Résumé et points essentiels de la note :
1. L’émission de stable coins n’est pas un processus de création de monnaie et affecte directement la rentabilité des banques.
2. Les stable coins circulant sur une blockchain n’ont nullement besoin d'un support en forme de comptes bancaires.
3. Les Stable coins sont une inquiétude pour une architecture bancaire qui, déjà menacée par le shadow banking grandissant et par les monnaies numériques de banques centrales, se doit de réagir.
4. Les stable coins libérés d’une supervision par des banques centrales ont besoin de s’articuler sur une monnaie de réserve et surtout les titres de la dette publique qui lui correspondent.
5. Les USA ont intérêt au développement des stable coins lesquels deviennent une espérance du maintien de la dollarisation du monde et une nouvelle autorisation de laxisme budgétaire américain.
6. La dé bancarisation est une opportunité pour les pays pauvres, mais les stable coins ne permettent nullement de contourner les contrôles des changes.
Un tsunami dans la longue histoire monétaire
Nous constatons aujourd’hui que des banques se portent créatrices de stable coins. En France, on notera la décision de la Société Générale qui après avoir lancé sa filiale consacrée aux crypto monnaies (SG Forge) se lance dans l’aventure. Sans doute les banques ont-elles peur de ce qui apparait déjà comme une concurrence d’objets facilitant et sécurisant les transactions pour un coût plus faible (volatilité plus faible, rapidité, transparence, etc.). De façon plus discrète, elles voient dans la nouvelle forme privée un moyen de lutter contre la menace de monnaie numérique de banque centrale qui risquerait, dans sa configuration la plus extrême, d’engendrer un possible bank run. D’une certaine façon, on peut ainsi risquer l’hypothèse que le système bancaire est pris en tenaille entre les stable coins décentralisés et la monnaie numérique de banque centrale complètement centralisée (MNBC). Nous sommes tentés, dans ce qui suit, de tester cette hypothèse à partir de l’histoire de la forme monnaie de banque.
En émettant des certificats d’or dès la fin du moyen-âge en Europe, des organisations appelées banques vont déjà émettre l’équivalent de ce qu’on appelle aujourd’hui des stable coins. Il s’agit ici de papiers, contrepartie du métal qui ne va plus circuler et rester dans des coffres. La couverture est en principe complète et la convertibilité totale. La valeur est fixe puisqu’il n’est pas question de gager sur un cours de l’or mais sur un poids de métal. C’est aussi en principe le cas des stable coins garantis sur des titres de dette publique, en particulier le dollar. C'est en particulier le cas des 2 plus importants stable coins ( USDT émis par Tether et USDC émis par Circle) lesquels assurent 90% des volumes échangés dans le monde en 2024). Et plus l'émission grandira, ce qui est le pari des grands fonds d'investissements ( Blackrock, Arc invest, etc.) et plus la demande de dollars augmentera. Jadis, l’émission de billets devait en principe suivre la quantité d’or disponible tandis qu’aujourd’hui l’émission suppose un élargissement de la dette publique, circonstance intéressant à priori pour les Etats très endettés.
Infrastructure ferroviaire, infrastructure bancaire... gares et banques...
Le système bancaire tel qu’il s’est érigé jusqu’à aujourd’hui est au fond la construction d’une infrastructure de circulation de la valeur un peu comme le réseau ferré est une infrastructure de circulation des personnes et des marchandises. Les banques sont des gares qui réceptionnent et envoient de la valeur à partir de supports appelés comptes exactement comme les quais des gares qui accueillent et facilitent le départ ou l'arrivée de voyageurs. Cette construction du système bancaire ne s’est pas faite en un jour et il a fallu beaucoup de patience et aussi d’interventions publiques pour faire naître une gare de premier rang, la banque centrale qui permet et garantit la bonne circulation de la valeur entre des entités - des banques - qui, à l’inverse des gares sont fragiles. Une gare peut être en difficulté si elle réceptionne beaucoup de voyageurs et de convois et ne connait que peu de flux inverse. Plus grave pour une banque est de voir partir de la valeur sans en recevoir. En effet, si en raison de telle ou telle circonstance la Société Générale voit fuir de la valeur vers la BNP sans jamais en recevoir cela s’appelle une fuite et les actifs de la Société Générale ne peuvent plus couvrir le passif. Les risques de la circulation de la valeur font que la puissance publique ne s’est jamais désintéressée des questions monétaires et qu’elle a fini par imposer des institutions de sécurité avec une réglementation très stricte. Faire circuler de la valeur c’est donc vivre à l’ombre d’un tiers qui est la puissance publique. Si les banques sont des institutions plus risquées que les gares elles peuvent à l’inverse multiplier leur puissance sans réellement investir car la logique de la circulation de la valeur est aussi magiquement créatrice de valeur : les banques produisent de la valeur. Ainsi, en octroyant un crédit, une banque fait circuler de la valeur vers une autre banque qui constatera davantage de réception de valeur sur ses comptes clients. Ainsi dans les manuels d’économie est expliqué que si les dépôts permettent des crédits, les crédits fabriquent des dépôts...qui permettront de nouveaux crédits... Comme si les gares voyaient leur capacité grandir magiquement sans investissements.
Cette présentation simplifiée et rapidement brossée était nécessaire pour comprendre ce qui se passe avec l’émergence des stable coins.
Se débarrasser des tiers inutiles
On sait que désormais les nouvelles technologies permettent d’échanger, sur des distributeurs spécialisés, de la valeur (qui normalement passait par l’infrastructure bancaire) contre des "tokens" appelés à circuler non plus par le canal bancaire mais par un nouvel instrument de circulation appelé Blockchain. Un peu comme si les marchandises et les passagers n’avaient plus besoin de trains et de gares pour voyager, ni même à emprunter un quelconque réseau routier. Il n’y a plus besoin de tiers pour faire circuler de la valeur laquelle circule de pair à pair. Pour être tout à fait précis rappelons quand même que les stable coins à l’inverse de crypto monnaies type bitcoin sont rattachés à un tiers qui est une monnaie de réserve et en particulier sa forme dette publique.
Se débarrasser de la toile bancaire
Beaucoup d’entreprises peuvent émettre des stable coins et les banques peuvent s’inquiéter d’une pratique qui dévore leur substance. En effet la métamorphose de la valeur, depuis la monnaie classique sur un compte figurant au bilan des banques vers la monnaie stable coin, est d’abord un recul des dépôts et donc un phénomène de dé bancarisation. Pour reprendre notre image nous n’avons plus besoin de passer par des gares pour voyager. Bien évidemment, les banques réagissent et se proposent d’émettre aussi des stable coins. On pourra même imaginer des opérations de crédit en stable coins... mais ces derniers ne peuvent pas se multiplier par le canal classique - désormais disparu - des échanges interbancaires.
La multiplication des stable coins n’est donc pas comme pour la monnaie classique une multiplication des petits pains qui sont encore le monopole du système bancaire. Aujourd’hui encore, la Société Générale bénéficie indirectement d’une opération de crédit accordée à un client de la BNP débiteur d’un partenaire client de la SG. En effet, cette même SG peut à partir du nouveau dépôt correspondant offrir un crédit qui viendra abonder un compte tenu par la BNP. Cette magie de la circulation monétaire disparait avec le monde de crypto monnaies
Précisons ce point délicat. Quand une banque crée un stable coin son bilan est doublement affecté : en actif, inscription de la valeur en titres divers de la contrepartie du stable coin ; au passif, la dette comme promesse de remboursement du stable coin émis. Parce que le stable coin est aussi une garantie de stabilité, l’actif remis par le client est transformé en dollars, et mieux encore en dette américaine laquelle rapporte un intérêt. Nous reviendrons sur ce point très important. Toutefois lorsque le stable coin est créé, il se met à circuler par le canal de la blockchain en utilisant un simple téléphone et n’affecte aucune opération de bilan sur le système bancaire. Ces gares que sont les banques deviennent complètement inutiles. Alors qu’une création monétaire classique par crédit et abondement d’un compte depuis une banque affecte l’ensemble du système bancaire lequel grossit par le biais du multiplicateur du crédit, une création de stable coin se trouve complètement neutre. Une création de stable coin n’a donc pas du tout les mêmes conséquences qu’une création monétaire classique. En ce sens, il y a perte d’une grande opportunité pour les banques.
La toile bancaire se dérobe et les banques en position de victime doivent réagir
Pour autant les banques restent encore des établissements de crédit et elles peuvent assurer une rémunération sur les stable coins créés. Dans ce cas, les bilans sont affectés de la façon suivante. La banque inscrit à son actif la dette de l’agent à qui est octroyé des stable coins. Cette dette doit être couverte par une écriture de passif. Pour le reste, la dette du client est transformée en dollars et les stable coins figurent au passif. Le ou les bilans grossissent mais il n’y a pas multiplication de signes monétaires du fait de l’existence des stable coins. En revanche, sa capacité à créer a été transférée sur la blockchain laquelle n’est qu’instrument de circulation et non d’expansion monétaire. Cette nouvelle configuration favorise le transfert des capacités à épargner jusqu'ici assez bien gérable par les banques vers l'ensemble du shadow banking, des plateformes DeFi (finance décentralisée) et de la finance spéculative. Les banques sont ainsi invitées à se transformer et à ne plus se contenter - au titre de l'innovation et de la modernisation - d'une passage à la néo-banque et à la fermeture accélérée des établissements de proximité. Le stable coin est ainsi un point de passage opportun sur la route de la numérisation du monde.
65 ans après la fin de Bretton Woods et la dollarisation du monde…une nouvelle dollarisation ?
Une caractéristique essentielle de cette vaste transformation est l’augmentation de la demande de dette publique notamment américaine. Quand on dit que le caractère stable des stable coins est garanti par son appui sur une monnaie de réserve et non plus sur une banque centrale, on se rend vite compte que la monnaie de réserve de référence ne peut être que le dollar en raison de sa liquidité et de sa profondeur de marché. En sorte que le développement des stable coins devient une possible garantie sur la dette publique américaine et sur le développement parallèle du dollar dans le monde. Il s'agit là d'une étape décisive tout aussi risquée que celle du 15 Août 1971 qui voit le président Nixon mettre fin à la convertibilité des balances dollars en or. Déjà, à l'époque, le déficit américain était important et la décision de fin de la convertibilité de la devise américaine en or sur simple demande des banques centrales était une position risquée. Une décision qui toutefois fut un très grand succès puisque le monde devait accepter que la liquidité ultime devienne la devise américaine, laquelle allait se substituer à l'or. Contre toute attente, la fin de Bretton Woods correspondait ainsi non pas à la fin du dollar mais à son couronnement. De ce point de vue, on peut risquer l'hypothèse d'une sorte de nouveau Bretton Woods : le dollar resterait la monnaie ultime et les stable coins sa représentation. Hypothèse très risquée que seule l'histoire tranchera.
Une autre question reste évidemment celle du contrôle avec la possibilité d'un achat insuffisant de dette publique par rapport à l'émission. De quoi rétablir la vieille querelle entre la "banking school" et la "currency school" à propos de la couverture métallique au dix-neuvième siècle. D'où l'importance de la régulation qui se met en place pour contenir la croissance très rapide du système.
Une circulation de la valeur plus libre autour des indéboulonnables prisons de l'inconvertibilité.
En revanche, les pays toujours contraints par un contrôle de change strict ne peuvent desserrer l'étau qui emprisonne les citoyens. Certes un compte bancaire devient inutile mais les monnaies inconvertibles sont mal accueillies sur les plateformes de crypto monnaies. De ce point de vue l'épargne en monnaies inconvertibles sur les territoires marquées par l'inconvertibilité, ne tire aucun bénéfice des libertés offertes par la dé bancarisation. Concrètement l'épargne algérienne ne tire aucun bénéfice de la blockchain. Depuis l'Algérie, il est évidemment possible de voir sur un écran les merveilles offertes par les stable coins. Hélas, le Dinar algérien épargné par les ménages ne se transformera pas en dollars via l'achat de "tokens" , le chemin de la blockchain et l'accès à la sécurité de la monnaie ultime.