On trouvera dans la note suivante quelques idées qui font office de complément à la note précédente[1]. Il s’agit plus de remarques qu’un texte achevé et remarques qui ont pour objectif d’apporter un peu de clarté dans la fureur du moment.
La fin d’un âge d’or…
1. La croissance de l’Etat social s’est longuement nourrie d’une très forte croissance économique elle-même nourrie par une compétitivité construite autour de dévaluations monétaires régulières et massives[2]. Parce que les cotisations sociales institutionnellement construites autour du travail ne faisaient qu’augmenter – non en taux mais en masse – au rythme de la croissance, le périmètre de l’Etat social ne pouvait que s’élargir. Il pouvait même se permettre de fonctionner selon un principe assurantiel plus ou moins classique et ne jamais connaître trop durablement de pertes. A l’époque, les dévaluations complétaient les gains de productivité pour engendrer une croissance très élevée : il n’était pas difficile de « travailler plus » puisqu’aucun problème de débouché n’apparaissait, en particulier sous la forme d’envahissement par importations.
2. Les choses changeront progressivement si la quantité totale de travail n’augmente plus alors même que le périmètre de l’Etat social continue d’augmenter. Dans un tel contexte, un système privé pourrait connaître une régulation simple et si le marché de l’assurance se fait plus étroit, il y a augmentation des taux de cotisation et diminution de la couverture des risques.
3. Toutefois, dans notre système français, les choses seront infiniment plus complexes. Le marché est devenu plus étroit pour de multiples causes. D’abord la quantité de travail à taxer ne peut que se réduire si la compétitivité ne peut plus être nourrie par des dévaluations massives : on ne peut davantage travailler voire bénéficier de gains de productivité si les marchandises fabriquées restent non compétitives, ce que l’on mesure par un déficit extérieur - Un déficit interdit naguère dans le cadre des institutions de l’époque - D’où cette réalité empirique vécue par le pays : diminution générale du temps de travail, entrée plus tardive sur le marché du travail, systèmes de préretraites, etc. Réalités qui masquent la disparition relative de la croissance. Maintenant, si la quantité de travail se réduit les coûts de la couverture des risques augmentent : il faut rémunérer les chômeurs. Aucun système privé d’assurance ne peut travailler dans un tel contexte de pertes assurées. Dans le système public, il ne peut être question d’augmenter les cotisations qui renforceraient la non compétitivité du pays et aboutirait à la couverture de risques plus importants encore… d’où le choix ultime de la dette.
….La clé se trouve t ’elle sous le lampadaire ?
4. Aucun modèle théorique et fort peu d’économistes n’oseront dire que la politique publique revenait dès le début des années 80 à tuer la poule aux œufs d’or. On ne pouvait en même temps alourdir un Etat social pour effacer le chômage et tuer les restes de croissance par des plans de stabilisation (« tournant de mars 1983 »), qui déboucheront plus tard sur des « désinflations compétitives, puis la brutale préparation à l’entrée de l’euro et les politiques monétaires qui vont marquer la fin du commun de la monnaie.
5. les discours indigents, faits de simples injonctions, souvent incapables de distinguer une cause de ses effets, et souvent incohérents, restent le mainstream d’aujourd’hui : « il faut davantage travailler » ; « il faut diminuer les dépenses publiques » ; «il faut renforcer la politique de l’offre » ; « il faut basculer le système des retraites vers la capitalisation » ; etc. Comme si l’on pouvait travailler sans présence de débouchés solvables. Comme si la baisse des dépenses ne débouchait pas sur un multiplicateur négatif[3]. Comme si une politique de déflation des coûts et donc de dévaluation interne pouvait contenir un taux de change trop durablement beaucoup trop élevé. Comme si l’épargne constituée déboucherait spontanément vers un optimum collectif ne décourageant pas les naissances et privilégiant la vieillesse.
…Et donc un torrent de discours creux, en continu, sur les plateaux de télévision, contribuant probablement à l’affaissement des capacités à raisonner…
Bricolage et solutions boiteuses…
6. Une façon de ne pas renoncer à l’Etat social tel qu’imaginé en 1945 était de faire intervenir un tiers qui pourrait être l’Etat lui -même. Dans le contexte de 1945, il y a de fait 2 Etats dans l’Etat : l’Etat social d’une part et l’Etat régalien d’autre part. Il peut donc être décidé de demander à l’Etat régalien de porter secours au système resté plus ou moins assurantiel de l’Etat-social. Ce sera chose faite à partir des années 90 où la préparation de l’entrée dans l’euro se déploie dans des logiques publiques de désinflation compétitives, d’ancrages dans des taux de change muselés (le fameux « serpent dans le tunnel »), etc. Il devient ainsi urgent pour l’Etat régalien de porter secours à un Etat social qui ne cesse de s’étrangler dans les nouvelles contraintes imposées par la monnaie unique. D’où les interventions directes de l’Etat régalien dans l’aide au logement, dans les allégements de charges sociales, dans les minimas sociaux, dans la couverture du handicap, dans les allocations pour parents isolés, etc. Nicolas Dufourcq évalue à 20% du budget de l’Etat cette « subvention » de l’Etat régalien à l’Etat social.[4]
7. Le problème était toutefois que l’Etat régalien ne se trouvait guère en meilleure santé que l’Etat social puisque la chute de la compétitivité devait entraîner celle de la croissance et donc le PIB taxable. Le coût du subventionnement de l’Etat social par un Etat régalien moins riche apparaitra sous la forme de dégradation des services publics : armée (dont on dira imprudemment qu’il s’agissait de recueillir les « dividendes de la paix »), justice, école, grandes infrastructures etc. Le subventionnement apparaitra néanmoins insuffisant et il faudra aussi réduire certaines composantes de l’Etat social. D’où une impression de dégradation généralisée de tous les services publics alors même que leurs performances individuelles peuvent, ici ou là, considérablement augmenter.
8. Mais cet Etat régalien moins riche devra aussi aider une économie réelle devenue non compétitive en prenant en charge tout ou partie des coûts d’un taux de change inapproprié : l’euro tue une compétitivité que l’Etat régalien tentera de maintenir par des subventions aux entreprises. Parce que l’euro tue nombre d’entreprises devenues déclassées, il faut que l’Etat devienne « Etat social » des entreprises…et ce au profit de toutes au nom du principe d’égalité… D’où des effets d’aubaine et les épuisants débats actuels sur les 211 milliards de subventions aux entreprises.
….avec des complications…
9. Les questions se compliqueront avec l’évolution de la pyramide des âges. Comment maintenir les revenus de retraités plus nombreux dans un contexte où le nombre des actifs diminue [5]? D’une certaine façon, le départ massif des « boomers » permet d’alléger un effectif de population active qui est devenu trop important eu égard à une compétitivité durablement essorée par l’euro. Toutefois, il faut leur assurer une rémunération, ce qui va poser la question du système des retraites qui repose sur des cotisants moins nombreux….et ce dans un contexte où la question d’une « taxe Sismondi[6] » est loin de se trouver à l’ordre du jour malgré une révolution technologique et industrielle majeure. Pour la première fois dans l’histoire, nous assistons à une révolution - celle de l’IA- qui ne va pas connaître « les déversements d’emplois » analysés par Alfred Sauvy, et les licenciements massifs dans l’IA ne feront que développer le chômage. Ces licenciements massifs et sans retour viennent de débuter aux USA : Wal Mart , Amazone, Microsoft, Salesforce, Anthropic, etc. Qui parle d’une taxe Sismondi ?
10. Les questions se compliquent également avec la grande révolution immobilière qui se trouve elle-même au cœur d’une politique monétaire reliée aux effets de l’apparition de la monnaie unique. Alors que la maitrise complète de la politique monétaire avait permis aux anciennes générations de devenir propriétaires et de construire un patrimoine sans réelles difficultés (inflation souvent supérieure aux taux de l’intérêt dans un contexte de hausse générale des salaires), tel n’est plus le cas des nouvelles générations. Les taux de l’intérêt supérieurs aux taux de la dette publique française (OAT à 3,3%) sont aussi très supérieurs à l’inflation française (1,1% en septembre soit 2 fois moins que la zone euro). Il en résulte un coût d’accès au logement beaucoup plus élevé pour les jeunes générations. La question se complique avec une évolution démographique entrainant durablement une demande de logements inférieure à son offre ( départ de la génération nombreuse des « boomers » contre arrivée d’une génération moins nombreuse et handicapée par une politique monétaire qui a cessé d’être nationale). La stagnation des prix de l’immobilier est probablement durable et il n’est plus question comme au siècle dernier de monter dans la hiérarchie sociale en accédant aisément à des logements de moins en moins étroits. Il en résulte une difficulté supplémentaire pour construire un patrimoine, difficulté que ne connaissait pas les « boomers » portés par la politique monétaire de l’époque. Sauf rupture monétaire majeure, la jeune génération restera ainsi handicapée par des taux anormalement élevés sur plusieurs dizaines d’années. D’où une compression sur la demande globale et des débouchés limités pour les entreprises classiques qui vivent de la dépense des ménages. Le cercle est bouclé. Et un cercle qui se double d’une baisse du dollar ( 13% depuis janvier 2025) que la BCE ne compense pas en réduisant sa politique de diminution de son bilan ( 35 milliards d’obligations non remplacées chaque mois).
11. Ces changements massifs, tous inscrits dans une politique économique incohérente depuis plusieurs décennies, - politique inscrite dans la dépendance monétaire et le refus de la liberté de battre monnaie - contribuent aux nouvelles inégalités et, en retour, à une demande d’Etat qui ne faiblit pas. Réduire la boursouflure de l’Etat passe par la fin - d’une façon ou d’une autre - de la dépendance monétaire. Pourra -t-on voir dans le projet d’euro numérique de banque centrale une opportunité et un chantier de grande transformation pour le recentrage de la France ? Il serait sans doute important de travailler cette question pour imaginer une issue à une crise qui ne peut que s’approfondir.
Jean Claude Werrebrouck- 1/11/2025.
[1] https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/10/une-france-effondree.html
[2] 1945 : -66% ; 1948 : -22% ; 1949 : - 30% ; 1957 : -20% ; 1958 : - 17,5% ; 1958 : -10% ; 1969 : - 11,1% ; 1982 : -5,75% ; 1983 : - 2,5% : 1985 : - 3%. L’euro apparait en 1999.
[3] https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/10/france-le-choix-politique-d-une-therapie-suicidaire.html
[4] Voir son ouvrage : « La dette sociale de la France- 1974/2024 ; Odile Jacob ; 2025.
[5] La note en date du 28 octobre publiée par le Haut-Commissariat au plan et reprise dans La Monde du 29 octobre prévoit une baisse de la population active à partir de 2035.
[6] Imaginé au début du dix-neuvième siècle par le célèbre économiste, il s’agit de taxer les machines et donc d’y voir l’équivalent des charges sociales qui, elles, pèsent sur le travail.