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8 novembre 2019 5 08 /11 /novembre /2019 13:21

La Conférence des Nations Unis sur le Commerce et le Développement (CNUCED) vient de publier une première étude sur les effets des nouveaux tarifs douaniers américains en termes de flux d’importations en provenance de  Chine[1].Le rapport compare l’évolution des flux entre 2 périodes, celle du premier trimestre 2019 comparée à celle du premier semestre 2018. Bien évidemment il ne cible que les marchandises concernées par l’augmentation des droits de douanes, soit dans un premier temps 25% de droits sur 50 milliards de dollars d’un certain panier de marchandises importées (été 2018), puis 10% sur un panier de 200 milliards de marchandises Importées (septembre 2018).

Le flux d’importations pour celles des marchandises qui furent taxées est ainsi passé de 130 à 95 milliards de dollars, soit une réduction de 27% du flux importé. Cette réduction ne fut bien évidemment pas homogène et les marchandises les plus substituables, soit par  une production américaine, soit une production dans un autre pays que la Chine furent les plus durement affectées. C’est ainsi que les exportations de matériel de bureau depuis la Chine vers les USA se sont effondrées de 10 milliards de dollars, soit une perte de marché de 65% au détriment des entreprises chinoises. Cette première information obtenue en comparant les flux des premiers semestres laisse à pense une assez grande élasticité/prix des importations américaines en provenance de la Chine. On peut regretter que l’étude de la CNUCED n’aborde pas cette question essentielle.

Globalement l’étude souligne que les 35 milliards de dollars perdus par la Chine[2] furent compensées par des productions américaines sur le territoire américain pour un montant de 21 milliards de dollars. Elles furent également compensées par des exportations nouvelles vers les USA (14 milliards de dollars) de la part de pays tiers. Dans l’ordre d’importance : Taiwan, Mexique, UE, Vietnam, Corée, Canada, furent les principaux bénéficiaires indirects su conflit USA/CHINE.

L’étude souligne aussi que  les industriels chinois ont baissé leurs prix afin de limiter les baisses de flux vers les USA. La baisse moyenne serait ainsi de 8% sur la période. L’étude ne précise pas dans quelle mesure cette baisse est aussi l’effet d’un affaiblissement du taux de change, taux dont on sait qu’il est étroitement contrôlé par la Banque centrale Chinoise.[3]

Cette étude est naturellement incomplète en ce qu’elle s’inscrit dans les certitudes classiquement émises et admises. A titre d’exemple elle conclut sur la perte de pouvoir d’achat des usagers américains victimes de la hausse des prix des produits importés, tandis que les premiers commentateurs voient dans le processus un jeu de perdants.

Une étude sérieuse et complète devrait prendre en considération :

  • Le transfert de valeur vers les USA résultant de débouchés nouveaux pour les producteurs locaux. (Augmentation du taux d’activité, maintien ou accroissement des compétences, revenus distribués avec effets multiplicateurs, etc.).
  • Le transfert de valeur vers le Trésor fédéral par le bais de la taxation. De ce point de vue il y a aussi transfert entre ménages américains et Trésor, les premiers apparaissant victimes d’un nouvel import indirect.
  • Le transfert de valeur sous forme de valeur ajoutée chinoise redistribuée au consommateur américain par le biais d’une baisse de prix…elle-même masquée, et plus que compensée par le prélèvement public.
  • Le transfert de valeur vers des pays tiers bénéficiaires de la guerre économique, avec la dimension géopolitique qu’il convient d’analyser.
  • La capacité globale de réaction de la Chine sous la forme de hausse de tarifs douaniers au détriment des producteurs américains, une capacité dépendant elle-même de la grande asymétrie initiale (balance fortement déséquilibrée et proche des 350 milliards de dollars) qui fait que la Chine a davantage à perdre qu’à gagner dans le jeu des taxations.
  • La modification des chaines de la valeur résultant d’une révision nécessaire des choix stratégiques d’implantation des unités de production.
  • L’impact écologique d’une réduction du volume des échanges entre les deux pays.

La liste n’est sans doute pas limitative, et il serait intéressant d’aller beaucoup plus loin dans l’analyse afin de comparer les résultats d’une politique de démondialisation avec ceux anticipés et vérifiés dans les accords de libre -échange.

Au-delà, la guerre commerciale initiée par les USA doit aussi se comprendre comme tentative de retarder l’affaissement lent de la puissance américaine vis-à-vis d’une Chine, dont le potentiel de compétences- toutes choses égales par ailleurs- ne peut que rapidement  s'accroître.

 


[1]  Alessandro Nicita : « Trade and trade diversion effects of United States tariffs on China ; publié le 6 novembre 2019

[2] 35 milliards entre les 2 semestres ciblé, soit dons une réduction annuelle prévisible de 70 milliards entre 2018 et 2019.

[3] Le gouvernement américain a protesté quand, l’été dernier, le cours du Yuan a dépassé les 7 Yuans par dollar.

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13 mai 2019 1 13 /05 /mai /2019 15:45

 

La presse se fait de plus en plus échos de projets de crypto-monnaies qui seraient lancées par les grandes entreprises du Web. C’est le cas d’Amazone et c’est aussi le cas de Facebook qui annonce le lancement de sa monnaie pour l’été prochain.

Avant de commenter cette innovation nous voudrions présenter  ce que l’on pourrait appeler la fiche d’identité de ces étranges objets que sont les crypto- monnaies et en particulier le bitcoin[1].

Ce que la crypto-monnaie n’est pas

En tout premier lieu il ne s’agit pas d’une monnaie légale dont les caractéristiques seraient définies par un Etat. Son appellation ne fait l’objet d’aucun texte légal. Elle n’est pas unité de compte, ne dispose pas de règles de monnayage et son pouvoir libératoire n’est que contractuel. A l’inverse - en dehors des monnaies locales - toutes les monnaies qu’elle que soit leur nature (centrale, fiduciaire, scripturale) ont pour support, directement ou indirectement, un Etat ou un ensemble d’Etats. La monnaie scripturale privée, qui fait aujourd’hui l’essentiel de la masse monétaire, est aussi légale que la monnaie publique et ses émetteurs privés épousent les définitions données par l’Etat qui les accueille.

On pourrait penser que le bitcoin n’est qu’une variété monétaire nouvelle à l’instar de ces néo monnaies que l’on trouve maintenant en Asie et il est vrai que son utilisateur est incité à le penser. La différence est pourtant essentielle et les « néo monnaies » restent de la monnaie légale classique, de fait émises par des banques classiques dont la forme numérisée ne fait qu’ajouter de la compétitivité à des institutions qui demeurent ce qu’elles sont.

Si donc, des « mineurs »[2] - les créateurs de crypto-monnaies telles le bitcoin – décidaient de payer l’impôt avec ce type de support ils seraient éconduits, avec suspicion de faux monnayage. Depuis leur naissance, voici plusieurs milliers d’années, les Etats choisissent le support dans lequel ils perçoivent l’impôt et ce support est monnaie légale créée directement ou indirectement par eux. De fait les « mineurs » se livrent à une « émission au noir », émission qui ne peut être reconnue, sauf dans des cas très particuliers comme celui du Japon[3].

Une crypto-monnaie n’est pas une monnaie privée dotée d’un statut juridique car elle n’est pas émise par une institution disposant d’une licence permettant la création monétaire légale c’est-à-dire une banque.

Une crypto-monnaie n’est pas non plus une monnaie locale dont la mission essentielle est -à l’inverse des monnaies classiques - de créer du lien social au sein d’une communauté ayant choisi de privilégier la coopération sur la compétition entre les acteurs. Alors que dans la monnaie classique, l’acheteur est en principe libre de choisir son fournisseur, le porteur de monnaie locale est plus ou moins tenu de ne choisir qu’à l’intérieur d’une communauté. La crypto-monnaie n’est pas - malgré ses apparences- un instrument communautaire et permet surtout de s’affranchir d’une communauté nationale et de ses composantes avec lesquelles elle ne souhaite exprimer aucune solidarité. Une crypto-monnaie n’a rien de local et efface par les vertus de l’informatique toutes les distances. En particulier elle peut se moquer des frontières en particulier des frontières monétaires.

Parce qu’elle n’est pas une monnaie, une crypto-monnaie ne possède pas de réelle vertu de seigneuriage[4]. Toutes le monnaies sont traditionnellement assorties de seigneuriage dont le montant est approximativement la différence entre la valeur faciale et le coût de production. L’émission par code informatique, par exemple celle du Bitcoin n’échappe pas à cette logique. Pour autant la rémunération des « mineurs » est faible, contenue dans le code informatique, et décroit selon une progression géométrique. Ainsi tous les 21000 blocs[5] constitués, le seigneuriage est divisé par 2[6]. Cette faiblesse de la rémunération a déjà abouti à la concentration des « mineurs » lesquels se regroupent. Signalons enfin que le code informatique est conçu pour aboutir, dans le cas du bitcoin, à un plafond limité de production[7] dont on pense qu’il serait atteint vers 2140.

Ce que la crypto-monnaie est

Elle est d’abord un vecteur de sécurisation. Adossée à la blockchain[8] qui en est le support informatique, elle est un outil qui garantit la sécurité et l’inviolabilité des transactions. Ces derniers caractères sont issus d’une certification rendue possible par la puissance d’ordinateurs répartis sur toute la planète.[9]

La blockchain fut semble- t-il historiquement inventée pour créer le Bitcoin mais il est vrai qu’elle est aussi une technologie plus générale permettant de diminuer considérablement les coûts de transaction sur nombre d’opérations. On peut ainsi parler d’un effondrement de coûts de transaction et de sécurisation dans l’ensemble des opérations du commerce international avec une mue du crédit documentaire. On peut aussi parler d’un véritable effondrement des coûts dans le domaine de l’assurance avec davantage de fluidité dans les relations entre assureurs quant à la répartition des indemnités, mais également la possibilité de développer les contrats intelligents et automatiques sur des micro marchés comme celui de l’assurance retard. On peut enfin parler, ce qui nous ramène à la monnaie, de la future disparition des chambres de compensation. Le Bitcoin et les cryptomonnaies en général bénéficient de cet effondrement des coûts dans toutes les opérations de transferts.

Parce qu’elle  est un vecteur n’utilisant plus, comme la monnaie classique, un tiers dans les transactions (la banque), elle est une « non monnaie » à priori plus compétitive que la monnaie. Elle n’est pas victime des coûts associés aux barrières des changes et des frais financiers imposés par des tiers (banques, et organismes financiers). elle est aussi une « non monnaie » assurant une totale confidentialité que la monnaie moderne, voire même les néo monnaies, ne peuvent plus assurer et que les vieilles monnaies (billets et pièces) garantissaient.[10] Ainsi la non monnaie Bitcoin rétablit  la liberté jusqu’ici assurée par les vieilles monnaies.

Bien évidemment, c’est l’anonymat qui rend précieuse cette liberté avec tout ce qui a déjà été dit sur le bitcoin, à savoir un instrument idéal pour les délits classiques, de blanchiment, d’évasion fiscale, de contournement de législation sur les contrôles des changes, etc.

« Non-monnaie privée », une crypto-monnaie est aussi un objet ne pouvant bénéficier des systèmes de compensation existant dans les systèmes bancaires hiérarchisés classiques. Alors que les monnaies bancaires privées bénéficient d’une convertibilité en monnaie officielle, les crypto-monnaies ne bénéficient d’aucun système de compensation et la convertibilité reste aléatoire au sein des plateformes qui le gère[11].

Une crypto-monnaie est aussi un vecteur de spéculation découlant directement de l’absence de système de compensation. Parce qu’il n’y a pas de cours de la « monnaie Société générale », de la « monnaie BNP », de la « monnaie Crédit Agricole », etc. il n’y a pas de spéculation possible entre ces différentes monnaies. A l’inverse, parce que non compensable il existe nécessairement une spéculation sur le Bitcoin. Et de ce point de vue les différentes crypto monnaies vont se concurrencer entre-elles. Celle dont la blockchain sera la plus répandue et la plus importante en infrastructures de services verra son cours augmenter tandis que les autres seront dévalorisées. A terme, on pourra voir se créer une « non monnaie unique » fonctionnant sur une blockchain considérée comme monopole d’infrastructure de réseau. Ce qui ne viendra pourtant pas apporter de solution de garantie de convertibilité et viendra conforter son statut de support de spéculation.

Une crypto-monnaie est aussi une non monnaie d’essence déflationniste. Bien sûr elle ne peut comme monnaie classique être un outil de relance de l’activité. Mais parce que son statut de non monnaie ne lui permet pas d’utiliser une quelconque planche à billets - ce que les Etats peuvent faire dans certaines limites-elle est conçue comme une masse non monétaire dont la croissance diminue de façon asymptotique et donc, bien incapable de répondre à une demande de monnaie en congruence avec la croissance économique.

On pourrait certes imaginer que les crypto-monnaies deviennent monnaie véritable si les Etats se mettaient eux aussi à en fabriquer. Il s’agit là d’une hypothèse, parfois évoquée, mais à tout le moins hardie.

Certes on retrouverait dans cette situation un retour à l’ordre politique qui fut celui de la création des Etats. Ces derniers se sont historiquement constitués en prélevant tout ou partie de l’impôt dans la forme choisie par leurs dépenses. Tenus de payer le service des armes avec du métal précieux, ils ont aussi imposé le paiement de l’impôt sous la même forme[12]. Une cryptomonnaie construite sur une blockchain répondant au besoin d’un Etat est-elle pensable ? On peut certes penser que sur le plan de la rationalité on ne verrait que des avantages : les coûts de transaction liés aux dépenses et aux recettes publiques s’effondreraient, et on pourrait imaginer un code informatique assurant d’une part un copieux seigneuriage et d’autre part une production ajustée sur les besoins de la croissance.

 Pour autant l’hypothèse reste hardie car se pose la question de la transition vers un tel modèle. Une telle transition ne peut s’imaginer que par temps calme et l’histoire a montré que les « paléo cryptomonnaies », tel le « système de Law » ou celui des « Assignats » fut catastrophique. On voit mal aujourd’hui l’Etat Français lançant sa crypto-monnaie à l’intérieur du cadre des traités européens et renouer avec un « circuit du Trésor »[13] imposant par exemple des planchers d’achat de crypto monnaies étatiques par les banques[14]. Et on ne voit pas non plus une crypto monnaie partielle venant s’ajouter à l’euro, une crypto-monnaie dont le cours pourrait aussi devenir une épée de Damoclès supplémentaire pour le Trésor.

Le plus surprenant toutefois est que conçu dans un cadre volontairement libertarien - échapper aux Etats et à leurs monnaies- le dispositif permettant de sortir des griffes d’un Etat haï par ceux qui refusent toute forme de citoyenneté, soit récupéré. Précisément on peut imaginer que les géants du Web, armés de nouvelles crypto-monnaies s’opposeront aux Etats non plus pour les détruire mais pour prendre leur place.

La possible crypto-monnaie des GAFA.

Elle correspond tout d’abord bien au mythe libertarien fondateur : la nouvelle monnaie est ce qui permet d’échapper à tous les dangers et contraintes d’une société trop pesante. En ce sens elle permet le développement illimité du « pair à pair » dans lequel les partenaires peuvent en toute sécurité, celle offerte par la blockchain, maximiser les gains à l’échange. Jusqu’à présent les GAFA permettaient le partage de la valeur (envoyer une photo, un message, etc.) et se trouvaient contraintes par des tiers et intermédiaires dès qu’ll s’agissait de transférer des valeurs (payer une somme d’argent). Ainsi le commerce électronique, en utilisant- même avec des moyens numériques- un système bancaire couteux ou insuffisamment sécurisé, notamment dans le cas de l’échange international, ne permet pas de maximiser tout le potentiel des gains à l’échange. Du point de vue des GAFA il serait ainsi bon de construire une blockchain et une monnaie utilisée par tous les partenaires et usagers, lesquels représentent aujourd’hui une large majorité de la population à l’échelle de la planète. De quoi ne plus être exposé aux tricheurs, aux faillites bancaires, aux couts des risques de change, etc. et donc maximiser et sécuriser les gains à l’échange.  Une telle situation permettrait aussi de compenser- certes fort modestement- la critique majeure faite aux GAFA , soit un système monopoliste et centralisé, en ayant recours à ce  numérique décentralisé qu’est la blockchain.

Bien évidemment l’argument de la suppression des intermédiaires est peu crédible car toute relation dite « pair à pair » mobilise de fait des tiers. Même l’échange le plus primitif, un poisson que l’un vient de pêcher contre un lapin qu’un autre vient de chasser, suppose des intermédiaires voire des tiers de confiance. L’échange entre individus suppose toujours la participation directe ou indirecte ou l’intervention d’autres individus : qui a fabriqué l’hameçon ? la flèche ? Qui à produit les compétences nécessaires à la production ? qui a permis la confiance dans la rencontre ? etc. Dans le cas du Web, les intermédiaires et autres tiers de confiance ne disparaissent pas avec l’irruption de la nouvelle monnaie. Cette dernière n’existe que par le biais de producteurs d’électricité, de la surveillance de dizaines de milliers de kilomètres de câbles, d’une couverture satellitaire, etc. Certes la blockchain ne concerne pas que la monnaie et ses usages multiples, entrainent très probablement d’importants gains de productivité et l’automatisation d’un grand nombre d’activité.[15] Toutefois l’intervention d’un transfert de valeur est le plus souvent nécessaire et un transfert qui ne peut être totalement sécurisé  par le système blochain/crypto-monnaie. L’optimisme libertaire si souvent affiché à propos d’une monnaie magique n’est donc qu’une idéologie militante.

Mais une monnaie émise par les GAFA n’aurait rien de libertarien et porterait le risque d’un nouveau recul de la puissance des Etats.

Revenons au « monde d’avant » pour mieux comprendre. Dans ce monde très matériel, on pourrait imaginer une banque propriétaire de l’essentiel de ce qui fait l’activité économique de l’époque. Une telle banque disposerait d’un pouvoir d’émission illimité puisque jamais sa monnaie ne fuirait vers d’autres banques. Chacun serait obligé d’effectuer la totalité de ses transactions en utilisant  la monnaie en question, elle-même acceptée par l’ensemble des acteurs économiques concrets[16]. Dans le cas du monde numérique des GAFA nous aurions, en raison de leur poids, des zones monétaires gigantesques concurrençant de manière très effective des espaces « monnaies publiques » de grande taille. Dans une telle hypothèse ce n’est plus l’équivalent du Montenegro ou du Kosovo qui utilisent l’Euro (monde réel), mais des pays comme la France ou l’Italie qui pourraient utiliser la « monnaie Amazone » ou la « monnaie Facebook » (monde numérique).

Dans un tel monde l’Etat se fait lilliputien. La politique monétaire à priori impossible dans l’espace des premières crypto-monnaies (bitcoin aux effets récessifs en raison de la chute programmée du « minage »), devient le monopole des géants  de l’internet. Désormais ils produiront la quantité de crypto-monnaie nécessaire à la croissance mondiale et à l’intérêt privé de leurs actionnaires. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité nous n’aurions plus un Etat qui choisit et impose la forme monétaire de ses créances fiscales, mais au contraire un Etat possiblement endetté en « monnaie Amazone » ou en « monnaie Facebook ».

Mais ce même Etat serait sans doute en difficulté s’il voulait casser les géants du Web, à l’instar de ce qu’avait décidé le gouvernement américain en 1911 à propos de la Standard Oil de John Rockefeller. Dans ce dernier cas, en cassant le monopole, le gouvernement américain prenait une décision populaire en ce qu’une baisse des prix du pétrole pouvait en résulter. Aujourd’hui, outre le fait que les GAFA sont beaucoup plus internationalisées et leurs produits beaucoup plus planétairement consommés, cette même production est largement gratuite aux yeux des consommateurs…. Le démantèlement des GAFA passera par autre chose qu’une loi type celle du congrès américain de 1911.

 


[1]Il existe aujourd’hui de nombreuses publications. Nous recommandons en particulier le site wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin mais surtout l’ouvrage récent de Jaques Favier et Adli Tokkal Bataille : « Bitcoin la monnaie acéphale » ; Editions du CNRS ; juin 2017.

[2] On parle de « mineurs » pour le bitcoin car il est considéré que les utilisateurs du modèle informatique qui le génère sont un peu comme les chercheurs d’or qui fabriquaient la matière première de la monnaie métallique.

[3] Selon Kenneth Rotgoff Le japon accorde une certaine reconnaissance du Bitcoin dans un but utilitariste, celui de devenir un centre mondial de la technologie financière.

[4] On sait que pour les billets et pièces le seigneuriage est gigantesque. Ainsi pour une pièce de 2 euros fabriquée par la Monnaie de Paris, le coût de production est de 17 centimes, coût facturé à l’Etat qui lui le revend 2 euros au système bancaire. Il en résulte un seigneuriage de 1,83 euros. On imagine que s’agissant des billets à coût proche de Zéro, le seigneuriage correspond quasiment à la valeur inscrite sur le billet.

[5] Cf note 8 sur la Blockchain.

[6] Il faut ajouter à cela le fait que la chaine de blocs est consommatrice d’énormes consommations d’électricité. Ainsi il est estimé que la création et les échanges de Bitcoin en 2020 consommeront 14000 Mégawats, soit la production annuelle d’électricité d’un pays comme le Danemark.

[7] 21 millions de Bitcoins.

[8] La Blockchain est un algorithme assurant la sécurisation des transactions, ce qu’on appelle parfois en informatique la solution au « problème des généraux byzantins ».

[9] Il faut toutefois nuancer l’idée de sécurité totale car il y a déjà eu une fraude importante due à un bug de codage informatique permettant au cours de l’été 2016 une évaporation de capital sur une blockchain concurrente du Bitcoin (l’Ethereum).

[10] La monnaie était jadis une vraie liberté et aucune traçabilité maitrisée par un tiers n’apparaissait. Les comptes bancaires aujourd’hui mobilisés dans les transactions sont traçables et effacent complétement l’anonymat.

[11] Il semble toutefois que Facebook prépare le lancement d’une crypto-monnaie à taux de change fice avec un panier de monnaies classiques.

[12] Nous renvoyons ici à l’article : « Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia Multitudinis » de Fréderic Lordon et André Orléan. Cet article est publié dans un ouvrage collectif sous la direction d’Yves Citton et Fréderic Lordon : « Spinoza et les sciences sociales. D’une économie des affects à la puissance de la multitude », Editions d’Amsterdam, Coll. « cautes ! »,2008

[13] Expression que l’on doit à François Bloch-Lainé. Voir ici son cours à l’IEP de Paris : « Le Trésor Public. Introduction générale ». Voir également, François Block-Lainé et Pierre de Voguë, Le Trésor Public et le mouvement général des fonds, PUF, 1960.

 

[14] A l’instar de ce qui existait dans les années 50/60 qui imposait aux banques des « planchers de bons du Trésor » c’est-à-dire l’achat obligatoire de bons de la dette publique.

[15] Ainsi les « smart contracts » fonctionnant sur la logique du « if-then » permettent à des objets connectés de fonctionner à distance sans intervention humaine. De quoi augmenter considérablement la productivité.

[16] Ce type de monde a pu exister, au cours de siècles passés, à l’état embryonnaire dans le cas d’un capitalisme où des salariés étaient payés avec des bons échangeables dans des magasins qui étaient eux-mêmes propriété des capitalistes employeurs.

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23 avril 2019 2 23 /04 /avril /2019 09:33

La vie suppose plusieurs impératifs dont l’automaticité porte à l’admiration : la capacité à s’auto- conserver, la capacité à s’auto reproduire, enfin la capacité à s’autoréguler. Les impératifs précités, lorsqu’ils concernent les hommes, peuvent se traduire par des gestes et activités socialement accomplis, un peu comme si les diverses sociétés humaines étaient un ensemble de cellules vivantes dans un corps plus large. Ainsi la capacité à s’auto-conserver passe par des activités basiques : il faut boire et manger pour ne point mourir ; et ces activités le plus souvent socialement accomplies s’appellent « économie »…voire guerre ou prédation... Ainsi parce que la vie ne fait que précéder une mort inéluctable, il faut la reproduire (contrainte d’auto--reproduction) par l’activité sexuelle laquelle supposait jusqu’à maintenant une organisation appelée famille. Ainsi l’ensemble humain formant société se doit aussi, telle une organisation biologique composée de cellules différenciées et complémentaires, s’autoréguler. Il faudra pour cela engendrer un ordre que l’on pourra appeler juridique.  

L’invariant de la condition humaine

Sans même le dire, ces trois impératifs du vivant supposent la génèse de ce qu’on appelle des institutions lesquelles ne sont  rien d’autres que des ordres répondant aux trois défis. Eux-mêmes se traduisent par des mots d’une grande banalité : économie, famille, droit.

Les contraintes de la vie ne se traduisent pas par une mécanique standardisée. Il se trouve que chez les humains -soumis comme tous les animaux aux trois impératifs - existe une possibilité extraordinaire, celle de lire leur condition biologique, de l’imaginer ou de l’interpréter plus ou moins rationnellement ou plus ou moins obscurément, et même de prendre quelques libertés par rapport à la dure réalité. Le point d’aboutissement étant aujourd’hui le transhumanisme. Ce dernier, cherchant à affranchir ses usagers des lois d’airain de la vie, jusqu’ici plutôt conçues pour entretenir, réparer, compenser, pourra demain affronter la problématique de l’homme « augmenté », et peut- être celle de l’homme « dépassé » …lui-même constitué d’éléments biologiques agrégés à des éléments qui ne le sont pas…

Historiquement, il semble que ladite humanité s’est, de façon très diverse, plus ou moins affranchie de la dure réalité biologique en adoptant des comportements et attitudes différenciées au regard des contraintes. Alors même que la société des abeilles connait strictement les mêmes contraintes que la société des hommes, il n’y a jamais eu émergence de cultures différenciées chez les premières. Il n’existe pas, sauf transformation environnementale aux conséquences génétiques, d’histoire chez les abeilles. Chez les humains existeront au contraire des variétés culturelles très nombreuses, correspondant aux lectures et interprétations infiniment variées du réel biologique. Les mots économie, famille et droit trainent, depuis la nuit des temps, dans l’histoire humaine mais ces trois mots se transforment dans leur contenu, se moulent et s’articulent pour donner une société historique concrète et, quand une société réussit plus qu’une autre, elle peut devenir civilisation.

La famille, sans doute très élargie, fut probablement l’institution fondamentale permettant de rassembler la réalité des trois mots susvisés. Autrement dit, pendant très longtemps la famille fut le principe d’intégration de l’économie et du droit. Elle fût la cellule productrice de base, la cellule organisant la vie sexuelle, la cellule régulatrice assurant la reproduction de l’ensemble par des règles générales qui vont devenir des coutumes régulant les rapports entre familles. En ce sens, elle est aussi la première institution politique, une institution qui dépasse déjà son strict périmètre puisque la reproduction de la vie suppose l’exogamie et donc des règles dépassant chaque cellule familiale. De quoi former sur un espace, qui un jour comportera des frontières politiques, une société avec une culture spécifique.

Tant que les cultures voire les civilisations restent largement prisonnières de ces contraintes biologiques et n’ont pas découvert les moyens d’en alléger le poids, les institutions restent peu nombreuses et l’Etat lui-même issu d’une interprétation religieuse de la réalité biologique est une affaire de famille. Les libertariens, tout comme Marx risqueront même l’idée que l’Etat en tant que porteur des règles fixant le jeu entre les individus est de fait une machinerie de contraintes publiques utilisées à des fins privées.

La phase ascendante de l’Occident

Tout ceci constitue ce qu’on peut appeler l’invariant de la condition humaine. Parmi les sociétés historiques concrètes qui semblent avoir réussi et devenir civilisation, il faut compter un ensemble appelé Occident. Ensemble hétérogène certes, mais ensemble qui fit naitre au terme d’un processus pluri-millénaire, l’impérialisme mercantile, l’Etat-Nation, le concept de souveraineté, la mondialisation…

La trajectoire de ce qu’on appelle Occident est, en un point situé plutôt à l’Est de la méditerranée, une lecture particulière des contraintes de l’invariant biologique, lecture passant par une représentation spécifique de la nature humaine. Dans cette conception, l’homme est moins membre d’un groupe qui le dépasse qu’un individu qui doit s’associer à d’autres individus. C’est le sens qu’il faut donner à l’homme perçu comme « animal politique » dans la Grèce antique. Les contraintes de ce qui permet la vie (efforts au titre de la conservation, de la reproduction et de la régulation) ne sont pas à la portée de chaque individu, lequel doit s’associer à d’autres dans le cadre d’une loi générale elle-même porteuse de règles particulières. Il y a déjà dans ce qui deviendra l’Occident un individu que l’on dira libre, mais cette liberté est celle de l’agir en communauté : la cité est mue par l’ensemble des citoyens à priori auto-déterminés, mais des citoyens qui ne disposent pas réellement de vie privée : la liberté y est davantage publique que privée. La très grande proximité avec les dangers de la vie et leur interprétation ne peut déboucher sur l’idée d’un homme entièrement délié des contraintes de la cité[J1] . Benjamin Constant avait déjà pu en 1819, dans un discours resté célèbre, évoquer la distance entre la liberté des anciens et celle des modernes.

 Le grand manteau de la chrétienté qui devait historiquement recouvrir le monde antique va confirmer cet enracinement dans l’idée d’individus simplement soumis à l’impératif d’association avec d’autres. L’église ne nie pas ouvertement la notion « d’animal politique », elle ne fait qu’ajouter une précision : l’individu est une « créature d’un Dieu », créature esclave du péché et donc créature invitée à réfléchir sur son comportement, en tant qu’individu d’abord directement relié aux forces de l’au-delà avant d’être un être socialement inséré.

Parallèlement et ultérieurement, l’Etat se cristallise et s’enkyste dans la religion tout en accroissant son périmètre d’activités. La liberté des anciens qui faisait de l’homme un animal politique disparait et ce dernier, tout en restant créature de Dieu, devient sujet soumis à des entrepreneurs politiques qui vont massivement utiliser l’appareil de contraintes publiques qu’est l’Etat à des fins privées. A cette fin, ils feront grossir l’appareil d’Etat.  La concurrence inter-étatique, l’apparition de zones de prédation délimitées par des frontières toujours remaniées, la naissance d’un ordre westphalien doublé d’un mercantilisme devenu sans frontière ( expansion coloniale de l’Occident) vont nourrir un projet civilisationnel majeur lequel sera susceptible d’embrasser l’ensemble de la planète.

Mais tout aussi parallèlement les entrepreneurs politiques vont être amenés à négocier des transformations majeures avec leurs sujets lesquels vont progressivement devenir des citoyens réputés libres à l’intérieur d’espaces devenus démocratiques. L’Occident mercantile et prédateur se fait aussi libéral et va accoucher d’une nouvelle représentation de l’homme… qu’il va croire universelle : l’homme est un être qui est porteur de droits. D’abord animal politique, puis créature de dieu, puis sujet de puissants maitrisant les appareils d’Etat, il devient porteur de droits appelés droits de l’homme.

Pertes de repères et déclin de l’Occident

L’histoire ne peut évidemment s’arrêter et il faudra déterminer le contenu de ces droits et son évolution. La définition la plus simple souvent ramenée au trio vie, propriété, liberté, cache mal la hiérarchie entre ces termes : la propriété et la vie ne sont que les boucliers de la liberté, laquelle est la fin ultime. Comme si les contraintes majeures de la condition humaine avaient totalement disparu.

Il convient d’étudier avec précision cet effacement des contraintes. La première est bien sûr la nécessité d’organiser la famille aux fins de la reproduction de la vie. Aujourd’hui il n’y a plus de  « pénurie de vie » qu’il faudrait  combattre par une organisation politique de la famille. Personne ne se pose la question de la survie de la communauté dans lequel il se trouve inséré, et même les Nations connaissant un déficit démographique voient leurs libres citoyens en quête de meilleure fortune, déserter le pays. De façon moins tranchée, la question de la conservation par l’accès à la nourriture est assez largement résolue et l’idée de revenu universel fait son chemin…y compris dans les pays réputés pauvres…. De façon encore moins tranchée la régulation globale de la communauté, c’est-à-dire la loi est également contestée : puisque la vie est aujourd’hui plus ou moins garantie pourquoi se soumettre à des règles contraignantes qui seraient la loi de la communauté ?  Il y a plus à vivre qu’à agir comme le faisaient les anciens en choisissant plus ou moins librement le devenir de la cité. Il n’y a plus vraiment à se fixer des objectifs collectifs impérieux, et il y a sans doute davantage à organiser les menues règles qui permettront à chacun de jouir librement de son individualité. Il s’ensuit que la loi qui permettait à la cité antique d’agir n’a plus à nous commander et nous fixer un cap, mais à nous procurer de nouvelles autorisations dans les domaines qu’il nous plaira. Et parce que la démocratie rapproche davantage chacun des citoyens de cet Etat « machine à contraintes publiques », l’utilisation privative de ladite machine peut se développer sans limite. Oui, d’une certaine façon les libertariens ont raison : la démocratie est la possibilité pour chacun de voler tous les autres. Plus modérément, il faudra pourtant reconnaitre que si la liberté devient le concept central de droits de l’homme dont le contour n’est pas défini, les règles produites par la machine publique seront de plus en plus individualisées, adaptées à chaque individu. Ainsi l’Etat-providence à la Française ne peut qu’être de plus en plus contesté : Il ne peut plus y avoir de règles globales selon le principe de l’Universalité, et le dit Etat-providence doit au contraire s’adapter à chaque situation. il ne peut plus non plus s’arrêter aux frontières de la famille en voie de dislocation et doit répondre aux nouvelles exigences des nouveaux modes de vie, d’où par exemple les débats concernant les familles monoparentales.

Bizarrement, les entrepreneurs politiques soucieux de conquérir un pouvoir désormais contesté, ou de le conserver au terme d’une élection, ne peuvent plus que scier chaque jour un peu plus la branche sur laquelle ils sont assis. Parce que l’homme est en Occident un être qui a des droits, les marchés politiques vont être le lieu où l’on va offrir en permanence de nouveaux droits : les thèmes d’émancipation, de libération, d’autonomisation, etc. sont les produits « vache à lait » des marchés politiques. Il en résultera plusieurs constatations : un empilement colossal de règles de plus en plus étrangères à la rigueur traditionnelle du droit, un étouffement de l’Etat lui-même qui se délitera dans une multitude d’agences appelées « Autorités Administratives Indépendantes », une rétraction de l’agir collectif au profit d’intérêts privés, un rejet quasi complet des organisations et entrepreneurs politiques. L’Occident dans sa phase ascendante connaissait des Etats porteurs de règles produisant de l’homogénéisation. Parvenu dans une maturité incapable de donner du contenu aux droits de l’homme, les Etats éclopés ne produisent plus que de l’hétérogénéité. La petite cité de l’occident naissant s’auto-déterminait. Le gros Etat de l’Occident d’aujourd’hui ne sait plus où il va et se trouve dépourvu de tout désir réel d’agir.

En passant de l’identité initiale (l’homme est un animal politique) à une identité floue et par essence instable, tel un gaz qui a tendance à occuper tout l’espace disponible (l’homme est un être titulaire de droits), l’Occident a autorisé la puissance de l’agir privé et miné celle de l’agir public.

La libération de l’agir privé s’est bien sûr d’abord portée sur l’économique. Parce que dans l’Occident naissant l’agir collectif l’emportait sur le privé, la place réservée aux intérêts économiques privés était faible, et une partie du produit économique échouant à ses entrepreneurs était absorbée par l’intérêt public. C’est bien sûr le cas de l’évergétisme qui est un véritable transfert de la puissance de l’agir privé vers l’agir public, avec cette autre lecture possible : un contre-don contre un autre don qui serait l’accès à la légitimité de l’inégalité sociale engendrée par les activités économiques.

Avec l’Occident triomphant c’est l’agir privé qui est libéré et les réglementations qui limitent l’économie doivent disparaitre au nom de la liberté, ce qu’on appelle le laisser faire, laisser passer. Il peut exister de l’évergétisme, mais il est complètement marginalisé et n’émerge que lors d’occurrences spécifiques (incendie de Notre-Dame). Telle l’ouverture d’une retenue d’eau, la liberté économique va entrainer un gonflement puissant d’un flux de marchandises en continuel renouvellement qualitatif. Et l’aisance matérielle qui pourra s’en suivre permettra - en prenant le chemin de l’impôt plutôt que celui de l’évergétisme - d’ouvrir d’autres retenues, et notamment celle du financement de toutes les nouvelles libertés individuelles exigées. Liberté économique et liberté en tant que matérialisation d’un désir se rejoignent et les perdants du jeu économique pourront être compensés, outre des indemnités telles celles concernant le chômage,   par des réformes sociétales allant dans le sens de leurs désirs : reconnaissance de droits spécifiques pour des minorités, mariage pour tous, accès illimité et sans contraintes à toutes les institutions, etc.

Et parce que la liberté économique engendre une concurrence qui ne laisse vivant que les seuls innovateurs, la logique du marché doit occuper l’ensemble de l’espace marchand. Nous avons  là l’idée d’une  mondialisation elle-même impulsée par des rendements d’échelle, et un effondrement des coûts de transports lui-même aidé par un effondrement semblable des coûts  de communication.

Ce double mouvement de l’agir au sein de l’Occident doit évidement être tempéré, voire contesté selon les lieux. C’est manifestement dans l’Union Européenne que l’effondrement de l’agir collectif est le plus manifeste et c’est cet effondrement qui nourrit ce qu’on appelle la crise européenne. Parce qu’entièrement conçue sur la libération de l’agir privé, elle se trouve incapables de répondre aux grands défis de l’avenir : la question écologique bien sûr, mais aussi la sécurité au sein d’un environnement où les droits de l’homme ne s’étant pas exprimés (Asie, Russie, etc.), un agir collectif ennemi est possible. De fait l’UE est l’avant-garde sacrifiée d’un Occident malade de son identité culturelle. On notera que son agir collectif est lui - même miné par des règles collectives qui ne font que renforcer la puissance de l’agir privé. Tel est bien sûr le cas d’une fiscalité hétérogène facilitant grandement les intérêts privés. Ce même agir collectif est aussi détourné par des combats douteux concernant les démocraties « illibérales » ne respectant pas ce concentré des droits de l’homme que sont les « critères de Copenhague ».

Un autre gros morceau de l’Occident menacé est sans doute les Etats-Unis. Le pays y est plus qu’en Europe confronté à l’inflation des droits de l’homme avec des débats sans fin sur les minorités, la race, le sexe, les termes du politiquement correct, etc. Toutefois la puissance de l’agir privé est partiellement un outil de l’agir collectif, d’où les dépenses disproportionnées au titre de la sécurité nationale. Les Etats-Unis savent que la mondialisation n’est qu’une internationalisation et que des  empires d’un type nouveau (Chine, Inde, etc.) équilibrent beaucoup mieux que l’Occident l’agir privé et l’agir public. Affaire à suivre.

 

 

 

 


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22 janvier 2019 2 22 /01 /janvier /2019 10:50

Le Traité d'Aix-La Chapelle va être signé aujourd'hui par la Chancelière allemande et le Président de la République française. Il me parait intéressant à cet égard de prendre un peu de hauteur et pour cela relire un texte que j'avais écrit pour un colloque en 2017. J'invite les lecteurs à tenter de saisir ce nouveau Traité dans toutes ses dimensions à partir de ce que je croyais être la crise de l'Etat-Nation. Ce texte va apparaitre très éloigné du contenu du Traité. Pourtant il permet de le resituer en tant que tentative juridiquement contestable et politiquement inapproprié pour resouder un lego européen dont les pièces ne peuvent définitivement  plus s'emboiter. 

Passé, Présent, Avenir de la forme « Etat- Nation »

Nous nous sommes à plusieurs reprises penchés sur le modèle de l’Etat-Nation et son devenir. Rappelons qu’il est difficile d’évoquer les formes prises par l’Etat sans en connaitre sa nature profonde.

1 - De l’Etat à l’Etat-nation

 - Le cadre immuable de ce qu’on appelle : « Etat »

Parce qu’organisation vivante, une société repose sur les 3 principes fondamentaux de la vie : la nécessité de la maintenir durant son existence, celle de la reproduire, enfin celle de la réguler. Parce qu’il faut se maintenir en vie (auto-conservation) il y a chez les humains une activité qui va correspondre à ce qu’on appelle souvent l’économie. Parce qu’il y a à organiser la reproduction de la vie, il y a aussi des règles qui vont historiquement devenir des règles familiales (principe d’auto-reproduction). Enfin parce qu’il y a à coordonner des activités dites économiques et familiales il existe chez les humains de véritables règles de droit et des institutions régulatrices (principe d’autorégulation).

Les hommes vivent en société et sont individuellement tenus d’engendrer et de respecter ces principes fondamentaux. Ce faisant ils sont constructeurs d’ordre, non pas à la façon des abeilles qui ne construisent pas leur monde, mais au contraire constructeurs animés par la lueur d’une intelligence relative, d’où des variétés culturelles qui ne cessent d’évoluer voire des civilisations qui, elles-mêmes, parcourent un certain chemin historique… ces variétés expriment une idée simple : elles sont issues d’une interaction sociale propre à respecter les 3 principes du vivant mais ne sont pas rationnelles au sens de Descartes[1].

D’où l’idée chère à Hayek selon laquelle les ordres humains sont des constructions ni naturelles ni artificielles.

Parce que ces principes fondamentaux se déploient et se valident dans le jeu social, ils apparaissent comme les lois du moment et des lois qui dépassent chacun des individus. Acteur du monde, je ne puis maitriser ce que j’ai pourtant contribué à engendrer. D’où pour chacun l’idée d’une irréductible extériorité. Et une extériorité qui est une chose commune, un bien public, une « Respublica ».

Une extériorité particulièrement puissante fut celle de l’Etat en tant que puissance extérieure et pourtant souvent rassembleuse des lois de la vie.

Nous ne reprendrons pas ici les théories de l’Etat que l’on trouve chez les juristes historiens ou économistes. Elles sont globalement insuffisantes car souvent normatives et cherchant davantage à comprendre le "comment" plutôt que le "pourquoi". En revanche cette extériorité « Etat » fut historiquement fille d’une autre extériorité qui est la religion. Les premiers Etats furent ainsi enkystés dans la religion. Sans détailler l’histoire de l’aventure étatique on sait aussi que cette extériorité fut captée et appropriée par des individus privés (seuls ou en groupe) que nous proposons d’appeler « entrepreneurs politiques » ou « producteurs de l’universel », et qui vont tenter de la faire fonctionner à leur profit. En ce sens, les premiers Etats correspondent souvent à ce qu’on pourrait appeler un âge patrimonial où le pouvoir n’est ni vraiment économique, ni vraiment politique, ni vraiment religieux, mais l’ensemble des 3. D’une certaine façon l’Etat est entreprise privée aussi bien économique que politique voire religieuse. Et les entrepreneurs politiques ou producteurs de l’universel qui sont à sa tête sont bien des accapareurs/utilisateurs des outils de la puissance publique à des fins privées. Il s’agit là de l’invariant de toute structure étatique. Nous verrons que l’Etat de demain ne peut se comprendre qu’à l’intérieur de ce cadre immuable.

 La suite de l’aventure étatique semble assez limpide : les détenteurs privés de l’extériorité publique seront amenés à partager ce pouvoir, ce qui correspondra à un âge fait d’institutions régulatrices de plus en plus précises et affinées. Cela correspondra à l’Etat-nation avec l’apogée de ce dernier sous la forme du moment Fordien où le vivre-ensemble est constitué d’un emploi lui-même bâti sur l’échange: obéissance contre sécurité. Mais l’histoire ne s’arrêtant pas, nous entrons aujourd’hui dans un âge nouveau, avec l’émergence d’une géopolitique de l’entreprise qui fait passer cette dernière d’un statut d’objet de la stratégie des Etats à celui de sujet de la construction du monde.

Ainsi il y aurait aujourd’hui un grand renversement qu’il convient de questionner après avoir rappelé la forme Etat-Nation.

- La forme Etat-nation

On sait que cette forme fut celle traditionnellement appelée « système westphalien ». Décodé ou extirpé de son enveloppe idéologique, le système westphalien correspondait à un équilibre des forces entre entrepreneurs politiques en concurrence au sein d’un espace. Il s’agissait de créer des monopoles incontestables garantis par l’idée d’un équilibre des puissances, l’inviolabilité de la souveraineté (c’est-à-dire un principe qui consacre un monopole de prédation au profit d’entrepreneurs politiques d’un espace délimité par des frontières elles- mêmes inviolables), et bien-sûr ce droit complémentaire qui est celui de la non- ingérence.

Ce modèle officiellement né avec les traités de Westphalie (1648) allait renforcer et légitimer une dynamique déjà en cours : naissance d’un droit international, renforcement de l’idéologie d’un intérêt général par imposition de mesures d’homogénéisation des populations, désormais solidement campées et identifiées à l’intérieur de frontières par les entrepreneurs politiques locaux. La laïcité, déjà bien perçue par Jean Bodin, fait parfois partie de ces mesures d’homogénéisation car il faut mettre en commun des individus aux croyances différentes[2].

A partir du système westphalien pourra se renforcer ce que les juristes appellent  la construction de l’Etat moderne : religion d’Etat, imposition d’une langue, invention d’un mythe national, imposition d’un système de mesures, d’une monnaie, d’une armée de métier, etc. Bref tout ce que les économistes fonctionnalistes appellent improprement la « construction des biens publics »[3]. Mieux, parce que désormais sédentarisés et protégés par des frontières, les entrepreneurs politiques pourront progressivement devenir de bons gestionnaires de leur monopole, ce qu’on appelle par exemple « le mercantilisme des monarchies européennes ». Mercantilisme devenant une confirmation empirique de ce qui est pourtant l’erreur du fonctionnalisme économiciste : les entrepreneurs politiques, animés par des intérêts privés : recherche de pouvoirs réels ou symboliques, de rentes, etc. ne sont pas les guides intelligents et altruistes, voire des « héros » conduisant à un intérêt général.

Bien évidemment la stabilité est toute relative. La souveraineté est une garantie qui connait hélas une contrepartie, à savoir l’impossibilité de gérer par le droit les externalités qu’elle peut engendrer. Alors que dans un Etat, un Code Civil peut sanctionner les externalités produites par les citoyens, dans l’ordre de la souveraineté rien ne peut gérer ce type de circonstances : l’ordre westphalien ne peut mettre fin à des guerres qui seront de plus en plus des guerres entre Etats- Nations. C’est dire que l’aventure étatique n’est pas gelée dans ce système et qu’à l’inverse, les Etats pourront se déplacer, se réduire, s’agrandir, se multiplier, se diviser, etc. (300 Etats européens en 1789 et seulement 25 en 1914 ; A l’échelle planétaire 53 Etats en 1914, mais 197 en 2012).

Le monde Westphalien parce qu’accoucheur de la souveraineté, peut aussi développer la démocratie et l’Etat de droit. Avec la démocratie tous pourront désormais utiliser la contrainte publique à des fins privées et dorénavant ce qui ne pourra être obtenu par les voies du marché pourra l’être par voie législative. D’où la construction d’institutions au-dessus du marché , institutions susceptibles de le réguler et de déplacer du bien-être d’un groupe d’électeurs à l’autre en fonction de résultats électoraux. L’Etat de droit (rule of law) est ainsi un contenant permettant de contenir le marché. En même temps cette démocratie ne peut se déployer qu’en raison de l’existence du bouclier de la frontière et de la souveraineté : aucun étranger, aucune règle ne peut s’inviter à la table de la négociation nationale. La souveraineté est ainsi la condition nécessaire du déploiement de la démocratie.

Et le débat démocratique correspond bien à ce que l’on pourrait appeler l’âge institutionnel résultant de l’évidence territoriale : les activités économiques sont inscrites dans une proximité spatiale : agriculture, industrie ; tandis que la finance est elle-même corsetée dans une monnaie nationale qui est aussi une possible frontière. Le monde est matériel et l’impôt démocratique est maitrisable car lui aussi s’enracinant dans un monde matériel équipé de limites territoriales. Parce que l’économie se déploie dans un espace maitrisé, elle est elle-même politiquement maitrisable, d’où une politique économique faisant plus ou moins respecter les aspirations démocratiques dans le monde non démocratique de l’entreprise : conventions collectives et protection croissante du travail, montée progressive d’un Etat-providence, etc. Et donc une politique économique autorisant l’espoir d’une reconduction au pouvoir ou d’une conquête du pouvoir par les entrepreneurs politiques. Ce monde de l’Etat-Nation équipe les spécialistes en science humaines de la paire de lunettes adéquates : l’économie peut se représenter par un circuit, l’Etat est porteur d’un intérêt général, le corpus juridique est légitime et émousse les inégalités sociales, l’Histoire concrète est celle d’un progrès généralisé.

Ce monde est aujourd’hui contesté.

 - L’agonie de la forme Etat-Nation

L’économie devient moins territorialement dépendante avec le recul de l’agriculture et de l’industrie au profit des services. Le monde est moins matériel et plus abstrait et la valeur nait de plus en plus d’une mise en réseau d’autant plus facile que les coûts de transport deviennent nuls ou négligeables. La connexion ne dépend plus de la proximité et l’éloignement perd toute signification.

Cette perte de signification rend le territoire trop étroit et son espace juridique dépassé : il est possible de bénéficier de rendements d’échelle croissants que les barrières nationales viennent museler. Il existe aussi de nouvelles activités (le continent numérique) qui fonctionnent à rendement continuellement croissants et deviennent des monopoles naturels planétaires qui ne peuvent accepter les péages règlementaires, les normes nationales, les contrôles des changes, la limitation du mouvement des marchandises et des capitaux. Dans l’Etat-nation l’espace territorial était fondamental, il devient poids inutile voire franchement nuisible dans une économie où la richesse est faite de la rencontre entre des agents qui ne peuvent plus accepter l’enkystement national. Pensons par exemple aux plateformes biface, qui ne peuvent que croitre à vitesse accélérée pour survivre (scalabilité), doivent mobiliser d’énormes moyens, et doivent très vite enjamber les frontières si elles veulent avoir une chance de survivre. Pensons aussi au cloud, aux plateformes de données cliniques qui vont révolutionner la médecine, etc.

L’impôt ne peut plus être une décision souveraine et doit se faire humble : il ne peut plus assurer de transferts de solidarité puisque c’est l’organisation territoriale qui est contestée par la baisse des valeurs citoyennes au profit de valeurs mondialistes. Alors que l’Etat était un monopole, il est désormais en concurrence avec d’autres Etats et l’impôt doit devenir aussi compétitif que n’importe quel bien de consommation.

L’offre politique nationale devient ainsi de plus en plus inadaptée au « marché » et le corpus juridique lui correspondant doit être révisé : révision complète des plans de dépenses publiques avec abandon des politiques d’homogénéisation. Les biens publics classiques sont devenues inadaptés et il est nécessaire de les redéployer vers l’économie monde avec abandon de territoires au profit de métropoles riches en connexions potentielles. Il s’agit alors de participer à l’édification de biens publics mondiaux (infrastructures de la mondialisation). La loi nationale doit se faire petite et il faudra créer des Autorités Administratives indépendantes, des tribunaux privés, faire du taux de change un prix de marché, largement ouvrir les portes de ce qui est au sommet de la hiérarchie des normes (la Constitution) afin d’y déverser la réglementation européenne, etc.

 Simultanément, il faut comme par le passé maintenir un ordre et une sécurité que l’on ne peut plus produire en raison de la concurrence fiscale. D’où un effondrement des dépenses militaires, en tentant de rester passager clandestin de l’ordre mondial protégé par une armée américaine elle-même aux prises avec son financeur en voie de mondialisation.

Les exemples qui permettent de saisir la démonétisation de l’Etat-Nation et de l’âge institutionnel qui lui correspondait peuvent être multipliés à l’infini. Les conséquences sont évidemment importantes.

Dès lors que les cadres explosent la représentation du monde en est bouleversée. Les entrepreneurs politiques ne peuvent plus être au sommet d’un ordre organisé homogénéisé et solidarisé. Le marché mondial n’a plus rien à voir avec le circuit économique de la nation dans lequel se forgeait la puissance et la légitimité du politique. Les politiques industrielles même celles reposant sur des accords entre Etats sont dépassés ou économiquement contestables. Les schémas nationaux de développement industriel ne permettent plus de bénéficier des économies d’échelle et les accords entre nations développent des coûts organisationnels qui absorbent les rendements d’échelle ( matériels militaires, EADS, EADS de la construction navale ? ferroviaire ?)

Parce qu’il n’y a plus d’ordre organisé, il est difficile de définir un axe stratégique général de développement englobant des actions coordonnées. Même les stratégies suivistes comme celles des grandes métropoles ont quelque peine à faire croire aux effets de ruissellement attendus. Il ne reste donc plus qu’un monde fragmenté dont il est difficile de tirer des principes généraux susceptibles d’engendrer un débat national. Le seul mot d’ordre se ramène à celui de l’adaptation à des réalités que nul ne connait en profondeur et qui se ramène à la concurrence libre et non faussée. Parce qu’affaissé, l’entrepreneuriat politique se trouve ainsi aux prises avec ces nouveaux sachants que sont les lobbystes. Ces personnes bouleversent complètement le fonctionnement de la machine démocratique. Devenu courtier en informations auprès de décideurs politiques démunis, il mobilise pour sa branche professionnelle toutes les informations susceptibles de faire entendre un point de vue qu’il présente comme celui de l’intérêt général, intérêt que l’entrepreneur politique ne perçoit plus. Le monde en est renversé : l’entrepreneur politique du moment Fordien avait à sa disposition l’entreprise dont il contribuait à en dessiner les contours, actions et responsabilités. Aujourd’hui c’est l’entreprise qui décide de la construction du monde en transformant l’entrepreneur politique en simple agent de ses projets. Complet renversement du couple Principal/agent.

Fondamentalement, le passage démocratique de l’aventure étatique ne permettait certainement pas de construire un intérêt général qui n’existe que dans la théologie économiciste. Il permettait toutefois l’arbitrage plus ou moins démocratique entre groupes d’intérêts clairement représentés à l’intérieur d’un ordre organisé. Cet arbitrage est aujourd’hui complètement dépassé par l’opacité des prises de décision dans un contexte d’affaissement objectif de la démocratie. En effet, parce que le nouvel ordre conteste les institutions de l’Etat-Nation, le vote démocratique ne peut plus se concevoir dans le cadre de la souveraineté. Il n’y a plus à débattre librement de choix collectifs mais à débattre dans un cadre étroit où le champ du possible est fixé par des éléments extérieurs : un résultat électoral ne peut contester les traités européens[4]. Les décisions sont donc prises dans une certaine opacité (traités commerciaux par exemple) et s’affranchissent de la souveraineté démocratique. La politique se réduit ainsi à un marché où se détermine la valeur des intérêts en présence, espace plus que réduit car il n’y a pas de marché qui puisse fixer la valeur de l’intérêt national et délimiter l’espace de la solidarité. Jamais démocratiquement discuté, les intérêts se fragmentent, tels ceux des salariés et ceux de consommateurs, sans jamais qu’un principe transcendant ces conflits d’intérêts n’émerge dans les débats.

Si l’Etat-Nation est agonisant, peut-il se métamorphoser et contribuer à la naissance d’un nouvel ordre ?

 2 - Dans le prolongement de l’agonie : Le scénario le plus probable.

Si la première partie du présent article a pu montrer que ce qu’on appelait Etat-Nation, est devenu historiquement une structure agonisante, l’idée d’extériorité reste un concept indépassable : quel que soit l’âge historique, l’interaction sociale humaine restera constructrice d’un ordre qui dépasse chacun des partenaires…. donc quelque chose comme un Etat… mais qui ne peut plus être un Etat….

On aurait tort d’imaginer que la forme agonisante de l’Etat dans son âge institutionnel débouche sur une construction plus vaste telle l’Union européenne voire une république mondiale.

 - L’impossible répétition de l’âge institutionnel dans un espace plus vaste

Le projet fédéraliste européen reste utopique en ce que l’Europe n’est pas un territoire comme jadis la nation pouvait en disposer. Il n’existe pas de culture européenne au sens de Régis Debray[5] et encore moins de civilisation porteuse d’un projet. A ce titre, on voit mal la possibilité d’une politique extérieure européenne reposant aussi sur un dispositif militaire intégré dont on mesure concrètement aujourd’hui son impossible accouchement[6] Il n’existe pas non plus de corps politique qui, par ailleurs, serait bien inutile… à l’âge des réseaux[7]. C’est parce que le sentiment d’appartenance à la communauté était puissant que les contraintes institutionnelles étaient naguère acceptées...parfois jusqu’au sacrifice suprême sur le « champ d’honneur » … Et c’est parce que le sentiment d’appartenance est faible que les contraintes institutionnelles de l’Europe sont rejetées. Il sera impossible de rassembler les forces économiques, politiques et militaires de ce qui faisait la puissance des Etats-Nations. Il sera donc très difficile d’utiliser le cadre national démonétisé par l’irruption du nouveau monde pour le porter au niveau européen. On ne fait pas du neuf avec du vieux[8], et on ne voit pas comment il pourrait, selon les vœux de Jürgen Habermas, y avoir transnationalisation de la démocratie.

De la même façon, il n’y aura pas de république universelle, un Etat mondial, car il n’existe pas de corps politique mondial. Dès lors, les manifestations de l’agonie de l’ancien pouvoir vont se prolonger.

 - La poursuite de l’agonie.

D’abord celle du droit. Dès aujourd’hui, le droit semble être de moins en moins le produit de la souveraineté d’un corps politique. Il devient progressivement un ensemble de règles, hors sol c’est-à-dire dépassant des frontières, sans autre fondement que la preuve quotidiennement administrée de son bon fonctionnement. En cela, il devient, de plus en plus, norme émise par les entreprises elles-mêmes dégagées des contraintes frontalières. Et personne n’en est choqué, même pas l’antique fonctionnaire… puisque la norme réduit les incertitudes, universalise l’espace et abaisse les coûts de transaction. Le « sens » est perdu mais l’« efficacité » y gagne. Désormais, le droit se trouve placé sous l’égide du calcul utilitariste que l’on trouve dans le marché. Le calcul économique n’est plus sous l’égide du droit et, à l’inverse, le droit est sous l’égide du marché. Il existe même un marché du droit au niveau international (law shopping) qui oblige à la flexibilisation des codes du travail. Le droit n’est ainsi plus le contenant d’un contenu économique et cesse progressivement d’être une enveloppe pour devenir lui-même contenu. Ce passage progressif de la « rule of law » vers le « law shopping » est ce qui permet de mieux comprendre l’insistance mise sur l’assouplissement des codes du travail et à l’inverse l’intouchabilité de corpus juridiques qui, à l’instar de celles du rachat des actions, de la juste valeur ou du code monétaire et financier sanctuarisent un utilitarisme échevelé.[9] Et quand monnaie unique il y a, la dévaluation du droit vient compenser la devenue impossible dévaluation monétaire.

Parce que la réglementation n’est plus issue du sommet de la pyramide politique, la pyramide elle-même peut s’affaisser. Parce que c’est le marché qui invente, parce qu’il y a longtemps que l’Etat ne peut plus reproduire l’intelligence du marché, l’âge relationnel est aussi celui qui, en première lecture, vient détruire les pyramides aussi bien administratives qu’entrepreneuriales.

 Le fonctionnaire, voire l’entrepreneur politique lui -même, défend moins un intérêt public et se fait davantage « ingénieur social » afin de faciliter les jeux[10]. En cela, la corruption est le produit naturel de la liaison assidue public/privé pour développer l’« efficacité ». Le prix à payer est évidemment la déconsidération des entrepreneurs politiques qui franchissent parfois le Rubicon. Mais il existe un autre prix : celui –  pour ce qui reste des survivants du corps politique-  de ne juger les entrepreneurs politiques que sur leur éthique en oubliant des jugements sur des programmes : X est honnête, Y l’est moins… et donc…. En un sens, ces électeurs survivants voient leur méfiance confirmée puisqu’il ne saurait plus y avoir de vrai programme dans un monde dépourvu de sens. Ainsi, le jeu politique n’a plus d’autre objet que celui de préserver les règles du jeu, et donc il n’y a plus à débattre de programmes mais à se soucier de l’intégrité de X comparée à celle de Y.

Mais l’entreprise pyramidale est, elle aussi, contestée et l’entreprise multinationale de l’Age institutionnel - celle qui assurait aussi le transfert des technologies à l’intérieur de strates concentriques[11] - n’a plus de raison d’être. Naguère, la puissance reposait sur la rétention d’informations et l’entreprise fordienne en épousait le principe. Le 1% des sachants pouvait dominer les autres qui se mettaient au service de la machine fordienne. De cette domination, il pouvait en résulter la contrepartie de l’Etat-providence et de l’âge institutionnel qui lui correspondait. Dans le monde relationnel, le pouvoir n’appartient plus à celui qui limite le savoir des autres, mais à celui qui se trouve capable de mobiliser le savoir de la multitude. L’antique propriété privée des moyens de production , source des vieux rapports sociaux de production de Marx, s’en trouve transformée. Désormais, la puissance repose aussi bien sur la diffusion surabondante d’informations que sur sa rétention. Bien évidemment, nous avons l’exemple d’internet qui devient la trame ubiquitaire (présente en tous lieux et à tous niveaux) de toutes les rencontres, de toutes les productions et de nombre d’innovations en « peer to peer ». Avec, au final, une possible fin de la hiérarchie salariale et l’évaporation du salariat lui-même, au profit d’une force de travail devenue liquide[12]. Toutes les pyramides classiques sont grignotées et les nouvelles plateformes bifaces « avalent » les multinationales restées pyramidales[13]. Et parce que la force de travail doit devenir liquide, on comprend toute la pression que met l’entreprise sur le « ministre ingénieur social » pour qu’il adapte le vieux système éducatif, resté bien public national, produisant et reproduisant une hiérarchie des compétences moulées sur l’ancien monde.

Plus les pyramides s’aplatissent et plus l’Etat avance dans sa décomposition. Il savait depuis longtemps qu’il était trop loin du marché, mais les technologies numériques, en développant en permanence de nouveaux marchés, le disqualifient tous les jours un peu plus. Les infrastructures fondamentales deviennent privées et le téléphone portable en Afrique fait beaucoup plus que les routes construites par un Etat impécunieux. La monnaie en tant qu’utilité commune devient privée et près de 90% de sa production est le fait d’un système bancaire privé[14]. Les innovations dites d’usage ne peuvent plus être impulsées par un Etat trop centralisé. C’est dire que le principe actif de la plupart des transformations du monde se trouve très éloigné de lui. Il n’est plus impulseur des technologies qui n’ont pas besoin de lui pour continuellement s’auto-accroître. Les exemples peuvent être multipliés à l’infini.

La décomposition produit aussi des effets à priori positifs et les guerres mobiliseront moins que par le passé : le risque de guerre était davantage l’apanage des Etats fonctionnant sur des bases territoriales qu’il convenait de défendre. Simultanément l’extraordinaire complexité de l’âge relationnel génère spontanément de la transparence et de la sécurité que, jusqu’ici, l’Etat était seul à organiser : les structures étatiques se décomposent, mais une nouvelle régulation se met en place avec les, encore balbutiantes, cryptomonnaies ou les promesses de la blockchain censées sécuriser tous les échanges sans passer par des tiers dont certains étaient jusqu’ici représentants de l’Etat (notaires). La blockchain permettrait ainsi de faire société sans passer par un Etat. En particulier il n’y aurait plus besoin de l’Etat pour disposer de ce bien commun qu’est la monnaie[15].

L’extériorité est aussi contestée du côté religieux et la fin des pyramides est aussi celle d’un Dieu lointain et inaccessible en même temps que craint. Le monde plat devient ainsi celui où selon le mot de Michel Onfray Dieu devient un « copain ». Pour autant, il existe un grand nombre d’acteurs qui peuvent entrer en résistance, en particulier ceux qui restent dominés socialement et symboliquement dans un monde certes « fonctionnel » mais dépourvu de sens. Ceux-là recherchent la proximité d’une communauté homogène. Nous avons là le possible islamisme qui, de fait, n’a rien de vraiment politique et conteste aussi l’Etat avec ce droit sans Etat qu’est la Charia.

Pour autant la décomposition est loin d’être universelle, il existe de nombreuses interrogations et les effets pervers de l’âge relationnel ne laisseront pas se transformer le monde en empire marchand dépourvu de centre(s).

- Les forces de recomposition d’un Etat nouveau.

Tout d’abord, cet âge relationnel ne se met pas en place partout avec la même intensité. Il est clair qu’au beau milieu de ce monde nouveau, il existe des espaces d’édification ou de reconstruction d’Etat-Nations. L’actuelle désagrégation de vieux Etats est souvent ambiguë : on veut échapper à des pyramides pour en reproduire d’autres plus petites. Tel est le cas d’anciens Etats européens comme l’Espagne ou la Grande -Bretagne. Mais il existe aussi des espaces de construction d’Etats-nations en Asie où la notion de frontière devient aussi fondamentale que dans l’ancien monde westphalien. C’est le cas de tous les pays qui connaissent une frontière terrestre ou maritime avec la Chine. Globalement, c’est aussi le cas des anciennes constructions post-coloniales qui ne peuvent plus accepter les frontières imposées par l’Occident et se recomposent en Etats ou quasi-Etats plus petits.

Les relations asymétriques extrêmes qui se développent dans ce nouveau monde ne peuvent qu’entrainer des réactions de rigidification autour de principes d’identité ou de solidarité interne. Les Etats-Unis vont-ils accepter leur liquéfaction dans la mondialisation ? Les inégalités extrêmes  -probablement jamais connues dans l’histoire de l’humanité- qui se développent avec l’abandon de l’âge institutionnel, vont-elles être durablement acceptées[16] ? les Etats européens devenus forts impécunieux vont -ils laisser le prétendu Etat du Luxembourg profiter de ses activités prédatrices sans mobiliser les restes de leur antique souveraineté ? Ce qui reste de la France va-t-il laisser en place une monnaie unique qui ne fonctionne qu’au seul service des entreprises exportatrices allemandes[17] ? La prochaine crise financière pourra-t-elle encore être régulée à l’ancienne comme en 2008 sans révoltes [18]? Il est difficile de répondre à ces questions et on pourrait imaginer toute une série d’adaptations régressives avec l’effondrement des Etats et un monde sans véritable extériorité, dominé par quelques individus fixant toutes les règles du jeu surplombant un océan de misère.

Pour autant, ces adaptations régressives ne sont pas évidentes car certaines d’entre-elles seraient logiquement précédés d’un possible effondrement civilisationnel[19] qui obligerait les entrepreneurs politiques à utiliser massivement, et sans retenue, les outils de la contrainte publique pour se sauver eux-mêmes et sauver le vivre-ensemble.

C’est évidemment le cas de la crise financière précédemment évoquée, qui, de par ses effets de contagion, amènerait les entrepreneurs politique à déclarer un état d’exception. Parce qu’ici la panique entrainerait la disparition de tous les moyens de paiement, et donc de tout ordre social, il est clair que les présentes règles du jeu monétaire et financier seraient brutalement mises au rebut. Parce que la panique est anéantissement de toute forme d’ordre, les entrepreneurs politiques se trouveront dans l’obligation d’en refonder un, en abandonnant brutalement les règles du jeu ancien : réquisition de la banque centrale et de la totalité du système bancaire avec alimentation de tous les guichets donnant accès à la monnaie centrale sans limite. Et cette brutalité serait d’autant plus grande qu’en son absence la résilience serait d’un seul coup anéantie. C’est qu’il faut comprendre que le désastre de la seconde guerre mondiale permettait encore de manger en raison d’une autosuffisance alimentaire locale, tandis qu’aujourd’hui le désastre financier entrainerait dès les premières heures la radicale impossibilité d’accéder à la nourriture.

Mais, il existe d’autres causes évidentes et profondes à l’origine d’une possible reconstruction. La primauté généralisée du marché sur la loi assure l’explosion sans limite des activités économiques. Nombre de start-up sont le symbole de cette explosion sans limite. En retour, cette explosion pose la question de la destruction de l’environnement -tissu social compris-  qui lui est attaché. D’où l’idée d’externalités négatives croissantes générées par la croissance constante des processus de production. Face aux dégradations qui s’en suivent, une prise de conscience émerge progressivement. La COP21, déjà contredite par le simple fonctionnement des traités commerciaux, est une étape dans ce processus de prise de conscience et aussi une première étape dans la réaffirmation de l’ascendant de la loi sur le marché. La peur est distincte de la panique : la première met en exergue la raison quand la seconde l’engloutit. Il est donc possible que les évènements climatiques accompagnés de l’ensemble de leurs conséquences humaines (délitement des sociétés, réapparition des famines, migration, violences diverses, etc.) débouchent sur un certain réarmement des Etats qui, face aux difficultés planétaires, envisagent une régulation elle-même planétaire. Et, de fait, cette activité de contrôle de l’environnement ferait passer d’un modèle de concurrence catastrophique à un modèle de coopération. On peut donc imaginer que si les « Lumières » avaient engendré le progrès, le nouveau monde, plus modestement, sera accoucheur d’un souci de résilience généralisée.

 

Sur un plan théorique, on peut imaginer que face à la peur commune, par exemple d’évènements climatiques de grande envergure, il y aura, dans chaque Etat, prise de conscience et exigences nouvelles dans le sens d’une réanimation des Etats et de leurs entrepreneurs politiques. Et parce que la peur est la prise de conscience très rationnelle d’un nécessaire basculement, on peut imaginer une négociation beaucoup plus aisée que celle imaginée par Rawls dans sa « Théorie de la Justice »[20]. Nous avions montré dans un article ancien[21]  que le raisonnement rawlsien ne pouvait pas accoucher du fédéralisme, en particulier européen. Mais dans un climat de peur les choses deviennent plus simples : la négociation ne se fait plus « sous voile d’ignorance » et les entrepreneurs politiques ont les mêmes intérêts que les citoyens : la survie est celle du groupe qui redevient corps politique. Le résultat de la négociation à l’échelle mondiale est probablement celui d’interdire les externalités négatives produites par les activités économiques et sociales de chacun des partenaires. Cela passe par le retour vers des activités plus autocentrées et un accord international concernant le contrôle de ces activités. L’ordre de la mondialisation mondialiste est abandonné au profit d’un accord entre nations.

Il est évidemment difficile d’aller plus loin, tant les choses sont infiniment complexes et nous ne savons pas quelle sera l’architecture générale de cette nouvelle aventure étatique. Notons toutefois qu’il ne s’agira probablement pas d’un retour à la souveraineté à l’ancienne. Les Constitutions de l’âge institutionnel n’incorporaient pas l’idée d’externalité négative. Celles de demain devront l’incorporer. La souveraineté sera limitée par la prise de conscience du danger et de ses solutions contraignantes. En revanche, à l’intérieur de ces espaces désormais pourvus d’un projet, la démocratie pourrait y renaitre, non plus comme démocratie encadrée et limitée comme dans le cas des traités européens aujourd’hui, mais comme exercice de la liberté sous contrainte des règles de la survie de l’humanité. Démocratie non plus limitée par des choix organisationnels spécifiques mais par l’universel du droit à la vie de l’humanité toute entière.

Arrivé au terme de cet aventureux raisonnement, l’Europe n’apparait plus que sous la forme d’un scénario, sans issue, décalé, et hors du temps : dépassé par l’agonie des Etats et dépassé par manque d’ambition face aux défis de demain.

 

                                                                                                      

 

 

 

 

 

 

 

[1] Nous rejoignons ici Hayek.

[2] Jean Bodin voit clairement ce principe de laïcité dans un texte resté longtemps manuscrit : « Colloquium heptaplomeres » (1593).

[3]  CF Alesina A, E. Spolaore,« The size of Nations »,Cambridge,The MIT Press, 2003 ; JM Siröen ,“Globalisation et Gouvernance; une approche par les biens publics », dans  « Crise de de l’Etat, Revanche des Sociétés ». Montréal, Athéna Editions, 2006).

[4] Les exemples sont évidemment nombreux. On pourra les retrouver dans l’ouvrage d’Ivan krastev : « le Destin de l’Europe » ; Premier parallèle ;2017. Citons également l’ouvrage de Renaud Beauchard : «L’Assujettissement des nations, Controverses autout du règlement des différents entre Etats et investisseurs ; Editions Charles Léopold Mayet ; 2017.

[5] Cf son dernier ouvrage : « le nouveau pouvoir », Editions du cerf, 2017.

[6] Cf à ce propos l’ouvrage de André Dumoulin et  Nicolas Gros-Verheyde : « La politique européenne de sécurité et défense commune, Editions du Villard,2017. En particulier on pourra se reporter sur le chapitre consacré aux « onze mythes qui minent la défense européenne ».

[7] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217.html. Dans le même ordre d’idées les espoirs de certains auteurs (cf l’ouvrage de stephane Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacreste, et Antoine Vauchez ; « Pour un traité de démocratisation de l’Europe », Seuil, 2017, ne peuvent vaincre les arguments de Rawls concernant l’impossible négociation sous voile d’ignorance.

[8] Nous rejoignons ici Régis Debray :« L’uniformisation techno-économique a provoqué en contrecoup une formidable fragmentation politico-culturelle du monde, où chaque peuple se raccorde à ses racines pour se redonner une appartenance et qui retrouve ses racines, notamment religieuses, a toutes les chances de retrouver ses vieux ennemis. On peut le regretter mais ce phénomène, la post-modernité archaïque, couvre les cinq continents. C’est en quoi l’idée d’un monde réconcilié est parfaitement utopique, tout comme celle des Etats-Unis d’Europe. Au point qu’on peut se demander si notre marche actuelle vers un Etat nation transformé en holding et des responsables en managers ne revient pas à prendre l’air du temps à rebours ou l’autoroute à contresens » Le Figaro du 19 septembre 2017.

[9] Ainsi l’article 1965 du code Civil : « la loi n’accorde aucune action pour une dette de jeu ou le paiement d’un pari » est clairement évacuée dans tous les contrats financiers moderne et la disposition suivante est la règle de base : « nul ne peut se prévaloir de l’article 1965 pour se soustraire….etc. » . Le contenant (la loi civile) s’efface au profit du contenu (le contrat financier).

[10] C’est peut-être le cas des sénateurs globe-trotteurs français dont certains voyages payés par des entreprises semblent devenir du lobbying. Ainsi 91 sénateurs ont bénéficié de voyages entre octobre 2016 et septembre 2017. Pour certains d’entre-eux il y eu au cours de la même période 20 voyages dont plusieurs forts lointains.

[11] C’était le point de vue de Raymond Vernon repris par JJ  Servan-Schreiber dans un fameux best-seller : « Le défi américain » en 1967 au beau milieu du monde Fordien.

[12] Ce qui devient le cas avec les ruptures numériques des relations de travail : il suffit d’interdire brutalement l’accès à une application sur une plateforme….pour qu’un coursier à vélo se voit privé de tout lien professionnel et des revenus qui s’y attachent…En dehors de  cas extrêmes on peut néanmoins penser  à une forte flexibilisation des rapports de travail avec selon le mot d’Alain Supiot  une « autoréglementation unilatérale de l’employeur ».

[13] D’où les « Dead malls » c’est-à-dire les zones commerciales classiques détruites par la numérisation du monde.

[14] Et il sera sans doute difficile d’en revenir à Irving Fisher ou Maurice Allais.

[15] La Blockchain est une innovation majeure puisqu’elle généralise le peer to peer et fait - à priori- disparaitre tous les tiers ou opérateurs centraux. Ainsi chaque acteur participe à la construction de la totalité, mais cette dernière ne surplombe plus les acteurs. Il n’y a plus d’extériorité….comme si la société pouvait fonctionner sans Etat….au surplus en connaissant un effondrement des coûts de transaction le tout générant de nouveaux espaces de marché. La théorie économique voyait jusqu’ici l’Etat comme possible remède à des marchés défaillants… elle renverse ici les conclusions : il faut tuer l’Etat pour permettre l’épanouissement de nouveaux marchés. Ce que concrètement les sociétés d’assurances testent aujourd’hui en testant l’usage de la blockchain. Ce que testent aussi les crypto-monnaies qui furent à l’origine de la blockchain et que les banques, veulent apprivoiser afin de ne point  se retrouver sur le bord du chemin.

 

[16] Nous renvoyons ici à d’innombrables travaux dont les plus spectaculaires sont ceux du Think-Tank  OXFAM qui annonce que si en 2015 il y avait 62 personnes dont le patrimoine cumulé était supérieur à la moitié de l’humanité la plus pauvre de la planète, elles ne sont plus que 8 en 2016. Avec la perspective de voir d’ici quelques années une personne disposant de l’équivalent de la moitié du PIB de la France….

[17] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2017/09/l-ordo-liberalisme-sera-plus-efficace-que-la-wehrmacht-pour-ecraser-la-france.html

[18] On pourra ici consulter de très nombreuses publications dont celle de Jean-Michel Naulot : « Eviter l’effondrement », Seuil, 2017. Ou l’ouvrage plus récent encore que publient Hervé Hannoun et Peter Dittus : « Revolution Required : The Ticking Time Bombs Of The G7 Model; Kindle Edition ;2017.

[19] Sur ces questions on pourra consulter de nombreux ouvrages traitant de la collapsologie : « Comment tout peut s’effondrer », Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil,2015 ; « l’Hydre mondiale », François Morin, Lux,2015 ; « Les 5 stades de l’effondrement », Dimitri Orlov,  Le retour aux sources, 2016. On pourra aussi consulter le site «https://postjorion.wordpress.com  » d’André Jacques Holbecq.

[20] D’abord publié en anglais en 1971 il faudra attendre la traduction de Catherine Audiard qui sera publiée au Seuil en 1987.

[21] Cf  : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-peut-on-fonder-un-ordre-europeen-rawlsien-114879217.html

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8 janvier 2019 2 08 /01 /janvier /2019 14:06

Le présent papier ne cherche pas à reprendre et commenter les idées des fondateurs de l’Europe. Il tente à l’inverse de considérer que le choix d’une homogénéisation, source d’affaissement des tensions anciennes entre pays, devait s’opérer logiquement par le canal de l’économie et que c’est cette même économie qui aujourd’hui débouche, tout aussi logiquement, sur de nouvelles hétérogénéités, sources elles-mêmes de nouvelles tensions probablement aussi dangereuses que celles du début du 20ième siècle.

En dehors du cas particulier de certaines constructions de type impérial, telle la construction Ottomane, la plupart des système politico administratifs se justifient par une ambition normative : les différentes pièces faites de réalités et cultures humaines variées doivent pouvoir entrer en cohérence par le recours à des normes communes. Ce fut le cas du droit voire de la langue à l’époque de Rome, ou de l’église à l’époque médiévale. La norme d’équilibre des puissances des traités de Wespthalie n’ayant pu aboutir à la « paix perpétuelle » de Kant, il fallait trouver un nouveau ciment : ce fut l’économie.

Il est sans doute important de s’interroger sur le pourquoi d’un tel choix. Une réponse facile serait de reprendre la thèse du doux commerce chère à Montesquieu, thèse reprise par nombre d’auteurs. Une autre, plus satisfaisante, serait de considérer que les nations européennes, après s’être reconnues comme système de forces impériales disant le droit et la morale de par le monde, se trouvent à l’issue de la grande période de déshonneur (1933- 1945) confrontées à un moment de grande rétraction, phénomène lui-même encouragé par la décolonisation. Les Nations européennes n’osent plus s’affirmer en dehors d’une logique des droits de l’homme, droits qui eux-mêmes ne cesseront de s’élargir au fur et à mesure que les vieux principes d’actions collectives s’effacent au profit de la mise en avant de l’individu[1]. L’action dans un monde en rétraction ne se conçoit plus que dans les règles abstraites de l’économie et du droit et l’on comprend ainsi mieux qu’il était beaucoup plus facile de construire une monnaie commune qu’une armée européenne et une diplomatie qui logiquement l’accompagne. Nous y reviendrons.

Il était dans ces conditions peu concevable, même en 1957, de recourir à un autre système de normes que celles du marché pour relier les pièces du lego européen. Et parce que l’économie de marché devenait une priorité croissante, tant en raison de l’existence de l’URSS que des exigences sociétales, il fallait concevoir un système de règles assez proche de ce que Hayek entendait par « ordre spontané »[2]. Parce que les nations européennes avaient largement perdu leur voix, il fallait construire un ordre simple, presqu’automatique, fonctionnant sans un ambitieux principe d’intégration, littéralement sans chef, donc un « ordre spontané ».

Certes en 1957 nous avions encore-toujours selon le langage hayekien- des ordres plus ou moins organisés qu’il fallait alors opposer à ce super ordre organisé[3] qu’était le monde soviétique. Toutefois si la construction européenne doit passer par le marché, il fallait bien réduire progressivement tout ce qui dans chaque pièce du lego empêchait la connexion avec les autres pièces. Concrètement il fallait progressivement dissoudre ce qu’il y avait d’organisé dans chaque pièce. Plus concrètement encore, si dans chaque pièce -pourtant animée par une économie de marché- on trouve des règles finalisées, ou prescriptives limitant la concurrence, interdisant la logique des prix de marché, manipulant la monnaie ou les taux de l’intérêt, fixant administrativement les taux de salaire, etc., on ne pourra unir qu’en « rabotant » tout ce qui est ordre organisé pour ne laisser en place que le pur marché, c’est-à-dire un ordre spontané. Il appartiendra donc au système politico administratif qui se mettra en place à organiser l’émergence d’un ordre spontané, seul susceptible de rassembler les différentes pièces dans le projet commun. Cet ordre spontané est en quelque sorte l’équivalent d’un code de la route : chacun est libre de choisir son parcours, aucune indication ne fixe une destination obligatoire, chacun respecte les autres usagers en respectant les règles du jeu de la circulation, etc. Et si le code de la route est vecteur de liberté, alors il faut imaginer un code normalisé à l’échelle mondiale….

La normalisation pose pourtant très vite une question essentielle. Les règles économiques étaient jusqu’ici les règles émises à l’intérieur de chaque Etat selon les métarègles de chacun et métarègles appartenant à des traditions spécifiques. Si les Etats en question étaient déjà démocratiques, il apparait dans ces conditions que le « rabotage » risque très vite de mettre en danger les démocraties internes à chaque Etat.

De fait l’ordre européen qui doit se mettre en place selon la logique de l’économie devra se méfier de l’idée de démocratie, une réalité pouvant nuire directement ou indirectement à l’ordre spontané de marché. Certes on ne peut s’opposer directement à la démocratie, toutefois elle ne pourra en aucune façon contester l’ordre spontané de marché, par exemple en venant contester les résultats du libre jeu économique, et donc en le manipulant par une intervention politique. Le système politico-administratif qui se met au travail pour construire l’Union Européenne peut accepter la démocratie comme simple procédure de sélection, mais il ne peut accepter la démocratie comme choix souverain d’une communauté. A l’intérieur de chaque Etat on pouvait jadis choisir des règles permettant de corriger les résultats du marché (répartition secondaire des revenus, monopole, activités réservées, titres professionnels protégés contrôle des prix, des changes, des capitaux, etc.) mais cette distorsion ne pouvait être durablement acceptée sans mettre en cause l’édifice européen en construction. Il s’agit par conséquent de lisser une réalité trop hétérogène.

Constitutionnalisation voire méta-Constitutionnalisation de l’ordre économique

Les conséquences de cette situation sont considérables. Sans doute les droits traditionnels et fondamentaux de l’homme étaient déjà constitutionnalisés dans les Etats démocratiques européens, mais il faudra aller plus loin et constitutionnaliser toutes les règles qui permettront de garantir le respect intégral de l’ordre spontané seul ciment capable de faire tenir l’édifice européen en chantier. En particulier tout ce qui sera manipulation du marché ne pourra être que rigoureusement interdit.

Nous prendrons 2 exemples, d’abord celui de la monnaie unique, ensuite celui du marché unique, pour expliquer cette idée de Constitutionnalisation[4],

  1.      La monnaie unique : première armature de l’ordre spontané en construction.

Il s’agit ici de comprendre la fin de l’ordre monétaire national. Dans cette affaire qui au terme d’une longue négociation fera naitre l’euro, il ne s’agit pas à proprement parler de monnaie mais bien davantage de constitutionnaliser, voire méta-constitutionnaliser l’ordre du marché. Ce qui gênait dans les monnaies nationales était le fait qu’elle pouvaient être manipulées par les pouvoirs en place, par exemple un taux de change, favorisant abusivement des exportations et donc venant perturber les marchés, sous forme d’une guerre possible des monnaies.  Certes il eut été possible d’aller plus loin en renonçant aux monnaies nationales et en laissant émerger une compétition entre banques libres lesquelles émettraient des contrats de monnaie. Ce dispositif est celui traditionnellement préféré par les économistes libéraux[5], mais il faut reconnaitre qu’il n’est apparu qu’en de très rares cas dans l’histoire, et que les règles du jeu monétaire avaient historiquement abouti à des monnaies nationales et ce depuis très longtemps. La solution retenue fut donc la construction d’une monnaie unique contribuant puissamment à la consolidation du marché unique. Déjà une première difficulté : il fallait édifier un ordre très organisé… pour parvenir à cet idéal d’ordre spontané….Comment ne pas voir ici une contradiction ?

Cette édification est aussi celle d’une constitutionnalisation de l’économie car elle devait entrainer des conséquences majeures en termes de dessaisissement des Etats en tant que puissances souveraines. D’abord le taux de change instrument de manipulation des prix disparait. Au-delà, elle retire aux Etats tout pouvoir sur les banques centrales dont ils étaient le plus souvent propriétaires : elles deviennent indépendantes et auront pour objectif central la stabilité monétaire. L’inflation cesse ainsi d’être un instrument de manipulation dans ce qui était encore un ordre organisé. Mieux les Etats deviennent nécessairement des interdits bancaires et ne peuvent plus bénéficier d’avances sur leur compte au passif de leur banque centrale. Dépossédés ils doivent recourir au marché des capitaux pour se financer, ce qui les expose au risque de défaut tel un acteur privé. Bien évidemment ils deviennent les simples spectateurs de la libre circulation du capital et ne peuvent s’octroyer un quelconque contrôle des changes. La conséquence sera que, dépourvu du pouvoir monétaire, ils sont aussi dépourvus du pouvoir budgétaire, la cause étant – potentiellement - un dangereux spread de taux avec effets de contamination sur les autres Etats. La monnaie cesse donc – avec toutes ses conséquences - d’être un attribut de la souveraineté et entre dans un bloc méta-constitutionnel. Nous disons bien bloc méta-constitutionnel puisque si en pratique chaque Etat peut renouveler sa loi fondamentale, il doit néanmoins reprendre dans sa nouvelle Constitution, l’ensemble des règles économiques qui font le ciment de l’UE et dépasse chaque Etat. La loi monétaire est donc bien « au-dessus » des Etats.

Cette méta-constitutionnalisation est très lourde de conséquences en termes d’économie réelle et d’économie financière.

En termes d’économie réelle la monnaie unique permet de travailler sur un marché beaucoup plus vaste, marché lui-même homogénéisé par le marché unique sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Parce que le marché est plus vaste, les entreprises peuvent accéder plus librement aux poches d’hétérogénéité – notamment fiscales et sociales -  et profiter des avantages qu’elles procurent. En cas d’indifférence relative entre le « make » ou le « buy », La logique de l’externalisation peut l’emporter puisqu’il n’y a plus à assurer les couteuses couvertures de change. Disparition des risques de couverture auxquels s’ajoutent la diminution des coûts assurés par la mise en place du marché unique. La monnaie unique est donc un élément parmi d’autres qui viendront faciliter l’allongement des chaines de la valeur et donc redessiner les frontières de la devenue vieille entreprise fordienne. De ce point de vue la monnaie unique avec ses infrastructures associées tel le dispositif TARGET est un monopole naturel permettant aux acteurs de bénéficier de rendements croissants[6]. Et même lorsque les échanges se feront dans une autre monnaie, les couts de couverture seront beaucoup plus faibles en raison de la stabilité de la nouvelle monnaie face aux autres grandes monnaies. Le résultat devient une modification progressive du commerce international des marchandises : quantitativement plus important, il est qualitativement transformé en ce qu’il devient un ensemble d’échanges de produits intermédiaires bénéficiant de valeurs ajoutées, au gré des divers déplacements qui lui sont imposés dans des unités qui ne sont plus que des maillons d’un ensemble planétaire. D’une certaine façon la monnaie unique façonne automatiquement et à son rythme une nouvelle division internationale du travail. Il faut toutefois reconnaitre que ce façonnage n’est qu’une contribution au regard de forces plus importantes : la mondialisation dans laquelle se déploie l’ensemble européen en construction. Nous y reviendrons.

En termes d’économie financière, la monnaie unique met fin, au moins jusqu’à la crise de 2008, à la longue période de répression financière. Il n’y a plus de « circuit du Trésor »[7] naguère vécu comme une prison par le système financier. Seul le marché vient fixer les prix et s’ils sont parfois manipulés et donnent lieu à scandales, les bénéficiaires sont les acteurs de la finance. L’indépendance des Banques centrales désormais chargées de la stabilité monétaire participe activement à la fin de la répression financière, une répression qui par l’outil inflationniste permettait d’éteindre les dettes en particulier les dettes publiques, mais également les dettes privées. Par exemple gardons à l’esprit que l’accès à la propriété par les ménages était à l’époque du « circuit du Trésor », même dans ses formes déjà transformées, infiniment plus facile qu’à l’époque des banques centrale indépendantes. La monnaie unique est donc au final un puissant catalyseur dans le processus d’explosion de la finance, explosion elle-même facilitée par le marché unique et la déréglementation financière, issue du monde anglosaxon, une déréglementation qu’il va ancrer dans l’ordre financier européen.

  1.      Le marché unique : seconde armature de l’ordre spontané en construction[8].

Si la monnaie est un équivalent général qui tente de s’universaliser au niveau de l’ensemble européen[9], elle n’est que la contrepartie de ce qu’elle véhicule et qui s’annonce comme les « 4 libertés » : celles de la circulation des marchandises, des services, des personnes et des capitaux.

Bien évidemment l’ordre spontané ne saurait accepter les barrières douanières, mais il faudra aller bien au-delà en anéantissant tout ce qui peut apparaitre comme barrière non tarifaire : entraves techniques, formulaires douaniers, fiscaux, sanitaires, etc. Tout ce qui pourra apparaitre selon le langage bruxellois comme des « coûts de la non Europe »[10]. Bien évidemment faire disparaitre de tels coûts est une opération elle-même couteuse que l’on pourrait désigner par « couts de la participation à l’Europe » et coûts qui vont logiquement apparaitre sous la forme de couts de la production normative fortement consommatrice de travail hautement qualifié réalisé par des fonctionnaires ou quasi-fonctionnaires. Et travaux impliquant aussi l’activité quotidienne de nombreux avocats, consultants, lobbyistes, etc.

Ce travail est quasiment continu car l’ordre spontané à ériger est un travail de très longue haleine, et il faudra toujours ici et là, perfectionner le marché unique par affûtage permanent ou lissage continu des règles de la concurrence. D’où la multiplication de directives complexes mettant en œuvre des articles eux-mêmes très complexes du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne[11]. Cette colossale complexité ne peut surprendre car les marchés quels qu’ils soient sont eux-mêmes très complexes et souvent difficiles à interpréter sur un plan réglementaire.

 Cette colossale complexité se déploie dans tous les espaces d’une vie économique que l’on veut extirper de son ordre organisé, d’où des « paquets » règlementaires très nombreux ( « mobilités » « énergies », « routiers », « services », « ferroviaires », etc.) qui eux-mêmes se subdivisent en sous paquets numérotés en fonction des accords vers davantage de concurrence et de lissage vers l’ordre spontané généralisé. Le droit de la concurrence ou le droit économique national se trouve ainsi totalement refondu à partir du marché unique et, afin de mieux assurer le dessaisissement des Etats, il est convenu de multiplier les « Autorités Administratives Indépendantes »….indépendantes comme les Banques centrales…ici chargées de veiller non pas à la stabilité monétaire, mais à la bonne application des 4 libertés.

Pour mieux apprécier cette situation d’extrême complexité prenons l’exemple de l’article 101 du TFUE. Ce dernier énumère tous les interdits découlant du marché intérieur (marché unique), interdits qui correspondraient à des empêchements, ou des restrictions à la concurrence par des acteurs divers. De son principe découle un certain nombre de dispositions difficiles à établir ou interpréter : « fixation directe ou indirecte des prix », « limitation des investissements », « répartition des marchés », « inégalités des conditions de prestations », etc. Autant de situations concrètes qu’il faut interpréter, et situations d’autant plus obscures que le même article 101 précise dans son paragraphe 3 que les dispositions interdites peuvent être déclarées inapplicables si elles « contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte »….De quoi alimenter une armée de fonctionnaires, de lobbystes et de juristes…. et générer des activités et emplois correspondants parfois à ce que certains appelleront des « bullshits jobs »[12] ou des « féodalités managériales », faites d’un enchevêtrement illisible du public et du privé.

Et parce qu’il y a enchevêtrement on comprendra que l’affutage permanent et toujours recommencé de l’ordre spontané à construire est fait de compromis. Ainsi en particulier pour ce qui concerne les affaires industrielles on pourra trouver des accords autour de l’idée non pas de concurrence effective mais de concurrence possible ou potentielle[13]. Néanmoins tout doit devenir potentiellement concurrentiel. Ainsi en est -t-il des entreprises à monopole tel EDF qui doivent se transformer pour permettre une offre concurrentielle. Dans ce type de situation les Etats ne sont plus des entités seulement susceptibles de faire respecter l’ordre du marché mais bien des « organismes de production » de ce même marché[14]. Ainsi il sera possible de sanctionner EDF qui - dans son peu d’empressement à vendre de l’électricité à des concurrents qui jusqu’alors n’existaient pas -  pratiquera un « injuste ciseau tarifaire »[15]. Plus tard il sera demandé à l’Etat d’intervenir au titre de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) pour la mise en place concrète d’un marché de l’énergie qui dans l’ordre organisé français n’existait pas. Disposition qui là encore va mobiliser de nombreux fonctionnaires, quasi fonctionnaires, lobbyistes, avocats, collaborateurs d’agences indépendantes[16], etc.

Bien évidemment dans ce continuel travail d’affûtage de la concurrence, une surveillance toute particulière doit être réservée aux SIEG (Services d’Intérêts Economiques Généraux) lesquels sont toujours soupçonnés de bénéficier d’aides publiques surdimensionnées au titre de la compensation de services publics. D’où toute un réglementation toujours contestable et toujours perfectible issue du « paquet Monti-Kroes ».

Tout aussi évidente est la dialectique naturelle entre monnaie unique et marché unique. Et s’il est vrai qu’au fond la monnaie unique est elle-même à l’intérieur du marché unique, Ils ne se conçoivent pas l’un sans l’autre et chacun épaule l’autre dans l’objectif commun de construction de l’ordre spontané de l’UE. La monnaie unique permet de profiter des dispositifs d’un marché unique qui réduit les coûts de transaction, affaisse les barrières à l’entrée, génère les économies d’échelle, autorise une optimisation sans limite du périmètre des entreprises, etc. En revanche le marché unique permet l’allocation optimale du capital, sécurise et autorise un développement spectaculaire du volume de la finance, permet d’optimiser l’allocation de l’épargne par une meilleure diversification des portefeuilles, élargit les possibilités d’investissements pour les pays excédentaires en épargne, au profit de ceux qui en sont déficitaires, etc. A priori la grande marche vers l’ordre spontanée est la voie royale de l’abaissement des « couts de la non Europe »….

Si la construction communautaire d’un ordre spontané était le chemin le plus facile, la voie retenue nous dirige -t -elle vers une issue heureuse ?

Le grand mythe des « couts de la non Europe »

La recherche incessante du lissage des hétérogénéités a sans doute dépassé ce qui était simplement raisonnable, d’où l’arrivée du temps des dislocations et de la disparition inéluctable des règles imposées dans le jeu économique.

  1.      Le temps des dislocations

Curieusement le marché unique n’a pas a priori attaqué certains des outils, directement ou indirectement régaliens, de chaque Etat (Armée, police, justice mais aussi protection sociale). Le système politico administratif européen n’a pas de prise directe sur l’impôt, et chaque Etat est encore très partiellement et trompeusement couvert par une règle de l’unanimité, qui interdit encore d’effacer les hétérogénéités. Sur un plan purement rationnel, la contrepartie des prélèvement fiscaux -sociaux correspond à des distorsions de concurrence. C’est la raison pour laquelle les Etats eux-mêmes sont en compétition et que le mur de la fiscalité et de l’Etat-providence est un mythe qui permet aux entreprises de choisir le moins-disant fiscal avec toutes ses conséquences sur l’idée même d’Union[17]. En dépit des apparences, le monopole fiscal social devient- par le jeu de l’unanimité- un marché autorisant les entreprises à sélectionner l’Etat le plus compétitif. La question du travail détaché est là pour nous le rappeler. Ces faits sont trop connus pour être développés. Ils signifient toutefois le désarmement des politiques économiques et le développement de divergences que le lissage devait réduire.

Face à l’étranglement fiscal que chaque Etat tentera de compenser partiellement par des stratégies d’adaptation, le mur de la bureaucratie va se développer avec ce que l’on peut appeler la montée des « couts de back office » lesquels vont toucher l’ensemble des institutions publiques ou privées de l’UE. Comme déjà indiqué, la normalisation obsessionnelle sera le fait d’Autorités Administratives Indépendantes, de régulateurs, de contrôleurs …donnant eux-mêmes naissance à une multiplicité d’experts, de cabinets de surveillance ou de contrôle, de bureaux d’évaluation, qu’il faudra eux-mêmes contrôler en raison de possibles risques de conflits d’intérêts. Le cout global de cette prolifération n’est pas connu.  D’une certaine façon nous avons là une sorte de nouvelle « loi d’airain » qui fait que toute volonté politique contribuant à son propre effacement par le biais d’une promotion d’un ordre spontané européen a pour effet ultime d’accroitre le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total d’agents d’une bureaucratie répartie autant dans la sphère des Etats que dans toutes les autres qui se doivent de respecter les règlements. Il s’agir du premier cout de la participation à l’Union Européenne, cout à comparer fort logiquement aux « couts de la non Europe ». Mais comparaison difficile tant l’enchevêtrement de la bureaucratie et du marché est opaque. Constatons simplement que la conjonction de ces 2 pôles constitue l’essence de la réalité présente.

Il est d’autres phénomènes sans doute plus fondamentaux et parmi eux la montée de la satisfaction du consommateur au détriment de celle du salarié. L’aiguisement sans fin de la concurrence, le juste à temps sécurisé et quasi universalisé grâce à la montée du numérique, la fin de la sanctuarisation des droits sociaux, tout cela sonne le glas d’une conjonction d’intérêts qui faisait aussi l’efficience du modèle fordien. Jadis le salarié était aussi consommateur et garantissait le niveau de la demande globale. Désormais la disjonction croissante provoque un déséquilibre économique potentiel[18].

Certes on pourrait imaginer la construction d’une souveraineté européenne et construire un modèle fordien à cette échelle. La chose est hélas impossible puisque le choix fut celui de la compétition -construire un ordre spontané- et non celui d’une coopération, c’est-à-dire ajouter une dose d’ordre organisé dans le marché. Et il faut bien comprendre que la coopération suppose un véritable projet, hélas devenu difficile dans un monde européen qui, ainsi que nous l’avons souligné, est celui de la rétraction après sa longue phase impériale. L’Europe n’est plus que le modèle des droits de l’homme et des droits de plus en plus ouverts à toutes les particularités, finalement de moins en moins définissables, de moins en moins appuyés sur des valeurs. Cela fait du monde européen un monde sans forces et sans voix en dehors de celles de l’individu désirant, aidé en cela par des bureaucraties judiciaires. C’est ce mouvement qui vient ruiner tout désir d’action collective et donc une coopération vers un objectif qui n’est plus définissable. Nous avons peut-être là l’une des sources de ce qui va de plus en plus être un déclassement de l’Europe : notre incapacité à venir concurrencer les modèles économiques qui se mettent en place aux USA et en Asie. Les exemples sont nombreux et vont du très difficile rapprochement d’Alstom et de Siemens en raison du « paquet Rail »[19] du marché unique, à l’impossible souveraineté financière dans l’affaire iranienne[20], en passant par La difficulté d’une stratégie numérique, les hésitations concernant les industries de la défense, l’exceptionnelle lenteur du système Galiléo par rapport à son concurrent chinois Beidou, la marginalisation d’Arianespace, etc.. D’une certaine façon par sa volonté d’en rester au seul ordre spontané, ou par son incapacité à le dépasser, l’UE a pris appui sur la mondialisation pour s’y engloutir, faute d’identité suffisante, tandis que le reste du monde à pris appui sur cette même mondialisation pour conquérir ou restaurer une identité.

Cette constatation est fondamentale pour comprendre les forces de dislocation qui -au-delà de celle du Brexit- se mettent en place tant entre Etats européens qu’à l’intérieur de chaque Etat.

Une élite formatée pour être actrice à l’intérieur de l’ordre spontané agit en dehors de tout sentiment collectif et ne se rend compte que difficilement qu’il obéit à l’ordre tout en le commandant. C’est en lui obéissant que l’ordre fonctionne, qu’il répond à ses désirs et qu’il constate la rationalité de son action. En obéissant à cette rationalité il se trouve aux contacts de toutes les élites elles-mêmes plongées dans la même rationalité. Il peut ainsi prétendre à l’universalité de son action et ne verra dans le futur que l’asymptote du présent. Si maintenant le développement continu de l’ordre spontané offre des résistances - volonté de résister de la part de certaines corporations ( protection des titres, activités réservées, emplois réservés, etc.) difficultés culturelles ou sociales au regard de l’insertion dans le grand marché, résistances religieuses, etc.- ces dernières seront vécues sous l’angle de l’irrationnalité. Toute entrave à la rationalité de l’ordre spontané est ainsi vécue comme une étrangeté, une particularité dépassée qu’il faut contester, une affaire d’identité inacceptable[21]. Il en résulte de l’incompréhension, voire une attitude condescendante ou plus gravement de mépris à l’égard de ceux qui vont apparaitre comme des frustres, des inadaptés, des paresseux, ou d’insupportables rentiers. Il en résulte des forces croissantes de dislocation et contestation radicale de l’édifice de l’UE, ce que l’on désigne souvent sous le terme de populismes naturellement ennemis des élites devenus incapables de donner du sens et de proposer un « nous ». Cette incapacité se vérifie au quotidien dans les négociations entre les Etats de l’UE : beaucoup d’agitation, beaucoup de rencontres et très peu d’avancées sérieuses….tandis que la rationalité du marché unique continue d’élargir son déploiement et vient irriter les résistants….qui constatent de plus en plus le grand écart des revenus et modes de vie à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. L’UE qui devait rogner les hétérogénéités débouche sur de nouvelles inquiétudes quant à la capacité du vivre-ensemble.

  1.      L’inadaptation des règles du jeu économique

En faisant de l’euro un outil non manipulable dans la logique du marché unique, ses concepteurs ont oublié qu’une monnaie était aussi un objet concentrant en lui toutes les caractéristiques d’une société et de son histoire. De la même façon qu’un produit financier voit sa valeur être le reflet d’un ensemble d’informations, une monnaie nationale incorpore nombre de caractéristiques d’un monde chargé d’identités fondamentalement spécifiques : organisation sociale en général et économique en particulier, choix sociétaux, valeurs, caractéristiques familiales et démographiques, etc. Ces caractéristiques définissent finalement la réalité d’une monnaie au regard de toutes les autres avec lesquelles elle se trouve en contact : son niveau de convertibilité, son espace de circulation, le taux de l’intérêt qui lui est associé, son taux de change, son exposition à l’inflation, etc.

Reconnaitre cette réalité c’est aussi prendre conscience qu’en adoptant une monnaie unique -au nom du grand travail de lissage imposé par le marché unique - les concepteurs de l’euro allaient détruire tout ce qui permettait la compatibilité entre mondes différents. Parce qu’au fond une monnaie est aussi l’habit spécifique d’un monde, passer de monnaies nationales à une monnaie unique revenait à passer de la haute couture à un prêt à porter[22]….n’offrant toutefois qu’une seule taille…Cela va donc poser une question de compatibilité entre les sociétés européennes et leur habit c’est-à-dire leur monnaie.

Pour en revenir au langage hayekien, c’est reconnaitre que s’attaquer au travail de construction de  l’ordre spontané, n’est pas sans risque, et que derrière le marché unique et la monnaie unique comme garanties de son respect, il y a toutes les caractéristiques essentiellement non économiques qui vont faire problème. En faisant disparaitre l’outil taux de change, Il n’y aura plus d’écluse reliant un « dedans » à un « dehors » et assurant la compatibilité. Désormais le « dedans » exposé à la concurrence va de fait toucher – bien au-delà du seul appareil productif -ce que les fondateurs du traité de Rome ne voulaient pas, c’est – à -dire les modes d’existence en général et que Hayek désignait par « règles de juste conduite »….règles dont il reconnaissait qu’elles pouvaient évoluer… mais avec lenteur[23]. Emmanuel Todd dans son langage d’Anthropologue aboutit aux mêmes conclusions[24]. Dit autrement, l’ordre spontané ne peut devenir l’hégémonie d’un monde et les espaces d’ordre organisé parce que fondamentaux vont offrir des poches de résistance. La disparition de toute écluse met de fait les cultures les unes en face des autres avec un risque de confrontation important si le travail de lissage n’aboutit pas à une certaine harmonisation économique.

Or le lissage ne s’intéresse qu’à l’approfondissement de la concurrence et se trouve souvent démuni face à des caractéristiques plus profondes et plus proches de l’ordre organisé mais très en prise sur l’économie : le poids des dépenses en R/D très variables selon les pays, Le dispositif qualitatif et quantitatif de formation et donc le niveau de compétence des populations, le poids des importations dans le PIB, le modèle de répartition secondaire de tradition inflationniste ou non, le régime démographique, les dimensions culturelles des choix économiques (type d’industrie et de service, taille des entreprises et type de propriété notamment, degré d’industrialisation et niveau de gamme), etc. Autant de paramètres que marché unique et monnaie unique ne peuvent facilement homogénéiser et finiront par devenir les agents d’une divergence croissante. Le résultat devenant l’inverse du but recherché. En la matière la monnaie unique jouera dès sa naissance un rôle majeur.

Les « Nudges »[25] catastrophiques de la monnaie unique.

Dès sa naissance la monnaie unique introduit des « coups de pouce » (nudges) qui vont introduire de la divergence entre les pièces du grand lego de l’euro-zone.

             Les « nudges » catastrophiques, première vague.

 Ces nudges sont pour le nord (essentiellement l’Allemagne) une évolution des règles du jeu : dévaluation impossible de la part des  principaux clients, intensité concurrentielle plus élevée, taux de change plus faible que sous l’empire du mark,  taux d’intérêts possiblement plus élevés que sous l’empire du mark. Ces mêmes nudges sont pour le sud (Espagne, Italie, Grèce, etc.) autant de caractéristiques symétriques : taux d’intérêt plus faible que sous l’empire des monnaies nationales, maintien d’une capacité à importer en raison de la dévaluation impossible, intensité concurrentielle plus élevée, taux de change plus élevé que sous l’empire des monnaies nationales.

Les « coups de pouce » développeront mécaniquement une modification du comportement des acteurs dans le sud : consommation en hausse par crédit plus aisé lui-même facilité par la libre circulation du capital bancaire ; importations en hausse ; investissement réorientés plutôt vers l’immobilier ou les infrastructures que vers une industrie aux capacités exportatrices limitées notamment par des barrières  de gamme et de taux de change durablement plus élevés ; financement mondialisé et aisé du déficit budgétaire autorisant de nouveaux cadeaux sur les marchés politiques, en particulier de nouveaux postes de fonctionnaires ou des emplois de services au final financés par des fonds publics. La dette croissante n’est plus payée par un taux croissant sur les titres publics, d’où l’illusion d’une possible vie plus facile : l’euro permet aussi la fête promise par le personnel politico administratif tant national que bruxellois.

Cette modification des comportements développe tout aussi mécaniquement un recul de l’industrie au profit des services avec la faiblesse des gains de productivité qui lui sont associés, d’où une baisse de la croissance potentielle. Globalement le sud doit se diriger vers des déséquilibres extérieurs croissants, dans le cadre d’une croissance reposant davantage sur la demande que sur l’offre. A ces déséquilibres croissants se trouve associé une perte de qualité d’un système productif qui était déjà inférieur à celui des pays du nord.

Ces derniers pays, essentiellement l’Allemagne, vont connaitre un jeu d’acteurs parfaitement symétrique : peu de spéculation immobilière et consommation contenue par des taux d’intérêt qui ne baissent pas, investissement plus fortement réorienté vers l’industrie en raison du taux de change externe à la zone euro et des exportations garanties vers le sud. A moyen terme ces comportements développent une politique de l’offre, un système productif à base industrielle solide, des gains de productivité plus élevés, une croissance potentielle plus forte.

Monnaie unique et marché unique étaient sur le papier des outils de convergence, ils deviennent réellement des outils de divergence continue[26].

                              Les « nudges » catastrophiques : seconde vague

Avec la crise de 2008, les écarts vont devenir insupportables et vont engendrer un impérium allemand qui dans les faits sera en charge de nouveaux « nudges » catastrophiques.

 La crise financière vient creuser les effets des « nudges » de la première vague. Cette dernière ne permettait déjà plus d’ajuster les pièces du lego européen, la nouvelle va les séparer avec radicalité. Sauf quelques exceptions comme l’Irlande, Les déficits et dettes publiques augmentent beaucoup plus rapidement dans le sud que dans le nord de la zone. Il en est mécaniquement de même des taux qui vont engendrer la trappe à dettes[27],  ce qui questionne immédiatement la survie de l’euro. La circulation du capital à l’intérieur de la zone disparait[28] et les marchés de la dette publique se nationalisent tandis que le commerce intra européen se contracte[29].  Parallèlement les déséquilibres extérieurs du sud se concrétisent dans des soldes TARGET qui inquiètent l’Allemagne[30]. Le sauvetage de l’Euro suppose alors l’alignement immédiat des politiques sur les exigences allemandes.

D’où de nouveaux nudges, qui se rassemblent autour de règles budgétaires et de réformes structurelles et vont tous dans le sens des dévaluations internes. Ces nudges ne peuvent être évités et  sont exigés par une Allemagne qui doit conserver un excédent extérieur à priori vital[31] sans pouvoir en payer le prix par des transferts  impensables dans le cadre de son marché politique. Les dévaluations internes étant infiniment plus couteuses que des dévaluations externes[32], il en résulte des conséquences très négatives : diminution des demandes globales, chute de l’investissement public et privé, chute vertigineuse de la croissance potentielle et écrasement du futur par la gestion de l’urgence du présent[33]. La séparation des pièces du lego devient progressivement dramatique et si les dévaluations internes ont permis au sud de se rééquilibrer sur des bases d’une grande fragilité et probablement d’une très grande précarité, à l’échelle globale la zone révèle un investissement anormalement faible tout en bénéficiant d’un excès d’épargne s’investissant dans le reste du monde[34]. La zone travaille ainsi à l’exacerbation des tensions avec l’impression croissante d’une trahison des élites notamment ceux du sud accusés de se vassaliser et se ranger sous l’impérium allemand. L’union européenne dont la caractéristique était d’être sans projet collectif perd - en dehors de slogans éculés - tout autre sens que celui de la trahison des élites.

Rassembler les différentes nations européennes sur la base de la seule automaticité des marchés était sans doute le chemin le plus facile. Nous mesurons aujourd’hui qu’il s’agissait d’une voie sans issue. D’autres pistes doivent être découvertes afin d’éviter le risque de chaos qui menace l’ensemble.


[1] Sur ce point le livre de Pierre Manent : « La loi naturelle et les droits de l’homme, PUF ; 2018) est très éclairant.

[2] Selon Hayek un ordre spontané désigne un ordre qui émerge spontanément dans un ensemble comme résultat des comportements individuels de ses éléments, sans être imposés par des facteurs extérieurs aux éléments de cet ensemble. On pourra ici se référer à l’œuvre majeure de l’auteur : « Droit, Législation et Liberté » ; PUF ; 2007.

[3] Un ordre organisé est un ordre produit de façon intentionnelle par un planificateur. La réalité concrète est souvent un mixage des 2 conceptions. D’une certaine façon les vieilles nations européennes avant l’âge de leur rétraction étaient des ordres organisés.

[4] Cette idée de constitutionnalisation économique est déjà ancienne chez les juristes. Elle a donné lieu à de nombreuses publications. On citera celle issue d’un colloque qui s’est tenue à Reims et qui a donné lieu à une publication sous l’autorité d’un collectif : « La Constitution Economique de l’Union Européenne – seconde rencontre du GIEPI- 12 et 13 mars 2006 ; Olivier Debarge, Olivier Rabaey et Théodore Georgopoulos ; Editions  Bruylant ; 2008.

[5] En particulier Hayek qui avait publié dès 1976 un ouvrage : « The Denationalization of money », ouvrage traduit et publié aux PUF en 2015 : « Pour une vraie concurrence des monnaies ».

[6] Bien évidemment l’apparition des cryptomonnaies pourra le cas échéant rendre obsolète le paradigme du monopole naturel : le pair à pair autorisé par la block chain est à priori infiniment plus efficient que n’importe quel TARGET.

[7] Expression que l’on doit à son artisan Bloch Lainé, directeur du Trésor sous la 4ième république. Ce circuit du Trésor est bien analysé dans l’ouvrage de Benjamin Lemoine : « l’Ordre de la dette, enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité du marché » ; La Découverte ; 2016.

[8] On pourra s’étonner de la contradiction relevée dans un tel titre. Nous verrons qu’il s’agit là d’un des mythes du libéralisme : au plus il se développe, au plus il se « soviétise ».

[9] Il ne faut pas oublier que tous les Etats adhérents à l’Union Européenne ont vocation à adopter l’euro.

[10] On pourra s’étonner d’une telle expression qui remonte aux travaux des rapporteurs européens Albert-ball et Cecchini en 1983. On notera que cette expression est maintenant couramment utilisée par l’instance « Valeur Ajoutée Européenne » du parlement européen. Selon cette dernière sur la seule période 2014/2019-   6% de PIB supplémentaires auraient pu s’agréger à la richesse produite si l’on avait davantage réduit les coûts de la non Europe par un lissage plus robuste des hétérogénéités entre Etats.

[11] Il s’agit essentiellement des articles 101 , 102,103, 104,105, 106, 107, 108 et 109.

[12] Expression que l’on doit à David graeber et thème analysé par jean- Laurent Cassely dans son ouvrage: « La révolte des premiers de la classe » ; Arkhé ; 2017.

[13] On pourra lire ici avec le plus grand intérêt l’article de Fabrice Riem publié dans la Revue Internationale de Droit Economique : « Concurrence effective ou concurrence efficace – l’ordre concurrentiel en trompe l’œil » ; 2008 ;T. XXII.

[14] Cette idée sans doute fondamentale pour comprendre la transformation du politique en simple management était déjà perçue par Michel Foucault dans son cours au Collège de France de 1978-1979 : « Naissance de la biopolitique » ; Gallimard/Seuil ; Paris ;2004.

[15] La notion de « ciseau tarifaire » a été définie par la Commission européenne dans les affaires British Sugar (Déc. n° 88/518/CEE, 18 juillet 1998, JOCE, 19 août, n° L284, p. 41) et Deutsche Telekom (Déc. n° 2003/707/CE, 21 mai 2003, JOCE, 14 octobre, n° L263, p. 9). Il s’agit d’une situation où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu’une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n’est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif sans subir de pertes.La notion de « ciseau tarifaire » a été définie par la Commission européenne dans les affaires British Sugar (Déc. n° 88/518/CEE, 18 juillet 1998, JOCE, 19 août, n° L284, p. 41) et Deutsche Telekom (Déc. n° 2003/707/CE, 21 mai 2003, JOCE, 14 octobre, n° L263, p. 9). Il s’agit d’une situation où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu’une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n’est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif sans subir de pertes.

[16] Notamment ceux de l’Autorité de la Concurrence.

[17] Le taux moyen d’imposition des profits au sein de l’UE est passé de 36% en 1995 à 24% en 2018.

 

[18] A noter que cette dislocation des 2 statuts (salarié/consommateur) se déploie pour l’essentiel à l’échelle mondiale d’où globalement un déséquilibre qui jusqu’ici n’est dangereusement compensé que par le vertigineux accroissement de la dette planétaire  184000 milliards de dollars, soit 225% du PIB mondial en décembre 2018.

[19] Nous faisons ici référence à l’apparente incapacité européenne à faire face au géant chinois du rail : le CRRC.

[20] Nous faisons ici référence à l’impossible mise en place concrète d’un véhicule financier européen pour faire face aux menaces américaines concernant l’embargo envers l’Iran.

[21] Comprenons bien que toutes les caractéristiques sociales, sociétales, culturelles, ethniques, etc. qui n’entrent en aucune façon en contradiction avec l’ordre du marché, ne seront pas dévalorisées et seront vécues comme manifestation concrète de la réalité des droits de l’homme. Seules les caractéristiques qui entravent le lissage seront dévalorisées et, si d’aventure celles qui n’entrainent en aucune façon l’ordre du marché sont contestées par certains, ces derniers apparaitront comme développant un point de vue non légitime au regard  des droits de l’homme. Défendre le mariage mixte est affaire de droits de l’homme mais si les tenants de ce point de vue sont en même temps adeptes de la décroissance, du protectionnisme, etc. ce même point de vue ne pourra être que dévalorisé.

[22] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-l-euro-implosion-ou-sursaut-43801089.html

[23] Hayek montre que les règles de juste conduite sont des données quasi indépassables, des règles qui dépendent de l’action des hommes et non de leur intention, des structures qui sont entre la nature et l’artificiel, entre l’instinct ou l’inné et la raison. Nous renvoyons ici à « Droit, Législation et Liberté » PUF ; 2007.

[24] Cf en particulier son ouvrage de synthèse : « Où en sommes- nous ? » Seuil ;2017.

[25] Expression attribuée à Richard Thaler et Cass Sunstein dans l’ouvrage : « La méthode douce pour inspirer la bonne décision » ; Vuibert ; 2012.

[26] Cette divergence se matérialise par toute une série d’indicateurs. Retenons-en un, celui de l’évolution des capacités manufacturières. Selon NATIXIS, sur la base 100 en 1996, nous avons pour 2018 : 140 pour l’Allemagne, 110 pour la France et seulement 90 pour l’Italie.

[27] Rappelons qu’il y a trappe à dettes lorsque le taux de croissance devient inférieur au taux de l’intérêt.

[28] Epargnants hollandais et Allemands cessent d’investir dans le sud de l’Europe, phénomène qui s’aggrave avec la perte de confiance des investisseurs au regard de l’Italie.

[29] Représentant jusqu’à 53% du commerce extérieur de la zone en 2003 il n’en représente plus que 46% en 2018.

[30] Au 31/12/2017 les créances TARGET de l’Allemagne dépassaient les 9OO milliards d’euros...pour l’essentiel contrepartie des dettes TARGET de l’Italie (450 milliards) et de l’Espagne (400 milliards).

[31] 9% du PIB. Un simple équilibre provoquerait une gigantesque, et politiquement peu acceptable, contraction de l’emploi en Allemagne.

[32] Une dévaluation externe correspond à un changement de tous les prix extérieurs. En cela elle introduit une possibilité de rééquilibrage avec croissance de la demande globale. Une dévaluation interne diminue la dépense et autorise un freinage des importations. En revanche parce qu’elle n’impulse pas facilement une baisse générale du niveau des prix, son effet est très limité sur les exportations. Chute de la demande interne et rééquilibrage difficile des échanges extérieurs font de la dévaluation interne un outil peu efficace et socialement très couteux.

[33] A cet égard l’évolution du PIB par habitant est éclairante. Selon NATIXIS sur la base 100 entre 1999 et 2018 pour l’Allemagne, la France passe de 90 à 85 , L’Italie de 80 à 71 et la Grèce de 51 à 41.

[34] On pourra se reporter ici au n° 1279 du Flash Eco Natixis.

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7 janvier 2019 1 07 /01 /janvier /2019 17:06

 

Le présent papier ne cherche pas à reprendre et commenter les idées des fondateurs de l’Europe. Il tente à l’inverse de considérer que le choix d’une homogénéisation, source d’affaissement des tensions anciennes entre pays, devait s’opérer logiquement par le canal de l’économie et que c’est cette même économie qui aujourd’hui débouche, tout aussi logiquement, sur de nouvelles hétérogénéités, sources elles-mêmes de nouvelles tensions probablement aussi dangereuses que celles du début du 20ième siècle.

En dehors du cas particulier de certaines constructions de type impérial, telle la construction Ottomane, la plupart des système politico administratifs se justifient par une ambition normative : les différentes pièces faites de réalités et cultures humaines variées doivent pouvoir entrer en cohérence par le recours à des normes communes. Ce fut le cas du droit voire de la langue à l’époque de Rome, ou de l’église à l’époque médiévale. La norme d’équilibre des puissances des traités de Wespthalie n’ayant pu aboutir à la « paix perpétuelle » de Kant, il fallait trouver un nouveau ciment : ce fut l’économie.

Il est sans doute important de s’interroger sur le pourquoi d’un tel choix. Une réponse facile serait de reprendre la thèse du doux commerce chère à Montesquieu, thèse reprise par nombre d’auteurs. Une autre, plus satisfaisante, serait de considérer que les nations européennes, après s’être reconnues comme système de forces impériales disant le droit et la morale de par le monde, se trouvent à l’issue de la grande période de déshonneur (1933- 1945) confrontées à un moment de grande rétraction, phénomène lui-même encouragé par la décolonisation. Les Nations européennes n’osent plus s’affirmer en dehors d’une logique des droits de l’homme, droits qui eux-mêmes ne cesseront de s’élargir au fur et à mesure que les vieux principes d’actions collectives s’effacent au profit de la mise en avant de l’individu[1]. L’action dans un monde en rétraction ne se conçoit plus que dans les règles abstraites de l’économie et du droit et l’on comprend ainsi mieux qu’il était beaucoup plus facile de construire une monnaie commune qu’une armée européenne et une diplomatie qui logiquement l’accompagne. Nous y reviendrons.

Il était dans ces conditions peu concevable, même en 1957, de recourir à un autre système de normes que celles du marché pour relier les pièces du lego européen. Et parce que l’économie de marché devenait une priorité croissante, tant en raison de l’existence de l’URSS que des exigences sociétales, il fallait concevoir un système de règles assez proche de ce que Hayek entendait par « ordre spontané »[2]. Parce que les nations européennes avaient largement perdu leur voix, il fallait construire un ordre simple, presqu’automatique, fonctionnant sans un ambitieux principe d’intégration, littéralement sans chef, donc un « ordre spontané ».

Certes en 1957 nous avions encore-toujours selon le langage hayekien- des ordres plus ou moins organisés qu’il fallait alors opposer à ce super ordre organisé[3] qu’était le monde soviétique. Toutefois si la construction européenne doit passer par le marché il fallait bien réduire progressivement tout ce qui dans chaque pièce du lego empêchait la connexion avec les autres pièces. Concrètement il fallait progressivement dissoudre ce qu’il y avait d’organisé dans chaque pièce. Plus concrètement encore, si dans chaque pièce -pourtant animée par une économie de marché- on trouve des règles finalisées, ou prescriptives limitant la concurrence, interdisant la logique des prix de marché, manipulant la monnaie ou les taux de l’intérêt, fixant administrativement les taux de salaire, etc., on ne pourra unir qu’en « rabotant » tout ce qui est ordre organisé pour ne laisser en place que le pur marché, c’est-à-dire un ordre spontané. Il appartiendra donc au système politico administratif qui se mettra en place à organiser l’émergence d’un ordre spontané, seul susceptible de rassembler les différentes pièces dans le projet commun. Cet ordre spontané est en quelque sorte l’équivalent d’un code de la route : chacun est libre de choisir son parcours, aucune indication ne fixe une destination obligatoire, chacun respecte les autres usagers en respectant les règles du jeu de la circulation, etc. Et si le code de la route est vecteur de liberté, alors il faut imaginer un code normalisé à l’échelle mondiale….

La normalisation pose pourtant très vite une question essentielle. Les règles économiques étaient jusqu’ici les règles émises à l’intérieur de chaque Etat selon les métarègles de chacun et métarègles appartenant à des traditions spécifiques. Si les Etats en question étaient déjà démocratiques, il apparait dans ces conditions que le « rabotage » risque très vite de mettre en danger les démocraties internes à chaque Etat.

De fait l’ordre européen qui doit se mettre en place selon la logique de l’économie devra se méfier de l’idée de démocratie, une réalité pouvant nuire directement ou indirectement à l’ordre spontané de marché. Certes on ne peut s’opposer directement à la démocratie, toutefois elle ne pourra en aucune façon contester l’ordre spontané de marché, par exemple en venant contester les résultats du libre jeu économique, et donc en le manipulant par une intervention politique. Le système politico-administratif qui se met au travail pour construire l’Union Européenne peut accepter la démocratie comme simple procédure de sélection, mais il ne peut accepter la démocratie comme choix souverain d’une communauté. A l’intérieur de chaque Etat on pouvait jadis choisir des règles permettant de corriger les résultats du marché (répartition secondaire des revenus, monopole, activités réservées, titres professionnels protégés contrôle des prix, des changes, des capitaux, etc.) mais cette distorsion ne pouvait être durablement acceptée sans mettre en cause l’édifice européen en construction. Il s’agit par conséquent de lisser une réalité trop hétérogène.

Constitutionnalisation voire méta-Constitutionnalisation de l’ordre économique

Les conséquences de cette situation sont considérables. Sans doute les droits traditionnels et fondamentaux de l’homme étaient déjà constitutionnalisés dans les Etats démocratiques européens, mais il faudra aller plus loin et constitutionnaliser toutes les règles qui permettront de garantir le respect intégral de l’ordre spontané seul ciment capable de faire tenir l’édifice européen en chantier. En particulier tout ce qui sera manipulation du marché ne pourra être que rigoureusement interdit.

Nous prendrons 2 exemples, d’abord celui de la monnaie unique, ensuite celui du marché unique, pour expliquer cette idée de Constitutionnalisation[4],

  1.      La monnaie unique : première armature de l’ordre spontané en construction.

Il s’agit ici de comprendre la fin de l’ordre monétaire national. Dans cette affaire qui au terme d’une longue négociation fera naitre l’euro, il ne s’agit pas à proprement parler de monnaie mais bien davantage de constitutionnaliser, voire méta-constitutionnaliser l’ordre du marché. Ce qui gênait dans les monnaies nationales était le fait qu’elle pouvaient être manipulées par les pouvoirs en place, par exemple un taux de change, favorisant abusivement des exportations et donc venant perturber les marchés, sous forme d’une guerre possible des monnaies.  Certes il eut été possible d’aller plus loin en renonçant aux monnaies nationales et en laissant émerger une compétition entre banques libres lesquelles émettraient des contrats de monnaie. Ce dispositif est celui traditionnellement préféré par les économistes libéraux[5], mais il faut reconnaitre qu’il n’est apparu qu’en de très rares cas dans l’histoire, et que les règles du jeu monétaire, avaient historiquement abouti à des monnaies nationales et ce depuis très longtemps. La solution retenue fut donc la construction d’une monnaie unique contribuant puissamment à la consolidation du marché unique. Déjà une première difficulté : il fallait édifier un ordre très organisé… pour parvenir à cet idéal d’ordre spontané….Comment ne pas voir ici une contradiction ?

Cette édification est aussi celle d’une constitutionnalisation de l’économie car elle devait entrainer des conséquences majeures en termes de dessaisissement des Etats en tant que puissances souveraines. D’abord le taux de change instrument de manipulation des prix disparait. Au-delà, elle retire aux Etats tout pouvoir sur les banques centrales dont ils étaient le plus souvent propriétaires : elles deviennent indépendantes et auront pour objectif central la stabilité monétaire. L’inflation cesse ainsi d’être un instrument de manipulation dans ce qui était encore un ordre organisé. Mieux les Etats deviennent nécessairement des interdits bancaires et ne peuvent plus bénéficier d’avances sur leur compte au passif de leur banque centrale. Dépossédés ils doivent recourir au marché des capitaux pour se financer, ce qui les expose au risque de défaut tel un acteur privé. Bien évidemment ils deviennent les simples spectateurs de la libre circulation du capital et ne peuvent s’octroyer un quelconque contrôle des changes. La conséquence sera que, dépourvu du pouvoir monétaire, ils sont aussi dépourvus du pouvoir budgétaire, la cause étant – potentiellement - un dangereux spread de taux avec effets de contamination sur les autres Etats. La monnaie cesse donc – avec toutes ses conséquences - d’être un attribut de la souveraineté et entre dans un bloc méta-constitutionnel. Nous disons bien bloc méta-constitutionnel puisque si en pratique chaque Etat peut renouveler sa loi fondamentale, il doit néanmoins reprendre dans sa nouvelle Constitution, l’ensemble des règles économiques qui font le ciment de l’UE et dépasse chaque Etat. La loi monétaire est donc bien « au-dessus » des Etats.

Cette méta-constitutionnalisation est très lourde de conséquences en termes d’économie réelle et d’économie financière.

En termes d’économie réelle la monnaie unique permet de travailler sur un marché beaucoup plus vaste, marché lui-même homogénéisé par le marché unique sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Parce que le marché est plus vaste, les entreprises peuvent accéder plus librement aux poches d’hétérogénéité – notamment fiscales et sociales -  et profiter des avantages qu’elles procurent. En cas d’indifférence relative entre le « make » ou le « buy », La logique de l’externalisation peut l’emporter puisqu’il n’y a plus à assurer les couteuses couvertures de change. Disparition des risques de couverture auxquels s’ajoutent la diminution des coûts assurés par la mise en place du marché unique. La monnaie unique est donc un élément parmi d’autres qui viendront faciliter l’allongement des chaines de la valeur et donc redessiner les frontières de la devenue vieille entreprise fordienne. De ce point de vue la monnaie unique avec ses infrastructures associées tel le dispositif TARGET est un monopole naturel permettant aux acteurs de bénéficier de rendements croissants[6]. Et même lorsque les échanges se feront dans une autre monnaie, les couts de couverture seront beaucoup plus faibles en raison de la stabilité de la nouvelle monnaie face aux autres grandes monnaies. Le résultat devient une modification progressive du commerce international des marchandises : quantitativement plus important, il est qualitativement transformé en ce qu’il devient un ensemble d’échanges de produits intermédiaires bénéficiant de valeurs ajoutées, au gré des divers déplacements qui lui sont imposés dans des unités qui ne sont plus que des maillons d’un ensemble planétaire. D’une certaine façon la monnaie unique façonne automatiquement et à son rythme une nouvelle division internationale du travail. Il faut toutefois reconnaitre que ce façonnage n’est qu’une contribution au regard de forces plus importantes : la mondialisation dans laquelle se déploie l’ensemble européen en construction. Nous y reviendrons.

En termes d’économie financière, la monnaie unique met fin, au moins jusqu’à la crise de 2008, à la longue période de répression financière. Il n’y a plus de « circuit du Trésor »[7] naguère vécu comme une prison par le système financier. Seul le marché vient fixer les prix et s’ils sont parfois manipulés et donnent lieu à scandales, les bénéficiaires sont les acteurs de la finance. L’indépendance des Banques centrales désormais chargées de la stabilité monétaire participe activement à la fin de la répression financière, une répression qui par l’outil inflationniste permettait d’éteindre les dettes en particulier les dettes publiques, mais également les dettes privées. Par exemple gardons à l’esprit que l’accès à la propriété par les ménages était à l’époque du « circuit du Trésor », même dans ses formes déjà transformées, infiniment plus facile qu’à l’époque des banques centrale indépendantes.

  1.      Le marché unique : seconde armature de l’ordre spontané en construction[8].

Si la monnaie est un équivalent général qui tente de s’universaliser au niveau de l’ensemble européen[9], elle n’est que la contrepartie de ce qu’elle véhicule et qui s’annonce comme les « 4 libertés » : celles de la circulation des marchandises, des services, des personnes et des capitaux.

Bien évidemment l’ordre spontané ne saurait accepter les barrières douanières, mais il faudra aller bien au-delà en anéantissant tout ce qui peut apparaitre comme barrière non tarifaire : entraves techniques, formulaires douaniers, fiscaux, sanitaires, etc. Tout ce qui pourra apparaitre selon le langage bruxellois comme des « coûts de la non Europe »[10]. Bien évidemment faire disparaitre de tels coûts est une opération elle-même couteuse que l’on pourrait désigner par « couts de la participation à l’Europe » et coûts qui vont logiquement apparaitre sous la forme de couts de la production normative fortement consommatrice de travail hautement qualifié réalisé par des fonctionnaires ou quasi-fonctionnaires. Et travaux impliquant aussi l’activité quotidienne de nombreux avocats, consultants, lobbyistes, etc.

Ce travail est quasiment continu car l’ordre spontané à ériger est un travail de très longue haleine, et il faudra toujours ici et là, perfectionner le marché unique par affûtage permanent ou lissage continu des règles de la concurrence. D’où la multiplication de directives complexes mettant en œuvre des articles eux-mêmes très complexes du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne[11]. Cette colossale complexité ne peut surprendre car les marchés quels qu’ils soient sont eux-mêmes très complexes et souvent difficiles à interpréter sur un plan réglementaire.

 Cette colossale complexité se déploie dans tous les espaces d’une vie économique que l’on veut extirper de son ordre organisé, d’où des « paquets » règlementaires très nombreux ( « mobilités » « énergies », « routiers », « services », « ferroviaires », etc.) qui eux-mêmes se subdivisent en sous paquets numérotés en fonction des accords vers davantage de concurrence et de lissage vers l’ordre spontané généralisé. Le droit de la concurrence ou le droit économique national se trouve ainsi totalement refondu à partir du marché unique et, afin de mieux assurer le dessaisissement des Etats, il est convenu de multiplier les « Autorités Administratives Indépendantes »….indépendantes comme les Banques centrales…ici chargées de veiller non pas à la stabilité monétaire, mais à la bonne application des 4 libertés.

Pour mieux apprécier cette situation d’extrême complexité prenons l’exemple de l’article 101 du TFUE. Ce dernier énumère tous les interdits découlant du marché intérieur (marché unique), interdits qui correspondraient à des empêchements, ou des restrictions à la concurrence par des acteurs divers. De son principe découle un certain nombre de dispositions difficiles à établir ou interpréter : « fixation directe ou indirecte des prix », « limitation des investissements », « répartition des marchés », « inégalités des conditions de prestations », etc. Autant de situations concrètes qu’il faut interpréter, et situations d’autant plus obscures que le même article 101 précise dans son paragraphe 3 que les dispositions interdites peuvent être déclarées inapplicables si elles « contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte »….De quoi alimenter une pyramide de fonctionnaires, de lobbystes et de juristes…. et des activités et emplois correspondants à ce que certains appelleront des « bullshits jobs » ou des « féodalités managériales », faites d’un enchevêtrement illisible du public et du privé.

Et parce qu’il y a enchevêtrement on comprendra que l’affutage permanent et toujours recommencé de l’ordre spontané à construire est fait de compromis. Ainsi en particulier pour ce qui concerne les affaires industrielles on pourra trouver des accords autour de l’idée non pas de concurrence effective mais de concurrence possible ou potentielle[12]. Néanmoins tout doit devenir potentiellement concurrentiel. Ainsi en est -t-il des entreprises à monopole tel EDF qui doivent se transformer pour permettre une offre concurrentielle. Dans ce type de situation les Etats ne sont plus des entités seulement susceptibles de faire respecter l’ordre du marché mais bien des « organismes de production » de ce même marché[13]. Ainsi il sera possible de sanctionner EDF dans son peu d’empressement à vendre de l’électricité à des concurrents qui jusqu’alors n’existaient pas et pratiquera un « injuste ciseau tarifaire »[14]. Plus tard il sera demandé à l’Etat d’intervenir au titre de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) pour la mise en place concrète d’un marché de l’énergie qui dans l’ordre organisé français n’existait pas. Disposition qui là encore va mobiliser de nombreux fonctionnaires, quasi fonctionnaires, lobbyistes, avocats, collaborateurs d’agences indépendantes[15], etc.

Bien évidemment dans ce continuel travail d’affûtage de la concurrence, une surveillance toute particulière doit être réservée aux SIEG (Services d’Intérêts Economiques Généraux) lesquels sont toujours soupçonnés de bénéficier d’aides publiques surdimensionnées au titre de la compensations de services publics. D’où toute un réglementation toujours contestable et toujours perfectionnée issue du « paquet Monti-Kroes ».

Tout aussi évidente est la dialectique naturelle entre monnaie unique et marché unique. Et s’il est vrai qu’au fond la monnaie unique est elle-même à l’intérieur du marché unique, Ils ne se conçoivent pas l’un sans l’autre et chacun épaule l’autre dans l’objectif commun de construction de l’ordre spontané de l’UE. La monnaie unique permet de profiter des dispositifs d’un marché unique qui réduit les coûts de transaction, affaisse les barrières à l’entrée, génère les économies d’échelle, autorise une optimisation sans limite du périmètre des entreprises, etc. En revanche le marché unique permet l’allocation optimale du capital, sécurise et autorise un développement spectaculaire du volume de la finance, permet d’optimiser l’allocation de l’épargne par une meilleure diversification des portefeuilles, élargit (mais n’est-ce pas un piège ?) les possibilités d’investissements pour les pays excédentaires en épargne, au profit de ceux qui en sont déficitaires, etc. A priori la grande marche vers l’ordre spontanée est la voie royale de l’abaissement des « couts de la non Europe »….

Si la construction communautaire d’un ordre spontané était le chemin le plus facile, la voie retenue nous dirige -t -elle vers une issue heureuse ?

Le grand mythe des « couts de la non Europe »

La recherche incessante du lissage des hétérogénéités a sans doute dépassé ce qui était simplement raisonnable, d’où l’arrivée du temps des dislocations et de la disparition inéluctable des règles imposées dans le jeu économique.

  1.      Le temps des dislocations

Curieusement le marché unique n’a pas a priori attaqué certains des outils, directement ou indirectement régaliens, de chaque Etat (Armée, police, justice mais aussi protection sociale). Le système politico administratif européen n’a pas de prise directe sur l’impôt, et chaque Etat est encore très partiellement et trompeusement couvert par une règle de l’unanimité, qui interdit encore d’effacer les hétérogénéités. Sur un plan purement rationnel, la contrepartie des prélèvement fiscaux -sociaux correspond à des distorsions de concurrence. C’est la raison pour laquelle les Etats eux-mêmes sont en compétition et que le mur de la fiscalité et de l’Etat-providence est un mythe qui permet aux entreprises de choisir le moins-disant fiscal avec toutes ses conséquences sur l’idée même d’Union. En dépit des apparences, le monopole fiscal social devient- par le jeu de l’unanimité- un marché autorisant les entreprises à sélectionner l’Etat le plus compétitif. La question du travail détaché est là pour nous le rappeler. Ces faits sont trop connus pour être développés. Ils signifient toutefois le désarmement des politiques économiques et le développement de divergences que le lissage devait réduire.

Face à l’étranglement fiscal que chaque Etat tentera de compenser partiellement par des stratégies d’adaptation, le mur de la bureaucratie va se développer avec ce que l’on peut appeler la montée des « couts de back office » lesquels vont toucher l’ensemble des institutions publiques ou privées de l’UE. Comme déjà indiqué, la normalisation obsessionnelle sera le fait d’Autorités Administratives Indépendantes, de régulateurs, de contrôleurs …donnant eux-mêmes naissance à une multiplicité d’experts, de cabinets de surveillance ou de contrôle, de bureaux d’évaluation, qu’il faudra eux-mêmes contrôler en raison de possibles risques de conflits d’intérêts. Le cout global de cette prolifération n’est pas connu.  D’une certaine façon nous avons là une sorte de nouvelle « loi d’airain » qui fait que toute volonté politique contribuant à son propre effacement par le biais d’une promotion d’un ordre spontané européen a pour effet ultime d’accroitre le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total d’agents d’une bureaucratie répartie autant dans la sphère des Etat que dans toutes les autres qui se doivent de respecter les règlements. Il s’agir du premier cout de la participation à l’Union Européenne, cout à comparer fort logiquement aux « couts de la non Europe ». Mais comparaison difficile tant l’enchevêtrement de la bureaucratie et du marché est opaque. Constatons simplement que la conjonction de ces 2 pôles constitue l’essence de la réalité présente.

Il est d’autres phénomènes sans doute plus fondamentaux et parmi eux la montée de la satisfaction du consommateur au détriment de celle du salarié. L’aiguisement sans fin de la concurrence, le juste à temps sécurisé et quasi universalisé grâce à la montée du numérique, la fin de la sanctuarisation des droits sociaux, tout cela sonne le glas d’une conjonction d’intérêts qui faisait aussi l’efficience du modèle fordien. Jadis le salarié était aussi consommateur et garantissait le niveau de la demande globale. Désormais la disjonction croissante provoque un déséquilibre économique potentiel.

Certes on pourrait imaginer la construction d’une souveraineté européenne et construire un modèle fordien à cette échelle. La chose est hélas impossible puisque le choix fut celui de la compétition -construire un ordre spontané- et non celui d’une coopération, c’est-à-dire ajouter une dose d’ordre organisé dans le marché. Et il faut bien comprendre que la coopération suppose un véritable projet, hélas devenu difficile dans un monde européen qui, ainsi que nous l’avons souligné, est celui de la rétraction après sa longue phase impériale. L’Europe n’est plus que le modèle des droits de l’homme et des droits de plus en plus ouverts à toutes les particularités, finalement de moins en moins définissables, de moins en moins appuyés sur des valeurs. Cela fait du monde européen un monde sans forces et sans voix en dehors de celles de l’individu désirant, aidé en cela par des bureaucraties judiciaires. C’est ce mouvement qui vient ruiner tout désir d’action collective et donc une coopération vers un objectif qui n’est plus définissable. Nous avons peut-être là l’une des sources de ce qui va de plus en plus être un déclassement de l’Europe : notre incapacité à venir concurrencer les modèles économiques qui se mettent en place aux USA et en Asie. Les exemples sont nombreux et vont du très difficile rapprochement d’Alstom et de Siemens en raison du « paquet Rail »[16] du marché unique, à l’impossible souveraineté financière dans l’affaire iranienne[17], en passant par La difficulté d’une stratégie numérique, les hésitations concernant les industries de la défense, l’exceptionnelle lenteur du système Galiléo par rapport à son concurrent chinois Beidou, la marginalisation d’Arianespace, etc.. D’une certaine façon par sa volonté d’en rester au seul ordre spontané, ou par son incapacité à le dépasser, l’UE a pris appui sur la mondialisation pour s’y engloutir, faute d’identité suffisante, tandis que le reste du monde à pris appui sur cette même mondialisation pour conquérir ou restaurer une identité.

Cette constatation est fondamentale pour comprendre les forces de dislocation qui -au-delà de celle du Brexit- se mettent en place tant entre Etats européens qu’à l’intérieur de chaque Etat.

Une élite formatée pour être actrice à l’intérieur de l’ordre spontané agit en dehors de tout sentiment collectif et ne se rend compte que difficilement qu’il obéit à l’ordre tout en le commandant. C’est en lui obéissant que l’ordre fonctionne, qu’il répond à ses désirs et qu’il constate la rationalité de son action. En obéissant à cette rationalité il se trouve aux contacts de toutes les élites elles-mêmes plongées dans la même rationalité. Il peut ainsi prétendre à l’universalité de son action et ne verra dans le futur que l’asymptote du présent. Si maintenant le développement continu de l’ordre spontané offre des résistances - volonté de résister de la part de certaines corporations ( protection des titres, activités réservées, emplois réservés, etc.) difficultés culturelles ou sociales au regard de l’insertion dans le grand marché, résistances religieuses, etc.- ces dernières seront vécues sous l’angle de l’irrationnalité. Toute entrave à la rationalité de l’ordre spontané est ainsi vécue comme une étrangeté, une particularité dépassée qu’il faut contester, une affaire d’identité inacceptable[18]. Il en résulte de l’incompréhension, voire une attitude condescendante ou plus gravement de mépris à l’égard de ceux qui vont apparaitre comme des frustres, des inadaptés, des paresseux, ou d’insupportables rentiers. Il en résulte des forces croissantes de dislocation et contestation radicale de l’édifice de l’UE, ce que l’on désigne souvent sous le terme de populismes naturellement ennemis des élites devenus incapables de donner du sens et de proposer un « nous ». Cette incapacité se vérifie au quotidien dans les négociations entre les Etats de l’UE : beaucoup d’agitation, beaucoup de rencontres et très peu d’avancées sérieuses….tandis que la rationalité du marché unique continue d’élargir son déploiement et vient irriter les résistants….qui constatent de plus en plus le grand écart des revenus et modes de vie à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. L’UE qui devait rogner les hétérogénéités débouche sur de nouvelles inquiétudes quant à la capacité du vivre-ensemble.

  1.      L’inadaptation des règles du jeu économique

En faisant de l’euro un outil non manipulable dans la logique du marché unique, ses concepteurs ont oublié qu’une monnaie était aussi un objet concentrant en lui toutes les caractéristiques d’une société et de son histoire. De la même façon qu’un produit financier voit sa valeur être le reflet d’un ensemble d’informations, une monnaie nationale incorpore nombre de caractéristiques d’un monde chargé d’identités fondamentalement spécifiques : organisation sociale en général et économique en particulier, choix sociétaux, valeurs, caractéristiques familiales et démographiques, etc. Ces caractéristiques définissent finalement la réalité d’une monnaie au regard de toutes les autres avec lesquelles elle se trouve en contact : son niveau de convertibilité, son espace de circulation, le taux de l’intérêt qui lui est associé, son taux de change, son exposition à l’inflation, etc.

Reconnaitre cette réalité c’est aussi prendre conscience qu’en adoptant une monnaie unique -au nom du grand travail de lissage imposé par le marché unique - les concepteurs de l’euro allaient détruire tout ce qui permettait la compatibilité entre mondes différents. Parce qu’au fond une monnaie est aussi l’habit spécifique d’un monde, passer de monnaies nationales à une monnaie unique revenait à passer de la haute couture à un prêt à porter[19]….n’offrant toutefois qu’une seule taille…Cela va donc poser une question de compatibilité entre les sociétés européennes et leur habit c’est-à-dire leur monnaie.

Pour en revenir au langage hayekien, c’est reconnaitre que s’attaquer au travail de construction de  l’ordre spontané, n’est pas sans risque, et que derrière le marché unique et la monnaie unique comme garanties de son respect, il y a toutes les caractéristiques essentiellement non économiques qui vont faire problème. En faisant disparaitre l’outil taux de change, Il n’y aura plus d’écluse reliant un « dedans » à un « dehors » et assurant la compatibilité. Désormais le « dedans » exposé à la concurrence va de fait toucher – bien au-delà du seul appareil productif -ce que les fondateurs du traité de Rome ne voulaient pas, c’est – à -dire les modes d’existence en général et que Hayek désignait par « règles de juste conduite »….règles dont il reconnaissait qu’elles pouvaient évoluer… mais avec lenteur[20]. Emmanuel Todd dans son langage d’Anthropologue aboutit aux mêmes conclusions[21]. Dit autrement, l’ordre spontané ne peut devenir l’hégémonie d’un monde et les espaces d’ordre organisé parce que fondamentaux vont offrir des poches de résistance. La disparition de toute écluse met de fait les cultures les unes en face des autres avec un risque de confrontation important si le travail de lissage n’aboutit pas à une certaine harmonisation économique.

Or le lissage ne s’intéresse qu’à l’approfondissement de la concurrence et se trouve souvent démuni face à des caractéristiques plus profondes et plus proches de l’ordre organisé mais très en prise sur l’économie : le poids des dépenses en R/D très variables selon les pays, Le dispositif qualitatif et quantitatif de formation et donc le niveau de compétence des populations, le poids des importations dans le PIB, le modèle de répartition secondaire de tradition inflationniste ou non, le régime démographique, les dimensions culturelles des choix économiques (type d’industrie et de service, taille des entreprises et type de propriété notamment, degré d’industrialisation et niveau de gamme), etc. Autant de paramètres que marché unique et monnaie unique ne peuvent facilement homogénéiser et finiront par devenir les agents d’une divergence croissante. Le résultat devenant l’inverse du but recherché. En la matière la monnaie unique jouera dès sa naissance un rôle majeur.

Les « Nudges »[22] catastrophiques de la monnaie unique.

Dès sa naissance la monnaie unique introduit des « coups de pouce » (nudges) qui vont introduire de la divergence entre les pièces du grand lego de l’euro-zone.

             Les « nudges » catastrophiques, première vague.

 Ces nudges sont pour le nord (essentiellement l’Allemagne) une évolution des règles du jeu : dévaluation impossible de la part des  principaux clients, intensité concurrentielle plus élevée, taux de change plus faible que sous l’empire du mark,  taux d’intérêts possiblement plus élevés que sous l’empire du mark. Ces mêmes nudges sont pour le sud (Espagne, Italie, Grèce, etc.) autant de caractéristiques symétriques : taux d’intérêt plus faible que sous l’empire des monnaies nationales, maintien d’une capacité à importer en raison de la dévaluation impossible, intensité concurrentielle plus élevée, taux de change plus élevé que sous l’empire des monnaies nationales.

Les « coups de pouce » développeront mécaniquement une modification du comportement des acteurs dans le sud : consommation en hausse par crédit plus aisé lui-même facilité par la libre circulation du capital bancaire ; importations en hausse ; investissement réorientés plutôt vers l’immobilier ou les infrastructures que vers une industrie aux capacités exportatrices limitées notamment par des barrières  de gamme et de taux de change durablement plus élevés ; financement mondialisé et aisé du déficit budgétaire autorisant de nouveaux cadeaux sur les marchés politiques, en particulier de nouveaux postes de fonctionnaires ou des emplois de services au final financés par des fonds publics. La dette croissante n’est plus payée par un taux croissant sur les titres publics, d’où l’illusion d’une possible vie plus facile : l’euro permet aussi la fête promise par le personnel politico administratif tant national que bruxellois.

Cette modification des comportements développe tout aussi mécaniquement un recul de l’industrie au profit des services avec la faiblesse des gains de productivité qui lui sont associés, d’où une baisse de la croissance potentielle. Globalement le sud doit se diriger vers des déséquilibres extérieurs croissants, dans le cadre d’une croissance reposant davantage sur la demande que sur l’offre. A ces déséquilibres croissants se trouve associé une perte de qualité d’un système productif qui était déjà inférieur à celui des pays du nord.

Ces derniers pays, essentiellement l’Allemagne, vont connaitre un jeu d’acteurs parfaitement symétrique : peu de spéculation immobilière et consommation contenue par des taux d’intérêt qui ne baissent pas, investissement plus fortement réorienté vers l’industrie en raison du taux de change externe à la zone euro et des exportations garanties vers le sud. A moyen terme ces comportements développent une politique de l’offre, un système productif à base industrielle solide, des gains de productivité plus élevés, une croissance potentielle plus forte.

Monnaie unique et marché unique étaient sur le papier des outils de convergence, ils deviennent réellement des outils de divergence continue[23].

                              Les « nudges » catastrophiques : seconde vague

Avec la crise de 2008, les écarts vont devenir insupportables et vont engendrer un impérium allemand qui dans les faits sera en charge de nouveaux « nudges » catastrophiques.

 La crise financière vient creuser les effets des « nudges » de la première vague. Cette dernière ne permettait déjà plus d’ajuster les pièces du lego européen, la nouvelle va les séparer avec radicalité. Sauf quelques exceptions comme l’Irlande, Les déficits et dettes publiques augmentent beaucoup plus rapidement dans le sud que dans le nord de la zone. Il en est mécaniquement de même des taux qui vont engendrer la trappe à dettes[24],  ce qui questionne immédiatement la survie de l’euro. La circulation du capital à l’intérieur de la zone disparait[25] et les marchés de la dette publique se nationalisent tandis que le commerce intra européen se contracte[26].  Parallèlement les déséquilibres extérieurs du sud se concrétisent dans des soldes TARGET qui inquiètent l’Allemagne[27]. Le sauvetage de l’Euro suppose alors l’alignement immédiat des politiques sur les exigences allemandes.

D’où de nouveaux nudges, qui se rassemblent autour de règles budgétaires et de réformes structurelles et vont tous dans le sens des dévaluations internes. Ces nudges ne peuvent être évités et  sont exigés par une Allemagne qui doit conserver un excédent extérieur à priori vital[28] sans pouvoir en payer le prix par des transferts  impensables dans le cadre de son marché politique. Les dévaluations internes étant infiniment plus couteuses que des dévaluations externes[29], il en résulte des conséquences très négatives : diminution des demandes globales, chute de l’investissement public et privé, chute vertigineuse de la croissance potentielle et écrasement du futur par la gestion de l’urgence du présent[30]. La séparation des pièces du lego devient progressivement dramatique et si les dévaluations internes ont permis au sud de se rééquilibrer sur des bases d’une grande fragilité et probablement d’une très grande précarité, à l’échelle globale, la zone révèle un investissement anormalement faible tout en bénéficiant d’un excès d’épargne s’investissant dans le reste du monde[31]. La zone travaille ainsi à l’exacerbation des tensions avec l’impression croissante d’une trahison des élites notamment ceux du sud accusés de se vassaliser et se ranger sous l’impérium allemand. L’union européenne dont la caractéristique était d’être sans projet collectif perd -  en dehors de slogans éculés - tout autre sens que celui de la trahison.

Rassembler les différentes nations européennes sur la base de la seule automaticité des marchés  était sans doute le chemin le plus facile. Nous mesurons aujourd’hui qu’il s’agissait d’une voie sans issue. D’autres pistes doivent être découvertes afin d’éviter le risque de chaos.


[1] Sur ce point le livre de Pierre Manent ( « La loi naturelle et les droits de l’homme, PUF ; 2018) est très éclairant.

[2] Selon Hayek un ordre spontané désigne un ordre qui émerge spontanément dans un ensemble comme résultat des comportements individuels de ses éléments, sans être imposés par des facteurs extérieurs aux éléments de cet ensemble. On pourra ici se référer à l’œuvre majeure de l’auteur : « Droit, Législation et Liberté » ; PUF ; 2007.

[3] Un ordre organisé est un ordre produit de façon intentionnelle par un planificateur. La réalité concrète est souvent un mixage des 2 conceptions. D’une certaine façon les vieilles nations européennes avant l’âge de leur rétraction étaient des ordres organisés.

[4] Cette idée de constitutionnalisation économique est déjà ancienne chez les juristes. Elle a donné lieu à de nombreuses publications. On citera celle issue d’un colloque qui s’est tenue à Reims et qui a donné lieu à une publication sous l’autorité d’un collectif : « La Constitution Economique de l’Union Européenne – seconde rencontre du GIEPI- 12 et 13 mars 2006 ; Olivier Debarge, Olivier Rabaey et Théodore Georgopoulos ; Editions  Bruylant ; 2008.

[5] En particulier Hayek qui avait publié dès 1976 un ouvrage : « The Denationalization of money », ouvrage traduit et publié aux PUF en 2015 : « Pour une vraie concurrence des monnaies ».

[6] Bien évidemment l’apparition des cryptomonnaies pourra le cas échéant rendre obsolète le paradigme du monopole naturel : le pair à pair autorisé par la block chain est à priori infiniment plus efficient que n’importe quel TARGET.

[7] Expression que l’on doit à son artisan Bloch Lainé, directeur du Trésor sous la 4ième république. Ce circuit du Trésor est bien analysé dans l’ouvrage de Benjamin Lemoine : « l’Ordre de la dette, enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité du marché » ; La Découverte ; 2016.

[8] On pourra s’étonner de la contradiction relevée dans un tel titre. Nous verrons qu’il s’agit là d’un des mythes du libéralisme : au plus il se développe, au plus il se « soviétise ».

[9] Il ne faut pas oublier que tous les Etats adhérents à l’Union Européenne ont vocation à adopter l’euro.

[10] On pourra s’étonner d’une telle expression qui remonte aux travaux des rapporteurs européens Albert-ball et Cecchini en 1983. On notera que cette expression est maintenant couramment utilisée par l’instance « Valeur Ajoutée Européenne » du parlement européen. Selon cette dernière sur la seule période 2014/2019-   6% de PIB supplémentaires auraient pu s’agréger à la richesse produite si l’on avait davantage réduit les coûts de la non Europe par un lissage plus robuste des hétérogénéités entre Etats.

[11] Il s’agit essentiellement des articles 101 , 102,103, 104,105, 106, 107, 108 et 109.

[12] On pourra lire ici avec le plus grand intérêt l’article de Fabrice Riem publié dans la Revue Internationale de Droit Economique : « Concurrence effective ou concurrence efficace – l’ordre concurrentiel en trompe l’œil » ; 2008 ;T. XXII.

[13] Cette idée sans doute fondamentale pour comprendre la transformation du politique en simple management était déjà perçue par Michel Foucault dans son cours au Collège de France de 1978-1979 : « Naissance de la biopolitique » ; Gallimard/Seuil ; Paris ;2004.

[14] La notion de « ciseau tarifaire » a été définie par la Commission européenne dans les affaires British Sugar (Déc. n° 88/518/CEE, 18 juillet 1998, JOCE, 19 août, n° L284, p. 41) et Deutsche Telekom (Déc. n° 2003/707/CE, 21 mai 2003, JOCE, 14 octobre, n° L263, p. 9). Il s’agit d’une situation où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu’une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n’est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif sans subir de pertes.La notion de « ciseau tarifaire » a été définie par la Commission européenne dans les affaires British Sugar (Déc. n° 88/518/CEE, 18 juillet 1998, JOCE, 19 août, n° L284, p. 41) et Deutsche Telekom (Déc. n° 2003/707/CE, 21 mai 2003, JOCE, 14 octobre, n° L263, p. 9). Il s’agit d’une situation où un opérateur en monopole ou en position dominante sur un marché amont, également actif sur un marché aval ouvert à la concurrence, pratique des prix sur les marchés amont et aval tels qu’une entreprise concurrente sur le marché aval, même si elle est aussi efficace, n’est pas en mesure de pratiquer un prix compétitif sans subir de pertes.

[15] Notamment ceux de l’Autorité de la Concurrence.

[16] Nous faisons ici référence à l’apparente incapacité européenne à faire face au géant chinois du rail : le CRRC.

[17] Nous faisons ici référence à l’impossible mise en place concrète d’un véhicule financier européen pour faire face aux menaces américaines concernant l’embargo envers l’Iran.

[18] Comprenons bien que toutes les caractéristiques sociales, sociétales, culturelles, ethniques, etc. qui n’entrent en aucune façon en contradiction avec l’ordre du marché, ne seront pas dévalorisées et seront vécues comme manifestation concrète de la réalité des droits de l’homme. Seules les caractéristiques qui entravent le lissage seront dévalorisées et, si d’aventure celles qui n’entrainent en aucune façon l’ordre du marché sont contestées par certains, ces derniers apparaitront comme développant un point de vue non légitime au regard  des droits de l’homme. Défendre le mariage mixte est affaire de droits de l’homme mais si les tenants de ce point de vue sont en même temps adeptes de la décroissance, du protectionnisme, etc. ce même point de vue ne pourra être que dévalorisé.

[19] http://www.lacrisedesannees2010.com/article-l-euro-implosion-ou-sursaut-43801089.html

[20] Hayek montre que les règles de juste conduite sont des données quasi indépassables, des règles qui dépendent de l’action des hommes et non de leur intention, des structures qui sont entre la nature et l’artificiel, entre l’instinct ou l’inné et la raison. Nous renvoyons ici à « Droit, Législation et Liberté » PUF ; 2007.

[21] Cf en particulier son ouvrage de synthèse : « Où en sommes- nous ? » Seuil ;2017.

[22] Expression attribuée à Richard Thaler et Cass Sunstein dans l’ouvrage : « La méthode douce pour inspirer la bonne décision » ; Vuibert ; 2012.

[23] Cette divergence se matérialise par toute une série d’indicateurs. Retenons-en un, celui de l’évolution des capacités manufacturières. Selon NATIXIS, sur la base 100 en 1996, nous avons pour 2018 : 140 pour l’Allemagne, 110 pour la France et seulement 90 pour l’Italie.

[24] Rappelons qu’il y a trappe à dettes lorsque le taux de croissance devient inférieur au taux de l’intérêt.

[25] Epargnants hollandais et Allemands cessent d’investir dans le sud de l’Europe, phénomène qui s’aggrave avec la perte de confiance des investisseurs au regard de l’Italie.

[26] Représentant jusqu’à 53% du commerce extérieur de la zone en 2003 il n’en représente plus que 46% en 2018.

[27] Au 31/12/2017 les créances TARGET de l’Allemagne dépassaient les 9OO milliards d’euros...pour l’essentiel contrepartie des dettes TARGET de l’Italie (450 milliards) et de l’Espagne (400 milliards).

[28] 9% du PIB. Un simple équilibre provoquerait une gigantesque, et politiquement peu acceptable, contraction de l’emploi en Allemagne.

[29] Une dévaluation externe correspond à un changement de tous les prix extérieurs. En cela elle introduit une possibilité de rééquilibrage avec croissance de la demande globale. Une dévaluation interne diminue la dépense et autorise un freinage des importations. En revanche parce qu’elle n’impulse pas facilement une baisse générale du niveau des prix, son effet est très limité sur les exportations. Chute de la demande interne et rééquilibrage difficile des échanges extérieurs font de la dévaluation interne un outil peu efficace et socialement très couteux.

[30] A cet égard l’évolution du PIB par habitant est éclairante. Selon NATIXIS sur la base 100 entre 1999 et 2018 pour l’Allemagne, la France passe de 9O à 85 , L’Italie de 80 à 71 et la Grèce de 51 à 41.

[31] On pourra se reporter ici au n° 1279 du Flash Eco Natixis.

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3 septembre 2018 1 03 /09 /septembre /2018 15:09

Dans le cadre de mes activités professionnelles je suis aussi en contact avec les dirigeants d'une branche professionnelle spécifique, celle traditionnellement appelée  "secteur médicosocial". Les établissements ou entreprises correspondantes ont connu d'importants changements au cours de ces 20 dernières années. Divers facteurs dont les couts élevés facturés à la puissance publique ont mis sur la table de travail des régulateurs publics le projet de désinstitutionnalisation de la branche professionnelle susvisée. Il s'agit là d'un terme qui mérite réflexion à un moment où la "révolution blockchain" semble, selon ses défenseurs, sonner le glas de toutes les institutions au profit du seul "pair à pair".  Je risque ici cette réflexion en partant de fort loin pour aboutir à ce que certains pensent être l'avenir organisationnel du secteur médicosocial.

Le terme désinstitutionalisation est à la mode  et repose sur la contestation de l’idée selon laquelle les habitants de l’archipel médicosocial sont effectivement en dehors du monde, tenus d’y rester et ce sans perspective d’un possible déplacement d’un pôle ou d’un service à l’autre dudit archipel. Il en résulterait qu’un progrès serait en toute hypothèse la possibilité d’un parcours de soins choisi, et mieux encore  ce qu’on appelle une inclusion.

Nous voudrions montrer que ce terme de désinstitutionnalision est probablement inadéquat, que l’institution dans son sens le plus général se trouve être dans les gênes de l’ordre humain et que tout au plus elle se trouve être souple, malléable, plastique, sans jamais disparaitre. En sorte que si l’archipel du médicosocial est sans doute appelé à se transformer, il continuera à se déployer dans un cadre institutionnel.

Tout ordre humain se déploie dans une institution

Et puisque l’archipel du médicosocial est dans l’ordre de la vie et de ses difficultés, commençons par réfléchir sur la genèse de ce qu’on appelle « institution » au sens le plus large possible en questionnant l’ordre du vivant. De ce point de vue les sociobiologistes nous apportent beaucoup en partant de l’idée que la vie suppose plusieurs impératifs dont l’automaticité porte à l’admiration : la capacité à s’auto- conserver, la capacité à s’auto reproduire, enfin la capacité à s’autoréguler. Les impératifs précités, lorsqu’ils concernent les hommes, peuvent se traduire par des gestes et activités socialement accomplies, un peu comme si la société humaine était un ensemble de cellules vivantes dans un corps plus large. Ainsi la capacité à s’auto conserver passe par des activités basiques : il faut boire et manger pour ne point mourir ; et cette activité le plus souvent socialement accomplie s’appelle « économie ». Ainsi parce que la vie ne fait que précéder une mort inéluctable, il faut la reproduire (contrainte d’auto reproduction) par l’activité sexuelle laquelle supposait jusqu’à maintenant une organisation appelée famille. Ainsi l’ensemble humain formant société se doit aussi, telle une organisation biologique composée de cellules différenciées et complémentaires, s’autoréguler. Il faudra pour cela engendrer un ordre que l’on pourra appeler juridique.  

Sans même le dire, ces trois impératifs du vivant supposent la genèse de ce qu’on appelle une institution laquelle n’est rien d’autres qu’un ordre répondant aux trois défis. Eux-mêmes se traduisent par des mots d’une grande banalité : économie, famille, droit. L’archipel du médicosocial parce que dans l’ordre humain est aussi concerné par ces trois mots.

Les contraintes de la vie ne se traduisent pas par une mécanique standardisée. Il se trouve que chez les humains- soumis comme tous les animaux aux trois impératifs - existe une possibilité extraordinaire, celle de lire leur condition biologique, de l’imaginer ou de l’interpréter plus ou moins rationnellement ou plus ou moins obscurément, et même de prendre quelques libertés par rapport à la dure réalité. Le point d’aboutissement étant aujourd’hui le transhumanisme avec tous ses déversements possibles sur l’archipel du médicosocial. Ce dernier, cherchant à affranchir ses usagers des lois d’airain de la vie, plutôt conçu pour entretenir, réparer, compenser,  devra demain affronter la problématique de l’homme « augmenté », et peut- être celle de l’homme « dépassé », lui-même constitué d’éléments biologiques agrégés à des éléments immatériel.

Ainsi, historiquement il semble que ladite humanité s’est de façon très diverse plus ou moins affranchie de la dure réalité en adoptant des comportements et attitudes différenciées au regard des contraintes. Alors même que la société des abeilles connait strictement les mêmes contraintes que la société des hommes, il n’y a jamais eu émergence de cultures différenciées chez les premières. Il n’existe pas, sauf transformation environnementale aux conséquences génétiques, d’histoire chez les abeilles. Chez les humains existera au contraire des variétés culturelles très nombreuses, correspondant aux lectures et interprétations infiniment variées du réel biologique. Les mots économie, famille et droit trainent depuis la nuit des temps dans l’histoire humaine mais ces trois mots se transforment dans leur contenu, se moulent et s’articulent pour donner une société historique concrète et, quand une société réussit plus qu’une autre, elle peut devenir civilisation.

La famille, sans doute très élargie, fut probablement l’institution fondamentale permettant de rassembler la réalité des trois mots susvisés. Autrement dit pendant très longtemps la famille fut le principe d’intégration de l’économie et du droit. Elle fût la cellule productrice de base, la cellule organisant la vie sexuelle, la cellule régulatrice assurant la reproduction de l’ensemble par des règles générales qui vont devenir des coutumes régulant les rapports entre familles. En ce sens elle est aussi la première institution politique, une institution qui dépasse déjà son strict périmètre puisque la reproduction de la vie suppose l’exogamie et donc des règles dépassant chaque cellule familiale. De quoi former sur un espace, qui un jour comportera des frontières politiques, une société avec une culture spécifique.

Tant que les cultures voire les civilisations restent largement prisonnières des contraintes biologiques et n’ont pas découvert les moyens d’en alléger le poids, les institutions restent peu nombreuses et l’Etat lui-même issu d’une interprétation religieuse de la réalité biologique est une affaire de famille.

Le médicosocial ou sanitaire en tant que gestionnaire des problèmes et accidents de la vie : handicap, vieillesse, maladie, etc. ne peut se détacher de l’institution familiale et ce n’est qu’à titre exceptionnel, en cas de faillite de cette dernière, que d’autres institutions interviennent : l’institution religieuse et l’Etat.

Levée progressive des contraintes biologiques et explosions institutionnelles

Il n’est pas douteux que dans le trio économie, famille, droit, c’est le mot économie qui avec l’avènement du capitalisme, va devenir la grande force transformatrice, celle qui va engendrer de multiples institutions nouvelles et nous permettra de parler d’explosion institutionnelle. Parce qu’un jour une culture humaine s’enracinera davantage que les autres dans les affaires d’une « économie » qui jusqu’ici ne concernait que la stricte consommation nécessaire à la survie, le capitalisme va émerger. Avec lui, une grande contrainte biologique va progressivement s’affaisser puisqu’il va engendrer davantage de richesses que celles nécessaires à la simple survie. Et cela va porter un nom : la croissance. De quoi soigner de mieux en mieux les accidentés de la vie : les malades, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, etc. De quoi voir naitre un nombre considérable d’institutions nouvelles, dont beaucoup s’affranchissent du périmètre de la vieille famille : des entreprises dont le capital est de plus en plus dispersé, des corps intermédiaires jusqu’ici souvent interdits comme les syndicats ou les corporations, des autorités administratives pas encore indépendantes comme des ministères, de l’industrie, de la guerre, etc., des organisations  internationales comme l’ONU, l’OMC, L’UE, etc.,  mais aussi des institutions médicosociales qui elles vont aussi résulter de l’apparition de la richesse produite par le capitalisme et de la transformation d’une institution familiale dont les membres sont de plus en plus sollicités par le salariat capitaliste. L’archipel médicosocial français est ainsi le produit d’une institution administrative appelé Etat Providence, lui-même autorisé et généré par ces « institutions machines à produire » que sont les entreprises. Le principe d’auto conservation de la vie est ainsi, possiblement, de plus en plus confortablement assuré.

Délitements institutionnels ?

La révolution économique va plus tard tarauder et la famille et le droit. La famille comme déjà évoquée est concernée par le salariat croissant et se doit de produire plus de revenus comme l’entreprise se doit de produire plus de richesses. Mais aussi, grâce à l’économie, la contrainte de survie s’affaisse et il n’est plus nécessaire d’organiser politiquement la reproduction avec les règles familiales qui lui correspondent. Parce que la vie devient celle de l’économie et non celle du respect de règles issues de contraintes biologiques, La famille devient ainsi une institution menacée : mariage pour tous, identité sexuelle choisie, parfois transformable et non subie, droit privé à l’enfant, GPA , etc. Cela ne veut évidemment pas dire que les cultures ou civilisations vont évoluer mécaniquement et il restera des espaces où l’ordre familial classique se maintiendra tandis que dans d’autres, il sera vivement contesté. Ultérieurement la dissociation familiale alimentera l’archipel du médicosocial : personnes âgées, en situation de handicap, malades, etc. y sont massivement invitées. En des cas rares, mais semble-t-il de plus en plus  fréquents, certains deviendront des passagers clandestins de l’archipel, un lieu de socialisation dans un monde qui n’a pu les abriter. D’une certaine façon le renforcement de l’archipel institutionnel du médicosocial est le sparadrap d’une institution familiale, voire économique, en difficulté.

Parce que la famille était aussi le première institution politique son délitement est aussi celui de la naissance de l’individu radical. La famille cesse progressivement d’être un corps au profit d’individus qui se diront de plus en plus auto-déterminés, et  accepteront, parfois voire souvent dans l’enthousiasme, l’inclusion  dans le grand jeu de l’économie.

Si la vie se ramène de plus en plus à celle de l’économie et que les individus sont progressivement transférés dans des organisations économiques, on peut comprendre que l’ordre du marché devient prédominant. Cet ordre est aussi un ensemble de règles comme l’ordre ancien. Pourtant il est difficile de parler d’institution s’agissant du marché. En premier lieu il tend à réduire l’institution politique qui se soumet progressivement à lui : en abandonnant les réglementations essentielles, l’Etat passe d’une situation où il enkystait le marché à une situation où il est enkysté dans ce même marché.

Ce passage est toutefois ambivalent car il appartiendra aussi à une administration, nationale ou multinationale, de faire respecter l’ordre du marché ainsi politiquement créé. Parce que l’économie libérée peut devenir infiniment complexe et exubérante, il appartiendra à une bureaucratie de plus en plus lourde d’en sécuriser ses effets. D’où une normalisation obsessionnelle qui sera de plus en plus le fait d’autorités administratives indépendantes, de régulateurs, de contrôleurs …donnant eux-mêmes naissance à une multiplicité d’experts, de cabinets de surveillance ou de contrôle, qu’il faudra eux-mêmes contrôler en raison de possibles risques de conflits d’intérêts. Notons aussi que cette boulimie normative est aussi l'effet d'une concurrence entre grandes entreprises qui vont se servir des organes politico-administratifs pour imposer des règles à leur profit et ce au détriments des concurrents. Le capitalisme bureaucratique peut souvent devenir plus sécurisant que la simple concurrence  sur le marché. D’une certaine façon nous avons là une sorte de nouvelle loi d’airain qui fait que toute volonté politique de promouvoir les forces du marché a pour effet ultime d’accroitre le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total d’agents d’une bureaucratie - répartie autant dans la sphère de l’Etat que dans toutes les autres -  qui se doivent de respecter les règlements. Parmi ces dernières il y aura bien sûr celles du médicosocial, pourtant encore largement hors marché, mais qui à l’instar des entreprises doivent supporter des règlements de sécurité dans tous les domaines et verra, en conséquence,   ses coûts de back- office augmenter comme croissent ceux des entreprises. L’Etat grossit désormais dans le ventre de ses dépendants, mais certains en profitent mieux que d'autres.

L’Etat cesse d’être politique et devient manager. Il reste une institution mais son contenu est complètement transformé par l’adoption généralisée de l’ordre du marché. Cette transformation au service d’un marché désormais libéré affecte bien évidemment l’institution entreprise. Cette dernière qui vivait le plus fréquemment à l’intérieur du périmètre de frontières politiques étroites constituait souvent un corps durable et pourvu de sens. Elle va pouvoir se libérer et quasiment se démanteler avec une tête dans un continent, un bras dans un autre, une jambe dans un troisième, etc. Le « faire faire » va l’emporter massivement sur le « faire soi-même » avec pour résultat un allongement considérable des chaines de la valeur qui fait que le commerce international est moins celui des marchandises et davantage celui de ses composants. Jadis plus ou moins indépendante et  souvent fière œuvre d’un homme chargé d’un projet, parfois vécu comme une mission, elle devient, sauf exception, simple maillon d’un ordre qui la dépasse. Externalisation massive, sous-traitance sans limite, financiarisation mutant les propriétaires en classe invisible, transforment nombre d’entreprises en « palais des courants d’air ». Avec aussi l’obligation de laisser portes et fenêtres ouvertes pour les contrôles, vérifications, conseils de la myriade des cabinets d’experts et consultants en réglementations.

Parce que l’institution politique se morcelle (décentralisation), affaisse les frontières, abandonne la surveillance des prix et des taux de change, libéralise complètement le mouvement des capitaux, elle développe massivement une concurrence déstabilisatrice d’entités productives dont la pérennité en faisait jusqu’ici des institutions plus que des entreprises. Jadis, parce que la concurrence était canalisée et limitée, les entreprises étaient aussi des entités répondant à la définition classique du mot institution : dispositif organisationnel stable, reconnu et partagé, disposant d’une finalité. Désormais, la direction de ce qui était encore des institutions avec le sens qu’elles portaient peut s’effacer avec l’apparition de managers dont le seul projet est de tenir des objectifs au profit de normes abstraites, seulement interprétables par un marché qui ne véhicule plus que des signes, eux-mêmes interprétables par un tout petit nombre d’acteurs. Beaucoup d’entre-deux perdront le sens de la réalité au profit de simples signes actés dans les immenses tableaux numérisés du « reporting ». Avec cette impression que désormais le « tas » l’emporte sur le « tout ». Bien évidemment l’archipel du médicosocial, même éloigné de l’entreprise sera concerné par l’ordre du marché libéralisé. L’Archipel du médicosocial était peuplé d’institutions dérivées de celles de la famille et des entités productives canalisées voire enkystées dans l’institution étatique. Parce que ces institutions perdent une partie de leurs caractéristiques il est clair qu’un effet contagion devra se manifester. Nous y reviendrons.

A un niveau intermédiaire, les institutions qu’on appelait corps intermédiaires sont aussi perturbées par l’ordre du marché généralisé. Le paritarisme qui était filiale d’institutions classiques : syndicats d’employeurs et de salariés, auquel il fallait ajouter l’institution étatique perd ses piliers et devient progressivement inapproprié au regard des réalités. D’où sa crise, la volonté du patronat de ne plus s’y engager, et à un niveau plus global, la contestation croissante du « Bismarkisme » au profit du « Beveridgisme ». Et une contestation qui se mesure déjà dans l’origine des fonds assurant la protection sociale : plus d’impôts et moins de cotisations que la concurrence exacerbée interdit progressivement. Là aussi la contagion vers l’archipel du médicosocial ne peut être ignorée. Elle se mesurera dans les chiffres mais également dans nombre d’institutions de l’archipel qui étaient devenues filiales de ces corps intermédiaires : plusieurs centaines d’institutions rattachées à des syndicats, voire à la Sécurité Sociale elle-même. Il est clair que la question de la gouvernance de ces institutions satellites se posera si les institutions mères voient leur périmètre se réduire. De quoi les faire basculer dans l’ordre du marché.

Si désormais les agents sont amenés à vivre dans des espaces beaucoup plus souples mais aussi plus complexes et parfois plus obscurs que ceux des vieilles institutions de jadis, les règles de vie doivent elles-mêmes changer. D’où la question juridique, troisième pilier du trio que nous avons mis en avant lorsque nous avons évoqué les contraintes de la vie en général : économie, famille, droit.

C’est l’affranchissement au regard des contraintes de la vie ci-dessus exposées qui permet aussi des règles et lois plus souples. Le droit fait d’injonctions lourdes et pesantes va tout doucement se

transformer et évoluer vers des « droites libertés » voire des « droites créances ». La dure loi de la nature va ainsi évoluer vers ce qui sera les droits de l’homme. Curieusement on parlera des droits naturels pour les évoquer alors qu’ils sont un affranchissement au regard d’une nature dont on s’éloigne progressivement. L’affranchissement vis-à-vis des contraintes de la vie, sera aussi affranchissement vis-à-vis des cultures qui les encadraient et les interprétaient. En ce sens ces droits de l’homme se veulent universalistes et toutes les institutions humaines sont invitées à les respecter. D’où le fantastique développement du multiculturalisme et de son prolongement le multilatéralisme. Mais parce qu’il y a éloignement vis-à-vis d’une nature objective, alors tout devient culturel voire choix individuel et ce dans un grand bain de stricte égalité des acteurs. Economie libérée,  famille libérée, mais aussi droit libéré émis par un cadre politique de plus en plus soumis à l’émission de simples autorisations. Naguère la loi commandait. Aujourd’hui, avec le grand mouvement d’éloignement vis-à-vis de nos conditions proprement biologiques, elle est invitée à autoriser et libérer, mais aussi à protéger et sécuriser, comme nous venons de le voir, tous les acteurs. Et ceci avec des effets de boucle : partis d’une économie qui devient capitalisme et d’une famille qui voit ses conditions objectives d’existence s’effacer, l’irruption quasi évidente des droits de l’homme vient rétroagir : il faut davantage autoriser l’approfondissement spontané du marché et ne plus être interventionniste, et il faut davantage émanciper tous les acteurs de ce qui constituait la famille. Et s’il faut répondre aux demandes d’autorisation les plus variées, alors le droit ne sera plus que normes révisables à tout instant,  ce qui d’une certaine façon va renforcer ce qui pourra apparaitre comme le prolongement de l’agonie de toutes les institutions. Parce que fondamentalement indéterminés, le droit ne permet plus la visibilité et le repérage précis des frontières institutionnelles.

Ce rapide examen, sans doute discutable, des forces qui agitent le monde permet de mieux comprendre l’histoire récente de l’archipel du médicosocial, notamment français.

Le développement mimétique de L’archipel du médicosocial

Développé de manière massive  à une époque où l’économie avait déjà érigé des grandes entreprises,  généralisé le salariat et faisait reculer l’institution familiale, il fut nourri par un Etat- providence lui-même approvisionné par les racines nourricières qu’il plongeait au titre de l’encadrement de l’économie. La maitrise relative des grandes contraintes de la vie allait autoriser de meilleurs soins à nombre de personnes en difficultés. Parce que les institutions sont encore solides, l’archipel sera fait d’institutions filles des familles et de l’Etat dans ses formes centralisées et décentralisées. Le support juridique utilisé fut massivement l’association type loi de 1901. Une branche professionnelle nouvelle avec les métiers correspondants devenait chargée du travail jusqu’ici effectué par ce qu’on appellera plus tard les aidants familiaux.

Plus tard la montée des droits de l’homme devait modifier non pas le paysage institutionnel mais la réalité de son contenu. C’est le cas des grandes lois qui tout au long des 20 dernières années vont s’intéresser aux usagers de l’archipel. On parlera de « Charte des droits et libertés de la personne accueillie » de « projet de vie personnalisé » de « contrat de séjour », de « compensation », etc. Il s’agit de ne pas oublier les personnes en difficulté et de leur attribuer les mêmes droits liberté que celles progressivement octroyées dans la vie ordinaire. Déjà le monde de l’entreprise pénètre dans les institutions correspondantes, moins celle de l’entreprise d’aujourd’hui que l’on a brièvement évoqué mais davantage celle d’hier. Ainsi la notion de projet associatif est massivement introduite à un moment où les projets d’entreprises sont progressivement abandonnés. Ce comportement mimétique est lui-même très prudent et les notions de qualité qui seront massivement introduites éviteront d’aborder les réalités plus contraignantes que l’industrie va connaitre. Ainsi le concept de cout d’obtention de la qualité ne sera pas centralement abordé tandis que la normalisation IS0 sera relativement évitée. La même prudence sera observée dans la logique institutionnelle et les opérations de recentrage sur le cœur de métier seront d’autant plus limitées que la logique du faire soi-même est souvent essentielle pour la qualité du service à fournir. Globalement l’architecture classique des institutions, avec une chaine de responsabilité lourde, (décideur politique/décideur administratif/Association/établissement), et parfois complexe (financement multiple, hétérogénéité et cloisonnement des statuts des collaborateurs) reste éloignée du monde classique de l’entreprise. Ce qui est moins éloigné est bien sûr la marée de l’hyper réglementation en tous genres, sur les bâtiments, sur la nourriture, sur l’environnement, sur l’hygiène, sur la sécurité, sur le responsabilité, etc. Par contre ce qui reste éloigné est la pression du marché, dont la relative faiblesse est source de multiples effets pervers trop connus pour être ici exposées de façon détaillée : culture de l’entre-soi, conseils d’administration davantage clients des structures plutôt qu’actionnaires, faible pression sur le niveau des couts, sur la réflexion stratégique, etc.

La montée importante du niveau des retraites à la fin des années 70 et surtout l’élévation considérable du nombre de retraités résultant du vieillissement démographique facilitent le passage d’une partie du secteur vers l’entreprise moderne. Parce que des retraités deviennent titulaires d’un pouvoir d’achat autonome important, ils sont susceptibles de devenir des consommateurs de type classique et sont donc soucieux de se voir offrir un service marchand tels ceux rencontrés dans le monde de l’entreprise. Peuvent ainsi naitre des groupes privés recourant souvent à un large appui sur un modèle économique issu de celui de l’investissement immobilier. Ces groupes plongés dans le bain de l’économie financiarisée n’ont pas le choix et se doivent d’adopter les nouvelles règles de l’entreprise nouvelle. En particulier l’externalisation massive, source de gains économiques doit cohabiter avec le maintien de l’idée de maisons sécurisantes, autonomes, donc d’institutions protectrices, cohabitation que doivent gérer les gestionnaires : l’institution s’affaisse mais il faut conserver la famille et l’entre-soi. Ces derniers ont aussi à gérer la satisfaction des besoins collectivement définis par une puissance publique qui par essence reste bureaucratique et les désirs d’un client solvable devenu puissamment consommateur. Les grandes lois des 20 dernières années sont sensées apporter davantage de satisfaction aux usagers, mais elles sont comme toute loi : générales, abstraites, et impersonnelles et ne répondent qu’imparfaitement aux besoins de l’individu usager X. Il faut respecter l’Etat, qui a une vision du besoin, mais aussi le marché où il faut satisfaire des besoins et désirs complètement individualisés : ceux de X. Dès lors on comprendra que ces groupes ne peuvent se satisfaire de la réglementation publique et introduiront des critères de gestion puisés dans le monde de l’entreprise nouvelle : la pratique du « reporting » deviendra ainsi norme générale, norme qui pourra engendrer l’étonnement du secteur et donc norme  plus difficile à implanter dans les EHPAD issus de structures associatives, celles des anciennes institutions.

Les grands changements règlementaires des 20 dernières années n’ont pas donné lieu à une évaluation précise. Certes la culture de l’évaluation s’est introduite, et il est globalement admis par les professionnels que la qualité de service s’est améliorée. Par contre le rapport qualité/prix n’est pas encore centralement abordé. On évalue le respect de la nouvelle réglementation, le niveau de conformité des actions mais il est beaucoup plus difficile de mesurer la qualité du service rendu à la personne. Dans le même temps les couts indirects se sont élevés avec la mise en place des règlementations nouvelles- celles que subissent tous les acteurs et celles spécifiques au médicosocial- des couts qui à l’inverse de ceux supportés par l’entreprise classique ne peuvent que rarement être reportés, donc externalisés, vers le marché. C’est dire qu’ils sont supportés par la puissance publique elle-même. S’interroger sur les rendements globaux du dispositif en tant que politique sociale est aujourd’hui une question sans réponse, et il n’existe pas d’étude permettant de conclure à l’évolution des rendements globaux, croissants ? décroissants ? constants ?

Maitrise des couts, montée de la qualité et nouvelles configurations institutionnelles

Dans ces conditions exercer une  pression de plus en plus forte sur les couts est une attitude rationnelle et c’est bien ce qui est tenté avec les nouvelles procédures budgétaires (CPOM, EPRD,etc. ) et plus encore avec les procédures SERAFIN PH. Un modèle permettant- pense-t-on – d’assoir la mesure de la qualité du service rendu à la personne.

Derrière ces procédures il y a l’idée que la modification du paysage institutionnel avec la création de plateformes de services et l’introduction de coordonnateurs de parcours permettrait outre une meilleure réponse aux besoins, une diminution des couts. Sans que cela soit évoqué, il y a là quelque chose comme un nouveau mimétisme. La nouvelle forme de l’entreprise, beaucoup plus immergée que jadis dans l’océan planétaire de la concurrence, entreprise dont nous avons succinctement présenté les caractères, est déjà devenue le modèle de plateforme de service équipée de coordonnateurs de parcours.

L’entreprise moderne est déjà une plateforme de service qui s’est spécialisée sur son cœur de métier et qui a externalisé nombre de ses anciennes activités sur la base du critère des couts, externalisation dont le champ à pu s’élargir grâce à l’effacement de l’Etat politique au profit de l’Etat manager. Pour l’archipel du médicosocial il en irait de même, ce qui permettrait de ne plus produire en silo et donc ne plus surproduire certains services non demandés et sous produire d’autres normalement exigés par la personne accueillie. En somme mettre fin à un fordisme artisanal incapable de produire la spécificité du service demandé comme naguère le fordisme industriel était incapable de produire des biens individualisés et personnalisés.

Et l’entreprise moderne dont on disait qu’elle était devenue courant d’air se doit dans cette nouvelle configuration disposer de deux managers nouveaux dont l’un sera patron de la logistique globale ( « supply chain »), et l’autre manager de la relation client ( « Gestion de la Relation Client », GRC, ou  « Customer Relationship Management », CRM).

 Quand on observe les compétences exigées du futur « Case Manger » de l’archipel du médicosocial on ne peut s’empêcher de les rapprocher de ceux du manager général de la logistique : rationaliser les processus, réduire les délais d’attente, accroitre les taux d’utilisation des divers outils , améliorer la collaboration de tous les acteurs….Et il est vrai qu’en dehors de la connaissance impérieuse du secteur médicosocial, le « case manager » doit maitriser à peu près les mêmes compétences : savoir gérer un réseau, maitriser la méthodologie de la gestion de projet, savoir communiquer et animer, etc.

Et quand on creuse ces mêmes compétences du futur « case manager » on ne peut s’empêcher de les rapprocher de celles du manager de la relation client : savoir capter, traiter, analyser les informations relatives aux clients et offrir des propositions de services. Ce qui suppose une grande capacité d’écoute, une aptitude à nouer des relations, une maitrise des canaux et réseaux de commercialisation, une capacité de dialogue individualisé avec communication intégrée, une capacité à concevoir une valeur individualisée….Le « case manager », toujours en dehors de la connaissance du secteur médicosocial doit valider  approximativement les mêmes compétences.

Le rapprochement est saisissant et on peut conclure que dans la configuration institutionnelle pressentie le « Case manager » serait à la fois patron de « supply chain » et patron de la GRC.

Et ce rapprochement n’a rien de surprenant car les besoins et exigences des clients de l’archipel du médicosocial suivent l’évolution des normes sociales générales : « l’independent living » ou le « mainstreaming » voire l’exigence d’un service entièrement personnalisé. Ces exigences nouvelles ne sont que la traduction/adaptation de ce qui se déroule très concrètement dans la tête des consommateurs du monde marchand. La diversification des interventions médicosociales induite par des spécialisations nouvelles n’est que la traduction/adaptation  de ce qui se déroule dans le monde marchand avec des produits et services de plus en plus complexes et spécialisés qu’il faut produire de façon industrielle.

On pourrait en conclure rapidement qu’Il n’y a plus qu’à…..C’est hélas très vite dit car l’irruption de ces gestionnaires de parcours ne peut être imaginée sans une analyse contextuelle sérieuse. Beaucoup de tentatives de modernisation de la gestion publique se sont soldées par des difficultés en raison d’une impossibilité relative de contextualiser les mesures proposées. Le diable est toujours dans les détails.

Et de ce point de vue l’expression souvent utilisée de coordonnateurs de parcours est trop imprécise. Certes on envisage clairement les compétences de son titulaire comme réponse à des besoins eux-mêmes clairement identifiés. En revanche on ne voit guère sa position précise dans le nouvel échiquier.

Pour l’entreprise nouvelle, celle complètement immergée dans un marché mondial, les choses étaient relativement simples et les nouvelles fonctions ci-dessus évoquées ont accompagné une évolution institutionnelle elle-même marquée par une bonne souplesse adaptative. Les entreprises rigides étant simplement éliminées par les forces du marché, seules les plus agiles ont survécu. Dans un monde qui est aujourd’hui nomade, les « coordinateurs de parcours » gèrent la logistique et les clients en se pliant intégralement à un marché qu’il s’agit d’élargir ou de réduire pour répondre à l’objectif de maximisation du profit. En ce sens leur fonction est importante mais en même temps très réduite et ils ne font qu’obéir à des critères, une obéissance qui sera probablement mieux assurée demain par l’intelligence artificielle.

Tant que l’archipel du médicosocial reste à la lisière du marché et que le client n’est pas auto-déterminé, le coordinateur de parcours sera soumis à des décisions bureaucratiques du même ordre que celles connues dans les institutions classiques. La question sera alors de savoir si le coordonnateur, le « case manager », se verra confié la mise en œuvre de ces décisions par une organisation nouvelle, ou si c’est l’ancienne institution qui lui confiera la mission de coordination.

 Dans le premier cas il devient responsable au regard de l’autorité administrative et doit optimiser comme le font ses collègues de l’entreprise soumis à la logique du profit maximal. Il en résulte une position d’autorité au regard des institutions qui deviennent soumises à ses décisions. Cette autorité s’exercerait à l’intérieur d’un espace géographique à déterminer. Le coordonnateur devient, toutes proportions gardées, une sorte de préfet ou de responsable d’ARS ou de MDPH ou d’entrepreneur d’un type nouveau. Dans le second cas, le coordonnateur devient agent d’un service supplémentaire à l’intérieur d’établissements fédérés ou d’associations partenaires.

Pour l’archipel du médicosocial l’enjeu est bien sûr fondamental. Nul ne sait comment les choses vont se faire ou se défaire. Par contre l’Etat devenu manager a bien sûr intérêt à ce que la première formule soit privilégiée. Dans l’entreprise nouvelles les coordinateurs logistique et clients sont de vrais responsables… serviteurs du marché. Dans le médicosocial d’un Etat qui a cessé d’être politique pour devenir manager, le « case manager » idéal serait un patron….serviteur de l’optimisation bureaucratique. Une optimisation qui cherche à reproduire le marché, de fait interdit, au service du client, comme en fin de parcours la planification soviétique cherchait par des procédures complexes à reproduire le marché capitaliste.

On peut donc penser que les vieilles institutions vont résister et proposer des solutions intermédiaires, des coordinateurs déjà salariés des anciennes maisons, des regroupements classiques type GCSMS, avec absorption de petites associations et redéfinition de la division du travail, etc. Parallèlement on pourrait voir se développer des institutions d’un type nouveau, beaucoup plus proches de l’idéologie du marché et de l’entreprise d’aujourd’hui qui en raison de normes culturelles nouvelles se placeraient spontanément au service de l’Etat manager : des entreprises de coordinations de services médicosociaux devenant de véritables holdings d’établissements aux rôles différenciés et complémentaires.

 Resterait à réfléchir aux  conséquences sur les familles d’un tel réaménagement institutionnel. Un parcours de soins plus complexe est-il porteur de charges nouvelles sur les familles ? On peut en effet penser que ces dernières seraient  amenés à participer aux choix complexes  comme dans le monde marchand les nouvelles configurations appellent une mobilisation plus grande du client, un client qui entre en coproduction avec l’entreprise fournisseuse. Une telle hypothèse reviendrait aussi à penser que la nouvelle configuration serait aussi un choix de report partiel des charges sur les familles.

On peut certes aller plus loin encore en imaginant une quasi privatisation d’une partie de l’archipel du médicosocial. Reproduisant le projet de distribution de « bons éducatifs », tels qu’imaginés par certains réformateurs libéraux du système éducatif, on pourrait imaginer une distributions de bonds d’achats de services médicosociaux. Dans un tel paysage institutionnel, les familles achèteraient des services à des « case managers » privés, lesquels produiraient le service demandé à partir d’achats à des institutions nouvelles ou anciennes. Il s’agit là d’une position extrême, ne figurant pas dans les actuels chantiers de la réforme de l’Etat, et donc ne disposant pas  dans le moyen terme de réelles chances  de parvenir à l’existence.

L’institution  n’est pas morte et ne fait que se redéployer. Il n’est donc pas correct d’évoquer l’idée de désinstitutionnalisation pour appréhender ce qui n’est ou ne sera qu’une adaptation. 

 

 

 

 

 

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1 février 2018 4 01 /02 /février /2018 10:44

 

Le retour de la croissance est maintenant confirmé par tous les instituts[1]. Paradoxalement ce retour ne s’accompagne pas d’une réduction du chômage. Nombre d’organismes considèrent même que les quelque 9,2  points de chômage, eux-mêmes inscrits dans des taux d’emplois relativement faibles, correspondent à du chômage structurel, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’amélioration conjoncturelle ne permet pas de le réduire[2].

Les entreprises elles-mêmes sont en bien meilleure santé qu’au début des années 2010 : spectaculaire redressement des marges grâce à la politique sociale/fiscale adoptée en 2013, avec augmentation du taux d’utilisation des capacités de production (86% fin 2017[3]).

Cette situation nouvelle des entreprises laisse pourtant un certain nombre d’interrogations : la désindustrialisation n’est que stoppée et ne s’accompagne pas d’une potentielle montée en gamme. Ainsi on ne constate pas d’amélioration de la productivité pouvant être le résultat d’un tissu productif plus efficient : investissement global en hausse[4] mais pas de hausse significative des investissements dans les nouvelles technologies (0,4% du PIB contre seulement 0,5% aujourd’hui…mais 1% au Portugal…), pas de hausse spectaculaire de la robotisation (seulement 1,27 robots pour 100 emplois contre 5,5 pour la Corée), et pas de hausse significative de l’investissement de productivité.

Il n’existe donc pas de sortie de crise par le haut et cette faiblesse de la modernisation se paie très lourdement sur les marchés internationaux. Ainsi le déficit extérieur se monte en 2017 à 65 milliards d’euros dans un contexte où les prix de l’énergie sont faibles[5]. Ce chiffre est ainsi le plus élevé jamais atteint par le pays. Même au regard de pays à spécialités moyen/bas de gamme comme l’Espagne, le déficit est devenu inquiétant ( 8 milliards d’euros pour 2017). De façon plus précise encore, la France est en déficit vis-à-vis de 36 pays parmi ses 61 partenaires commerciaux principaux, soit 7 pays de plus qu’en 2000. Bien évidemment la plupart des grandes branches d’activités est affectée, et sur 75 branches analysées 51 sont déficitaires, soit 68%. Ajoutons que la part des exportations françaises dans celle de la zone euro est passée de 17 à 12,9% entre 2000 et 2017. Certes, le jugement doit être nuancé et l’allongement considérable des chaines de la valeur cache une réalité moins sévère puisque nombre de services productifs se situent en amont et en aval de l’ensemble manufacturier. Mais l’idée d’une sphère productive plus vaste que la sphère industrielle – idée privilégiée par Pierre Veltz[6] – ne doit pas faire illusion et l’analyse de la balance extérieure montre que la balance des services (hors tourisme) est à peine équilibrée.  

La pérennisation d’une croissance qui serait porteuse d’emplois passe ainsi par le rééquilibrage des comptes extérieurs alimenté par la montée en gamme de l’économie française elle-même alimentée par une modernisation de ses entreprises. La question revient alors à celle d’un investissement qualitativement et quantitativement insuffisant malgré la hausse des marges.

L’accroissement quantitatif n’est guère la solution. Il n’accroit pas la productivité et se heurte très vite à la concurrence internationale, en particulier dans la zone euro, à celles des économies qui ont tenté la sortie de crise par le bas (Espagne et Portugal qui se sont livrés à des dévaluations internes non coopératives[7]) D’où des emplois peu sophistiqués (services à la personne) ou atypiques (travailleurs détachés) avec des choix de flexibilisation (en 2017 85,3% des contrats étaient des CDD) potentiellement renforcés par la nouvelle législation de l’automne 2017. De ce point de vue, compte tenu de l’extrême faiblesse de l’élasticité-prix à l’exportation, la reconquête de marchés extérieurs dans un tel contexte avalerait rapidement les marges autorisées par le CICE du quinquennat précédent. Au-delà, il faut aussi reconnaitre que dans les secteurs non exposés l’évolution des valeurs sociétales contraint largement les entreprises anciennes. Ainsi dans la branche Bâtiment, les enquêtes montrent qu’il est extrêmement difficile d’embaucher même en sacrifiant le supplément de marge délivré par le CICE. On aurait ainsi tort de se féliciter et de compter sur la forte croissance de l’investissement des ménages en 2017 ( +5,1%), qui correspond au secteur du bâtiment non porteur de gains de productivité et consommateur privilégié de travailleurs détachés.

Il faut donc compter sur une dimension qualitative et plus moderne de l’investissement, seule susceptible de conquérir des gains de productivité, et donc de concourir à l’effacement du déficit extérieur et à ses effets sur l’emploi. En la matière, au-delà de questions macroéconomiques - exposition particulière de la France à la hausse des taux en raison de l’augmentation des taux d’endettement de tous les secteurs institutionnels[8], potentielle hausse de l’euro au vu de causes multiples[9], etc.- les regards doivent se porter sur la grande inadaptation de la main d’œuvre aux exigences de la modernisation. Le blocage principal de la modernisation se situe dans l’insuffisante qualification de la population active. En la matière  toutes les enquêtes et statistiques vont dans le même sens : Difficultés de recrutement et donc d’offre au même niveau quel que soit le taux de chômage[10], déclassement lourd de la France dans les enquêtes PIAA, PISA avec des résultats catastrophiques dans les performances des enfants de CM1 en mathématiques (passage au 35ième rang en 2017), dans les performances de ces mêmes enfants en compréhension écrite ( passage au 34ième rang), insuffisance notoire des effectifs dans les écoles d’ingénieur notamment par rapport à l’Allemagne[11], etc.  

Il est très difficile de produire une analyse causale précise et robuste sur les déterminants de ce déclassement en longue période. La facilité consiste à accuser un système et ne pas tenir compte des changements majeurs qui ont affecté la société française depuis plusieurs dizaines d’années de crise.

C’est que la désindustrialisation massive  en corrélation avec le déséquilibre extérieur et le chômage correspondant est aussi en corrélation avec les choix macro-politiques et macroéconomiques remontant à 1992 avec celui du franc fort et celle de la désinflation compétitive. Face à ces choix qui aboutiront  à la monnaie unique, le système de formation déjà bien fonctionnalisé sur l’ordre économique va d’une certaine façon accompagner un vaste mouvement de tertiarisation : désertion des départements industriels dans les IUT au profit des départements tertiaires, abandon des filières industrielles des BTS au profit des formations  tertiaires, transformation des écoles d’ingénieurs qui vont aussi s’adapter aux modes managériales, gestionnaires et financières et travailler de plus en plus au profit de branches tertiaires[12], développement extravagant de centaines d’écoles de commerce, etc….Il s’agit au fond d’accompagner le développement de branches peu productives qu’elles soient réputées « haut de gamme » (finance) ou réputées « bas de gamme » (services à la personne). Dans le même temps une énorme quantité de savoirs réels sera abandonné. Et le mouvement ne peut que s’auto-renforcer, car les ravages de la politique du Franc Fort pour accéder à une monnaie unique sur la base d’un taux  irréaliste doivent s’adoucir par le déploiement de l’état social et de sa bureaucratie improductive : il faut créer des emplois sociaux chargés d’aider ceux qui deviennent progressivement des inutiles au monde et dont les enfants ne voient plus dans l’école un instrument de promotion... D’où de nouveaux débouchés pour de nouvelles formation tertiaires qui ne sont que réparatrices de politiques publiques inadaptées.

Le cercle est bouclé. La modernisation de l’outil de production est freinée par le producteur du capital humain (école) à qui il  fut assigné depuis fort longtemps de produire des spécifications peu accoucheuses de productivité voire simplement occupationnelles. Au-delà de questions plus vastes encore  - dont celle de l’énormité de la dette mondiale- la croissance potentielle de l’économie française est faible en raison d’un taux de chômage structurel très élevé et probablement peu inférieur à 9%. Il faudrait de très longs et très douloureux efforts d’investissements éducatifs pour améliorer une offre de formation autorisant une baisse importante du taux de chômage structurel.

Il ne faut toutefois pas se tromper. Il sera plus simple d’abandonner d’abord la monnaie unique pour retrouver un peu de respiration permettant ensuite d’effacer progressivement 30 années de destructions.

 

[1] 1,9% pour l’année 2017 selon l’INSEE. Notons que cette croissance nouvelle est mondiale et qu’elle est alimentée par une hausse considérable des dettes publiques et privées à l’échelle de la planète. Comme remarqué à la récente Conférence annuelle du marché bousier d’Euronext, la faible croissance mondiale depuis 2007 n’a pu être obtenue que par un accroissement colossal des dettes (225000 milliards sans compter près de 500000 milliards de produits dérivés, soit plus de 10 fois le PIB planétaire).

[2] Pour être plus précis signalons que 250 000 emplois ont été créés en 2017 pour une augmentation de la population active de 140000 personnes. Si le taux de chômage n’a que peu diminué c’est probablement en raison d’un certain retour vers l’emploi et donc le chômage structurel est probablement inférieur à 9 points. Il reste néanmoins très supérieur à ce qu’il pouvait être avant 2007, c’est-à-dire avant la crise (environ 7 points).

[3] Soit 3 points au dessus de sa moyenne de long terme

[4] 4,3% pour les entreprises en 2017 mais toujours un retard d’investissement de l’ordre de 40 milliards d’euros sur les 10 dernières années selon les ECHOS (31/1/2018).

[5] La forte croissance des exportations (3,7%) est largement un mystère résultant de la comptabilisation de 127 avions AIRBUS livrés sur le seul mois de décembre…soit plus de deux fois la production mensuelle moyenne de l’entreprise… et une somme exportée avoisinant les 10    milliards d’euros…de quoi interroger les chiffres présentés du commerce extérieur….L’énormité des chiffres de l’aéronautique civile masque ainsi une réalité moyenne infiniment plus douloureuse.

[6] Cf son ouvrage : « la société hyper-industrielle » Seuil, 2017.

[7] Ces deux pays ont connu un fort retour à la croissance - avec hausse des capacités de production, des exportations (il est prévu que le Portugal exportera 50% de son PIB en 2025 !) et de l’investissement privé- en diminuant considérablement le coût du travail. Cette sortie de crise est extrêmement coûteuse et ne peut se concevoir dans un grand pays comme la France sans mettre en cause la construction européenne elle-même.

[8]  Selon le Bulletin de décembre 2017 de la Banque de France, 3 points de PIB pour les ménages, mais aussi 0,4 point pour les administrations et 4,7 points pour les entreprises.

[9] Excédent très élevé des comptes extérieurs de la zone, déficit US en forte croissance, poids croissant de l’euro dans les réserves de change, achats de titres en euro par des non- résidents, etc.

[10] Le chiffre de 140 000 emplois vacants dans l’industrie ne bouge que très peu d’une année à l’autre.

[11] 146 447 pour la France en 2016 contre 757 173 pour l’Allemagne. Il convient toutefois de nuancer ces chiffres bruts qui ne tiennent pas compte de l’extrême dispersion des niveaux et types de formation.

[12] Pensons à ce Laoratoire de l’Ecole Polytechnique (le CMAP, centre de mathématiques appliquées) qui propose un nouveau modèle dit de « rough Volatility » permettant de mieux éclairer la finance que le funeste modèle de Black-Scholes. Quelle est la valeur ajoutée réelle d’une invention dont la finalité est la sécurisation d’activités simplement spéculatives ?

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31 octobre 2016 1 31 /10 /octobre /2016 13:46

Il existe des candidats courageux qui engageront le débat sur une réelle reconfiguration des institutions européennes. Ces candidats doivent savoir qu’ils se heurteront à des forces d’une puissance inouïe. Face à cela il faut savoir engager une guerre éclair : attaquer l’ennemi là où il ne s’y attend pas et frapper avec la force de l’instantanéité et une puissance de destruction que l’ennemi ne sera pas en mesure de contenir.

Le contenu de la campagne :

  • Il doit tourner sur l’impossibilité de reconstruire le « vivre ensemble » et l’économie du pays sur la base des règles du jeu de l’UE.
  • Il doit insister sur l’impasse dans laquelle se trouvent tous les pays partenaires au bénéfice de la seule Allemagne laquelle jouit d’une compétitivité artificielle.
  • Il faudra insister lourdement sur la Finance qui fabrique de la fausse monnaie pour « se sauver », pour spéculer, avec effets de détruire les entreprises et rendre insupportables les inégalités, et finalement pour ne plus assurer sa fonction première qui est l’investissement.
  • Ne pas hésiter à mettre en avant notre prix Nobel : Maurice Allais.
  • Repérer, sélectionner, responsabiliser et former les hauts fonctionnaires chargés de rendre  exécutoires les « décisions » prévues dans la rubrique « Après l’élection ».  

L’engagement :

  • Engagement sur l’honneur que les Traités seront renégociés.
  • Que La France s’engage à bloquer tout « approfondissement » de l’UE et ce quelle qu’en soit la forme, tant que ses revendications essentielles sur la monnaie et la finance, ne seront pas prises en considération.
  • Parmi ces revendications il y a la mise à l’index de la finance folle, le retour de la souveraineté budgétaire et le contrôle de la banque centrale par les citoyens.
  • Pas de référendum sur l’appartenance à L’UE pour ne pas donner d’armes à une spéculation amie des représentants des institutions bruxelloises. (On ne s’attaque à l’ennemi que lorsqu’on est sûr de remporter la victoire).

Après l’élection :

  • Attendre de pied ferme le déclenchement de la spéculation. On peut même habilement la précipiter.
  • Frapper très fort en décidant de l’utilisation de l’article 16 de la Constitution aux seules fins de réquisitionner le gouverneur de la banque centrale et tous les dirigeants du système financier. (Après inventaire il n’existe pas d’autre outil juridique que l’article 16, en particulier l’utilisation du principe de respect de « l’identité constitutionnelle » n’a aucune portée).
  • Proposition de texte : « Attendu que la spéculation sur les marchés financiers menace gravement l’indépendance de la France et fait obstacle au fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République active l’article 16 de la Constitution. A cet effet il prend toutes dispositions pour mettre fin aux activités financières nuisibles à la France. Dans ce cadre une série de « Décisions » portant sur les prérogatives du gouverneur de la banque de France , celles des responsables des grandes institutions financières et des hauts fonctionnaires chargés de l’application desdites décisions  est prise. Leurs effets sont immédiats ».
  • La protection de l’épargne nationale constitue l’un des objectifs principaux des Décisions prises par le Président de la République. Cette volonté doit figurer dans les attendus de chacune des Décisions.
  • Il n’est pas nécessaire d’attendre les élections législatives pour agir.
  • Attendre, par « exportation » de la spéculation, la grande dislocation de la zone en laissant à l’Allemagne le soin de retrouver sa monnaie si tel est son désir.
  • Entrer concrètement dans la phase de reconstruction globale (institutionnelle, sociale, économique, etc.) notamment par le caractère massif de l’investissement autorisé par une architecture financière nouvelle.

Nous n’avons là que les premières clés de la porte d’entrée d’une alternance, qui ne peut être comme les autres, et doit devenir une phase historique nouvelle pour le pays. Elles sont nécessaires mais non suffisantes. Les autres clés très nombreuses qui doivent figurer dans un programme véritable ne sont pas concevables sans le sursaut autorisé par les premières.

 

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27 février 2016 6 27 /02 /février /2016 07:57

 

Bien évidemment, nous ne pouvons  connaitre  l’issue du référendum britannique du 23 juin prochain. Par contre, au-delà de remous légers sur certains marchés, nous sommes déjà assurés que le départ de la Grande Bretagne, s’il a lieu, sera - à court terme et toutes choses égales par ailleurs - complètement indolore pour les britanniques[1].

La raison en est – toujours à court terme-  que le grand marché sera toujours présent et que nulle barrière  ne viendra s’opposer à la libre circulation des marchandises et des capitaux. C’est la raison pour laquelle aucune spéculation déstabilisante ne viendra contrarier le vote des électeurs.

Si la France devait suivre l’exemple britannique, les choses seraient incontestablement beaucoup plus douloureuses et la seule annonce d’une renégociation suivie d’un référendum programmé entrainerait un déchainement incontrôlable des marchés. La raison en est que l’engluement de la France dans la zone euro est autrement plus marqué que celui de la City. Nous avons souvent ici indiqué que, de fait, une telle renégociation était tout simplement impensable. On ne peut plus aller plus loin sans défigurer complétement l’identité de la France et l’affaisser davantage encore. Que deviendrait notre politique étrangère ? notre outil de dissuasion ? la souveraineté militaire ?  Mais on ne peut plus retrancher sans prendre le risque d’un déchainement des marchés. Comment renoncer au pacte de stabilité ? Comment modifier le statut de la Banque centrale ? Comment reprendre le contrôle des banques ? Comment renégocier la dette publique ?

Nous sommes ainsi placés dans la situation du TOUT ou RIEN.

LE RIEN  signifiant au mieux une renégociation globale entre tous les partenaires, et une renégociation sous la triple surveillance très  Ã©troite des marchés,  des partis dits populistes qui sont devenus porte-paroles des peuples.… et des épargnants allemands. Il n’y a pas d’espace d’accord mutuellement avantageux possible dans le cadre d’une renégociation et c’est la raison pour laquelle  les diverses propositions des uns et des autres - même celles  les plus hardies[2]- ne sont que de l’agitation sans contenu.  Tous veulent aller dans une « union toujours plus étroite Â» … seul chemin offert dès le Traité de Rome… mais le dit chemin se trouve aujourd’hui impraticable….

Si donc le rien n’est vraiment pas grand-chose, Le TOUT signifie à l’inverse une rupture qui ne peut même pas être anticipée, par exemple dans le cadre de programmes politiques. On ne peut rien négocier, mais au-delà, on ne peut même pas promettre une négociation si d’aventure le parti qui la propose risque de gagner l’élection : les marchés seraient « affolés» et donc quel que soit le vainqueur de la primaire française de l’automne prochain, on peut être certain que s’agissant de l’Union européenne la prudence des mots sera de rigueur. Seul le parti dont on est assuré qu’il ne gagnera pas, pourra parler d’une sérieuse renégociation….dont le système politico-médiatique pourra affirmer  avec force et hauteur de vue qu’elle ne relève pas du raisonnable voire du simple sérieux….

Il s’agit, bien sûr, d’un emprisonnement complet qui, seul, peut s’expliquer par ce qui est devenu le pouvoir bureaucratique européen : des acteurs qui peuvent quasi complètement s’autonomiser vis-à-vis des  Etats et  des pouvoirs économiques pourtant omniprésents dans les institutions européennes. Un personnel politico-administratif de haut niveau qui s’arroge des compétences non prévues par les textes et qui décident de la politique économique des Etats adhérents, allant contre l’intérêt de ces derniers et allant parfois contre l’intérêt de ses acteurs économiques[3].

 

Quand tout est bloqué, quand les règles du vivre ensemble deviennent complètement inadaptées, quand le chômage (Europe du Sud),  les inégalités (toute l’Europe),  le non-respect de la démocratie (Grèce2015, France 2005, Pays-Bas 2005, etc.), quand la ghettoïsation/fragmentation (France, Italie, Espagne, etc.,) quand les comportements sécessionnistes de ceux qui le peuvent (toute l’Europe) quand les migrations (toute l’Europe) ou le développement de divergences nouvelles colossales  entre pays (toute l’Europe), deviennent des sources majeures de destruction, seule une décision aux effets instantanés peut  redessiner un espace du vivre ensemble – une refondation du contrat social -  acceptable par tous. Parce qu’au final on perçoit de sourdes menaces sur la paix civile elle-même, il devient urgent d’agir avec la vitesse de l’éclair.

Il se trouve que, sauf coup d’Etat, les règles constitutionnelles des divers pays empêchent cette décision radicale aux effets instantanés. Sauf la France qui, constitutionnellement  Ã©quipée d’un article 16[4], peut  réécrire les règles du jeu.

Parce que les règles présentes ont perdu toute légitimité[5] , qu’elles détruisent « les corps politiques Â»[6], et la souveraineté comme condition nécessaire de toute démocratie, il est important de rétablir le droit en tant qu’instrument de régulation  des rapports sociaux acceptables par le plus grand nombre.

L’utilisation de l’article 16 permet-elle  de rétablir la souveraineté démocratique ?

Voulue par le général De gaulle, elle fut souvent contestée en ce que, pour les juristes classiques, elle pouvait être l’outil de la tyrannie[7]. Elle reste contestée aujourd’hui car, pour nombre d’ entre-eux, elle est un outil devenu obsolète au regard de l’évolution du droit. Il est ainsi vrai que des droits dits fondamentaux sont susceptibles d’être opposés au législateur lui-même. Tel est le cas des effets de la ratification de la Convention européenne des Droits de l’homme, qui entraine l’acceptation du droit de recours individuel devant la cour européenne des droits de l’homme. On pourrait citer d‘autres cas.

Pour autant, même toilettée dans le cadre de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, l’outil reste d’une extraordinaire puissance et se trouve être à la disposition de celui qui voudra redonner espoir à la France.

On sait quels sont les actes essentiels qui doivent être publiés dans la minute qui suit la mise en action de l’article 16, pour l’essentiel : réquisition de la banque de France et de la totalité évidemment du système bancaire, contrôle des changes et fin de la libre circulation du capital et des biens :  l’ensemble des textes propres à une refondation doivent alimenter les rotatives du Journal Officiel au moment même où le Président de la République s’arroge les pleins pouvoirs.

Ces actes ont juridiquement le caractère de « Décisions Â» et sont des « actes de gouvernement Â»[8]  insusceptibles de recours juridictionnels. Leur force juridique est extrêmement puissante et seules les « décisions Â» portant sur la Constitution sont interdites au Président de la République. Ceci est extrêmement important : il ne peut toucher au  « bien commun Â» de la Constitution et se transformer en tyran. Il est dans la légitimité et en utilise les ressources pour simplement rétablir la paix dans une société menacée.

La décision d’utiliser l’article 16  est elle-même juridiquement inattaquable et ne peut donner lieu à des situations ingérables. Certes, elle est encadrée par des conditions (cf note 4) mais le Président est seul à pouvoir juger de la menace qui pèse sur le Pays, et son interprétation ne peut donner lieu à des interventions de la part d’instances qu’il aura simplement informé : premier ministre, présidents des 2 assemblées, Conseil Constitutionnel. Pendant toute la période de rétablissement de la souveraineté et de la démocratie, le parlement est lui-même dans l’impossibilité de légiférer et de contrarier les « Décisions Â» du Président. Cette période est bien sur limitée par la Constitution : l’aticle 16 n’est là que pour rétablir une paix civile et une démocratie que la bureaucratie européenne a largement détruite.

L’article 16 allie ainsi deux qualités souvent opposées : la légitimité et la vitesse . Il n’est pas acte fondateur de la tyrannie mais permet le rétablissement d’un ordre démocratique miné par une bureaucratie européenne souvent aidée par des pouvoirs politiques compradores bien répartis sur le territoire de l’Union. Mais il permet aussi d’étouffer les risques d’inefficience et, le cas échéant, de renégocier à l’abri de la violence des marchés, les modalités des nouvelles relations avec l’Union européenne.

Certes, cette renégociation, très différente de celle qui vient d’être menée par la Grande Bretagne, risque d’être un peu théorique en ce sens que l’utilisation de l’article 16 par la France vaudra à lui seul la probable destruction quasi complète de l’édifice européen.

Néanmoins, on peut imaginer que le Président de la République respecte l’intégralité des règles de l’article 50 du TUE[9]. C’est conformément aux règles constitutionnelles que la France décide de se retirer (alinéa 1 de l’article 50), et c’est conformément aux alinéa 2 et 3 du TUE que la France pourra - à l’abri des marchés mis sur le côté par les « Décisions Â»- renégocier des accords mutuellement avantageux avec l’Union ou ce qui en restera.

Le présent texte tente ainsi de montrer que la France n’attend aucune alternance politique  classique et l’élection présidentielle de 2017 risque une fois de plus de décevoir. Les différents candidats ne pouvant se mouvoir que dans le cadre du logiciel qui s’est progressivement cristallisé avec la prétendue mondialisation et le totalitarisme de la marche forcée vers toujours plus d’intégration.

Quel président aura le courage de sortir le pays de son naufrage en utilisant l’article 16 ? René Capitant avait naguère considéré que le Général De Gaulle voulait avec cet article constitutionaliser « l’appel du 18 juin Â». Il avait sans doute raison et c’est bien davantage d’un « 18 juin Â» que du hochet des primaires et d’élections, dont le pays a besoin.

 


 

[1] Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se passera rien à plus long terme par exemple : l’indépendance de l’Ecosse. Par contre la chute de la livre sterling n’est pas ,contrairement à ce qui est, dit une catastrophe. Elle permettrait même un allégement du déficit extérieur et probablement la création d’emplois industriels  de qualité supérieure.

[2] C’est le cas de la note de 9 pages envoyée par le gouvernement italien à la commission laquelle évoque l’excédent d’épargne allemand, la mise  en place d’un système d’assurance chômage commun, la création d’un budget commun au titre des investissements communautaires,  etc.

[3] C’est bien évidemment la cas de l’Eurogroupe, institution juridiquement inexistante qui prend des décisions d’autant plus aisées que les acteurs politiques sont bâillonnés

[4] « Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel

[5] Nous renvoyons ici à la distinction faite dans le dernier ouvrage de Jacques Sapir : « Souveraineté, Démocratie, Laïcité Â», Michalon, 2016.

[6] Expression largement utilisée dans le passionnant ouvrage de Frédéric Lordon : « Impérium Â», La fabrique , 2015.

[7] Certains parlent ainsi du « venin de l’article 16 Â». Cf l’article de Sébastien Platon dans la « Revue de Droit Constitutionel Â», 2008/5 : Â« Vider l’article 16 de son venin : les pleins pouvoirs sont-ils solubles dans l’Etat de droit contemporain ?».

[8] Dans son arrêt Rubin de Servens du 2 mars 1962[1], le Conseil d'État précise que la décision de mettre en Å“uvre les pouvoirs exceptionnels est « un acte de gouvernement dont il n'appartient pas au Conseil d'État d'apprécier la légalité ni de contrôler la durée d'application Â». Les décisions du président sont insusceptibles de recours juridictionnel.

 

[9] Article50 du T.U.E.
1. Tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union.

2. L’État membre qui décide de se retirer notifie son intention au Conseil européen. À la lumière des orientations du Conseil européen, l’Union négocie et conclut avec cet État un accord fixant les modalités de son retrait, en tenant compte du cadre de ses relations futures avec l’Union. Cet accord est négocié conformément à l’article 218, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il est conclu au nom de l’Union par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, après approbation du Parlement européen.

3. Les traités cessent d’être applicables à l’État concerné à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification visée au paragraphe 2, sauf si le Conseil européen, en accord avec l’État membre concerné, décide à l’unanimité de proroger ce délai.

 

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