Les Etats sont des cadres d’intégration et de construction des communautés humaines. En très longue période, si d’autres cadres ont pu exister, notamment celui des religions dans leur infinie variété, Il semble qu’aujourd’hui le marché autorégulé s’annonce comme le nouveau principe d’intégration des individus dans un ordre collectif.
Ces cadres sont l’expression du politique comme dispositif général du vivre ensemble avec son liant indispensable : l’idée d’un intérêt général. Ces mêmes cadres ne correspondent pas à ce qui pourrait être une dynamique de l’histoire, avec un temps des religions suivi d’un temps des Etats, puis d’un temps du marché, avec sa vision universaliste que serait la mondialisation.
Une société historique concrète peut mixer les différents cadres avec bien sûr une dominante. Sans vouloir ni pouvoir être exhaustif, on pourra distinguer des sociétés à religion enkystée dans des Etats ou des sociétés à Etats enkystés dans des religions ; des sociétés avec économie et donc marchés comprimés et/ou surveillés et/ou orientés par des Etats, ou des sociétés dont les Etats ne sont plus que le jouet utilitariste des marchés ; enfin des mondes où l’on retrouve les trois cadres intimement mêlés ou hiérarchisés et en interaction permanente.
Si l’on photographie la grande région Europe, celle qui irait de l’Atlantique à L’Oural, il semble bien que les sociétés qui peuplent cet espace s’organisent autour de 2 grands pôles : à l’ouest, des mondes qui semblent, par un processus de métamorphose, abandonner ce qui était l’Etat-nation au profit d’une mondialisation sans barrière. L’armature des vieux Etats semble devoir être abandonnée au profit d’une nouvelle qui est le marché autorégulateur. A l’est le maintien, voire le retour d’un cadre étatique solide, et entre les deux des communautés humaines travaillées par les forces attractives ou répulsives des 2 pôles.
A l’Ouest, la construction européenne n’est que la fausse barbe de la mondialisation radicale. Il ne s’agit pas de construire un grand Etat comme articulation ou synthèse d’une série de petits Etats-nation, il s’agit d’une dissolution des vieux Etats qui composent la partie ouest européenne. Cette dissolution passe par celle des frontières : fin des identités ou recompositions culturelles ou sociétales avec développement d’un individualisme hors sol, libre circulation des personnes, disparition d’une souveraineté monétaire, disparition des péages monétaires ( taux de change « dépolitisés »[1] et absence de contrôle dans la circulation des capitaux etc.) , apparition d’agences privées de régulation (Autorités Administratives Indépendantes), recours judiciaire au détriment des cadres législatifs issus de la souveraineté populaire démocratique ( recours aux tribunaux contre une législation sur un smic[2]), Banque centrale séparée des Trésors, etc.
A cette contestation des Etats « par le haut » va s’ajouter une contestation « par le bas » : celle issue d’une dévaluation interne se manifestant d’abord par une attaque de l’Etat social et le développement de la précarité, cette dernière étant aussi due aux exigences accrues d’employabilité dans un monde beaucoup plus concurrentiel. L’affaiblissement de l’Etat social justifie en retour la perte d’adhésion - des communautés précarisées et/ou « inadaptées » - à L’Etat lui-même. Avec bien évidemment une force accélératrice de promotion d’un individualisme aboutissant à la naissance d’une « société hall de gare »[3].
Le moteur de la broyeuse des Etats est bien évidemment l’usine de Bruxelles (il faut établir une « concurrence libre et non faussée ») curieusement animée par des rentiers politiques hors du marché, et alimentée par les groupes intéressés par la construction de ces nouveaux biens publics que sont les autoroutes de la mondialisation.
La décomposition des Etats-nation européens de l’Ouest fait émerger – au-delà d’un principe général de mutation en « Autorités Administratives Régionales » - des situations nouvelles, lesquelles dépendent des modalités historiques de construction des dits Etats-Nation.
Lorsque nous avons des Etats incorporant des communautés distinctes (Espagne, Belgique, Grande Bretagne) la dislocation a pour origine la contestation des transferts. Il s’agit moins de construire un Etat plus petit que de procéder à une analyse coûts /avantages d’une rupture avec l’Etat central.
Une autre possibilité est celle de la contestation radicale du processus en invoquant le retour au vieil Etat-Nation. Cela donne la montée de populismes de droite dans toute l’Europe avec parfois revendication de vieilles frontières aujourd’hui disparues (Hongrie).
Une autre situation nouvelle consiste en l’émergence du recours au communautarisme et le repliement identitaire : le marché pourvoyeur d’individualisme se confronte à des « grumeaux » pouvant alimenter des réseaux mafieux ou, à tout le moins, des espaces anomiques.
Et puisque les Etats sont déconsidérés, la lumière nouvelle apportée par les autoroutes de la mondialisation pourra devenir un impérialisme : il faudra édifier au sein de la technocratie bruxelloise un « Commissariat à l’Elargissement »[4] qui devra justifier son travail par la recherche de nouveaux espaces pouvant répondre aux « critères de Copenhague [5]». La nouvelle frontière étant devenue la Biélorussie, la Moldavie, la Transnistrie et l’Ukraine. L’impérialisme, au moins dans sa dimension messianique, devient ainsi le stade suprême de l’intégration européenne. Certes un impérialisme d’un nouveau genre puisqu’il est censé apporter les droits de l’homme et les libertés individuelles.
A l’extrême Est de l’Europe, un monde néo westphalien s’est édifié sur les décombres de l’ex -URSS : La Russie. Il s’agit à n’en pas douter d’un Etat-Nation qui entend reprendre toute la logique de l’ordre Westphalien : Inviolabilité d’une souveraineté mise en exergue, frontière inviolable avec contrôle des mouvements de population, principe de non-ingérence avec sanction brutale à son manquement, mesures d’homogénéisation des populations : mythe fondateur, religion enkystée dans l’Etat ou Etat enkysté dans la religion, monnaie nationale et souveraine, langue, armée patriotique, etc. Bien évidemment l’idée d’un intérêt général passe davantage par des contraintes collectives que par l’explosion des libertés individuelles : le peuple n’est pas une somme d’individus dans un hall de gare.
Reprenant les origines- mêmes du concept westphalien ( 16 octobre 1648), le ou les politiques sont des prédateurs qui, sans avoir mis en place (et ne le souhaitant pas) les autoroutes de la mondialisation, cherchent à la vampiriser ou à en bénéficier : libre circulation du capital pour les oligarques en quête de paradis fiscaux, stratégie géopolitique de maximisation des rentes gazières et pétrolières, utilisation contrôlée des technologies numériques, etc. Il s’agit de fait de la reconstruction de la phase mercantiliste parcourue par nombre de vieux Etats-Nations.
Comme dans le vieux monde westphalien les actions souveraines de l’Etat monopoleur et prédateur développent des externalités qui se règlent mal par un droit international trop imprégné de culture mondialiste et de respect des droits de l’homme. Le mythe de l’empire et celui de sa gloire passée, homogénéise et produit des tendances impérialistes nourries par la possibilité de se greffer sur une mondialisation honnie : le territoire souverain peut s’élargir notamment au détriment d’Etats moins résistants et proches d’un statut de « failed State ».
Entre l’Ouest qui est le seul véritable phare planétaire de la mondialisation diabolisant les Etats, et l’Est qui ne se ressource que par un Etat mercantiliste peu soucieux des droits individuels, s’étire les « failed States » déjà énoncés, territoires devenant des enjeux inter-impérialistes. Ces « failed states » sont ainsi désignés car ils sont de fait écartelés entre les deux pôles.
C’est cet écartèlement qui explique le caractère de structure conglomérale pré- moderne d’un pays aujourd’hui sur le devant de la scène : l’Ukraine.
Ce pays n’a jamais pu connaitre de moment westphalien en raison de l’impérialisme de ses voisins. Espace travaillé par la Russie, l’empire austro-Hongrois, La Pologne et la Lituanie, il n’a connu qu’une courte indépendance en 1917 avant une intégration plus complète dans l’URSS et une nouvelle indépendance en 1991. Le système westphalien y a toujours fonctionné à ses dépens et les caractéristiques de l’ordre correspondant sont très mal établies : homogénéisation très faible (qui permet par exemple l’édification récente d’une statue du dernier des Habsbourg dans une région Ouest et de maintenir la statue de Lénine à Kharkiv[6]) et donc grande difficulté d’y faire naitre un peuple et une idée d’intérêt général. Cela signifie à contrario des coûts d’hétérogénéité très important avec une grande difficulté de transferts entre régions. Une telle désarticulation rend très difficile l’établissement d’un Etat de droit qui reste prémoderne.
En activant son commissariat à l’élargissement, lui–même influencé par l’activisme polonais, la CEE, heurte de manière frontale la partie Est du pays, elle-même économiquement complètement dépendante de la Russie. Ce dernier pays, lui-même doté d’un Etat qui refuse brutalement la mondialisation tout en la vampirisant, ne peut que réagir négativement à ce qui lui apparait comme une ingérence coloniale dans sa propre zone d’influence.
Les technocrates et rentiers politiques de l’organisation bruxelloise ne se rendent même pas compte du caractère violent et donc impérialiste de leur armada de normes ultra-libérales, les fameux « critères de Copenhague », normes qui détruisent un double système de valeurs et d’intérêts locaux.
Plus curieusement encore, les allemands ne se rendent pas compte - qu’initiateurs rigoureux, dogmatiques, et exigeants de l’ordo- libéralisme européen- ils risquent d’être les premiers concernés par les conséquences de l’affrontement inter-impérialiste.
Cet affrontement sera toutefois encore mieux évité qu’à Fachoda[7] : la haine de l’Etat-nation, avec ses contradictions, comme celle de la curieuse intangibilité des frontières, a produit l’affaissement de la puissance militaire. L’impérialisme de l’organisation de Bruxelles ne peut être que messianique et se bornera dans un premier temps aux habituelles exhortations concernant « l’impérieuse nécessité de réformes structurelles ». Un messianisme lui-même désargenté face à l’énormité des besoins qu’il faudrait rassembler pour extirper l’Ukraine de sa tutelle russe[8].
[1] Selon la savoureuse expression de Jens Weidmann, président de la Bundesbank
[2] Rumeur persistante s’agissant de la présente négociation Transatlantique. Cf l’article de Lori M.Wallach dans le Monde Diplomatique de novembre 20123.
[3] Expression chère à Alain Finkielkraut.
[4] Son actuel responsable est le Tchèque Sefan Füle.
[5] Ces critères ou conditions, sont annoncées dans l’article 49 du Traité de Lisbonne et relèvent, pour l’essentiel de la conception ordo libérale allemande.
[6] Cf l’intéressant article de Georges Nivat : « Vers une troisième Europe » dans Le Monde du 23 et 24 mars 2014.
[7] Lieu de la dangereuse rencontre ( Sud Soudan actuel) entre les armées britanniques et française en 1898.
[8]Bruxelles propose 15 milliards d’aide, alors même que la dette de l’Ukraine se monte à 140 milliards (80% de son PIB), sa partie court terme étant évaluée à 65 milliards d’euros. N’oublions pas également les coûts potentiels de désorganisation dont celui de l’Est industriel tourné vers la Russie.