyens financiers (le collatéral) à priori étrangers à l’industrie électrique elle-même. Mais ces contrats sont d’autant plus sécurisants que le nombre d’acteurs est grand sur le marché : il faut par conséquent ouvrir la bourse des échanges à des acteurs qui n’ont rien à voir avec l’industrie. Il s’agit par conséquent de l’ensemble des acteurs de la finance qui seront ainsi chargés d’assurer la bonne liquidité sur les paris, bonne liquidité assurant in fine le bon échange de l’électricité réelle sur le marché réel….Concrètement cette bonne liquidité, aussi assurée par des opérations d’arbitrage entre toutes les bourses d’électricité, suppose un marché des échanges de paris plusieurs dizaines de fois supérieur aux échanges réels.

La présente crise, faite d’un prix aligné sur un coût marginal explosif est naturellement constitutive de prix beaucoup trop élevés pour nombre d’activités et bien sûr pour les consommateurs finaux. Elle produit en conséquence d’énormes rentes différentielles pour les acteurs des unités infra marginales.

2 - Les fausses solutions  à l’intérieur des cadres du marché européen.

Parce qu’il n’est pas imaginé de sortir d’un cadre général de marché, nous avons les possibilités classiques d’actions sur les prix, d’actions sur la formation de ces derniers soit d’actions sur les quantités.

Un écrémage des rentes différentielles

Une première piste étudiée au niveau européen est celle   d’un écrémage des rentes différentielles sous la forme d’une législation type « windfall profits tax » ( profits tombés du ciel) déjà utilisée aux USA lors de la première crise pétrolière durant les années 80. Ce que médiatiquement on appelle la « taxation des superprofits ». Il s’agirait de mobiliser les fonds rassemblés pour les redistribuer auprès des utilisateurs/consommateurs, avec comme conséquence un approfondissement des responsabilités européennes en matière de prélèvement et de redistribution entre pays. Pour le reste on ne touche pas au marché et à la formation des prix. Le chantier est d’une grande complexité technique et politique : comment saisir les hauteurs des rentes ? comment les apprécier ? sont-elles de véritables rentes ou bien sont-elles les effets d’un entrepreneuriat dynamique ? faut-il taxer ou bien imaginer un versement volontaire au titre d’un bien commun (abondement d’un fond vert) ? Peut-on venir en secours à la liquidité sur la finance en utilisant le produit de la capture des rentes différentielles ? Quelles clés de répartition des rentes captées entre les Etats ? Cette voie est manifestement un approfondissement de la bureaucratie de marché : une énorme armature réglementaire se rajoutant aux autres pour maintenir quoi qu’il en coûte un marché européen de l’électricité. Cette voie est aussi celle qui est logiquement défendue par de très nombreux acteurs et structures : personnels politico-administratifs des Etats et de Bruxelles toujours aidés de leurs agences dites indépendantes et de leurs entreprises de conseil, financiers et traders enracinés dans leurs régulateurs, cadres et dirigeants des entreprises de pacotille du secteur, etc.

Un bouclier tarifaire

Une  piste parallèle, voire complémentaire de celle  de l’écrémage des  rentes différentielles consiste à maintenir le marché en intervenant sur les prix qui s’y forment. Ici les rentes différentielles sont partiellement écrémées et les unités de production marginales, celles dont le coût variable est supérieur au prix autoritairement déterminé, sont subventionnées. Il s’agit du bouclier tarifaire dont vont bénéficier les utilisateurs. Ce boucler peut être infiniment variable et dépend des choix politiques et sociaux des divers pays. A peine de sortir de la règle du marché unique européen - ce qu’ont obtenu l’Espagne et le Portugal- la fiction du marché se maintient  et l’interconnexion généralisée continuera de permettre la formation d’un prix unique. Cette piste parallèle pose évidemment les mêmes questions et renforce celles liées aux entreprises de pacotilles qui se voient doublement subventionnées par l’ARENH d’une part et par la garantie de prix désormais administrés : c’est désormais l’administration qui fixe tous les prix, ce qui permet de vivre dans un cocon réglementaire complet très éloigné de l’entreprise classique. Avec bien sûr le transfert de tous les risques de prix à l’administration elle-même, laquelle les reportera sur les contribuables, et donc l’émergence partielle d’un monde complètement renversé….

Un prix plafond

Une autre piste en réflexion est celle d’un plafond sur les prix d’achat du gaz auprès du fournisseur russe, plafond venant limiter les prix de l’électricité et les rentes différentielles au profit des producteurs les plus efficaces. Cette pratique suppose l’acceptation d’un monopole bilatéral avec en face de Gazprom la seule administration bruxelloise. Ce choix est difficilement tenable car il s’agirait d’empêcher les comportements de passagers clandestins à l’intérieur de l’union européenne : Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, comportements favorisés par la Russie. Il est également une réalité contestable au niveau des autres producteurs qui pourraient revendiquer le prix plafond pour leurs exportations vers l’union européenne.

Un rationnement

Une dernière piste est bien évidemment celle d’un rationnement quantitatif soit contractuel soit imposé. Le rationnement contractuel ne pose guère de difficultés et il est technologiquement aisé de mettre aux enchères des périodes d’effacement dont le coût pourrait être financé par une taxation des rentes différentielles. Une autre solution celle de "l'Ecowatt" de RTE peut aussi s'avérer intéressante. Le rationnement imposé supposerait des interventions autoritaires et naturellement bureaucratiques. Soulignons toutefois que cette dernière piste maintient les difficultés déjà envisagées dans les pistes antérieures.

Entre le rationnement et le bouclier tarifaire il est aussi possible d’utiliser des mécanismes particulièrement complexes très difficiles à qualifier et qui, de fait, concerne une manipulation des bourses européennes de l’électricité. Tel est le cas du relèvement automatique du prix maximum que l’on vient de suspendre au terme d’une difficile négociation entre l’association des dirigeants des bourses, le régulateur européen et la commission[1]

Globalement les solutions sus énoncées présentent le défaut de ne pas s'attaque au problème central: celui d'un service public qui  ne peut s'appuyer sur le marché qu'en le contournant par l'édification d'une bureaucratie métastasique. 

3 - S’éloigner du marché européen et rétablir le service public en France

La spécificité de la France est que sa branche électricité bénéficie d’un coût unitaire moyen plus faible que partout ailleurs en Europe. Cela résulte de ses choix antérieurs qui font que les centrales à coûts variables élevés ( fuel, charbon, gaz) sont peu nombreuses. Toutefois le prix de marché s’alignant sur les unités de production les moins efficaces, l’excellente performance globale de la branche n’irrigue pas les utilisateurs. Il convient donc de rétablir cette irrigation par  une nationalisation qui va bien au-delà de celle envisagée pour EDF. Plusieurs propositions sont à envisager allant dans le sens d’un  rétablissement de  la mission d’EDF à produire du service public.

La disparition de l’ARENH

Le dispositif ARENH doit être abandonné et EDF doit pouvoir vendre la totalité de sa  production aux utilisateurs finaux. Il en résultera mécaniquement la disparition de toutes les entreprises et administrations de pacotille et la fin de l’emploi de milliers de cadres et salariés occupés dans des activités complètement improductives voire nuisibles à tout intérêt général. Ces derniers souvent hautement qualifiés peuvent se redéployer sans difficulté dans des activités productives. Au-delà la fin du marché français de l’électricité mettra  fin aux risques de marché tel celui miraculeusement évité par une erreur dans la spéculation chez « Electricité de Strasbourg »[2] début septembre. Des erreurs techniques peuvent toujours se matérialiser mais il est possible d’éviter les erreurs de marché en le supprimant. Il est donc important de supprimer le marché.

Un prix administré

La politique tarifaire d’EDF, libérée du poids de l’ARENH doit se situer entre le coût unitaire moyen du nucléaire et les coûts variables pour les centrales les moins efficientes. Le tarif correspondant doit lui-même être imposé aux producteurs d’énergie électrique intermittente et renouvelable. Leur survie dépendra de leur propre efficience ou promesse d’efficience, et il n’est plus question de laisser en jachère des unités de production EDF pour venir au secours d’unités intermittentes. Cela signifie la disparition du gaspillage de capital (2 capacités pour une unité produite).

Une interconnexion qui cesse d’être une atteinte à la souveraineté.

L’interconnexion avec les autres Etats européens est bien évidemment maintenue dans un esprit de secours mutuel. Les bouses à l’international sont maintenues mais EDF doit y  retrouver son monopole d’exportation et d’importation. Il n’existe donc pas de barrières à l’entrée ou à la sortie et EDF peut   acheter et vendre de l’électricité à l’étranger. Les activités de transport voire de distribution peuvent rester inchangées.

Le retour de l’efficience

La fin de l’électricité marchandise au profit du service public permet à EDF de récupérer une grande partie de sa rente nucléaire. Elle-même rente différentielle, elle permet à l’entreprise de retrouver progressivement des marges jusqu’alors perdues dans les coûts des entreprises de pacotille disparues, donc de retrouver les moyens de son développement. Une autre partie de la rente nucléaire est captée par les utilisateurs qui progressivement cesseront d’être victimes d’un marché conçu en dehors de toute réflexion géopolitique sérieuse (l’Allemagne face à Gazprom).

A plus long terme, avec la reconstruction de ce qui a été détruit par plus de 20 années de domination de  l’idéologie du marché, il sera possible de mettre fin à la crise de l’énergie.


[1] Le très bureaucratique marché avait été conçu de telle sorte qu’à chaque seuil de prix administrativement imaginé, un saut de 1000 euros le MWh était imposé aux fins de limiter la demande en faisant augmenter les prix. Ce mécanisme vient d’être abandonné et les opérateurs de marché ne peuvent plus jouer sur les prix pour répondre à la demande de leurs clients, d’où un report sur les marchés journaliers et une forte incitation aux économies d’énergie.

[2] La perte de marché résultant d’une vente massive suivie d’un rachat tout aussi massif s’est montée d’après le Financial Times du 11 septembre à 60 millions d’euros et a mobilisé RTE pour des compensations en provenance du Royaume-Uni et de l’Espagne.

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6 septembre 2022 2 06 /09 /septembre /2022 08:41

L’idée des pays occidentaux importateurs de pétrole russe est de limiter les moyens guerriers de la Russie par une réduction de ses capacités financières.

Sur un plan théorique, il s’agirait de faire comme si le marché du pétrole pouvait devenir un monopole bilatéral : un seul producteur, la Russie, en face d’un seul demandeur, l’Occident. Si tel était le cas on assisterait à la formation d’un prix d’équilibre dépendant des capacités de négociation des acteurs. Le point de vue occidental étant qu’il existerait de fortes capacités de substitution entre pétrole russe et autres ressources et donc que les prétentions russes pourraient être très largement contenues. Au final le plafond de prix invoqué correspondrait à l’idée que la résistance occidentale serait plus importante que celle de la Russie.

La réalité est autre et chacun sait qu’il existe d’autres producteurs et d’autres pays consommateurs dans le monde. La problématique est donc, du point de vue occidental, de construire artificiellement un monopole bilatéral qui n’existe pas. La voie choisie est donc d’élever des barrières entre l’offre russe de pétrole et ses acheteurs potentiels non occidentaux.

La solution qui consisterait à arrimer les autres acheteurs à la prétention occidentale, n’est guère imaginable. Bien sûr, on pourrait envisager un prix inférieur au prix payé par ces autres acheteurs (essentiellement Chine et Inde) , lesquels auraient intérêt à participer à une entente générale au niveau de l’achat de pétrole russe. Toutefois, le coût géopolitique d’une telle démarche (alignement sur l’Occident) serait supérieur à l’avantage économique (gain sur le prix du baril).  Cette idée étant irréaliste il convient  d’empêcher le déplacement de l’offre de pétrole depuis ses destinataires occidentaux vers d’autres destinataires. Une intervention militaire étant impensable (arraisonnement de tankers se dirigeant vers la Chine ou l’Inde) seule la voie du marché est possible sous la forme de contrainte notamment auprès des propriétaires des navires voire subventions auprès de ces mêmes propriétaires ou des destinataires eux-mêmes. C’est semble-t-il ce qui est envisagé avec l’interdit de couverture d’assurance et de réassurance sur les cargaisons de pétrole russe, voire le subventionnement des compagnies d’assurance elles-mêmes.

Du point de vue russe, tout sera fait pour trouver une substitution plus ou moins parfaite entre réduction des exportations vers l’Occident et augmentation vers le reste du monde notamment par le canal de la Chine et de l’Inde. En particulier, on peut aisément imaginer des transporteurs largement indemnisés et rémunérés pour ce travail de réorganisation planétaire de la logistique. Le schéma nouveau de l’organisation serait approximativement celui-ci  : les pays recevant le pétrole russe achètent moins à l’OPEP tandis que cette dernière voit ses débouchés compensés par une livraison plus importante à l’Occident. C'est semble t-il ce qui se passe depuis plusieurs mois avec une chute des importations allemandes de pétrole russe (- 17% depuis mars), une hausse pour un même montant des importations chinoise pour la même pétrole et une hausse des importations allemandes de pétrole OPEP. A offre et demande mondiale inchangée, il y a simple réorganisation des destinations. Reste à savoir si cette réorganisation planétaire est acceptable par le reste du monde et notamment l’OPEP.

Chine, Inde et autres pays qui vont recevoir le pétrole russe seront gagnants puisque la Russie se doit de prendre la main sur les fournisseurs OPEP traditionnels. Toutefois,  cette opération représente- t-elle un gain à l’échange pour l’OPEP ? En oubliant les rugosités du changement organisationnel (qualité des bruts et degré API, qualités/spécialisation  des installations de raffinage, coûts d’acheminement, etc.) le coût de la réorganisation est d’autant plus élevé que le prix plafond fixé par l’Occident est faible. Chine et Inde peuvent gagner beaucoup et supporter des coûts de réorganisation élevés si la Russie accorde des marges importantes. Et ces marges doivent être substancielles car dépasser tout ce que la Russie peut offrir sur la côte pacifique suppose des distances considérables et de nouvelles infrastructures. L’OPEP ne gagne rien et supporte les coûts de réorganisation. Elle peut réagir- ce qu'elle vient de faire- en contractant son offre avec effet de hausse de prix mais cela peut inciter les importateurs non occidentaux de pétrole russe à recycler le brut correspondant vers d’autres pays et gêner l’OPEP. On le voit rien n’est écrit. Par contre, il faut reconnaitre que cette décision est un réel manque à gagner pour la Russie : Plus le prix plafond serait faible et plus il faudrait accepter des rabais auprès de clients non occidentaux qu’il convient de privilégier. Au total, les gagnants seraient l’Occident et les pays acheteurs de brut russe, les perdants étant la Russie et probablement l’OPEP.

 

 

 

 

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27 août 2022 6 27 /08 /août /2022 12:54

Dans une série d’articles que l’on peut retrouver sur le blog ( 20 octobre 2021[1], 1 Novembre 2021[2], 8 Novembre 2021[3], 19 janvier 2022[4], et 11 juillet 2022[5]) nous nous sommes attachés à bien comprendre en quoi l’introduction d’un marché européen de l’électricité correspondait à une catastrophe multidimensionnelle : pour l’entreprise qui va perdre une bonne partie de ses compétences par l’arrêt du nucléaire ; pour les utilisateurs qui tôt ou tard perdront la rente nucléaire sous la forme d’un prix faible de l’électricité ; pour une « élite » qui va se lover dans la vertigineuse bureaucratie qui accompagnera le faux marché de l’électricité et ses marchands simples spéculateurs à la tête de fausses entreprises ; pour le pays qui tôt ou tard verra sa compétitivité affaissée par des couts de l’énergie trop élevés.

 Ce temps de la catastrophe multidimensionnelle est maintenant bien confirmé : EDF ne sait plus entretenir son parc nucléaire et s’avère incapable de le renouveler dans des délais raisonnables ; la Russie, passée spécialiste en capture de rente énergétique, s’amuse au moins temprairement de l’affolement des bourses ( EPEX[6]) et des spéculations qui s’y déchainent ; les marchands d’électricité en quasi faillite ( Hydroption, Leclerc Energies, Bulb, Cdiscount, Iberdrola, Mint Energie, etc.) lancent des cris de détresse et voient leurs rangs devenir clairsemés  ; l’Etat qui ne peut plus raisonnablement maintenir son bouclier tarifaire au bénéfice des consommateurs et se trouve fort préoccupé par le déficit public engendré par les mauvais choix de naguère… qu’il ne peut reconnaitre ; les acteurs économiques qui sont désormais étranglés par la spéculation et connaissent des hausses de couts de production colossales qu’il faut tenter d’essaimer par la voie inflationniste[7] ; les ménages victimes de l’inflation qui viendront demain financer le bouclier tarifaire sous la forme d’une hausse d’impôts.

C’est dans ces conditions qu’une fois encore il sera logiquement fait appel à EDF. L’entreprise qui a déjà été contrainte il y a quelques mois d’élargir son obligation de vendre aux fausses entreprises marchandes d’électricité ( ARENH) s’est trouvée obligée d’acheter sur le marché à terme, au prix fort, des contrats d’électricité aux seules fins de répondre à sa mission de service public. Il s’agissait déjà d’acheter pour vendre avec une marge négative. Cette opération semble se reproduire avec le retour au bercail des consommateurs qui avaient abandonné le tarif réglementé d’EDF pour se lancer dans l’aventure, et bénéficier des offres alléchantes des fausses entreprises. Ces dernières, victimes des prix spot qui se forment dans les bourses au bénéfice des spéculateurs, abandonnent leurs clients lesquels pourraient représenter 12 millions de ménages qu’EDF ne peut prendre en charge qu’en achetant des contrats en bourse (ECE Endex et EEE[8]). Voilà de très lourdes pertes en perspective pour EDF.

Cette entreprise, naguère la plus performante de la planète dans son domaine - les plus anciens se rappelant qu’EDF greffait au réseau une unité nucléaire tous les 5 mois dans les années 80- a été gravement blessée par des choix politiques abracadabrantesques lesquels sont gravés dans la loi NOME de 2010 (Nouvelle Organisation du Marché de l’Electricité[9]). Le faux marché fut destructeur pour l’entreprise. Vu les circonstances présentes, il n’est pas impossible d’imaginer un coma prolongé. La responsabilité politique de ce désastre est immense…mais personne n’en parle et personne n’est coupable…De quoi retrouver le thème  de « l’étrange défaite » chère à Marc Block pour caractériser naguère l’effondrement de 1940.

[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/10/le-marche-de-l-electricite-ou-le-grand-gachis-de-la-bureaucratie-neoliberale.html

[2] http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/11/electricite-que-faire-pour-acceder-a-des-prix-maitrises.html

[3] http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/11/electricite-de-la-rationalite-au-derapage-bureaucratico-mercantile.html

[4] http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/01/delirante-annee-2022-l-equivalent-de-40-du-budget-militaire-de-la-france-pour-sauver-le-marche-de-l-electricite.html

[5] http://www.lacrisedesannees2010.com/2022/07/ce-que-pourrait-etre-une-nationalisation-d-edf.html

[6] EPEX est la bourse de l’électricité crée en 2008 qui aujourd’hui gère 50% des transactions sur le court terme.

[7] Cette hausse peut devenir insupportable pour certaines activités industrielles (chimie, mécanique) qui sont en phase de renégociation de contrats d’approvisionnement en électricité. D’ores et déjà il y a dans certains cas à arbitrer entre maintien d’une production marginale déficitaire et cout de la fermeture temporaire d’une installation. Les prix spot d’aujourd’hui peuvent devenir un instrument d’arrêt de l’activité. Ce type de réflexion concerne également certaines activités de services comme la Grande Distribution.

[8] Il s’agit des bourses d’échanges sur les marchés à terme de l’électricité.

[9] Loi 2010-1488 du 7 décembre 2010.

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11 juillet 2022 1 11 /07 /juillet /2022 13:59

La décision programmatique de renationaliser EDF le 6 juillet dernier correspond -à quelques heures près- à la publication d’un rapport de 300 pages de la Cour des Comptes, document intitulé : « l’Organisation des marchés de l’électricité ». Ce rapport d’une qualité technique remarquable se construit bien évidemment selon les règles de la Cour : il ne s’agit pas de contester les institutions nationales voire européennes existantes mais simplement de déceler les difficultés voire dérives de leur fonctionnement. La question est alors de savoir si la nationalisation d’EDF mettra en cause la forme juridico/institutionnelle de l’approvisionnement de la France en électrons : marché ou règlement autoritaire ?  La Cour évoque longuement la nature institutionnelle de cet approvisionnement pour la France et met en pleine lumière un arrangement original : une combinaison entre une logique de pur marché décidée par Bruxelles au début des années 2000, et une logique française traditionnelle de pur service public décidée en 1946. Bien comprendre ce qui peut être envisagé pour EDF aujourd’hui passe par la compréhension de ce qui était à l’origine et ce qui est devenu sous l’angle européen.

 

Sans reprendre ici les travaux complexes des économistes qui ont longuement réfléchi sur les prix de l’électricité qu’il fallait pratiquer en 1946 à la naissance d’EDF, on peut résumer en quelques points les grandes lignes doctrinales qui vont organiser l’entreprise jusqu’au début des années 2000.

Les principes fondateurs de ce qui sera l’entreprise la plus performante du monde dans son secteur

1 - L’électricité est un bien commun accessible à tous. A ce titre, il n’est pas une marchandise et se trouve hors commerce.

2 - L’électricité doit obéir à un principe de « MiniMax » garantissant, au-delà de l’accessibilité à tous, un intérêt général. Il s’agit, pour un assemblage de facteurs de production donné, d’assurer un maximum de satisfaction pour les utilisateurs. La préoccupation fondamentale d’EDF est donc celle du rendement maximal de son activité.

3 - La traduction concrète de ce principe fait que les prix doivent indiquer aux utilisateurs, de façon aussi précise que possible, la rareté de la ressource. Dit autrement l’utilisateur doit savoir, par le montant payé, ce qu’est le coût exact de la ressource. Sans entrer dans le détail, ces réflexions inviteront à une tarification au coût marginal, c’est-à-dire au coût de production du KWh supplémentaire. Ce principe n’a été qu’approximativement respecté par le monopoleur public car si le coût marginal augmente considérablement, le prix devient très élevé et défavorise  les consommateurs. Délégataire d’une mission de service public EDF était ainsi amenée à effectuer des arbitrages.

La libéralisation du marché de l’électricité -exigée par Bruxelles- devait faire disparaître ces principes organisationnels qui avaient fait d’EDF l’entreprise la plus efficiente du monde dans son secteur.

La transformation  vers un  marché bureaucratique

La commission bruxelloise va confier au marché le soin de fixer des prix de gros et de détail de l’électricité pour donner des signaux révélateurs des situations de tensions entre offre et demande et inciter ainsi à optimiser les décisions d’investissement et de production d’acteurs désormais en situation de pleine concurrence au niveau d’un ensemble territorial beaucoup plus vaste que le France, ce qu’on appelle la plaque européenne dont le réseau électrique serait entièrement interconnecté.

Pour la France, le principe du bien commun, notamment dans sa dimension hors commerce est maintenu. Le consommateur peut rester client de l’ex-monopoleur lequel appliquera en principe une tarification proche du coût marginal, ce qu’on appelle encore le tarif règlementé.

Par contre, la réorganisation institutionnelle va développer des changements majeurs avec, au final, irruption de prix qui vont davantage se rapprocher de préoccupations mercantiles éloignées d’un intérêt général.

Les changements majeurs peuvent se résumer en quelques points :

1  - La fin du monopole public

La réorganisation institutionnelle porte sur la fin du monopole public et  son démantèlement avec séparation entre les divers stades de la vieille intégration verticale : production, transport, distribution, mais aussi l’irruption des marchands d’électricité (une quarantaine aujourd’hui). On passe du monopole au marché concurrentiel.

 2 - Le partage  de la rente nucléaire.

EDF peut  se charger d’un intérêt public avec maintien de politiques tarifaires spécifiques, mais il doit laisser une place majeure à des fournisseurs alternatifs d’électricité qui, bien évidemment, souvent incapables de concurrencer les coûts du nucléaire vont devenir agents parasites à l’intérieur du dispositif appelé ARENH (Accès Réglementé à L’Energie Nucléaire Historique).  Ce dispositif lui-même très règlementé donnera aux fournisseurs alternatifs un accès à 25% de la production nucléaire, et ce à des prix inférieurs aux coûts complets EDF. Ce dispositif est ce qu’on appelle « l’accès à la rente nucléaire » : on redistribue la compétitivité du nucléaire à des concurrents et on va même au-delà puisque La Cour des Comptes au travers de modèles de calculs complexes reconnait que le prix de l’ARENH n’intègre pas le coût en développement du parc nucléaire.  EDF ne peut donc plus - statutairement- obéir à ses   règles lui permettant de construire - au-delà de celles constitutives du bien commun-  l’intérêt général.

 3 - La naissance d’une gigantesque bureaucratie.

La multiplicité des acteurs aux intérêts divergents et le mélange privé/public complexifient les choses à l’extrême et l’on comprend que si EDF,  sans  bureaucratie excessive dans sa gestion rationnelle, devait simplement être surveillée par la puissance publique, il faudra maintenant passer au stade de la régulation bureaucratique d’un ensemble beaucoup plus vaste. Ce sera la mission d’une Autorité Administrative Indépendante - véritable fragment de  "Gosplan"- la « Commission de Régulation de l’Energie », (CRE) peuplée de 250 fonctionnaires travaillant quotidiennement avec des centaines d’autres fonctionnaires notamment bruxellois et des acteurs de marché très éloignés de la réalité industrielle. Nous invitons ici à lire attentivement le rapport de la Cour des Comptes qui durant plusieurs dizaines de pages décrit l’immense bureaucratie résultant de cette construction.  

4  - Une interconnexion génératrice d’un « coût marginal européen ».

L’interconnexion entre les réseaux nationaux devait logiquement permettre, grâce à des bourses européennes d’échanges d’électricité, la formation d’un prix de gros européen. En particulier, le prix qui devait s’y former était  assez naturellement celui du coût marginal européen. La raison en est simple : les acteurs qui se présentent sur les bourses sont peu efficients et n’échangent que des quantités d’électricité produites à partir d’unités coûteuses (énergies fossiles). Logiquement, il n’y a pas d’électricité nucléaire échangeable sur les bourses de gros, les possesseurs voulant la conserver pour la revente sur le marché du détail, et les candidats acheteurs étant en principe surtout attirés par les seuls contrats ARENH. Le marché de gros est donc bien ancré sur les coûts marginaux, eux-mêmes constitués pour l’essentiel par les prix de marché des énergies fossiles…qu’il faut décarboner…. en utilisant aussi  les bourses d’échange de carbone…. la spéculation sur la transition écologique faisant possiblement grimper les cours des uns et des autres.

Pour les consommateurs français, la belle histoire de la tarification au coût marginal perd tout le sens qu’elle avait encore au temps du monopole public. Le prix approximativement égal au coût marginal révélait bien la rareté de la ressource électricité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où il ne fait que révéler une rareté qui se trouve ….dans les autres pays européens, et rareté aggravée par le capitalisme spéculatif constructeur de rentes.  

Un marché bureaucratique au fonctionnement catastrophique

A l’issue de quelques quinze années de fonctionnement le bilan est devenu une double catastrophe, nationale d’une part, géopolitique d’autre part.

Du point de vue national, il était sottement espéré que la fin du monopole d’EDF était une opportunité : possibilité de redistribuer au grand public une partie de la rente nucléaire par le biais d’une introduction en Bourse, accès aux marchés financiers classiques pour les investissements avec ouverture sur l’international, élargissement d’une interconnexion européenne permettant d’optimiser le parc de capacités et d’en réduire le coût, etc.

La réalité fut très différente : casser le monopole était aussi réduire sa composante nucléaire, une réduction rendue très efficace par la programmation de la fin de l’ARENH , vécue à Bruxelles comme dispositif intermédiaire à éteindre (décembre 2025) avec la fin du nucléaire français. Plus grave il en résultait l’arrêt complet du programme nucléaire français avec des conséquences ultimes d’ordre macroéconomique : une diminution générale des capacités industrielles du pays. Le « faire » s’externalise y compris pour l’énorme parc en activité, le « savoir- faire » qui en découle disparait progressivement, et le « savoir » finit lui-même par s’évaporer. Il n’y a plus à développer les capacités de recherche et de développement. Nous avons là la disparition tragique d’une compétence qu’on ne peut que difficilement reconstruire et qui explique que - même le parc existant-  ne peut plus être correctement entretenu.

Sur le plan international, aucune préoccupation géopolitique ne fut imaginée et le coût marginal fixant les prix est devenu affaire de  rente géopolitique construite par  le pouvoir russe. L’idéologie économiciste de la commission bruxelloise n’a pu intégrer que le très rationnel prix fixé sur les coûts marginaux n’a de sens que dans la seule théorie économique, elle-même construite sur une axiomatique excluant les Etats. Curieusement, les experts bruxellois ne semblaient pas voir que sur nombre de marchés internationaux et en particulier ceux de l’énergie, les notions de rente sont centrales. En particulier ne pas avoir vu que sur le marché mondial du pétrole les prix étaient historiquement très éloignés des coûts marginaux est affligeant.

L’Etat russe en guerre, se moque du coût marginal et peut comme il l’entend prélever une rente de monopole, comme l’OPEP pouvait le faire lors des crises pétrolières du début des années 70. Certes lorsque  le coût marginal de l’électricité se dessinait dans l’espace français, il fallait bien incorporer des rentes de monopole en particulier celle sur le pétrole utilisé pour produire de l’électricité. Toutefois cette rente ne dessinait pas obligatoirement le prix de l’électricité et le monopole public pouvait accepter des pertes sur les unités marginales de production (centrales au fuel) pertes couvertes par les gains sur les unités nucléaires.

Tel n’est plus le cas avec un marché libre qui se dessine au niveau de la plaque européenne : le prix européen de l’électricité se dessine sur le coût marginal des énergies qui, en provenance de l’Etat russe en guerre, sont soumises à une rente de monopole fixée politiquement. En théorie, chaque Etat de la plaque européenne pourrait intervenir pour renationaliser les prix de l’électricité, mais précisément cela entrainerait la disparition de la plaque entièrement interconnectée.

Il sera évidemment longuement débattu de l’avenir d’EDF au cours des prochaines semaines. Le débat risque toutefois d’oublier la question fondamentale : faut-il accompagner la nationalisation complète de l’entreprise par une nationalisation de la commercialisation de l’électricité, ou bien faut-il accepter le maintien d’un marché européen de l’électricité ? Cette question n’est évidemment pas abordée dans le rapport de la Cour des Comptes, ce qui est dans la  logique de l’institution.

 

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8 juin 2022 3 08 /06 /juin /2022 19:09

Le pouvoir en cours d’installation évoque l’idée de planification écologique et plus encore d’un Conseil National de la Refondation. Faut-il y voir le retour d’un Conseil National de la Résistance ou de celui de la planification de la quatrième république et des débuts de la cinquième ?

Nous tenterons ici de montrer qu’une telle  orientation suppose de renoncer aux institutions mises en place pour la mondialisation et, qu’au-delà, elle impliquerait une véritable contradiction avec le modèle anthropologique qui s’est progressivement constitué au cours de ces trente dernières années.

Historiquement, la planification à la française s’est échafaudée   sur la nécessité de reconstruire dans un environnement de rareté. D’où un enracinement dans la production essentiellement industrielle et agricole et non dans le simple échange. Plus particulièrement il s’agira, sans épargne préalable, de produire des moyens de production permettant une production dont on envisagera ultérieurement le partage entre partenaires sociaux. Dans cette configuration, le monde que l’on construit est largement vertical, avec un principe organisationnel et des outils tel que celui produit par l’INSEE, qui va imaginer une « matrice des échanges interindustriels » (TEI) et des « coefficients techniques de production »  dont la valeur devient un indice de résilience du pays tout entier. Le plan concerne ainsi bien plus que ce qu’on appelle l’économie : il est l’instrument de production et de protection d’une société qui cherche comme par le passé à sécuriser sa vie dans la cohérence et les meilleures conditions possibles. Et parce que la cohérence est produite dans un univers de ressources rares, elle se déploie davantage dans la verticalité, dans la hiérarchie, ou dans un ordre obéissant à un principe directeur, que par le recours au marché libre. Cela signifie la domination du principe de coordination autour d’un projet partagé sur celui d’une confrontation entre compétiteurs. Dans ce monde, la puissance des lobbys est relativement limitée.

 On est loin de l’idéologie d’une création de valeur par l’échange libre au sein d’un système ouvert. Ce n’est que plus tard (années 60)  que l’on veillera à l’efficience dans un cadre d’ouverture des frontières et de libéralisation financière. Et c’est la mondialisation ultérieure qui affaissera la figure du producteur au profit de celle du consommateur et de l’épargnant.

La réflexion sur la planification avec le retour d’un commissariat du plan, un ministre de la transition écologique, un plan de relance « France 2030 » etc. devrait imaginer un univers complètement étranger à celui qui s’est progressivement édifié au cours des trente dernières années.

Cet univers qu’il faudrait quitter rapidement en raison de contraintes climatiques et de nouvelles raretés comme l’énergie, l’eau, certains métaux voire des granulats ou des terres cultivables, etc. fonctionne, lui, selon des principes organisationnels forts différents. Les acteurs ou pièces du système ne sont plus des ensembles agrégés à coordonner, les fameux corps intermédiaires, mais des individus en compétition sur des marchés infiniment vastes (le monde) et infiniment nombreux. Le système était naguère compliqué et sans doute bureaucratique mais il était relativement contrôlable. Il est aujourd’hui complexe c’est-à-dire constitué d’une infinité d’acteurs nouant une infinité d’interactions sur la base d’un principe simple : la concurrence sur le marché. Selon les économistes, le système complexe d’aujourd’hui produit, par la multiplication infinie des échanges, de la valeur. Et une valeur qui n’est pas planifiable car le système dépasse tous les participants lesquels doivent lui obéir.

Dans la mondialisation, le système complexe permet de dépolitiser toutes les interactions et il n’est plus question pour ce qui reste de l’ordre politique de contester la supériorité du système complexe sur le système compliqué de naguère. Le consommateur et l’actionnaire devenus rois sont les seuls à pouvoir définir l’ordre de la production. D’où la naissance de machines bureaucratiques propres à générer le marché là ou sa naissance était difficile, c’est-à-dire les autorités dites de régulation sous la forme d’une multitude d’Autorités Administratives Indépendantes. Pensons par exemple à la Commission de Régulation de l’Energie dont l’objet était d’assurer au final la protection du consommateur…. en faisant naitre une multitude d’échangistes sur des bases très artificielles….les fameux « marchands d’électricité » dont la survie dépend d’un large financement public. Ces autorités de régulation sont aussi des proies chassées par de puissants lobbys. Nous sommes loin de la coordination entre branches d’activités pour lesquelles un objectif de « noircissement » de la matrice des échanges interindustriels serait collectivement planifié…Cette pression pour engendrer le système complexe sur la seule base d’une règle simple, celle de la force concurrentielle, fut généralisée à toutes les activités et va aboutir à la l’évaporation de l’ancien système trop simplement compliqué. On peut citer, à titre d’exemple, le cas du CNES (Centre National de Etudes Spatiales) fondé en 1961 dans ce qui était à l’époque la planification et l’ordre compliqué. Cet organisme est aujourd’hui détaché du ministère de la recherche pour un rattachement direct à Bercy en vue de faciliter le passage au « new space » et accélérer la naissance des start-up de l’espace, lui-même perçu comme marché à promouvoir dans le cadre de « France 2030 ». La conquête spatiale n'est plus un projet dans l’imaginaire collectif mais une simple affaire d’approfondissement et de perfectionnement des marchés obtenue par subventions distribuées par des personnalités qualifiées proches des marchés. On passe de la verticalité idéologiquement chargée à l’horizontalité marchande.

Bien sûr, la sublimation du système compliqué en système complexe n’est pas parfaite. D’où les déboires et dérives d’un Etat devenu actionnaire alors que sa fonction stratégique reste en mémoire : injonctions contradictoires en direction  des patrons  du secteur public (Air- France, EDF, SNCF, etc.) , contradictions entre une agence de participations de l’Etat en recherche de rente dans le soucis de protéger la dette publique et une Banque Publique d’Investissements soucieuse d’entrepreneuriat et d’innovation , emballement du manège des « portes tournantes » chez les hauts fonctionnaires  etc.

Le retour d’une planification qui se mettrait en place, est une grande transformation qui dépasse de loin les dispositifs technocratiques qui pourraient s’établir à la hâte. Une première grande résistance est d’ordre anthropologique et les acteurs ne sont plus des groupes intégrés dans des corps en négociation autour d’un projet. Fondamentalement, l’attachement aux nouvelles formes de liberté engendre  une préférence pour un système complexe au détriment d’un système compliqué. On veut bien se rapprocher des fontaines à subventions mais on se méfie d’un ordre possiblement resté vertical. Une seconde résistance provient du problème lui-même : une rareté nouvelle - devenant  véritable mur -  que la logique du fonctionnement du marché ne peut que très difficilement réduire. Il s’agit de ce qu’on appelle « l’effet rebond » provoqué par une efficience accrue : une technologie plus efficiente concernant la production d’une ressource rare permet d’en utiliser davantage ou/et  introduit un report sur d’autres ressources rares. Nous avons typiquement ici le cas de la voiture électrique qui introduit plus de difficultés que de solutions au problème posé dans l’utilisation des ressources rares. On pourrait multiplier les exemples et on sait qu'historiquement les énergies ne furent pas substituables: la production croissante de charbon s'est accompagnée d'une multiplication des moulins à vent, celle du pétrole s'est accompagnée d'une consommation croissante de charbon pour produire l'acier des voitures, etc.

La première résistance est sans doute partiellement atténuable   par des comportements d’adaptation qui, petit à petit, réduisent la compétition et la concurrence au profit de la coopération. C’est le cas des entreprises qui collaborent pour sécuriser la gestion des stocks, ou pour reproduire localement de façon partagée. L’effet rebond dans toute sa complexité est sans doute  plus difficile à gérer. Comment lutter contre l’effet pluriel des pénuries qui elles - mêmes sont aggravées par de nouveaux risques de type sociaux (migrations) ou géopolitiques (guerres) ?

Avant de mettre en place un Conseil National de la Refondation, il serait intéressant d’interroger   les questions fondamentales : Un retour à la verticalité même décentralisée est-il possible ? Est-il possible de réintroduire une vision collective du futur avec la charge symbolique qui lui correspond? Comment limiter er répartir les contraintes de la nouvelle coopération  à engager ? Comment réduire la pression concurrentielle et introduire les logiques coopératives ? Peut-on mesurer les effets écosystémiques des décisions aussi facilement qu’au temps des trente glorieuses ? Comment encadrer le principe d’efficience dans ses effets pervers ? Quelle reconversion pour les milliers de salariés affectés jusqu’ici à la seule promotion du système complexe dans des autorités de régulation ? Etc…

Autant de questions qu’on ne voit pas émerger sur lede s marchés politiques.

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8 décembre 2021 3 08 /12 /décembre /2021 10:50

Pandémie et "grande peur" climatique sont porteuses d’effets  conjugués sous la forme d’un processus généralisé de digitalisation du monde. Et cette digitalisation, simple moyen, affecte bien évidemment le capitalisme de l’économie réelle comme il affecte le capitalisme financier.

La digitalisation s’apprécie d’abord au plan micro et méso-économique.

Au plan micro, il s’agit de rechercher des gains de productivité par une automatisation accrue des process, celle permise par exemple par les nouvelles  chaînes de robots connectés. Cette recherche donne naissance à une multitude d’entreprises dites du numérique, des biotechnologies, de la santé, du dernier kilomètre, du big data, de la fintech, avec évidemment tout ce qui de près ou de loin se rapproche de l’intelligence artificielle. Cette automatisation généralisée signifie aussi parfois le retour à un taylorisme d’un autre âge, par exemple celui constaté dans la livraison en France d’un milliard de colis annuel dans le e-commerce. Il s’agit aussi de construire des protections contre les secousses nouvelles qui apparaissent sur les chaînes de la valeur, par exemple celles de considérables fluctuations de prix, d’où un fantastique développement des positions non commerciales sur les marchés à terme (par exemple 600 000 contrats présents, donc des paris, sur le seul marché du bois de construction contre zéro contrat avant la pandémie). Il s’agit également de s’avancer vers les problématiques d’un télétravail aux conséquences inexplorées et pourtant probablement considérables. D’où de grandes questions : Nouvelle fracture sociale entre les assignés aux postes physiques et un back office de plus en plus éloigné ? Séparation beaucoup plus radicale entre cols blancs et cols bleus ? Déliaison sociale dans un monde -l’entreprise- qui était l’un des derniers lieux de socialisation ? Salariés, notamment cadres, redevenus simples mercenaires ? Fin d’une commune culture faite de codes respectés ? Forme modernisée du vieux travail à domicile à l’aube du capitalisme industriel ? Nouvelle forme de délocalisation dans une mondialisation renouvelée ? Quel avenir pour les locaux libérés ? Quelles conséquences pour les services associés (repas, transports, etc.) ? S’agit-il des prémices d’une future expulsion des derniers gagnants nationaux de la mondialisation ? Quel bilan coûts/ avantages ?

A mi-chemin entre le micro-économique et le méso-économique, il s’agit de mesurer les conséquences d’un choix très particulier de la protection des communs. C’est finalement le marché -et non la gouvernance polycentrique chère à Ostrom- qui doit prendre en responsabilité la transition climatique. Dans ce paradigme, les atteintes au milieu naturel sont une défaillance du marché qu’il faut éradiquer par des incitations et un marché des droits à polluer. Pour défendre la nature contre la prédation capitaliste, il s’agit de transformer la nature en capital. D’où un nouveau champ d’investigation pour la finance avec les expressions correspondantes : « finance durable », « responsabilité sociale de l’entreprise » (RSE), « financement participatif », « Investissement à impact » etc. D’où la volonté de monétiser la performance non financière des entreprises avec la construction de nouvelles formes de comptabilité….

Avec des conséquences gigantesques si le prix du carbone devait s’accroître de façon importante. Ainsi quel impact sur les bilans consolidés des 6 grands groupes bancaires (BNP, SG, Crédit Agricole, BPCE, Banque Postale, Crédit Mutuel) dont l’impact carbone est 7,9 fois supérieur à celui de la France ? Quel impact sur la valeur des cryptomonnaies privées qui, utilisatrices de Blockchains, consomment des quantités considérables d’électricité produites à partir de matières premières carbonées ? Sur le plan méso-économique des branches entières sont dès aujourd’hui soumises à de grandes contraintes et surtout de grandes interrogations quant à leur avenir : industrie automobile, industrie pétrolière aux actifs carbonés gigantesques, Aéronautique, industries cimentières et bétonnières, sidérurgie, cristallerie, etc.

Et dans ce contexte, il faut se souvenir des propos visionnaires tenus par John Perry Barlow dans le Davos de 1998 : «Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande  de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté là où nous nous rassemblons. »  Effectivement, les grandes peurs qui précipitent l’accélération de la digitalisation généralisée font naître des entreprises monopolistiques (GAFAM) qui, elles-mêmes, questionnent la souveraineté classique. Comment ne pas s’inquiéter de l’avenir de la Grande Distribution française, notamment les difficultés du groupe Mulliez  face à AMAZONE après une expérience malheureuse avec ALIBABA ? Quel avenir pour les 3,5 millions de salariés français dans la Grande Distribution ? On pourrait multiplier les questionnements.

Sur le plan macroéconomique, il est inutile de rappeler les effets de la première grande peur, celle de la pandémie. On sait simplement que raréfier brutalement l’offre globale tout en maintenant les revenus présente des conséquences évidentes : maintien d’entreprises zombies, une rémunération du travail qui passe directement par l’Etat comme au temps du speenhamland system anglais du 18ième siècle, un déséquilibre public en très forte hausse,  un déséquilibre extérieur accru, un recul de la consommation et une hausse de l’épargne, un désœuvrement débouchant parfois vers une  « démocratisation » des activités boursières, etc.

Plus important serait de s’interroger sur les effets de la seconde grande peur sur le climat avec les décisions concernant le prix du carbone. Les coûts macroéconomiques concernent d’abord l’augmentation générale des prix à la consommation. Il ne s’agit pas de l’actuelle hausse des prix qui résulte des secousses sur les chaînes de la valeur et qui ne seront probablement pas durables. Pour autant existe une vraie controverse sur un retour de l’inflation. Pour les optimistes il existe une indexation assez générale du cours des matières premières sur le pétrole et les USA disposent aujourd’hui du pouvoir politique de fixer les prix par action sur le volume des réserves stratégiques et surtout le contrôle de l’extraction. Pour ces optimistes, l’inflation ne serait pas durable et déjà le cours du brut baisse. Pour d’autres, l’inflation serait durable et affecterait de façon très différentielle les pays de la zone euro, avec des chiffres qui interrogent : 8% pour la Lituanie, mais simplement 2% pour le Portugal, ce qui pose et repose la question de la divergence croissante entre pays…et la stabilité de l’Euro.

  Au-delà il faudra - sur le moyen et le long terme - évaluer les conséquences de l’intégration de la taxe carbone sur la totalité des émissions de gaz à effets de serre. L’étude de Diego Kansig de la London Business School tend à montrer un lien entre prix du carbone et nombre de brevets déposés au titre de l’énergie verte, avec effets rapides sur la transformation des combinaisons productives et une production plus décarbonée. La demande globale correspondante se transforme qualitativement avec un maintien des dépenses des ménages aisés et une chute significative de celles des ménages à bas revenus. L’étude conclut que la taxation carbone est efficiente pour la modification de l’architecture générale  de la production, mais  qu’elle doit s’accompagner de sa redistribution vers les ménages les moins aisés. Le coût de la transition énergétique varie en fonction des pays, de leur niveau de diversification, et de leur niveau de développement. La France dispose de ce point de vue d’un avantage reposant sur son parc électronucléaire, avantage qui peut encore être contesté par Bruxelles dans sa classification taxonomique.

 

La digitalisation accélérée sur un monde qui veut rester complètement marchand -y compris pour vaincre la grande peur sur le climat- facilite (comme précédemment rappelé) le champ d’action de la finance. Puisque tout est marchandise et que tout peut être représenté par des chiffres, il apparait assez logique que la finance soit à priori la grande gestionnaire du monde : les professionnels de la politique se doivent de devenir de simples collaborateurs des professionnels de la finance.

Ainsi que nous allons tenter de le montrer, les choses vont pourtant devenir plus complexes.

Sans aborder ici la question de « l’Union bancaire » qui relève des problèmes liés à la monnaie unique, il faut savoir que le  système bancaire devient  étrangement menacé par la financiarisation généralisée. Au-delà de son actif bilantaire lourdement carboné, il est aussi menacé directement par la digitalisation généralisée. Il est menacé d’abord par les nouvelles banques en ligne, mais il est aussi menacé par les nouveaux moyens de paiement qui, de fait, assurent une marginalisation progressive du système bancaire classique. Il y a d’abord la disparition de la monnaie fiduciaire qui ne correspond pas au soulagement normalement attendu s’il est remplacé progressivement par la multitude des cryptomonnaies privées. On peut aussi souligner le poids de ces cryptomonnaies qui, de fait, font disparaître des ressources à un moment où la décarbonisation des bilans imposera de multiplier les provisions sur les actifs ( aujourd’hui 1000 milliards de dollars sont transformés en bitcoins et assèchent les comptes figurant au bilan des banques). De ce point de vue, la nouvelle informatique et en particulier la technologie blockchain permet aujourd’hui d’assurer une grande partie des métiers bancaires en se passant de toute forme d’intermédiaires. Alors que les paiements étaient jadis le fait d’un système solidarisé par une banque centrale, ils peuvent aujourd’hui se passer de tout système. La banque risque ainsi de devenir dans un monde entièrement digitalisée la voiture hippomobile à l’époque de l’industrie automobile. Le système tente de survivre en nouant des interdépendances avec les géants de la tech, en pratiquant le « beyond banking » et en multipliant d’autres interdépendances avec la finance de l’ombre.

Face à cette situation, la Banque centrale mène une stratégie ambigüe : devenue proto-Etat en garantissant la solvabilité des acteurs principaux (Etat et système financier global) qui eux-mêmes garantissent la solvabilité de tous les autres au regard des « grandes peurs », elle prépare déjà le monde de demain. Parce que nouvelle institution assurant - à l’intérieur de l’espace marchand- l’ordre chez les humains, elle est bien une sorte d’Etat en formation. La « guerre de tous contre tous » est ainsi contenue par la proto-Etat banque centrale.

Cette activité de proto-Etat -qui se ramène à monétiser toutes les dettes et maintenir à flot la valeur des actifs- développe d’innombrables effets pervers souvent recensés : taux d’intérêts négatifs ou proches de zéro, maintien d’entreprises zombis, inflation des actifs avec bulles financières et immobilières, etc. Sachant qu’il est devenu impossible pour la Banque centrale de compenser les effets pervers principaux et qu’il faut pourtant continuer à éviter que les « grandes peurs » ne se transforment en panique, la réflexion se porte sur l’interdiction des cryptomonnaies et leur remplacement par une cryptomonnaie de banque centrale. Une réflexion qui devient sous la houlette de la BRI ( Banque des Règlements Internationaux) un grand projet.

Il y a d’abord la prise de conscience que les cryptomonnaies sont une menace pour les banques, pour l’économie et pour la société : aucun investissement économiquement et socialement utile, impossibilité technique de gérer de grandes masses de transactions à l’instar de Visa ou Mastercard, participation au détournement d’une épargne à investir dans l’économie réelle vers  une inflation d’actifs spéculatifs, instrument de blanchiment de revenus illicites, aucune transparence, aucune sécurité,  etc. Mais il y a ensuite la prise de conscience par les autorités monétaires que la nouvelle technologie numérique permet de construire un système financier permettant de mieux contrôler l’activité bancaire et financière dans des conditions nouvelles : gains de productivité, confiance pour l’ensemble des agents, possibilité de mettre un terme à l’ensemble des dérives d’un monde insuffisamment régulé.

Dans son sens le plus fort, la cryptomonnaie de banque centrale peut faire disparaître tout ce qui constitue l’infrastructure monétaire du système bancaire actuel. Elle peut renouer avec le slogan de  « destruction créatrice » cher à Schumpeter. Les moyens sont simples : chaque agent (Etat, ménages, entreprises) dispose d’un compte à la banque centrale laquelle effectue automatiquement les milliards d’opérations journalières entre les participants. Clairement ce que fait le système bancaire au quotidien, c’est-à-dire assurer la circulation de la monnaie entre tous les agents, la banque centrale équipée de sa monnaie numérique peut l’assurer dans des conditions de rapidité et de sécurité incomparables. Il n’est plus question de tensions sur un marché monétaire fait de méfiance concernant la solvabilité de tel ou tel partenaire bancaire. Il n’est plus question de « bank run » et des paniques associées. A l’échelle de la zone euro, la nouvelle monnaie numérique peut aussi techniquement assurer une union des transferts entre pays cigales et pays frugaux : les soldes « Target 2 » deviennent invisibles. Bien évidemment il ne s’agit que d’un masque, mais la métamorphose partielle de la Banque centrale en véritable Etat permet, à priori, de mieux sécuriser l’attelage. Au final on pourrait imaginer un partage des tâches entre banque centrale qui aurait le monopole de la création et de l’infrastructure monétaire, et les banques qui, privées de la création, conserveraient toutes les opérations classiques sous la houlette de la Banque centrale….en espérant que l’Etat reprenne un maximum de responsabilité dans le cadre d’une politique économique capable d’assurer la maitrise des « grandes peurs ».

Il est difficile d’aller plus loin dans cette réflexion tant il est vrai que propositions/décisions et résistances de la finance seront d’une extraordinaire puissance. La finance d’aujourd’hui est autrement puissante que les producteurs de calèches d’hier face à l’industrie automobile naissante. Au surplus la banque centrale fonctionnant encore au service de la finance, il lui sera difficile de faire sécession puis de se renier. Pour autant elle pourrait trouver l’appui des entrepreneurs politiques qui eux-mêmes prendraient conscience de leur servitude au regard de la finance et appuieraient - voire prendraient en charge- un projet de grande transformation.

 

 

 

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24 novembre 2021 3 24 /11 /novembre /2021 10:52

La première partie de l’article portant sur un « coût de la vie » directement pris en charge par la monétisation de la dépense publique a pu montrer que le coût salarial véritable devenait de plus en plus partagé entre l’Etat et les entreprises. C’était le cas de diverses primes dont  celles dites d’activité ou d’inflation directement prises en charge par un Etat impécunieux. Cette prise en charge par la simple monétisation est aujourd’hui une opportunité pour les entreprises, et une opportunité représentant entre 15 et 20% du coût du travail de qualification moyenne ou faible. Elle correspond aussi à une fragilisation du rapport salarial avec effets pervers pour les entreprises, effets évoqués rapidement dans la première partie de l’article.

Il existe une source plus ancienne de fragilisation, celle résultant d’une baisse des charges patronales qui, jusqu’ici, n’ont concerné que les rémunérations les plus faibles. De fait, depuis la création de l’euro, les baisses de cotisations patronales sont devenues majeures pour les rémunérations proches du SMIC (4,5% du salaire brut). Cette baisse est de fait cofinancée par des charges fiscales nouvelles, des avances budgétaires relevant de la monétisation, ou des dettes sociales aboutissant elles aussi dans le trou noir de la monétisation. Comme elle concerne, vu le nombre de salariés concernés, des montants considérables, ces baisses se sont jusqu’ici cantonnées aux rémunérations les plus proches du SMIC. Dès que lesdites rémunérations quittent la zone plancher, les cotisations patronales deviennent importantes voire très importantes. Ainsi,  avec des rémunérations qui passent de 1 puis à 1,3 puis 1,5 et 1,6 SMIC -  des rémunérations encore relativement modestes -  les taux de cotisations passent respectivement de 4,5 à 20, puis 25 et enfin à 35%. Cela signifie qu’il existe un taux marginal très fortement croissant des prélèvements.

On comprend ainsi qu’il est très difficile pour les salariés de négocier une hausse des rémunérations. Pour celles d’entre-elles se situant entre 1 et 1,5 SMIC une hausse de 10% correspondrait à une augmentation de la charge salariale de 18 à 19%. Cela n’est guère envisageable pour les employeurs des salariés correspondants, lesquels sont massivement impliqués dans des branches à faible valeur ajoutée et aux gains potentiels de productivité très faibles ( services à la personne, hôtels/ restaurants, hôpitaux, secteur médicosocial, etc.) Et même, pour des activités supposant traditionnellement des rémunérations plus élevées, par exemple 2,5 Smic, une hausse très modeste de 2% se traduirait par une hausse de la masse salariale de 7%, ce qui est loin d’être négligeable dans des secteurs (ici probablement l’industrie) très soumis à la concurrence internationale.

Cette situation est spécifique à la France, pays dans lequel le consensus s’est matérialisé par un taux marginal fortement croissant des cotisations. Partout ailleurs, et en particulier dans les pays de l’UE, les taux sont simplement proportionnels, voire décroissants. Cela signifie clairement que dans ces pays les négociations salariales concernant la hausse des rémunérations sont plus aisées : une hausse de 10% des rémunérations aboutit à une hausse de 10% du coût du travail…et non à 18 ou 19% comme dans le cas de la France.

Au-delà, cette situation de taux marginaux fortement croissants aboutit à des réalités déjà entrevues dans la première partie de l’article : difficulté pour une stratégie d’ascension sociale et maintien d’une foule d’activités mal rémunérées et sans véritable espoir d’en changer. Clairement, l’emploi ne se développe relativement bien que dans les branches où le travail est peu qualifié. Avec bien évidemment, un sentiment de déclassement pour les jeunes diplômés de plus en plus nombreux à obtenir des contrats très mal rémunérés. Mais ce déclassement est aussi celui des entreprises qui sont pénalisées en se lançant vers des activités risquées et porteuses d’avenir : le coût du travail qualifié voire très qualifié devient rapidement inabordable. Enfin ce déclassement est aussi celui du pays tout entier : productivité comparée en baisse, perte de parts de marché à l’international comme à l’interne, et bien évidemment balance extérieure de plus en plus déficitaire. Avec un effet de retour : si le pays produit peu le taux d’activité chez les plus jeunes et les plus âgés se trouve durablement faible, d’où les éternels débats sur l’âge de la retraite ou le trop d’assistanat.

Quelle solution ?

 

 

 

 

 

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