On évoque de plus en plus la difficulté pour la Chine de s’orienter vers un nouveau modèle de développement. Il s’agit de passer d’un modèle extraverti vers un modèle plus auto centré. Une réalité qui se vit déjà puisque le rapport X+M/PIB[1] est passé de 65% en 2006 à 50% en 2010 et qu’il ne sera plus que de 40% en 2015.
Mais aussi un passage de plus en plus difficile que semble attester le très fort ralentissement de la croissance, un peu plus de 2% selon Patrick Artus (NATIXIS).
Nous voudrions montrer dans le présent article qu’il existe non une corrélation mais un lien de cause à effet entre hausse des salaires, chute du rapport X+M/PIB, chute de la croissance, et difficulté de construire une très large classe moyenne protégée par un Etat social puissant.
L’étincelle.
En simplifiant beaucoup une réalité infiniment complexe, on peut considérer que si brutalement existe dans une économie, un doublement des salaires ne représentant jusqu’ici que, par exemple 30% du PIB, on assistera dans le court terme à une hausse des prix de toutes les marchandises produites et consommées.
A court terme, sans modification de la mobilisation des facteurs de la production et sans gains de productivité, il faut s’attendre à une hausse de prix de 30%. En effet les salaires passent de 30 à 60 points de PIB et, toutes choses égales par ailleurs[2], l’expression monétaire du PIB passe de 100 à 130.
Le choc externe.
Le niveau général des prix étant plus élevé il affectera les exportations dont le volume variera aussi en fonction de l’élasticité-prix. Dans la mesure où les exportations chinoises sont encore dans la gamme inférieure, la substituabilité est très forte ce qui signifie une élasticité élevée de la demande internationale. Si nous prenons pour cette dernière la valeur de -1,25[3], cela signifie sur la base des exportations 2006[4] ( 35,65 points de PIB) une baisse potentielle de 37,5% des exportations ( -1,25X30), lesquelles ne vont plus représenter que 22,28 points de PIB , soit une chute de 13,33 points de PIB. Chiffre considérable.
Les importations sont aussi théoriquement affectées par le doublement des salaires et la hausse consécutive des prix internes. Elles doivent logiquement bénéficier d’un effet revenu et d’un effet de substitution. Au-delà, et contradictoirement, elles vont surtout être affectées d’un effet mécanique consécutif à la baisse des exportations. N’oublions pas en effet qu’en sa qualité d’économie extravertie baignant dans un système mondialisé d’optimisation des chaines de la valeur, la chine est d’abord exportatrice de produits issus d’ateliers d’assemblage de matériaux importés. Les importations sont donc aussi liées au flux des exportations, selon un multiplicateur de 0,35 d’après l’OCDE. Finalement le passage de l’extraversion à l’auto centrage parce qu’agissant selon 2 forces de sens contraires peut être estimé sans grands effets sur les importations.
Au total la variation de la demande externe qui fait suite au doublement des salaires est de - 13,33 points de PIB.
Le Choc interne.
Ce choc externe est toutefois à comparer au choc interne, qui lui, correspond à la hausse des salaires…et à ses effets sur les autres agents économiques.
A priori la demande interne augmente au rythme de la hausse des salaires, soit 30 points de PIB, et donc la demande interne augmenterait plus rapidement que ne se réduit la demande externe. C’est oublier 2 éléments, la hausse des prix qui fait dissocier salaire nominal et salaire réel d’une part, et l’impact d’une augmentation du cout du travail sur la demande d’investissements.
En termes réels, les salaires qui représentaient 30 points de PIB n’en présentent pas 60 après doublement mais 60/130 soit 46 points de PIB. Le choc positif interne à l’initiative de la dépense des salariés n’est plus que de 16points de PIB soit un niveau à peine supérieur à l’effet négatif du choc externe (16 contre 13 ,33).
Bilan et menace réelle.
Toutefois le nouveau partage salaires/ profit au détriment des profits réduit considérablement l’incitation à investir. D’où une chute de l’investissement productif. Nous sommes donc dans une situation de déséquilibre macroéconomique qui doit d’abord se traduire par des surcapacités dans les branches produisant des biens capitaux comme l’acier ou le béton.
C’est dire que sans intervention gouvernementale massive le taux de croissance ne peut que s’effondrer. Le passage de l’extraversion à l’auto centrage est ainsi extrêmement difficile.
Mais les chinois aiment épargner.
De fait la difficulté apparait aussi grande si l’on enrichit le petit modèle présenté en y introduisant le comportement d’épargne des salariés chinois.
Si l’on suppose que la moitié de la hausse des salaires est épargnée, la hausse des prix se trouve plus faible et l’expression monétaire du PIB n’est plus de 130 mais de 115.
Cela signifie une moindre réduction du flux des exportations (- 1,25X 15= 18,75 % de baisse) , et au final une demande internationale qui ne chute que de 6,88 points de PIB.
Toutefois ce choc externe plus faible est à comparer au choc interne. En termes réels le doublement du salaire assorti de l’effet déflationniste de l’épargne fait que désormais le poids du salaire dans le PIB se trouve être de 60/115 soit 52 points de PIB, sur lequel l’épargne viendra contracter la demande globale. Au final les deux effets contradictoires sur la demande interne sont de 22 – 11 (épargne) = 11 points de PIB. L’écart entre les 2 chocs (externe et interne) est faiblement positif (11- 6,88= 5,12) mais là encore la nouvelle répartition salaires/profit fait s’effondrer l’investissement productif, et à sa suite celui de la croissance. D’où l’interventionnisme d’un Etat chargé de masquer la crise de surproduction par le développement de lourds investissements publics.
Quelles conclusions pouvons-nous tirer ?
Le pouvoir chinois dispose d’énormes moyens pour mettre en place un Etat providence facilitant le passage au modèle que l’occident a pu construire au cours des 30 glorieuses : il lui suffit d’utiliser l’énorme épargne internationale accumulée lors de la phase extravertie de son développement. A priori ces énormes moyens pourraient aussi maintenir la croissance.
Curieusement il les utilise davantage selon les habitudes prises dans la phase antérieure : infrastructures colossales à rendements décroissants, constructions, etc. Plutôt que vers la construction d’un Etat social : retraites, santé, etc.
Il est urgent mais très difficile de sortir de l’étape de la transition.
Urgent, car désormais il faut rapidement monter en gamme pour ne pas être concurrencé par les nouveaux pays émergents dont les taux de salaires sont plus faible. Mais on sait aussi que la montée en gamme se réalise par les services lesquels sont moins porteurs de gains de productivité…. La simple stagnation des salaires en Chine ne permettra pas la chute de ses parts de marché.
Très difficile car la baisse de l’incitation à investir diminue les chances d’une hausse de la productivité limitant la dite concurrence. Avec la grande difficulté pour Un Etat de se substituer à l’entreprise dans un monde beaucoup plus complexe que lors du démarrage des 30 glorieuses en Occident. Cette très grande difficulté risque d’engloutir une bonne parti du surplus accumulé lors des 30 dernières années. Elle risque aussi de laisser en panne la construction d’une authentique et très large classe moyenne en Chine.
L’accumulation auto centrée accoucheuse d’un Etat social était une phase beaucoup plus aisée dans l’Occident du début des 30 glorieuses : gains de productivité très élevés en raison de la nature de l’accumulation de l’époque, une accumulation industrielle- plus simple que celle d’aujourd’hui- et non de services ; absence de nouveaux émergents et de concurrence ; plus largement un milieu international guidé par le « plan mondial [5]» américain qui nourrissait avec ses surplus[6] les demandes renaissantes sur des économies détruites par la guerre.
La Chine, en raison de son poids à largement bénéficié du dépeçage volontaire des anciens pays à développement auto centrés. Elle a nourri son modèle extraverti de ce dépeçage. Elle aura beaucoup de mal à construire un authentique développement auto centré.
[1] Dans le langage classique des économistes, X est le total des exportations et M le total des importations.
[2][2] Hypothèse bien sûr extrêmement simplificatrice mais qui permet de comprendre le raisonnement de base.
[3] Sources : Natixis.
[4] Nous prenons l’année 2006 de façon sans doute arbitraire mais elle est néanmoins l’une des dernières à correspondre à la Chine des bas salaires.
[5] Expression que nous empruntons à l’excellent ouvrage de Yanis Varoufakis « Le minotaure planétaire », Editions du Cercle ; 2015.
[6] Plan Marshall.