Après prise de recul, il est temps de revenir sur la crise britannique d’octobre dernier. Rappelons d’abord qu’un fonds de pension, engagé sur le dispositif des « prestations définies », est une entreprise très spécifique et souvent prudente.
La spécificité d’un fonds de pension prudent et à « prestations définies ».
Comme toute entreprise il se doit d’équilibrer son bilan, avec toutefois des contraintes supérieures. Ainsi à l’inverse d’une banque qui peut au moins partiellement « manger » ses capitaux propres tout en se préservant d’un « bank run », le fonds de pension doit honorer en permanence sa dette qui n’est autre que les retraites contractuellement définies et versées chaque mois à ses clients. Clairement le bank-run devient ici une obligation contractuelle qui ne peut être contournée. Alors que dans le cas d’une banque, les clients sont en principe « séparés » et ne viennent pas en foule et en bloc réclamer le remboursement des sommes figurant sur leurs comptes, le fonds de pension est obligé de payer chacun – et donc tous- au même instant. Cela signifie que les actifs d’un fonds de pension se doivent d’être particulièrement solides en termes de liquidité et de valeur, ce qui est moins le cas d’une banque qui peut arbitrer, parfois avec audace, sur des modèles sophistiqués d’évaluation d’actifs pondérés par des risques. C’est la raison pour laquelle les fonds de pension sérieux sont à la recherche d’actifs hautement sécurisés en particulier de la dette publique réputée toujours solvable et particulièrement liquide.
Son fonctionnement dans le bain de « l’argent facile ».
Cela étant, la question de la rémunération se pose dans le contexte de taux d’intérêts restés faibles depuis maintenant de nombreuses années. Comment garantir des contrats anciens, contrats signés il y a très longtemps, si les taux sont de moins en moins rémunérateurs ? Une façon de résoudre le problème fut de spéculer sur des swaps de taux normalement proposés par des banques. Concrètement, il s’agissait d’utiliser une partie des fonds épargnés par les clients soucieux de leur retraite, en achetant des swaps dont la valeur augmenterait plus rapidement que celle produite par la dette publique. De quoi disposer d’un actif global plus rémunérateur et donc de mieux garantir le paiement régulier des retraites.
Puisque dans le contexte de l’après crise de 2008 les banques centrales s’engagent massivement vers une baisse des taux, il convient d’acheter des contras de swaps de taux dans lesquels on accepte le pari d’échanger un taux fixe contre un taux variable dont on imagine la baisse durable. Du point de vue des fonds de pension, ce que l’on perdait d’un côté ( la nouvelle dette publique est de moins en moins rémunératrice) on devait le récupérer d’un autre ( les swaps de taux deviennent relativement rémunérateurs). Concrètement, dans ces contrats de swaps la contrepartie paie un flux d’intérêt au fonds de pension, lequel, en réciprocité, en verse un autre de plus en plus faible et donc une marge croissante s’élabore. Tout cela se passe sans consommation de capital, les flux reposant sur un simple « notionnel » ( un capital théorique) contenu dans le contrat. Rapportant davantage que les coupons d’obligations publiques, il en découle une modification de la structure des actifs des fonds les plus réputés : moins de dette publique en principe totalement sécurisée et davantage de contrats de taux soumis eux aux principes de la spéculation. Bien évidemment ces contrats sont proposés par les banques puisqu’elles disposent abondamment de cette matière première qu’on appelle la dette : toutes les entreprises clientes sont intéressées par des couvertures de taux et elles- mêmes vont disposer des largesses du « quantitative easing » de la période. Corrélativement les banques vont récupérer une rémunération sur un échange mutuellement avantageux : proposer un produit de couverture contre rétribution. On comprend par conséquent que les swaps de taux vont devenir une part essentielle dans la variété des produits dérivés, et sans doute une part importante de l’activité bancaire.
Dans le même temps, parce que ces produits ne sont pas sécurisés par des chambres de compensation et restent massivement dans des marchés de gré à gré, ils sont très collatéralisés et donc soumis à des appels de marge élevés. Cela signifie que leur sécurisation supposera une grande consommation de cash. Cet appel ne pose guère de problème en période d’argent facile et au final les fonds de pension, par le biais des swaps, sont nourris par une des multiples branches du quantitative easing. De fait existe un lien entre augmentation de la taille du bilan de la Banque centrale et qualité de l’actif des fonds de pension lequel garantit le respect du versement des rentes au titre des retraites.
Son fonctionnement dans le cadre d’une lutte contre l’inflation
Tant que la planche à billets des banques centrales fonctionne sans conséquences sur l’inflation, la plupart des acteurs légitiment ce qu’ils pensent être encore une version nouvelle des politiques monétaires. Les choses changeront lorsque lesdites banques centrales vont commencer à relever les taux directeurs avec pour première conséquence une élévation du coût des dettes publiques. Désormais on s’attend à une hausse quasi programmée des taux et donc les swaps de taux vont commencer à fonctionner à l’envers : les fonds de pension vont certes bénéficier de taux plus élevés sur les nouvelles couches de dettes publiques achetées mais vont connaitre des flux contraires sur les swaps. Désormais la contrepartie va payer un flux de plus en plus faible, aux fonds de pension alors que ces derniers devront verser des flux de plus en plus lourds, nouvelle configuration de l’échange qui va exiger de fortes garanties en termes d’appel de marge. A court terme l’actif en dette publique reste encore peu rémunérateur puisque seules les nouvelles couches de dette sont plus rémunératrices. A l’inverse l’immense bloc des contrats de swaps devient désastreux ( on mange du capital) ce qui vient poser la question de la solvabilité des fonds de pension. N’oublions pas en effet que l’exigence de passif (le paiement des pensions) reste intangible et peut même s’accroitre si les contrats de retraite sont indexés sur un quelconque indice dont bien sûr celui de l’inflation. Les appels de marge augmentant il faudra alors vendre des actifs publics dévalorisés: les taux ayant augmenté ils valent moins. Ajoutons que pour des questions techniques de duration la chute de valeur est plus forte que dans les périodes classiques de remontée des taux (un point de base en plus est en 2022 à l'origine d'une baisse 2fois plus élevée qu'en 1994 ou 1999). L’Etat lui-même augmentant ses recours au marché pour combler un déficit public que le pouvoir politique développe sans nuance, l’offre de titres devient excessif et entraine avec lui une hausse des taux jugée de plus en plus insupportable. Nous avons là la description de la crise financière britannique avec un taux sur dette publique qui dépassera les 4,6% fin septembre dernier. Les swaps de taux devenant des produits dangereux peuvent devenir l’amorce d’une crise financière présentant aussi d’autres dimensions ( déplacement massif de capital vers les USA en raison de la nouvelle politique de la FED, chute du prix des actifs financiers classiques, faillite FTX et effondrement des cryptomonnnaies etc.)
La dimension potentiellement macroéconomique de la crise.
Les fonds britanniques sont importants, ils gèrent plusieurs milliers de régimes à prestations définies et concernent plus de 10 millions de bénéficiaires. La masse financière correspondante totalise 1500 milliards de livres, soit plus de la moitié du PIB britannique.
Il n’y a pas que les fonds de pension britanniques qui se trouvent en première ligne. Ainsi les fonds de pension néerlandais dont le modèle est proche des fonds britanniques sont beaucoup plus importants et totalisent 80% de la totalité des actifs des fonds européens. D’où les recommandations de la banque centrale néerlandaise qui invite les fonds à constituer des réserves de cash suffisantes pour résister aux appels de marge. D’où aussi la mise en chantier de la transformation du régime des retraites et passer de celui des prestations définies à celui du capital défini, avec bien entendu pour effet de ne plus garantir le montant des retraites.
Avec l’argent facile le système se nourrissait et garantissait des revenus qui eux-mêmes garantissaient des dépenses et donc la demande macroéconomique. Avec la lutte contre l’inflation, ses effets sur la fin de l’argent facile et ses conséquences sur la chute des indices obligataires des Etats ( -17,93% entre janvier et octobre 2022) , c’est toute une chaine de garanties qui se trouve attaquée et donc une nouvelle source de précarisation de la demande macroéconomique. Plus globalement encore le total des actifs mondiaux des fonds de pension dépasse aujourd’hui le PIB américain. Tous ne sont pas gérés de façon aussi prudente qu’en Europe et donc les comparaisons ne sont pas aisées. Par contre il fait signaler que le dispositif des prestations définies est en très fort recul, ce qui signifie davantage de sécurité financière mais fort recul de sécurité économique : la précarisation des équilibres macroéconomiques est au bout du chemin de la financiarisation.
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