Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 mars 2025 6 01 /03 /mars /2025 07:49

 

Vu de très haut, l’ordre naissant après la décomposition de l’ordre de Yalta se résume en 3 phrases :

1 - Les USA semblent vouloir sortir de l’Occident pour affronter des difficultés qu’ils ont engendrées. A priori, construire une coalition avec l’empire russe n’est plus l’ordre de Yalta.

2 - L’Europe, en ordre dispersé, semble vouloir se maintenir dans ce qui fut son berceau. Se séparer des USA, c’est reconnaître la fin de ce qui constituait le bloc occidental.

3 - Les empires renaissants - Russie, Chine - nourris des débordements de l’Occident, prospèrent sur la base de ce qui devient une rupture civilisationnelle.

Ces trois phrases sont hiérarchisables et ce sont les transformations de l’ordre américain qui semblent être les réalités motrices de l’ensemble. Toujours vu de très haut, sans doute en simplifiant à l’extrême et en faisant abstraction de l’ordre domestique (famille) les rapports entre humains sont de 2 types possibles : le règlement d’une part, le contrat de l’autre.

Le marché et le règlement.

 Dans le premier cas, nous initions un ordre hiérarchique (il faut obéir à la loi) et dans l’autre un ordre de marché. En raison des conditions historiques de la naissance des USA, c’est le second type d’ordre qui s’est le plus imposé et qui - à terme - mettra fin à Yalta. La dynamique est celle d’une réalité humaine comme d’une représentation intellectuelle qui se trouve être très spécifique aux USA, un capitalisme radical d’une part et un libéralisme débouchant très tôt sur un libertarisme qui sera un jour prodigieusement fécondé par ce qu’on appelle les nouvelles technologies.

 Il n’est guère possible dans un court article de décortiquer le paradigme libertarien, mais il est aisé de comprendre que les règlements les plus fondamentaux, telle la naissance de la propriété, sont perçus intellectuellement comme relevant de l’ordre de la coopération donc celui du contrat et du marché. Par exemple, les économistes libertariens expliquent que la frontière et les clôtures entre les domaines conquis ne naissent que si leur coût est inférieur aux désutilités induites par l’absence de propriété. Choix entre règlement ou marché relève tout simplement d’une analyse coût /avantage. Les manuels d’économie américains regorgent de ce type d’analyse et d’exemples correspondants.

Ainsi lorsque l’on vit dans l’idéologie libertarienne, le règlement se doit toujours être très proche du marché, les transformations du dit marché devant aboutir au changement du règlement. Quand on est américain et quand on baigne dans l’idéologie libertarienne, le droit de propriété est au fond le seul réellement intangible : il protège et autorise toutes les négociations. La règle est ainsi fondamentalement ce qui protège le marché.

Quand on est américain, ce n’est pas le marché qui découle du règlement mais le règlement qui découle du marché. C’est ce qui explique qu’aux USA, ce qu’on appelle « Etat de droit » en Europe, se trouve difficilement enracinable. Réalité que l’on vérifie aujourd’hui - sans retenue et de façon stupéfiante - avec le DOGE d’Elon Musk. Réalité devenue tragique : la liberté, garantie par la propriété, ne peut plus connaître de limite réglementaire …et il faut interdire de parler des victimes de la liberté ( Cf Jeff Bezos et la nouvelle censure sur le « Washington Post »). Mais aussi une réalité déjà perçue, il y a bien longtemps, par un certain Tocqueville, observateur de la « Démocratie en Amérique » dans les années 1830….

Amérique/Europe/vieux empires.

Ce sont les conditions historiques spécifiques de la naissance des USA qui font que le règlement découle largement du marché. Dans la vieille Europe et les vieux empires, nous étions dans une situation complètement inverse. La naissance des Etats est d’abord la naissance d’un ordre politique inscrit dans ce que nous appelons le règlement. Ce dernier domine le marché voire l’interdit. Alors qu’aux USA, l’Etat-Nation qui s’est constitué, est largement capturé par les entrepreneurs économiques, dans la vieille Europe et beaucoup plus encore dans les vieux empires, ce sont les entrepreneurs politiques qui vont capturer et monopoliser, durant un grand nombre de siècles, l’Etat naissant.

Bien sûr avec de grandes différences. Ainsi l’Europe autorise rapidement la naissance d’un marché avec le partage de la capture des Etats entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques. Les premiers reprenant l’idée qu’il est de l’intérêt du loup que les moutons soient gras, d’où par exemple l’aventure mercantiliste menant à la puissance et plus tard l’aventure libérale menant à la première révolution industrielle…faite aussi de puissance. Par contre, dans les vieux empires, le marché sera beaucoup plus enkysté dans le règlement d’où la relative absence de révolution industrielle au dix-neuvième siècle et le relatif déclassement dans la hiérarchie de la puissance.

L’entreprise nationale auprès de son maître

Le grand mouvement du monde peut s’éclairer à partir de celui de l’économie et de la pénétration du marché dans la société et donc la pénétration du marché dans le règlement. Dans les premières formes d’entreprises à débouchés simplement nationaux, l’ordre du marché reste largement dominé par l’ordre de la règle. Les entrepreneurs économiques américains préfèrent bien sûr le marché au règlement mais se soumettent encore à l’Etat-Nation qui lui-même résulte de la fin de l’ordre colonial. On préfère le marché au règlement mais on peut, au moins temporairement, utiliser cet Etat que l’on n’aime pas pour protéger le marché. Curieusement les américains, enfants de l’Occident vivent sous la protection des barrières douanières.

L’entreprise multinationale devient l’égale des maîtres

L’effondrement des coûts de transports et de l’information invite à la naissance de l’entreprise multinationale laquelle va exiger le recul du règlement au profit du marché. Les modalités de capture des Etats se modifient et les entrepreneurs politiques doivent laisser davantage de place au marché. Cette transformation laisse une place majeure au modèle américain. D’où la mondialisation. Là encore, on va se servir de l’Etat non pas pour imposer des règles mais pour imposer le marché. D’où l’Amérique de l’après-guerre avec Bretton Woods et l’imposition du dollar. D’où aussi le rejet de la Charte de la Havane et celui plus ambiguë du keynésianisme. L’Occident ne se fissure pas : il fait bloc contre l’Est et les libertariens américains admettent encore, voire profitent, de l’obsession de l’efficience collective que l’on trouve dans la vieille Europe. Cette dernière baigne encore dans le keynésianisme ou la théorie économique classique qui évoque encore le paradigme d’un intérêt général. Pour la marée montante du libertarianisme américain, l’idée d’intérêt général s’évapore et même la démocratie devient dangereuse en ce qu’elle permet, à une majorité, d’imposer des règles qui sont une atteinte à des droits de propriété. Une majorité pourrait ainsi, selon le célèbre mot de Hayek « exploiter une minorité ». Plus récemment la théorie libertarienne intellectuellement célèbre dans les années 80 aux USA s'est appauvrie avec la violence de ses nouvelles versions notamment le  mouvement néoréaction (NRx) de Curtis Yarvin avec l'idée que non seulement le système de gouvernement démocratique est inefficace mais qu'il est aussi destructeur. On ira même jusqu'à annoncer que le multiculturalisme entrave le progrès scientifique. L’Europe qui va connaître la mondialisation ne se rend pas compte du vaste mouvement libertarien qui va se nouer aux USA. Absence  notamment dans les Universités françaises , où la théorie libertarienne ne sera enseignée que fort rarement et seulement à partir des années 1990.

L’entreprise globale n’a plus de maître.

La quasi disparition des coûts de l’information résultant de la digitalisation permet la transformation des lieux de production en un enchevêtrement d’entreprises globales. Entreprises géantes ou minuscules, entreprises plateformes, "licornes à 1 salarié" entouré de 1000 agents IA, etc. remodelant le salariat ou effaçant l’ordre salarial, sous l’effet d’une numérisation généralisée, ne permettant plus de distinguer clairement entrepreneurs et salariés, ou producteurs et consommateurs. Les entreprises de la Tech perdent toute nationalité.  Le règlement doit laisser exploser l’ordre du marché et les Etats comme les institutions régulatrices sont invités à disparaître. De quoi retrouver l’ordre américain du dix-neuvième siècle avec la conquête de l’ouest. Ici la rupture avec l’ordre de Yalta devient possible. L’univers libertarien américain, puissamment vitaminé par la numérisation du monde, n’est plus une utopie et peut devenir la réalité.

L’abandon du principe d’efficience collective dans un cadre qui reste démocratique aboutit aux segmentations sociales et la montée en puissance des minorités. Avec le temps, ces dernières deviennent actives dans la capture d’un Etat qui,  déjà de plus en plus soumis à l’ordre libéral, sera invité à produire du règlement… imposant un marché radical à leur profit. D’où le développement d’une élite woke, produisant un délitement allant jusqu’à la fin de l’homogénéïsation de la société. Le libertarisme, censé apporter un ordre de marché généralisé, se voit ainsi contrarié par l’émergence de nouvelles couches de règlementations. Les individus qui devaient devenir anonymes dans le grand marché deviennent porteurs d’identités et d’exigences règlementaires. Le wokisme est aussi le prix de la numérisation du monde. Comme l’élevage du mouton pour la viande génère  aussi de la laine,  le wokisme est aussi le produit associé du modèle de production libertarien. Wokisme et libertarisme sont des produits liés.

Modalités des formes du combat libertarien

De façon très inattendue mais complètement explicable, les libertariens vont utiliser l’Etat mal aimé pour se défendre : Autoritarisme exigé contre l’élite woke, fin du politiquement correct et fin de l’autocensure, exigence d’une société culturellement homogène, remaniement des modes de fonctionnement de l’Etat, avec la lutte impitoyable contre ce qu’on appelle « l’Etat profond ». Il s’agit d’un changement de régime pour ce qui est de l’ordre interne. Mais il doit aussi en mondialisation s’agir d’une révolution pouvant aller jusqu’à un changement d’alliances.

Le retour de la puissance.

Déjà l’ordre international était un ensemble de règles que le marché se devait de noyer. Désormais, il faut, pour achever l’ordre du marché, passer par des négociations utilisant la force. Les relations entre Etats sont de l’ordre de la seule transaction. Les droits de propriétés peuvent s’exercer sans limite dans une négociation (cf. par exemple la taxation des bateaux construits en Chine accostant dans un port américain). Le réalisme peut conduire à des alignements stratégiques ne supposant pas nécessairement des affinités idéologiques. Le monde est ainsi fait de grandes puissances en tension et les petits Etats peuvent rester exlus du marché. Et parce que la compétition est rude, le nouvel Etat américain se love dans un accélérationnisme militant - démarche  dépourvue d’un nécessaire  temps de réflexion -  alors que l’Europe démocratique et libérale se trouve incapable d’agir. Pensons par exemple au retard du plan COVID de 2020 : près de la moitié de l’investissement reste inactivé 5 années après son lancement.   Parce que l’efficience collective n’est pas dans le paradigme libertarien, l’ordre du nouveau marché - censé abolir le règlement - produit un isolationnisme militant qui se détourne des vieilles responsabilités que l’on trouvait dans l’ordre libéral classique. Les vieux empires constituent des lieux dans lesquels il faut investir vite  et ce,  quelles qu’en soient les modalités concrètes. A l’inverse, du point de vue des adeptes du nouveau monde, la vieille Europe restée à l’écart des implications ultimes du monde libertarien et aussi restée dans sa fonction émancipatrice, doit connaître un suicide civilisationnel. Oui le monde de Yalta n’existe plus. La rencontre du libertarisme militant et des nouvelles technologies l’a fait exploser.

Quel avenir pour la France face à une telle situation ? 

Jean Claude Werrebrouck le 26 février 2025

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le Blog de Jean Claude Werrebrouck
  • : Analyse de la crise économique, financière, politique et sociale par le dépassement des paradigmes traditionnels
  • Contact

Recherche