L’actualité, avec la question italienne, le débat sur la consolidation de l’euro, la fin prochaine du « quantitative easing », le ralentissement de la croissance et bien sûr la préparation des élections européennes, remet sur le devant de la scène l’idée d’une annulation totale ou partielle d’une dette publique dont le volume reste durablement très élevé.
Le présent texte tente de corriger le débat concernant l’impossibilité très matérielle d’une annulation de dette publique détenue à l’actif du bilan de la BCE.
Concrètement , un pays quelconque de la zone euro, ne peut se prévaloir du droit positif et imposer à sa banque centrale nationale, l’annulation de la dette que cette dernière détient à l’actif de son bilan. On peut toutefois imaginer un coup d’Etat instaurant une rupture vis-à-vis de l’ordre bruxellois.
Dans ce cas, les choses sont simples et vont apparaitre comme une modification du patrimoine de la banque centrale et de l’Etat correspondant. Cette situation est a priori celle possiblement rencontrée entre acteurs économiques, par exemple des entreprises d’un même espace lorsque l’endetté fait défaut et que le juge se trouve dans l’impossibilité d’agir réellement sur l’acteur qui ne respecte pas le contrat. Le patrimoine global de l’espace considéré reste inchangé et seule sa répartition est modifiée. A priori les externalités entrainées par ce type de situation - en particulier les modifications de comportement des acteurs - peuvent se compenser.
S’agissant des acteurs Banque Centrale et Trésor, les faits méritent une attention supplémentaire. A priori et cela est généralement oublié dans la littérature, on peut avoir 2 états du monde. Le premier est celui où la banque centrale est juridiquement un élément de patrimoine du Trésor : la Banque appartient au peuple représenté par son Etat. Le second est celui où la banque dispose d’un patrimoine juridiquement distinct de celui du Trésor : la banque est privée ou dispose d’un régime spécifique (institution sui generis) mais, et surtout, se trouve déclarée indépendante du Trésor donc de l’Etat considéré.
Premier cas : La banque centrale est élément du patrimoine du Trésor
Dans le premier cas, la décision d’annulation de tout ou partie de la dette publique détenue à l’actif de la banque centrale ne modifie en aucune façon le patrimoine de la nation. La dette publique était inscrite à l’actif du bilan de la banque centrale, tandis qu’elle était inscrite au passif du Trésor. L’annulation n’est qu’un jeu d’écriture avec pour issue la détérioration du bilan de la banque centrale (son patrimoine s’est affaibli) et amélioration pour un même montant de celui du trésor (son patrimoine augmente d’un même montant). Comme ce dernier est propriétaire de sa banque centrale, son amélioration de patrimoine est annulée par la diminution de celui de sa banque centrale. Le choix des écritures comptables : « créances non recouvrables », « dettes non remboursables », etc. importe peu puisque le bilan consolidé reste inchangé.
Cette façon très comptable de raisonner est inexacte car la notion de patrimoine n’a guère de sens pour une banque centrale. En se plaçant dans une situation imaginaire, celle où les propriétaires des actifs figurant au passif de la banque centrale, souhaitent être payés, on constate immédiatement qu’aucune panique ne peut se manifester car tout le monde sera remboursé. La Banque centrale de l’Etat est réputée insolvable, mais l’Etat même s’il a, par décret, décidé de l’annulation de sa dette, reste maitre d’un capital social qui ne peut s’évaporer et pourrait, situation étrange certes, décider de transformer son capital appelé en capital non appelé. Cela signifierait que la banque centrale créditerait le compte du trésor …à partir d’une simple création monétaire. De la même façon, les banques disposant d’un compte à la banque centrale ne vont pas se précipiter au guichet pour se faire rembourser et l’annulation de la dette publique n’aura aucune conséquence sur la hauteur et le niveau de liquidité des comptes. De la même façon, les titulaires de monnaies ne vont pas exiger le remboursement puisque la monnaie est la forme suprême de la liquidité . Ce que nous mettons ici en évidence est que la logique comptable n’a aucun sens pour une banque centrale. Pour tous les autres acteurs (ménages, entreprises, agents financiers, banques,) toute dégradation d’éléments d’actifs est extrêmement dangereux car la solvabilité est en cause. Pour une banque centrale les choses sont très différentes : sa qualité de prêteur en dernier ressort la place en surplomb par rapport à tous les acteurs.
Finalement, une fois corrigée la myopie comptable, on se rend compte que l’annulation des dettes publiques figurant au bilan d’une banque centrale entièrement détenue par un Etat, ne peut qu’augmenter la puissance créatrice de la collectivité : cette dernière dispose de moyens renforcés.
Existe-t-il d’autres conséquences ?
Pour les épargnants, aucune modification de patrimoine n’est enregistrée puisque la dette publique annulée était composée de titres figurant au bilan de la Banque centrale, donc achetés par cette dernière, après être sans doute passés par les bilans des banques qui avaient acheté la dette publique sur le marché primaire. Propriétaires indirectement de la dette publique inscrite dans les produits financiers qu’ils ont achetés, ils ne risquent – toutes choses égales par ailleurs- aucun défaut.
Pour les contribuables, la situation n’est pas non plus mauvaise puisqu’une amélioration du bilan de l’Etat qu’ils alimentent par l’impôt ne peut leur être défavorable. Les citoyens sont bien sûr dans la même situation.
Il existe pourtant un risque : c’est celui de l’inflation et de la distribution des patrimoines et revenus résultant de ses effets. Si l’Etat est contrôlé par des entrepreneurs politiques peu scrupuleux, ces derniers peuvent utiliser la dette publique toujours annulable pour se maintenir au pouvoir par le biais d’un couple fiscalité/dépenses publiques avantageux, donc fort populaire : les dépenses publiques sont alimentées par de la dette annulable. Il en résulte un gonflement permanent de la demande au regard de l’offre et donc une élévation continue du niveau général des prix. Cette élévation continue signifie une perte de la valeur externe de la monnaie (dévaluation). Cette perte de valeur est donc aussi une perte de pouvoir d’achat à l’international. En retour, la modification de la valeur externe de la monnaie entraine des effets classiques sur les échanges internationaux. Ce risque d’inflation avec ses conséquences, pourrait être étudié de façon beaucoup plus précise, en étudiant les liens concrets entre base monétaire et inflation et voir à quel type de modèle monétaire le pays se trouve confronté (modèle monnaie de transaction/modèle choix de portefeuille), mais un tel travail ne sera pas abordé dans le présent texte.
Eu égard aux risques susvisés on comprend que, dans le cas d’un bloc patrimonial commun, puisse exister une barrière formelle entre les deux entités. C’était naguère le cas de la France jusqu’en 1973 avec un gouverneur de la Banque de France que l’on disait - en termes purement formels - indépendant du pouvoir alors même qu’il dirigeait un élément du patrimoine du pays et pouvait être réellement un fonctionnaire fort discipliné. Simple question de forme souvent mise en avant de façon bruyante qu’il est intéressant de comparer à l’absence totale d’indépendance, elle aussi mise en avant, pour d’autres dirigeants gestionnaires du patrimoine industriel de l’Etat.
Second cas : Banque centrale et Trésor sont des entités complètement séparées.
Dans le second cas, celui où banque centrale et Trésor sont des unités juridiquement séparées, la banque centrale est privée (FED, Banque centrale italienne avant l’euro, etc.) ou dispose d’un statut d’indépendance radicale (toutes les banques centrales aujourd’hui). On notera le caractère étrange d’une telle situation puisque, dans le même temps, la matière première « monnaie » incorpore des éléments de puissance publique : elle est définie dans ses qualités par l’Etat, y compris dans la norme juridique la plus élevée c’est-à - dire la Constitution. Très concrètement c’est l’Etat qui lui confère tout ou partie de sa puissance. Fort curieusement la littérature ne questionne jamais cette étrange réalité : comment se fait-il que des banques privées puissent fabriquer des objets aussi régaliens ? Etrangeté institutionnelle remarquée par tous les juristes qui vont utiliser le terme d’institution « sui generis », une catégorie d’un genre spécifique et très inhabituel. Mais revenons à notre propos.
Ici, l’annulation de la dette figurant au bilan de la banque centrale affecte positivement le bilan du Trésor. Certes, il ne bénéficie plus de tout ou partie des profits de la Banque centrale (la clé de répartition est variable selon les pays) mais la dette publique figurant à son passif devient « dette non remboursable ». Cela signifie une hausse de la puissance créatrice de la collectivité. Inversement, le patrimoine de la Banque centrale est affecté : la dette publique fait l’objet d’une admission en « non valeur», ce qui va comptablement signifier une évaporation de son capital social et de ses fonds propres.
Beaucoup d’auteurs, habités par la logique comptable traditionnelle, concluent que la banque centrale subissant un défaut du Trésor serait mise en faillite, de la même façon qu’un défaut de même nature mettrait hors course les banques de second degré. Il est exact qu’une banque commerciale classique est immédiatement exposée au risque de défaut sur titres publics. Les fonds propres étant rapidement évaporés par le défaut, il reste le passif exigible ce qui implique la disparition possible des dites banques. Tel n’est pas le cas d’une banque centrale dont la structure du bilan n’est nullement affectée par le défaut public : elle fait face, à l’euro près, sur la totalité des éléments de son passif : fonds propres, compte du Trésor, comptes des banques commerciales, monnaie en circulation. Et ce maintien résulte de sa qualité de prêteur en dernier ressort : aucun acteur n’est victime des accidents d’actifs d’une banque centrale qu’elle soit indépendante ou non.
Comprendre la grande peur allemande derrière le parapluie comptable.
Cela signifie que le débat allemand sur la légitimité de l’OMT lancé par Monsieur Draghi n’est pas fondé. La BCE peut acheter un montant illimité de titres publics de qualité discutable, sans crainte d’une nécessaire recapitalisation de la banque par les Etats, dont bien sûr l’Etat Allemand qui en est l’actionnaire principal.
Si, par conséquent, on insiste tant et sans aucun fondement sérieux sur l’impossibilité d’une annulation des dettes publiques figurant à l’actif des banques centrales, c’est en raison d’autres craintes allemandes qui, elles, seraient mieux fondées.
Comme les USA après 1945, l’Allemagne est un pays en fort excédent à l’intérieur de la zone euro et ses exportations ne peuvent être payées que si les pays importateurs disposent de ressources suffisantes. Les USA après 1945 n’ont pu assurer la survie de leur énorme industrie qu’en la réformant vers des productions civiles et en trouvant des débouchés extérieurs …inexistants en raison de l’effondrement économique lié à la guerre. La solution fut les transferts au titre de l’aide Marshall. L’Allemagne refuse tout transfert et donc se trouve obligée de constater l’accroissement continue du solde créditeur TARGET 2 figurant à l’actif de la Bundesbank. Les soldes TARGET n’étant pas collatéralisés, cela revient à dire que si les pays du sud de la zone euro ne rééquilibrent pas leurs échanges, le risque est que l’Allemagne ne sera jamais payée. Comme le dit Charles Gave, tout se passera comme si on coulait les bateaux remplis de voitures allemandes dès la sortie des grands ports du pays. On comprend mieux ici la mainmise allemande sur Bruxelles : on ne peut pas s’attaquer directement à la balance commerciale et à la totale liberté de circulation du capital en raison du dogme libre-échangiste, et surtout de l’architecture institutionnelle qui conditionne l’existence même de l’euro. Dans ces conditions, il faut s’attaquer aux budgets nationaux, en exigeant des excédents primaires sécurisants sur les marchés et porteurs d’un rééquilibrage global. Hélas, les excédents allemands ne construisent rien à l’inverse des excédents américains qui ont pu contribuer à la reconstruction du monde…..Mieux , ils détruisent en développant une asymétrie croissante entre pays.
Les allemands ont bien compris le lien existant entre solde budgétaire et solde Target, la dérive de l’un entrainant celle du second. Réalité jusqu’ici peu analysée dans la littérature économique. Par contre, ils comprennent mieux le lien existant entre le quantitative easing et la dérive des soldes TARGET du sud : les banques du sud, en achetant de la dette publique détenue dans des banques du nord, aggravent les soldes TARGET du sud. Pour autant, les allemands devraient savoir que la Bundesbank ne serait nullement affectée par un éventuel défaut du sud car - là encore- nous sommes victimes d’une illusion comptable : une banque centrale reste prêteuse en dernier ressort.
Jusqu’ici les soldes TARGET permettaient de donner l’illusion du paiement… et celui des rémunérations des producteurs de l’industrie allemande. La rupture possible n’affecterait pas le bilan de la Bundesbank…mais les voitures ne pourraient plus être envoyées vers le sud et donc l’industrie allemande serait durement affectée…sans compter l’évaporation de revenus qui ne seraient plus distribués. Derrière les peurs allemandes concernant l’édifice financier de la zone euro, il y a celle d’une gigantesque crise de surproduction qui menace ce pays.
L’euro, contrairement aux apparences, est moins une monnaie et davantage un ordre politique qu’il faut sans cesse durcir en raison de sa fragilité.