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1 janvier 2024 1 01 /01 /janvier /2024 08:39

Nous avons montré dans les articles précédents[1] à quel point les gigantesques défis qui se posent aujourd’hui se heurtent à l’architecture monétaire et financière qui organise le monde. Nous avons également montré à quel point les partis politiques surplombés par ladite architecture étaient tous très éloignés de la simple possibilité d’imaginer des  propositions sérieuses. Nous tentons dans le texte suivant de proposer la colonne vertébrale d’une réponse adaptée à la hauteur des enjeux. De ce point de vue le texte qui suit n’est pas consacré à telle ou telle recommandation de politique publique. Il s’intéresse bien davantage aux fondations qui permettront d’édifier un avenir pour le pays. C’est la raison pour laquelle nous parlons de colonne vertébrale, c’est-à-dire ce sur quoi peut être imaginé un avenir démocratiquement défini. Bien évidemment, le texte n’évoque pas les réformes dites structurelles qui toutes sont des mesures en harmonie avec l’architecture monétaire actuelle et ne font que colmater les effets de l’inévitable entropie vécue par chacun. Le temps présent ne peut plus consister à nettoyer/lisser/perfectionner le terrain de jeu et  doit être désormais consacré au renversement des règles du jeu.

Petit rappel banal :

 Le devoir du politique est de permettre aux générations futures de s’épanouir dans un monde meilleur que celui hérité par ses actuels habitants. Ce n’est évidemment pas reconstruire ce qui existait. Et parce que la vie est porteuse d’une créance de sens, le devoir du politique est aussi celui de proposer un horizon désirable. Redessiner la France aujourd’hui ce n’est donc pas reproduire son passé supposé grand, c’est simplement, compte tenu du passé, la rendre habitable, confortable, et lui donner une signification. Le logiciel politique unique qui consiste depuis plusieurs décennies à  reproduire le présent  sans en saisir son inéluctable entropie doit donc être dépassé[2]. Et même le Nobel Angus Deaton semble aujourd’hui questionner l’entropie dans laquelle nous sommes[3].

Proposition de renversement des règles du jeu monétaire et financier.

1 - On peut certes respecter le cadre budgétaire européen, par exemple voter la loi budgétaire selon les règles du pacte de stabilité et de croissance, mais en même temps reprendre le contrôle de la Banque de France en lui donnant l’ordre (interdit dans le présent cadre) d’effectuer les dépenses décidées par le parlement et l’exécutif. Ce n’est plus la banque centrale qui domine le Trésor et c’est le Trésor qui domine la banque centrale. Dans un tel contexte il n’y a plus à lancer une souscription de bons du Trésor pour alimenter le compte du Trésor à la banque centrale. Le compte est toujours alimenté. Il n’y a plus à se poser la question du taux et des difficultés à placer un emprunt qui n’existe plus. L’Agence France Trésor et sa cohorte de banques spécialistes en valeurs du Trésor (SVT) peut disparaître.

2 - Le nouveau cadre est un cycle qui, du point de vue du Trésor, commence par une dépense immédiate  suivie d’une recette à venir (impôt et épargne éventuelle transformée en bons du Trésor). Ce nouveau cadre est inversement - du point de vue des bénéficiaires de la dépense ( secteur privé interne et externe) - une recette suivie d’une dépense à venir[4]. Le cycle provoque donc mécaniquement une pression déficitaire côté Trésor et une pression excédentaire d’un même montant côté secteur privé interne et externe. Et le moteur du cycle est bien le Trésor. La liquidité du secteur privé est en permanence assurée par le Trésor dans sa dépense. C’est le Trésor qui donne l’ordre d’ouverture du robinet à monnaie, et c’est le même Trésor qui éponge le trop de monnaie en captant l’impôt et le surplus d’épargne. Le Trésor n’attend plus - dans l’angoisse - que le marché veuille bien éponger son déficit. Bienveillant, Il tend désormais la main à ceux qui connaissent un surplus de liquidité et souhaitent acheter des bons du Trésor.  Maintenant passer de l’angoisse à la bienveillance doit aussi correspondre à une modification des prix (le taux de l’intérêt) : le Trésor est moins soumis aux prix de marché et plus décideur de la rémunération qu’il va consentir. Nous ne sommes plus dans le même monde.

Les conséquences du renversement

Dans le cadre de la zone euro un tel système qui se mettrait en place en France développerait, en principe, les situations et effets suivants :

1 - Il y a tout d’abord un risque inflationniste si le moteur du cycle s’emballe et finit par produire plus de monnaie (dépense) qu’il n’en retire (impôts et bons du Trésor). La différence devenant déficit public trop important eu égard à une faiblesse des capacités matérielles propres à redessiner le pays. Ce risque doit être politiquement contrôlé sur la base d’une autorisation de création monétaire par les instances démocratiques.

2 - Il y a ensuite un risque extérieur se matérialisant par une relance…à l’étranger : la compétitivité française est trop faible et les intrants de la reconstruction sont importés massivement (pensons à la relance Mitterrand de 1981/1982).

3 - Ce second risque serait en principe très amorti en régime de taux de change flottants : le cours de la devise nationale fléchirait ce qui rendrait l’économie nationale plus compétitive, et donc l’excédent du secteur privé externe serait limité.

4 - Cette fuite très limitée au profit dudit secteur ne l’est plus avec le taux de change fixe existant à l’intérieur de la zone euro. La France ne peut pas dévaluer vis-à-vis de l’Allemagne. Dans ces conditions cela signifie la possibilité d’un « déficit sans pleurs » pour la France. La hausse de la dépense publique, imposée à une banque de France devenue obéissante, transforme le pays en passager clandestin de la zone euro.  On peut même penser que le destin de la France serait celui d’un rentier de la zone euro. Les dépenses publiques croissantes effectuées par la banque de France nourrissent un flux croissant d’importations, marchandises produites dans le reste de la zone et consommées en France. On serait très loin d’une restructuration du pays, de la reconstruction du lien social, de son autonomie, etc. Une telle situation de passager clandestin, pourrait faire des émules et pourrait aboutir à un effondrement généralisé.

5 - Cette situation nous permet de mieux comprendre la logique institutionnelle européenne qui interdit toute tentative de clandestinité : Bruxelles ne peut accepter la production de monnaie par un Etat et   va par conséquent devoir mobiliser des centaines de fonctionnaires, d’abord pour vérifier que la banque centrale est réellement indépendante, ensuite  pour élaborer, mettre en œuvre et surveiller un pacte de responsabilité budgétaire….dont la complexité aux dires des dits fonctionnaires  s’ajoute à l’imprécision du langage adopté : que signifie réellement un déséquilibre « structurel » ? De la même façon le « Next generation EU », ou plan européen de relance de 2021 (807 milliards d’euros) ne correspond qu’à de nouvelles dettes et n’apporte aucune solution au regard des enjeux. Il s’agit toujours en effet de procéder par la seule logique de l’endettement.

6 - Une façon de retrouver la souveraineté pour redessiner le pays serait donc de passer de l’équilibre budgétaire à l’équilibre des comptes extérieurs. Simplement, il s’agit d’éviter la fuite et faire en sorte que la dépense publique, nourrie par création monétaire, soit effectivement mobilisée pour redessiner le pays. Cela suppose évidemment des mesures techniques empêchant le déséquilibre sur les diverses balances du compte extérieur : taxation des importations, quotas, restrictions à la circulation du capital, etc. Toutes mesures interdites dans le cadre bruxellois.

7 – Cette dernière solution est pourtant probablement la meilleure en ce que bien menée elle pourrait ne pas briser l’édifice européen. Tout d’abord si elle était décidée par la France, il est très probable qu’elle développerait un processus d’imitation. Elle présente en effet un certain nombre de qualités : elle s’annonce responsable en ce sens qu’on refuse clairement le statut de passager clandestin[5] ; elle ne met pas en cause l’euro comme monnaie unique et donc ne met pas fondamentalement en cause le projet européen ; elle autorise des dynamiques nationales qui s’ajoutent et donc globalement la fin des restrictions budgétaires qui elles aussi se sont imposées à tous et ont provoqué un décrochage de la zone par rapport aux autres régions du monde (croissance de 19,2% depuis 2017 aux USA contre seulement 7,6% dans la zone euro). Reste à convaincre en expliquant le plus honnêtement possible.

Les résultats attendus

Les points susvisés méritent quelques explications et précisions :

1 - Il faut tout d’abord bien comprendre que le taux de change de 1 contre 1 à l’intérieur de la zone euro (l’euro n’est convertible qu’en lui-même) est le moteur de l’attrition européenne au regard du reste du monde. Si l’on se borne au cas franco-allemand, le déséquilibre extérieur France/Allemagne est porteur d’une attrition et pour la France et pour l’Allemagne. Parce que la France dispose d’un euro largement surévalué, le taux de change lui garantit un déséquilibre commercial abyssal (191 milliards d’euros pour 2022). Celui signifie une production nationale perdue pour un même montant (les français « mangent » un revenu qui n’est pas produit). De façon très approximative cette production perdue ou sous production correspond à 7,5% du PIB, et un peu plus de 2 millions d’emplois.

Parallèllement, parce que l’Allemagne disposait jusqu’ici d’un euro largement sous-évalué, elle disposait d’un excédent commercial considérable la conduisant à une stratégie mercantiliste qui commence à être dénoncée. Elle maintient une épargne considérable qui aurait pu être transformée en dépenses nécessaires (infrastructures délabrées, retraites insuffisantes, etc.). Globalement l’Allemagne pouvait mieux dépenser et la France pouvait davantage produire. Le déséquilibre franco/allemand est donc porteur d’un déficit de croissance globale. Si les taux de change pouvaient être modifiés et si donc un euro français pouvait moins valoir qu’un euro allemand, la croissance allemande serait moins mercantile et la croissance française serait plus élevée. Le raisonnement peut être généralisé à l’ensemble de la zone euro et donc si cette dernière reste à la traîne du reste du monde c’est en raison de la fixité du taux de change infra-zone.

Il est donc urgent d’inventer un dispositif permettant de retrouver les capacités productives de tous les pays à déficit commercial. Le gain de croissance collective de la zone permettra en retour un taux de change plus faible de l’euro au regard des autres devises. Taux de change allant donc dans le sens de la fin des excédents considérables de la zone avec le reste du monde. Observons toutefois que ce raisonnement est quelque peu biaisé par le fait que les contraintes qui s’exerceraient pour la construction d’un équilibre extérieur sont des gains à l’échange contrariés et donc le gain de croissance global reste sans doute difficile à évaluer.

2 - Globalement le passage de la « surveillance » des budgets publics (la monnaie est contrôlée par la finance) à celle de la « surveillance » des comptes extérieurs (la monnaie est émise par l’Etat) passe par une collaboration d’abord bilatérale mais probablement rapidement multilatérale entre pays déficitaires et pays excédentaires. Par exemple, l’Allemagne désormais bloquée dans sa trajectoire mercantile (problème des sanctions pour la Russie, keynésianisme stratégique américain, réduction du débouché chinois) pourra éviter le chômage français en relançant la consommation voire l’investissement interne…tout en évitant son propre chômage. La France en bénéficiera mécaniquement (moins d’exportations allemandes vers le reste du monde contre plus d’importations en provenance de la France), mais bien évidemment il lui faudra travailler sa compétitivité extérieure, d’abord sans doute par des mesures restrictives mais aussi en mobilisant les opportunités offertes par une monnaie émise par l’Etat. Ces opportunités ne sont pas négligeables et correspondent aux sommes mobilisées improductivement aujourd’hui au titre de la charge de la dette publique (55 milliards d’euros pour la France en 2023). Ces sommes deviennent des outils de compensation des inconvénients créés par une monnaie unique inadaptée et par définition inutilisable pour la maitrise des taux de change. Le maintien de la monnaie unique a un prix qu’il faut hélas payer. A terme, l’ensemble de la zone verra ses forces d’attrition se relâcher par une dépréciation globale de l’euro vis- à- vis du reste du monde.

3 - Mécaniquement le primat de la monnaie simple marchandise émise par les banques devait progressivement imposer la fin du bilatéralisme et l’imposition d’un ordre multilatéral contrôlé par la finance et assurant la fin des souverainetés. Cette fin des souverainetés devait être garantie par l’indépendance des banques centrales qui elles-mêmes devenaient le support d’un ordre multilatéral. Sans cette garantie la finance ne pouvait s’étendre. L’ordre interne, c’est -à-dire le budget, est surveillé, tandis que les frontières doivent disparaître : il n’y a pas à s’occuper de l’équilibre des comptes extérieurs. Notons que ce raisonnement se vérifie dans la pratique de l’agenda des fonctionnaires bruxellois : les budgets sont dans le champ des radars et les comptes extérieurs y échappent.

Tout aussi mécaniquement le primat d’une monnaie émise par l’Etat renverse les choses : l’ordre interne, c’est -à-dire le budget cesse d’être surveillé, et les frontières font l’objet d’une grande attention. Le retour de la souveraineté ne peut accepter celle des banques centrales qui doivent impérativement se contenter d’obéir et de faire respecter le politique retrouvé dans le système financier. Les banques centrales qui, partout dans le monde furent historiquement les enfants des Etats, doivent après leur grande fugue mondialiste revenir à la maison.

4 - Globalement l’objectif d’un équilibre des échanges extérieurs est favorable à l’élaboration de stratégies coopératives entre Etats. La lutte pour l’équilibre est affaire de discussions entre le déficitaire et l’excédentaire, ce dernier se devant de prendre sa part de responsabilité. A l’inverse dans le cadre actuel, l’Allemagne n’a aucun intérêt à ne pas maximiser sa « rente de taux de change » en adoptant une stratégie ouvertement mercantiliste et peu coopérative.  Alors que les présentes règles sur le budget sont l’affaire de chacun pour plus de compétitivité, la règle de l’équilibre extérieur est ouvertement coopérative. Notons que cette coopération est aussi ce qui faciliterait l’émergence d’une union des marchés de capitaux (UMC).

5 - L’ordre multilatéral n’est pas incompatible avec le retour des souverainetés. L’équilibre des comptes ext[JW1] érieurs est  un objectif de négociation qui peut commencer avec une offre politique nouvelle, celle du pays qui aura, le premier décidé, de retrouver sa capacité à produire de la monnaie. Le début du processus peut être d’ordre bilatéral, mais il devrait par imitation reproduire un ordre multilatéral : La mondialisation devient une « association d’Etats souverains » si possible démocratiques. Elle cesse d’être un liquide noyant les Etats qui ne savent pas nager pour cause d’amputation monétaire.

6 - Le processus de transformation de la monnaie marchandise en monnaie politique participe à l’engendrement d’un ordre sociétal nouveau. Dans le paradigme de la monnaie marchandise il y a en devenir la fin des souverainetés, la mondialisation et l’affaissement des nations : les droits de l’homme enflent et deviennent un fleuve en crue noyant les droits et devoirs du citoyen. Dans le paradigme de la monnaie politique, les droits de l’homme retrouvent leur lit et les droits et devoirs du citoyen ne sont plus dévalorisés.

7 – Il est donc clair que la prise en charge sérieuse de l’avenir ne laisse qu’une place limitée aux partis de la droite traditionnelle qui se sont contentés de se lover dans ce qu’on appelle le néolibéralisme ou l’ordo-libéralisme. Il ne laisse guère non plus de place aux partis dits de gauche qui ayant abandonné, le champ des luttes économiques se sont reconvertis dans celles qui affaissaient la citoyenneté. A leur décharge, reconnaissons qu’ils furent tous endoctrinés par les discours normatifs des économistes en difficulté avec la lecture du réel. Des économistes qui ne semblent pas connaître de révolution copernicienne et qui n’ont pas l’humilité des astrophysiciens, testant/contestant en permanence les modèles au regard des réalités qu’ils découvrent.  Redevenir sérieux ne consiste pas à construire des programmes détaillés à vendre sur des marchés politiques. Redevenir sérieux c’est d’abord observer et lire les faits en tentant de les rendre intelligibles aux fins de proposer un avenir désirable. Il est grand temps de voir les partis s’atteler à cet exercice plus difficile que celui de la communication.

Conclusion :

1 - Le scénario proposé avait aussi pour objet de répondre à la très  grande complexité de notre monde : climat, environnement, démondialisation ou « grande fragmentation », déchirures sociales, guerres de grande intensité. Nous avons tenté de montrer que cette complexité se traduit par une gigantesque montée des coûts de la production/protection d’un monde habitable. Et une montée des coûts qui ne peuvent plus être couverts par de la dette[6].

2 - Parce que le danger de réécriture d’un nouvel ordre est considérable dans le présent contexte, le scenario proposé reste modeste et tente d’apporter des solutions sans déchirures trop graves de l’ordre ancien. Ainsi Le contexte géopolitique ne peut nous autoriser la contestation trop radicale de l’ordre européen. D’où l’acceptation d’une monnaie unique certes très couteuse mais en même temps  symbole d’un rassemblement. On peut certes réduire le poids de la finance et faire disparaître la dette publique mais il nous semble très difficile d’aller plus loin. D’où aussi le maintien d’un authentique libéralisme qui autorise néanmoins le passage vers moins de compétition et davantage de coopération.

Nous n’avons évidemment pas abordé toutes les questions et certaines d’entre-elles ont déjà été partiellement évoquées dans l’article du 18 décembre : « la reconstruction passe par une bonne dose de dé financiarisation »[7]. Nous n’avons pas non plus traité de façon détaillée  la question de la création monétaire par l’Etat : faut-il passer à la monnaie numérique de banques centrales ? faut-il interdire la création monétaire par les banques ? etc. Ce qui nous renvoie à d’autres textes déjà publiés, notamment celui du 20 octobre dernier : « Reconstruire le système bancaire »[8] ou celui du 1er octobre : « Politique publique : entre la dette et le climat, il faut choisir »[9]. Notons enfin que les nouvelles technologies monétaires peuvent aider à l’émergence du scénario proposé.[10]

3 - Il existe présentement une conjoncture favorable à ce que la France se lance dans un tel scénario. D’abord une prise de conscience d’effets cumulés devenus insupportablement lourds :  prise de conscience que le pays est désormais le plus désindustrialisé de toute l’Europe, prise de conscience de déficits jumeaux (budget/ balance commerciale) parmi les plus lourds de toute l’Europe, prise de conscience d’un stock de dettes publiques le plus élevé de toute l’Europe. Le moment est donc venu d’un nécessaire changement de paradigme.

Ensuite des circonstances extérieures ouvrent une nouvelle fenêtre au pays. L’Allemagne ne peut plus elle-même se lover dans le paradigme des discours normatifs des économistes. Elle constate amèrement qu’elle ne peut plus vivre dans le confort d’une « rente de taux de change » aujourd’hui mangée par les nouveaux contextes géopolitiques. Un changement qui s’est révélé dans les  nouvelles négociations concernant le retour prochain du pacte de stabilité. 

Au total il existe donc une opportunité pour que la France reprenant l’initiative au niveau européen propose une association d’Etats souverains démocratiques.

 

                                                                                                                                                                                                                                                           Jean-Claude Werrebrouck  le 31 décembre 2023

 

[2] Reconnaissons d’emblée que ce sera pourtant difficile tant l’architecture monétaire et financière nous surplombe. Comment ne pas être étonné, par exemple, par ces propos d’un patron de la finance qui espère toujours une réforme progressiste autorisant le Bitcoin dans les futurs ETF : « Le bitcoin pourrait être la clé de la prolongation de la civilisation occidentale ». (Brian Armstrong directeur général de Coinbase). De quoi être pleinement rassurés surtout si on apprend que Coinbase s'octroie les services de george Osborne ancien chancelier de l'Echiquier du gouvernement britannique. Soulignons que la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) applicable dès janvier 2024 exclue (à la demande de la France) la finance de son périmètre d’intervention, ce qui confirme bien le sentiment d’une finance en surplomb sur le monde.

[3] Cf son article : « Le progrès est en danger » dans Le Monde du 31 décembre 2023.

[4] Nous conseillons de relire ici notre article du 21 décembre : « l’Etat, une entreprise si particulière ».

[5] Ce que les autorités européennes n’ont pas complètement réussi à faire avec le « boulet » des soldes TARGET 2.

[6] Le texte du président de la République publié dans Le Monde du 31 décembre : « Il faut accélérer en même temps sur la transition écologique et sur la lutte contre la pauvreté » est à cet égard toujours aussi éloigné de la réalité. Les projets à l’échelle mondiale sont gigantesques mais tout doit être financé par des charges nouvelles y compris pour les banques par de la dette. Comment va-t-on faire pour rembourser un ensemble qui va jusqu’à rémunérer les services rendus par la nature ? Comment faire si les DTS nouveaux ne deviennent pas une monnaie produite par un FMI nouveau ? La réforme des institutions de Bretton woods est évoquée, mais il, s’agit simplement d’un changement de taille et non d’une sortie du paradigme de la dette.

[7] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/12/la-reconstruction-passe-par-une-bonne-dose-de-de-financiarisation.html

[8] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/10/reconstruire-le-systeme-bancaire.html

[9] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/10/politique-publique-entre-la-dette-et-le-climat-il-faut-choisir.html

[10] http://www.lacrisedesannees2010.com/2023/09/technologie-monetaire-et-ordre-politique-vers-un-nouveau-monde.html


 [JW1]

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29 mai 2023 1 29 /05 /mai /2023 07:01

Des experts de la BCE au nombre d’une cinquantaine continuent de travailler sur le projet d’Euro  numérique. Il s’agit d’une innovation technologique, sans doute importante pour les usagers, mais qui ne sera toutefois pas une innovation financière majeure.

Le potentiel est pourtant bien présent. Techniquement il est possible d’équiper tous les agents du jeu économique (ménages, entreprises, Institutions financières, Trésors), qu’ils soient résidents ou non, d’un porte-monnaie électronique susceptible d’assurer, à partir de la BCE, la totalité de leurs transactions. Bien évidemment, il serait raisonnable de limiter pareille révolution en cantonnant la BCE au rôle d’infrastructure monétaire. Cela signifierait que les banques ne disparaissent pas, qu’elles continuent à assurer la transformation de l’épargne en investissement et qu’elles resteraient des intermédiaires financiers de premier plan. Ce cantonnement à la fonction d’infrastructure serait pourtant déjà une révolution, en ce sens qu’il y aurait disparition de la monnaie banque centrale sous la forme de billets, et surtout sécurisation puisque les porte-monnaies  seraient de la monnaie banque centrale donc insusceptible de disparaître dans une crise bancaire. Au fond, la nouvelle monnaie serait aussi sécurisée que les billets dont on sait qu’ils sont un titre de propriété réelle à l’inverse des dépôts qui ne sont qu’une créance toujours susceptible d’évaporation. Les dernières crises bancaires américaines sont là pour en témoigner Cette révolution pourrait bien sûr offrir une garantie supplémentaire de base : l’interdit d’un recueil des données associées à l’euro numérique.

 Bien au-delà, l’Euro numérique serait l’occasion d’un redéploiement de la puissance monétaire vers les autorités centrales : en faisant disparaître les dépôts bancaires classiques qui sont la matière première de la circulation de la valeur et de la création de monnaie bancaire, on empêcherait les banques de battre monnaie et on réserverait la création monétaire à la banque centrale : la création de monnaie deviendrait le monopole de cette dernière et seule la monnaie banque centrale serait susceptible d’être émise. Bien évidemment un tel dispositif suppose une révolution dans la révolution, à savoir la disparition de l’indépendance de la Banque centrale et son grand retour dans le giron de la collectivité. Avec une ultime conséquence qui serait la disparition du lucratif marché de la dette publique au profit de quelque chose comme un don en monnaie centrale aux Etats…..une véritable rupture épistémologique…

Les travaux actuellement menés par les experts de la BCE sont, sans le dire, très conscients de l’immense potentiel offert par la technologie numérique. L’ambition du groupe de travail est donc très inscrite dans  un périmètre bien défini, à surtout ne pas dépasser.

Tout d’abord , et ceci correspond aux exigences du public  à l’encontre des banques, il n’est pas question de faire disparaître la monnaie centrale sous sa forme billets. Bien évidemment, les banques souhaitent cette disparition pour 2 raisons, la première est la question de son coût (lourdes manipulations avec technologies coûteuses dans la distribution), la seconde est la préférence pour les dépôts en tant qu’outil de la création monétaire bancaire continue. Les étudiants en économie connaissent tous que le taux de conversion des dépôts en billets est un frein à ce que l’on appelle le « multiplicateur du crédit ». Toutefois il est clair que l’Euro numérique offrant les mêmes garanties que le billet et surtout offrant une  utilisation beaucoup plus aisée concurrencera rapidement ce dernier. Dans ces conditions, si les experts ne limitent pas drastiquement l’ampleur de l’utilisation de l’Euro numérique, il y aura étouffement de l’activité bancaire avec des conséquences douloureuses pour le crédit et le marché de la dette publique. Dans les conditions institutionnelles présentes, l’Euro numérique ne peut donc être qu’un cash plafonné. On évoque présentement un plafond de 3000 euros, ce qui pour les ménages semble beaucoup. Nul doute que, dans la pratique, ce cash plafonné sera vécu par les agents comme trop limité puisque dans la réalité financière le porte-monnaie numérique est plus sécurisé (pas de risque[JCW1]  de faillite pour une monnaie centrale) que le dépôt classique (risque de faillite pour une monnaie bancaire). Il faudra donc compter sur la très forte résistance de la BCE en tant que protectrice du système financier  pour l’extrême limitation du plafond.

Cette résistance sera d’autant mieux assurée que la distribution de l’Euro numérique sera le fait des banques elles-mêmes, exactement comme pour les billets. Ces derniers sont un prélèvement à l’actif et au passif sur le total des bilans et il en sera de même pour la monnaie numérique : toute élévation du montant des porte–monnaies numériques est une contraction des bilans disponibles. Les banques auront donc intérêt à ce que les comptes de dépôts classiques ne se transforment pas trop rapidement en portemonnaies numériques. Il s’agit là d’un frein majeur à la construction d’une infrastructure complète  de circulation de la valeur. L’espoir de voir, par conséquent, la création d’une infrastructure rationnelle de transport de la valeur est donc limitée alors même que la technologie l’y invite. En termes imagés, la BCE veut ouvrir une porte…que les utilisateurs veulent voir grande ouverte…et que les banques souhaitent voir fermée. D’où la prudence de la BCE qui parle toujours d’un projet avec expérimentation sur plusieurs années avant lancement dans trois ou quatre ans….

Une question fondamentale est celle de l’interopérabilité, d’abord à l’interne (circulation de la valeur entre pays de la zone euro), ensuite à l’externe (circulation de la valeur entre banques centrales adoptant des monnaies numériques assorties de taux de change divers). La première forme laisse bien évidemment la question des comptes TARGET portant sur les déséquilibres entre les pays de la zone. La seconde revient à transformer partiellement le marché monétaire national en marché monétaire international mettant en jeu les échanges de monnaies numériques de banques centrales. Au final, au-delà d’une efficience accrue et donc de coûts de fonctionnement beaucoup plus faibles peu de changements sont à attendre : les banques centrales sont reliées par ce marché monétaire international et l’une d’entre elles, la FED, est à la fois banque centrale nationale et prêteuse en dernier ressort. Ce qu’elle est déjà quand on affirme qu’elle est la banques centrale des banques centrales.

Beaucoup d’autres questions vont se poser : quel coût de mise en place et quelle logique de partage de ces derniers ? Si l’utilisation de l’Euro numérique est  - au-delà d’une diminution des coûts de transaction - porteuse de davantage de sécurité,  faut-il lui faire payer un service de coffre-fort ? Si oui, sous quelle forme ? Peut-on profiter d’un potentiel basculement vers l’Euro numérique pour envisager autrement la question du financement de la décarbonation généralisée, par exemple sous la forme de don en monnaie centrale au profit des agents concernés ? Etc.

Affaire à suivre.

 

 

 

 


 [JCW1]

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9 mai 2023 2 09 /05 /mai /2023 06:20

La seconde partie du présent papier a longuement insisté sur le caractère polycentrique des infrastructures monétaires et ce, à l’échelle de la planète. L’irruption des banques en ligne,  des néo banques et autres « mobile money », développe davantage encore ce polycentrisme. C’était ce caractère qui imposait l’existence d’un dangereux marché monétaire, les banques devant se faire confiance entre elles pour assurer la circulation de la valeur et les banques centrales venant en surplomb pour garantir ce qui n’est pas facile à sécuriser. Pour reprendre l’exemple de la seconde partie de l’exposé, il est relativement facile quand on est SNCF de garantir la bonne circulation des TGV entre Paris et Nice, mais il est beaucoup plus difficile et complexe, quand on est système bancaire, de faire circuler la valeur entre banques. Et c’est au final l’une des grandes causes des crises financières. D’où l’idée un peu dérangeante de la seconde partie du texte de proposer la fin du présent système bancaire au profit d’un monopole des banques centrales. Ce que les économistes désignent par le terme de monopole naturel.

Cette proposition est pourtant d’autant plus crédible que, malgré les précautions, malgré l’imposition de règles de prudence sous la forme de réserves obligatoires, de fonds propres suffisants, de ratios nombreux et divers, de stress tests, etc. les accidents restent possibles et graves. C’est bien ce que nous constatons présentement avec les banques américaines et les effets de contagion possibles. Parce que l’infrastructure monétaire est polycentrique, les bilans comptables des banques ont toujours été victimes d’une évaporation potentielle que l’on ne retrouve pas dans l’économie réelle. Les bank run ont toujours existé et les paniques correspondantes pouvaient détruire rapidement les banques attaquées par des retraits massifs de la part de leurs déposants. Dans l’économie réelle, les bilans ont toujours été plus solides et les dettes (passif) ne donnent pas lieu à un bank run, tandis que les actifs, parce que largement matériels, ne sont pas susceptibles de connaître un effondrement comme peuvent le connaître les titres financiers à l’actif des banques.

Or, cette évaporation potentielle et toujours menaçante s’accroit considérablement aujourd’hui. La  raison essentielle est que désormais, grâce aux nouvelles technologies, des centaines de milliards de dollars peuvent, d’un simple « clic », quitter le passif d’une banque. Jadis il fallait se présenter physiquement au guichet pour effectuer un retrait. Aujourd’hui les choses sont beaucoup plus simples et donc l’évaporation peut entraîner la ruine en quelques heures. Ajoutons que les facilités du numérique développent aussi la puissance des comportements mimétiques et donc celle de la contagion. Il faut donc en conclure que les outils prudentiels ne sont plus à la hauteur des dangers, et ce n’est pas en affûtant les divers ratios que les régulateurs imposeront aux banques, que l’on pourra raisonnablement lutter contre une évaporation beaucoup plus puissante et beaucoup plus radicale que par le passé. Le polycentrisme de l’infrastructure monétaire était supportable dans le cadre des technologies anciennes, il ne l’est plus aujourd’hui. De ce point de vue les récentes critiques contre les dirigeants de la FED sont probablement exagérées. La crédibilité de la FED n’est pas contestable par l’incompétence des ses dirigeants, elle l’est de part une évolution technologique qui durablement va rebattre les cartes.

Dans le même temps, les technologies nouvelles ont avec la blockchain et les crypto monnaies créé bien des inquiétudes pour les infrastructures monétaires : désormais la circulation de la valeur peut se réaliser sans la participation des banques. Cette inquiétude s’est évidemment propagée aux Etats eux-mêmes. La réponse est venue des banques centrales avec le projet de création d’une monnaie numérique de banque centrale, projet pour lequel la Chine est en avance. Nous avons à plusieurs reprises exposé dans le blog  la problématique de ces monnaies. Sans y revenir de façon détaillée on peut imaginer la nouvelle architecture qui pourrait en résulter tant du point de vue des banques que des Etats eux-mêmes. Architecture qui peut se résumer en quelques points :

1 - Désormais tous les acteurs sont invités à transférer leurs dépôts vers un compte à la banque centrale.

2 - Le Trésor et les banques conservent leur compte à la banque centrale. Le transfert des dépôts vers ladite banque  a pour contrepartie un dépôt en monnaie centrale figurant au passif des banques. Désormais, leur passif est pour l’essentiel de la monnaie centrale constitutive d’une dette envers la banque centrale.

3 - L’infrastructure monétaire devient un monopole naturel et la circulation de la valeur correspondante se déroule au seul niveau de la banque centrale. Tous les paiements se traduisent par la seule mobilisation de comptes en actif et en passif à la banque centrale. Il n’existe donc plus de marché monétaire et si les banques peuvent rester en concurrence pour des opérations de crédits et d’investissements, la méfiance source de crise et d’une bonne part des opérations spéculatives disparait. La circulation de la valeur est sécurisée.

4 - Parce que le passif des banques n’est plus constitué de dettes aisément disponibles ( dépôts des ménages et entreprises) mais d’une dette envers la banque centrale, l’émission monétaire n’échappe plus à cette dernière. Elle dispose techniquement du monopole de la création monétaire.

 5 -  Du point de vue des banques, la fonction d’infrastructure monétaire disparait en totalité. En revanche la fonction de gestion de l’épargne et de l’investissement reste inchangée. Elles restent en concurrence dans le cadre de cette activité. Toutefois ne disposant plus de la capacité à créer de la monnaie, elles dépendent de l’autorisation de la banque centrale laquelle peut créer de la monnaie à la demande des banques.

6 -  Les grandes fonctions sont institutionnellement séparées, les banques disposant  du monopole du crédit et la banque centrale se réservant le monopole naturel de circulation de la valeur. Il est interdit à la banque centrale de financer directement l’économie.

7 -  Un traitement particulier est réservé à la dette publique. Banques et banques centrales peuvent acheter de la dette publique mais il n’existe plus de marché primaire de la dette publique. Le financement des Trésors se déroule hors marché et ce financement sous contrôle démocratique ne se conçoit que pour les seuls projets d’investissements.

8 -   La politique de la Banque centrale, qui n’a plus rien à voir avec une politique monétaire traditionnelle, est politiquement définie par l’exécutif. C’est dire que la notion d’institution « sui generis » disparait au profit d’une institution publique détenue à 100% par les Etats.

9 -  La mission des banques centrales n’est plus de garantir la stabilité monétaire mais celle de garantir un volume de monnaie guidé selon des besoins démocratiquement définis. La transparence de gestion de la banque centrale est constitutionnellement assurée par un contrôle démocratique permanent.

10 -  Les banques centrales composites ou fédérales, telle la BCE, s’organisent pour laisser aux nations participantes imaginer leur adaptation au modèle proposé.

Bien évidemment nous sommes conscients du caractère provisoirement utopique de ce dernier.

 

 

 

 

 

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3 mai 2023 3 03 /05 /mai /2023 12:48

 

La vidéo présentée dans la première partie du présent texte suggère déjà qu’une révolution technologique met en danger notre infrastructure monétaire, laquelle commence à ressentir les limites de son modèle. Précisément il nous paraît nécessaire de parler d’infrastructure monétaire comme nous parlons d’infrastructure énergétique ou ferroviaire. De même que les électrons et les trains circulent sur des voies spécifiques, ce qu’on appelle la « valeur » supportée par un véhicule appelé « monnaie » circule sur des voies qui lui sont propres. De ce point de vue, l’humanité, probablement par essais et erreurs, sans déterminisme étroit, a érigé des institutions monétaires avec notamment des banques sans doute assez comparables à des gares ferroviaires. Il existe des usagers de ces institutions : déposants, épargnants, investisseurs, etc. qui sont assez comparables aux usagers de la SNCF.

Allons plus loin dans le comparatif infrastructure ferroviaire et infrastructure monétaire à partir d’un exemple.

Au niveau ferroviaire il est, en période de vacances d’été, des TGV qui s’accumulent en gare de Nice, TGV en provenance de la gare de Lyon à Paris. Tout simplement les parisiens partent vers le soleil. Sans retour vers Paris ces TGV empêcheront les parisiens restés sur place de partir eux-mêmes en vacances vers Nice. Dans le jargon de la finance il s’agit d’un problème de liquidité. Bien évidemment la SNCF très centralisée dispose des moyens de faire circuler les TGV (même relativement vides) vers Paris et les clients n’auront pas le souci de la liquidité du réseau.

Au niveau monétaire si l’on prend non plus Paris et Nice mais la BNP et la Société Générale, il se peut que l’argent circule massivement depuis cette dernière vers la première. Cela est dû par exemple au fait que beaucoup de clients de la Société Générale règlent des paiements à des clients dont le compte figure dans le bilan de la BNP. Cette accumulation peut gêner gravement la Société Générale si d’autres clients sont amenés à régler des paiements   dans le même sens. En effet les comptes bancaires figurent au passif de cette dernière et une partie[JCW1]  est utilisée pour effectuer des crédits ou acheter des titres, éléments figurants à l’actif de la banque. Si la Société Générale ne peut mobiliser les dits éléments il en résultera l’impossibilité de continuer à régler les sommes qui fuient vers la BNP. Encore un problème de liquidité. Il faut donc comme dans le cas de la SNCF – qui devait faire remonter les TGV vers Paris - faire « remonter » la monnaie depuis la BNP vers la Société Générale.

Or, le statut de l’infrastructure monétaire est ici beaucoup plus complexe que l’infrastructure ferroviaire. En effet, il pourrait y avoir une infrastructure centralisée avec donneur d’ordre unique qui ferait remonter autoritairement la monnaie vers la Société générale et règlerait les questions de la liquidité. Hélas, pour des raisons tenant au cheminement de l’Histoire, les infrastructures monétaires sont décentralisées et les banques sont privées et juridiquement indépendantes. Dans ce cas faire remonter la monnaie depuis la BNP vers la Société Générale présente des risques. D’abord la monnaie qui circule n’appartient pas aux banques comme les TGV appartiennent à la SNCF. Elle n’est que le véhicule d’une valeur qui ne leur appartient pas. Faire circuler de la monnaie depuis la BNP vers la Société Générale présente donc un risque, celui de voir ses clients ne plus pouvoir mobiliser l’intégralité de leurs avoirs, y compris sous la forme d’une simple conversion en billets. L’argent qui circulerait depuis la BNP vers la Société Générale n’est qu’une dette de la BNP envers ses clients et cette dette doit pouvoir être honorée à tout instant. Faire remonter les TGV depuis Nice vers Paris ne procure pas de soucis particuliers. Faire remonter de la valeur depuis la zone de fuite en est un. Ce n’est donc que par voie incitative - une rémunération - que la BNP fera remonter la valeur vers la Société Générale. Nous avons là l’origine de ce qu’on appelle le marché monétaire c’est-à-dire le lieu de l’échange de la monnaie entre banques. Sur ce marché se forme un prix qui est le taux de l’intérêt interbancaire.

Le véhicule de la valeur n’est pas la monnaie de la BNP ou celui de la Société Générale mais celui défini par l’Etat qui a pu confier sa gestion à un tiers qui est ce qu’on appelle la banque centrale. Ce qu’on appelle banque centrale est donc un tiers qui facilite le bon fonctionnement du marché monétaire et donc celui de l’infrastructure monétaire. Il est en cas de difficulté le préteur en dernier ressort et vient ici gommer les difficultés engendrées par le caractère non monopolistique de l’infrastructure. Car tout le problème est bien là : l’émiettement de l’infrastructure monétaire crée des problèmes de confiance entre acteurs et donc des crises que l’on appelle crises financières que les banques centrales tentent de gommer.

Nous n’allons pas revenir sur l’histoire complexe des banques centrales. Soulignons simplement qu’elles ont comme les banques la capacité de créer de la monnaie, ce qu’on appelle la monnaie centrale. Elles gèrent le compte des Etats et ce dans le cadre d’un rapport fort complexe : elles utilisent les prérogatives de la puissance publique soit pour prêter aux Etats, soit pour prêter aux banques. Dans le cadre de son cheminement historique que l’on ne peut que rappeler sans détailler, elles furent d’abord fusionnées avec les Etats en formation ( ce qu’on appelle le « big bang » des Etats dans le blog) et à ce titre font naître la forme monnaie comme véhicule de l’impôt dû au souverain. A ce stade, son émission donne lieu au versement d’une rente appelée seigneuriage. Après une très longue période où les Etats perdent le contrôle de l’émission, tandis que des banquiers inverseront le seigneuriage et deviendront les rentiers d’Etats endettés, les banques centrales modernes naissent et sont amenées à financer la dette publique avant de devenir formellement indépendantes à la fin du siècle dernier.

La situation d’aujourd’hui est celle d’organismes qui, tenant le tout, garantissent sa reproduction. Elles tiennent le tout en garantissant le fonctionnement des agences des Trésors aux prises avec une dette publique devenu hors de contrôle. Pensons aux USA ou à l’Europe. Elles tiennent le tout en garantissant le bon fonctionnement de l’infrastructure monétaire et les banques qui en sont le support. Pensons aux gigantesques prêts à ces dernières.  Elles tiennent enfin le tout en empêchant l’irruption d’une crise financière consécutive à un endettement privé mondial hors de tout contrôle. Pensons aux achats directs et sans retenues d’obligations d’entreprises voire des produits dérivés.  Cette position exceptionnelle dans un théâtre éminemment dangereux confère aux banques centrales un pouvoir incomparable.

Ce pouvoir incomparable n’est pourtant pas exempt de faiblesse et nous avons souligné la difficulté présente entre l’exigence d’une capacité à maintenir le tout, et l’inflation qui vient la contester (cf. notre article du 8 avril sur le blog). Les injections considérables de monnaie qui, jusqu’ici, permettent de maintenir le tout pourraient sans doute diminuer drastiquement- et du même coup diminuer la pression inflationniste- si l’infrastructure  monétaire se rationalisait en passant par une architecture centralisée. Clairement, l’avenir de l’infrastructure monétaire au sens strict,  passe par la disparition des banques et leur remplacement par la banque centrale… qui pourrait faire plus et mieux. Des réalités technologiques nouvelles et les opportunités qu’elles offrent aux acteurs peuvent entraîner une telle disruption. Dans notre exemple, faire en sorte que la circulation de la valeur soit aussi simple et assurée que la circulation des TGV entre Paris et Nice  C’est ce que nous verrons dans la troisième partie du présent papier.

 

 

 

 

 

 


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27 juillet 2022 3 27 /07 /juillet /2022 13:55

 

La BCE annonçait depuis plusieurs semaines son chantier de réflexion sur un dispositif de lutte contre la fragmentation des dettes publiques  européennes. L’idée était que, face au retour d’une inflation que l’on croyait disparue- et donc face à une remontée des taux déjà entamée par la FED- comment ne pas prendre de risque en Europe et éviter des écarts de taux entre le nord et le sud ? Plus clairement encore comment, dans le nouveau contexte, éviter la situation de l’année 2012 avec la décision de Monsieur Draghi de créer massivement de la monnaie à un moment où il faudrait stabiliser les prix?

La décision nouvelle de la BCE, 10 ans jour pour jour après celle de monsieur Draghi, n’est pas claire. Bien sûr il est mis fin au Quantitative Easing généralisé au profit de toutes les dettes publiques de toute la zone euro, et l’on prend conscience que l’on ne peut lutter contre la hausse des prix en laissant fonctionner la planche à billets. Toutefois la BCE s’engage, au profit des Etats qui, tout en étant respectueux des règles de bonne gestion, seraient pourtant victimes de taux plus élevés que la moyenne. Cet engagement serait l’achat sans limite de la dette publique de ces Etats afin d’éliminer le spread de taux.

Sur un plan théorique, sauf à contester la rationalité des acteurs de la finance, l’argument ne tient pas.

Si effectivement un Etat est victime d’un spread, ce dernier est justifié  par ce qui serait le prix d’un risque, lequel repose traditionnellement sur trois piliers : la liquidité, la solvabilité et la convertibilité. Si l’Etat connaissant un spread est bien géré, ces  trois risques  sont inexistants et donc le spread ne saurait, au-delà de quelques mouvements spéculatifs se pérenniser. Si l’on détaille un peu on voit tout de suite qu’un spread ne saurait se justifier sur la liquidité : le taux étant attractif la demande se fait en principe conséquente et donc l’illiquidité est exclue. Par contre la solvabilité ou la convertibilité pose un véritable problème. Et donc un spread de taux même pour un Etat de bonne réputation correspond à une dette publique réputée difficilement  contrôlable par les marchés financiers. La générosité de la BCE pour un Etat qui tout en étant de bonne réputation est victime d’un spread n’a guère de sens, et il est donc malhonnête d’imaginer un « instrument de protection de la Transmission » qui n’aurait aucune justification.

La réalité est donc autre : si La BCE met en place un « IPT » c’est que des risques réels existent au sein de la zone et bien évidemment des risques que l'on veut cacher. De fait, sans le dire, on ne fait que modifier les paramètres du modèle QE sans véritablement le faire disparaitre...

L’ancien modèle était ouvertement très inflationniste puisque les règles adoptées obligeaient la BCE à acheter de la dette publique en respectant un principe de traitement égal entre pays : la quantité globale de dette achetée est répartie entre les pays en respectant la règle de proportionnalité, règle reposant sur le poids des PIB de la zone. Concrètement si l’Allemagne dispose d’un PIB 2 fois supérieur au PIB italien, la BCE ne peut acheter un montant X de dette italienne que si elle achète dans le même temps 2X de dette allemande. Si donc les marchés financiers se méfiaient de la dette italienne et qu’il fallait en acheter beaucoup  pour contenir le spread de l’Italie, il fallait acheter 2 fois plus de dette allemande dont l’Allemagne n’avait pas besoin en raison de son équilibre des finances publiques. Le résultat du quantitative easing européen (à l’inverse du QE américain qui ne fonctionne que pour un Etat) est double : beaucoup trop de création monétaire à potentiel certes spéculatif mais aussi inflationniste d’une part, et taux d’intérêts nuls voire négatifs pour l’Allemagne d’autre part. Fort logiquement le taux était faible pour l’Allemagne en raison d’une totale absence des trois risques susvisés, mais si au-delà la BCE achète beaucoup, les cours montent et les taux deviennent négatif. Prenons un exemple pour mieux comprendre. Soit une obligation publique allemande de valeur 100, de rendement 2%  dont l'échéance est de 5 ans. A terme le retour sur investissement est de 100+ 5ansX 2%= 110. Si maintenant le QE fait augmenter la demande de titres et que le cours vienne à dépasser les 110, alors le rendement devient négatif: l'épargnant allemand donne davantage qu'il n'est censé recevoir...

Cette situation certes difficile pour les épargnants allemands était plus ou moins supportable dans un contexte de parfaite stabilité des prix. Elle ne l’est plus si cette « planche à billets multiple » ( il faut acheter pour tout le monde) fonctionne dans le contexte de l’arrêt de la planche à billets américaine, arrêt suivi d’une hausse des taux américains. Dans ce nouveau contexte le cours de l’euro ne peut que faiblir. En cet été 2022, au-delà de la question énergétique, l’Allemagne devient très exposée à l’inflation : l’explosion des prix alimentée par la « planche à billets multiple » s’accompagne d’une hausse des couts de production industriels alimentée par une baisse de l’euro. On sait en effet que le modèle industriel allemand reposant sur l’assemblage d’intrants issus du reste du monde, le pays est très exposé à une hausse des  couts de ses importations.

Au final l’Allemagne ne peut plus accepter des taux négatifs dans un contexte de forte inflation. Et une inflation qui atteint ainsi que vient de nous le rappeler Philippe Murer le secteur du logement traditionnellement calme en Allemagne. Il fallait donc mettre fin de façon rigoureuse au QE de la BCE et augmenter les taux avec ses conséquences très difficiles pour les pays du sud, pays dont l’endettement s’est considérablement accru avec la crise sanitaire. On perçoit mieux ainsi l’adoption de « l’IPT » : il fallait faire remonter le taux allemand en excluant totalement la dette publique allemande dans les achats de la BCE, et en même temps prendre des dispositions guerrière pour empêcher l’apparition de spread dans le sud et en particulier l’Italie. Bien sûr le message de la BCE est à tout le moins malhonnête et on sauvera l’Italie quoi qu’il en coûte pour aussi sauver l’euro. « L’IPT » n’est donc qu’une aggravation du non respect des règles européennes. Certes Monsieur Draghi n’avait pas le droit d’acheter quasi-directement de la dette publique, mais il le faisait pour tous au nom de ce qu’il considérait comme protection d’un bien commun. Madame Lagarde va plus loin : parce qu’il faut réduire l’importance et la taille de la planche à billets, elle n’achètera de la dette publique qu’au profit des vilains canards.

Evidemment il ne s’agira que d’une nouvelle péripétie dans la gestion de la monnaie unique. Péripétie qui fait suite à tant d’autres : désindustrialisation du sud avec abandon de la production au profit des seuls échanges ( Les usines laissent la place à la grande distribution), crise de la dette publique (hausse des dépenses sociales pour suppléer aux revenus disparus de la production), crise des taux N°1 (ils doivent s’évaporer pour soutenir une dette publique devenue insoutenable), crise des taux N°2 ( ils doivent monter pour lutter contre l’inflation). Le dispositif « IPT » va introduire de nouveaux problèmes dont celui de la gestion de l’aléa moral:  comment empêcher la multiplication des passagers clandestins dans un contexte géopolitique aussi dangereux ? Mais il faut hélas comprendre cette nouvelle péripétie: Peut-on ajouter le piment d’une crise majeure de la zone euro au fracas des armes ?

 

 

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18 juillet 2022 1 18 /07 /juillet /2022 16:22

Les choix opérés dès l’irruption de la  pandémie et dès le déclenchement de la guerre par la Russie vont dans le même sens. Avec la première, il y aura maintien des revenus en contrepartie de la disparition de la production. Avec la seconde, il y aura prélèvement de revenus sur une production qui, nationalement, n’existe pas (rente gazière et pétrolière sur production en dehors du territoire national). Maintien d’un côté et prélèvement de l’autre  donneront lieu à perte de richesse. Perte directe d’un côté : il est interdit de produire ; perte indirecte de l’autre : seule l’expression monétaire de l’énergie augmente, ce qui par effet de substitution ( ce que les économistes appellent « élasticité revenu et élasticité croisée »)  viendra diminuer la demande d’autres produits.

Le fonctionnement hors sol des marchés politiques

Le fonctionnement des marchés politiques a invité à l’effacement au moins partiel de cette perte de substance par diverses mesures et aujourd’hui par une loi  dite « loi sur le maintien du pouvoir d’achat ». Sans entrer dans l’épaisseur des détails, cet effacement s’opère par augmentation considérable de la dette publique avec la complicité de la BCE. Cette augmentation est directement une augmentation de la masse monétaire en circulation. Avec la pandémie, le Trésor compense l’affaissement des revenus de la production avec de la monnaie mise à sa disposition par une BCE qui lui achète des bons du Trésor. Avec la guerre, le Trésor finance le prélèvement russe avec le même dispositif. La loi sur le maintien du pouvoir d’achat va amplifier ce processus : subventions diverses sur le prix de l’énergie, revalorisation du point d’indice de la fonction publique, revalorisation des retraites, etc. sont une masse budgétaire qui n’est qu’une masse monétaire crée avec la complicité de la BCE. Et une BCE qui, en principe, doit se battre pour  endiguer une inflation qu’elle suscite tout en la cachant par une hausse des taux de l’intérêt…

Il n’est pas besoin d’être économiste pour savoir que cette monnaie qui ne représente aucune richesse viendra s’ajouter à celle qui en représente réellement. La gestion de la pandémie était déjà porteuse d’inflation : une masse monétaire plus grande que la richesse produite. La gestion de la guerre ne peut qu’accélérer le processus inflationniste : la « loi sur le pouvoir d’achat » veut compenser l’inflation en l’accélérant. Ce que les économistes appellent la spirale des prix et des salaires. Avant même la promulgation de la nouvelle loi, la masse monétaire en France se montait à 1650 milliards d’euros contre seulement 800 milliards en 2015, soit plus qu’un doublement, alors qu’entre temps le PIB en valeur ne  s’est accru que de l’ordre de 25%. Cet écart, probablement une bombe inflationniste, se repère dans un autre écart celui, au niveau de la zone euro,  de la croissance vertigineuse du bilan de la BCE dans le même temps.

La brutalité des chiffres quand on ne veut rien changer

Plongeon- nous dans un petit exercice de prospective pour voir dans quels horizons le fonctionnement des marchés politiques français risquent de plonger le pays.

Retenons quelques hypothèses de raisonnement : Un horizon de 8 années qui représente la moyenne des échéances d’une dette Publique proche de 3000 milliards d’euros ; une croissance en valeur de 7% composée d’un accroissement réel de 2% et d’une inflation de 5% ; aucun changement dans la  stratégie fiscale de maintien de tous les taux ; aucun changement dans la forme et le contenu d’un Etat social ; un taux de l’intérêt nominal de la dette publique de 4%, ce qui représente – eu égard à l’hypothèse d’inflation-  un taux réel de – 1%, taux  proche de celui du début de la présente année.

Sur la base de 8 années, les ressources fiscales augmentent au même rythme que la croissance en valeur (7%). Ces ressources de 217 milliards en 2020 deviennent 397 milliards en 2028. La charge des intérêts de la dette publique ( 34 milliards en 2020) devient :  3000 milliards X 4% = 120 milliards.

Le bilan est catastrophique : En 2020 la charge des intérêts représentait 34 milliards sur 217 de ressources fiscales soit déjà 15,6% ( 34/217). En 2028 elle représenterait 120/ 397= 30%. Cela signifierait une réduction obligatoire colossale de la dépense publique, soit l’inverse de ce qui est proposé dans la loi sur le pouvoir d’achat. Bien sûr, on pourrait imaginer une BCE se bornant à limiter le taux à 2%. Dans ce cas nous aurions une masse d’intérêts de 60 milliards d’euros, ce qui représenterait 60/397= 15,1% et donc un quasi maintien du poids de la dette. Cette hypothèse est toutefois assez irréaliste car elle signifierait un taux d’intérêt réel beaucoup plus négatif encore : - 2%.

L’irréalisme de cette hypothèse tient au fait que la FED américaine se trouve elle dans une politique beaucoup plus restrictive et donc une hausse des taux faisant fuir l’épargne européenne vers le dollar ce qui se manifeste par une chute de l’euro par rapport au dollar. Plus précisément encore elle tient au fait qu’un taux négatif de -2% affaisserait la valeur des patrimoines financiers européens et leur départ vers de meilleurs cieux. Cela renforcerait les tendances inflationnistes avec la hausse du coût des importations dont celui de l’énergie ce qui est très difficile pour une Allemagne qui a déjà vu la hausse de ses coûts industriels atteindre les 20% depuis un an. Cela renforcerait  aussi le risque de crise financière.

Le monopole des passagers clandestins autour de la table des négociations

Du point de vue des grands acteurs de la zone, il est clair que le dispositif institutionnel européen fait que les marchés politiques européens, marchés déjà largement cartellisés, ont besoin de la complicité de la BCE, et une complicité adaptée -sous la houlette de la finance- à chaque marché politique national. En retour, cette même BCE est complètement prête à se transformer en proto-Etat fédéral afin de sauver la finance  et   sauver sa propre bureaucratie : elle est prête à sauver les marchés politiques européens et la finance pour se sauver elle-même. Toutefois ce proto-Etat européen que serait la BCE se trouve dans un piège : comment se sauver, sauver la finance, et sauver les marchés politiques européens sans augmenter les taux, dont on voit l’impasse pour un pays comme la France, et sans les réduire ce qui correspondrait au renforcement de  l’inflation pour certains pays fragilisés. Nous avons là le casse-tête du dispositif anti-fragmentation que la BCE tente de construire cet été : beaucoup d’acteurs autour de la table. Et tous sont devenus passagers clandestins d’une construction qui dépasse chacun et qu’aucun ne veut voir disparaitre, surtout dans un contexte géopolitique devenu guerrier. Bref: une cartellisation solide de passagers clandestins sur un navire ingouvernable.

Concrètement, il s’agit d’obtenir un accord confirmant le statut de proto-Etat de la BCE favorisant la finance et tous les marchés politiques nationaux. On ne peut plus en raison de l’inflation, même en violant les règles européennes, augmenter sans limite la masse monétaire au profit de certains et on ne peut pas augmenter les taux pour d’autres. Nous ne sommes pas autour de la table des négociations mais on peut parier que le dispositif anti-fragmentation qui naitra passera aussi par une réduction des achats de dettes publiques et une hausse significative d’obligations privées. Nous n’avons que peu de chiffres concernant la proportion d’obligations de dettes privées dans le total des achats de la BCE. Toutefois on peut estimer que cette proportion tourne autour de 10%. En se portant davantage acheteuse en dernier ressort de dettes privées, voire d’actions, la BCE offrirait une garantie face au risque de crise financière : il n’y aurait pas, au titre d’une lutte contre l’inflation, de répression financière. Au-delà on peut même imaginer qu’en allant plus loin dans son statut de proto-Etat, elle imposerait des clauses d’investissement obligatoire dans ses achats. En augmentant considérablement la part de dette privée achetée, et corrélativement en diminuant la part de dette publique dont l’essentiel partirait dans une logique de maintien du pouvoir d’achat présent, le proto-Etat BCE pourrait construire le compromis : moins d’épargne spéculative, davantage d’investissements productif de richesse et producteur d’avenir, moins de masse monétaire pour alimenter une demande globale face à une offre encore insuffisante.

Le regard tourné vers la cheminée du proto-Etat en formation à Francfort, nous attendons la fumée blanche, signal d' un nouveau délai d'attente devant le  précipice.

 

 

 

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15 septembre 2021 3 15 /09 /septembre /2021 16:03

 Au terme d’un parcours de plusieurs millénaires,  la monnaie qui fût d’abord un instrument de construction des premiers Etats, puis un outil de simple accompagnement de ces derniers, risque de devenir un outil à visées totalitaires. C’est en effet ce que peut annoncer le projet de monnaie numérique de banque centrale, projet aujourd’hui travaillé par 90% des banques centrales du monde.

En période longue, le couple monnaie/Etat a connu de nombreux stades que l’on peut brièvement rappeler. A sa naissance au 6ième siècle av. JC, la monnaie dite d’électrum des rois de Lydie, est une pièce frappée symbolisant la puissance d’un pouvoir sur un territoire. Déjà infrastructure des échanges elle est un bien public à forts avantages politiques : pratique de la frappe et du seigneuriage (rentage), mais aussi instrument du règlement de la dette des sujets (impôt) à des fins de projection de la puissance guerrière. La fonction réserve de la valeur est essentielle pour l’entretien et le règlement des conflits entre cités.

Infrastructure verticale du pouvoir - la « nomisma », c’est-à-dire la monnaie qui contient le « nomos »  c’est-à-dire la loi, laquelle définira le « dokimon » (le cours légal et ses attributs) -  elle tendra vers davantage d’horizontalité avec la naissance de la finance privée qui va accompagner la gestion des échanges. Plus tard encore, l’Etat -créancier ultime- deviendra endetté et entrera en négociation permanente avec la puissance financière privée. Ce n’est finalement qu’au cours d’une période récente, essentiellement le 20ième siècle que la puissance de certains Etats se trouve partiellement restaurée. A cette époque l’infrastructure de la circulation monétaire c’est-à-dire le système bancaire est le plus souvent privé, mais elle est régulée et contrôlée par une entité le plus souvent publique et soumise au pouvoir politique : la banque centrale. C’est l’époque où les Etats les plus puissants vont s’affranchir de la loi d’airain de la monnaie et où la verticalité est de retour. C’est aussi une époque où l’idée même de crise financière s’estompe.  A cette même époque les monnaies nationales deviennent hiérarchisées et l’une d’entre elles, le dollar, libéré de sa contrainte de convertibilité en métal, va devenir un extraordinaire instrument de puissance politique pour celui qui va en assurer le contrôle.

Plus récemment, l’infrastructure se privatise encore davantage avec l’indépendance des banques centrales et une horizontalité qui va mettre partiellement en cause la puissance souveraine : le « nomos » de la « nomisma » est en voie de disparition et la puissance publique devient infiniment débitrice. Face à l’importance du recul, certains acteurs du jeu social vont renforcer le climat « d’anomie » en tentant, depuis une bonne dizaine d’années,  d’élaborer une infrastructure complètement privée de circulation de la valeur. Nous avons là l’expérience des crypto-monnaies qui vont, en se passant de tout service tiers, jusqu’à menacer directement l’infrastructure classique. Avec la Blockchain l’infrastructure devient inutile et la circulation de la valeur, notamment les transferts de fonds n’ont plus à se soumettre à des péages qui vont, selon les différentes sources, jusqu’à représenter 6,5% de la valeur en circulation.

Curieusement, on verra des Etats faibles, complètement noyés dans la mondialisation, qui vont détruire leur propre infrastructure de circulation de la valeur et donner cours légal à la crypto-monnaie. C’est bien évidemment le cas du Salvador, dont les acteurs économiques voire les citoyens, noyés dans la mondialisation, acceptent plus ou moins de détruire le système bancaire national en croyant s’extirper des péages de transferts. Le plus curieux dans le cas du Salvador est que l’on croit ainsi « bancariser », selon un nouveau modèle, des acteurs qui, jusqu’ici, ne l’étaient pas suffisamment, preuve que le réseau bancaire classique serait ainsi complètement obsolète face à la Blockchain.

En se renforçant les systèmes de crypto-monnaies privées deviennent de véritables écosystèmes dont la puissance privée peut interroger, voire inquiéter, ce qui reste de puissance publique. Il existe deux sortes d’écosystèmes de crypto-monnaies : l’un complètement déconnecté d’une quelconque monnaie et qui, à ce titre, ne peut être qu’un actif financier (c’est le cas du bitcoin), l’autre qui reste accroché à une monnaie ou un panier de monnaies nationales (c’est le cas du « Libra » devenu « Diem » de  Facebook).

Ces écosystèmes, en particulier le premier type, ont une puissance destructrice considérable et ne sont plus une anomalie dans l’infrastructure de circulation de la valeur. Une infrastructure qui, bien que privée, reste encore sous un contrôle de la banque centrale, certes devenue indépendante mais ayant encore une mission de service public au travers de politiques monétaires. Parce que la rationalité fonctionne dans l’écosystème de la crypto-sphère comme dans toute organisation, nous avons désormais de gros développeurs et investisseurs qui travaillent à marche forcée dans le « minage numérique » comme naguère des esclaves s’adonnaient à l’exploitation des mines de métal. Ainsi le minage en Bitcoin atteindrait aujourd’hui plus de 1000 milliards d’euros.

Nous n’évoquerons pas ici les questions classiquement posées aux crypto-monnaies : évitement du contrôle des capitaux, contournement des sanctions économiques, financement anonyme des médias ou de partis politiques, blanchiment d’argent, contournement de censure, etc.

Par contre cet anéantissement progressif des panoplies règlementaires semble davantage heurter les Etats restés forts (Chine) que les Etats devenus faibles (Occident). C’est la raison pour laquelle la Chine est le premier pays à s’opposer aux crypto-monnaies privées et à se passer de l’infrastructure classique de la valeur au profit de la Blockchain publique. Nous y reviendrons.

Dans les Etats devenus faibles la réaction est ambigüe et inquiète. Les acteurs de la circulation de la valeur sur l’ancienne infrastructure ne sont pas tous opposés au progrès technologique représenté par la blockchain. Sont opposés les anciens opérateurs des péages et surtout les banques qui pourraient voir fondre les dépôts au passif de leurs bilans. Clairement : tous les tiers devenus inutiles avec la chaine de blocs qui garantit la circulation de la valeur. Pour les autres opérateurs, les crypto-actifs sont des actifs financiers comme les autres et sont une nouvelle matière première pour la spéculation. Matière première déjà adulée par des financiers tels ceux de JP Morgan qui recommandent d’investir dans un Bitcoin dont l’ascension dépasserait de très loin les autres actifs. De la même façon la nouvelle technologie est un outil très efficace de protection des paradis fiscaux.

C’est cette ambiguïté qui génère la grande gène de ces grands régulateurs que sont les banques centrales. Libérées de leurs Etats devenus faibles, elles semblent seules à se débattre devant une grande contradiction : ne rien faire c’est laisser se développer un produit financier non régulé et à risque très élevé, mais interdire c’est aller contre le progrès technologique. Et il faut bien reconnaitre que la blockchain est autrement plus efficiente que ces vieilles infrastructures monétaires qu’elles régulent encore. Mais surtout, la crypto-monnaie est plus efficace que les billets dont la démonétisation s’est considérablement accélérée avec la crise sanitaire. C’est ainsi que dans le silence absolu des Etats, les banquiers centraux réfléchissent à la monnaie numérique de banque centrale. Comment introduire une monnaie numérique remplaçant la monnaie classique de banque centrale, sans détruire le système bancaire classique ? Si effectivement tous les usagers peuvent obtenir un compte numérique en monnaie centrale, il est clair que les dépôts qui irriguent les bilans du système bancaire vont fuir vers la banque centrale. La raison est simple, la monnaie centrale même numérique est autrement sécurisante puisque l’institut d’émission ne peut faire faillite ce qui n’est pas le cas des banques classiques. Ici, à l’inverse de la vieille loi de Gresham, la bonne monnaie  chasserait la mauvaise et le système bancaire disparaitrait au profit d’un monopole qui serait celui de la banque centrale. A lui seul, l’institut d’émission devient la nouvelle infrastructure de la circulation de la valeur, une infrastructure bien plus performante que l’ancienne. Bien évidemment, on comprend que le système bancaire ne peut accepter que celle qui était son protecteur, celle qui garantissait l’éloignement de l’Etat, c’est-à-dire une banque centrale indépendante, se transforme en son meurtrier. C’est la raison pour laquelle le meurtrier potentiel réfléchit aux mesures d’adoucissement : concrètement partout dans le monde des banques centrales, on réfléchit sur une limitation de la hauteur des comptes en monnaie numérique. De quoi blesser le système bancaire sans le tuer. Une autre façon de blesser sans tuer serait d’assurer un taux d’intérêt très faible à la monnaie numérique, et laisser ainsi l’espoir d’une épargne placée dans les banques. Tout est évidemment possible. Toutefois il est clair que la MNBC est éminemment tentante…y compris pour les Etats affaiblis qui pourraient eux aussi bénéficier de la dite monnaie numérique pour se financer sans passer par la vieille infrastructure sur laquelle il se branche au titre du marché de la dette.

Il existe donc dans cette affaire de MNBC une bataille gigantesque qui se prépare autour d’une nouvelle technologie. De quoi repasser vers beaucoup plus de verticalité : système financier et bancaire affaibli, banque centrale quittant le champ de la servitude et prenant réellement l’ascendant sur la finance…et peut-être un Etat qui lui-même pourrait profiter de la redistribution des cartes en mettant fin à l’indépendance de l’institut d’émission.

De ce point de vue, il était normal que la Chine assure la course en tête. Si elle dispose de plusieurs années d’avance dans la construction de sa propre MNBC, c’est tout simplement parce que son Etat a bien perçu que la nouvelle technologie permettait de rétablir à l’extrême une verticalité qui commençait à s’effriter. Et une verticalité que l’on souhaite ériger en modèle difficilement reproductible ailleurs par le bais de 130 brevets tournant autour de la nouvelle infrastructure de circulation de la valeur. De ce point de vue, la Chine fera mieux que les vieux Etats primitifs qui s’appuyaient sur les mines d’or pour construire leur puissance. Certes, le « minage numérique » en Chine deviendra monopoliste et les cryptomonnaies privées seront progressivement évincées, mais au-delà, la MNBC chinoise sera beaucoup plus que les pièces des rois de Lydie. En effet la monnaie, même imposée par le pouvoir, restait à l’époque une liberté car la technologie de l’époque interdisait son traçage. A l’inverse la MNBC chinoise est complètement traçable. Elle permettra de mieux surveiller les sujets, mieux  les orienter à partir du traitement des données, voire enfin décider de leurs comportements à partir de « nudges » très coercitifs. Ainsi on parle déjà de la possibilité d’introduire la fonte des dépôts en monnaie numérique ( la fameuse monnaie fondante de Sivio Gesell) afin de planifier les montants épargnés à l’échelle du pays.

Dans un même geste, la monnaie se dématérialise et se gonfle d’une puissance la transformant en outil du totalitarisme.

 

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20 juillet 2021 2 20 /07 /juillet /2021 16:48

Le débat sur le remboursement de la gigantesque dette que l’on construit au quotidien fait rage dans tous les médias et il est inutile ici de le rappeler. Il est par ailleurs évident que l’émergence de nouveaux variants d’une part, et l’aggravation considérable d’un risque climatique d’autre part, constitueront des variables propres à renforcer le débat sur l’annulation des dettes publiques On peut simplement s’étonner des nombreux changements de convictions probablement dus à l’extrême bienveillance des banques centrales qui fournissent gratuitement une liquidité illimitée. Bienveillance confirmée par celle de la FED face aux nouvelles dépenses publiques américaines et  par celle impulsée par la révision stratégique de la BCE qui vient dans une série de décisions techniques d’introduire un paramètre  de « symétrie dans sa cible d’inflation »[1].

Nous voudrions ici voir dans quelle mesure une situation aussi exceptionnelle ( addition à l’échelle planétaire de la crise financière de 2008 + crises sanitaires répétées+ crise climatique) peut être gérée. Et pour cela nous ferons appel à l’histoire en prenant  le cas de la Banque de France qui, durant la première guerre mondiale, a dû elle aussi se montrer bienveillante face à la construction d’une gigantesque dette…. non pas sanitaire ou climatique mais de   guerre.[2]

Dès 1915, les recettes publiques ne représentent plus qu’environ 15% du coût annuel de la guerre. Certes, il est fait appel au patriotisme et à la mobilisation des épargnants, mais face à l’ampleur des besoins, la banque centrale est sollicitée. L’avant-guerre était aussi l’époque de l’étalon or, et donc le bilan de la banque de France faisait apparaitre à l’actif de copieuses réserves d’or sur lesquelles s’appuyait la masse des billets en circulation figurant au passif. Le travail quotidien était celui d’assurer la fluidité d’un marché interbancaire lui-même limité et donc les crédits à l’économie -  essentiellement de l’escompte- ne représentaient que peu de choses tandis que le crédit au Trésor était lui -même très faible. Le total du bilan s’élevait ainsi à 7 milliards de francs répartis en 4 milliards pour les réserves d’or et de devises et 3 milliards pour l’ensemble des crédits.

Avec la guerre les choses changent et l’imposition du cours forcé des billets vient interdire tout risque de rétrécissement du bilan : on ne peut plus convertir les billets en pièces d’or et donc il n’y a pas risque de réduction du passif (destruction de billets qui ne seraient plus en circulation) correspondant à une réduction d’actif (remise de pièces d’or aux particuliers inquiets face à la monnaie fiduciaire). Le début de la guerre voit ainsi un bilan ne représentant que 15 à 16% du PIB estimé de l’époque, un bilan qui va gonfler en abondant régulièrement le compte du Trésor, lui-même chargé de payer les énormes charges de guerre. A l’actif, les réserves métalliques ne bougent que très peu, par contre les créances diverses sur le Trésor deviennent colossales. Au passif, les billets en circulation devenus inconvertibles deviennent la contrepartie des créances sur le Trésor.

A la fin de la guerre le bilan de la Banque de France est devenu gigantesque et représente désormais environ 40% d’un PIB lui-même amoindri. Ce bilan passe ainsi d’environ 7 milliards de francs à 35 milliards, soit une multiplication par 5, bien évidemment dans un contexte inflationniste. Tout aussi évidemment, on est tenté de rapprocher ce gonflement de bilan avec celui de la BCE dont on sait qu’il a lui aussi été multiplié par 5, non pas depuis la crise sanitaire mais depuis celle  de l’euro.

La suite de l’histoire de la Banque de France est bien connue. Le déficit budgétaire se poursuit malgré la fin de la guerre et se double d’un déficit du compte courant. Parce que le régime d’étalon-or est suspendu dès le début de la guerre avec la décision gouvernementale du cours forcé, l’équilibre du compte extérieur plus ou moins assuré par les « points d’or d’entrée et de sortie[3] », laisse la place à  un  déséquilibre et à  la chute du cours d’un franc désormais inconvertible. La spéculation sur le cours du Franc est elle-même alimentée par le roulement rapide et inquiétant de la dette et donc les déficits jumeaux s’auto-entretiennent. Il faudra attendre le retour de Poincaré en 1926 pour retrouver progressivement l’équilibre sur une base assainie, assainissement finalement obtenu sur la base d’une dévaluation massive, le fameux « Franc à 4 sous » permettant un retour à l’étalon-or.  La dette publique détenue par la Banque de France représentait environ 65% du bilan et environ 560% du stock d’or de 1918. Avec la dévaluation massive et la revalorisation d’un stock d’or qui lui n’a que peu bougé, cette même dette va se faire proportionnellement plus petite et ne plus représenter qu’environ 100% du stock d’or.

La comparaison avec la situation présente de la BCE suppose l’apport de précisions complémentaires.

Le gonflement des bilans durant la première guerre mondiale et au cours de la présente période n’est pas de même nature. Bien sûr, dans les deux cas il s’agit de dépense publique, mais dans le premier cas il correspond largement à des paiements de marchandises non échangeables sur les marchés  (matériels militaires), tandis que, dans le second cas, il s’agit toujours de sommes dont la destinée finale est le marché ( allocations de chômage, subvention aux entreprises, etc.). Dans le premier cas, il y a distribution de revenus dans un contexte de production de marchandises échangeables qui se réduit. Dans le second, la distribution de revenu a pour objet de ne pas freiner la demande globale. Cela signifie par conséquent que la monétisation de guerre est porteuse d’inflation, ce qui n’est pas encore le cas de la monétisation actuelle. Certes on peut imaginer un possible retour de marchandises non échangeables sur la question climatique, on peut aussi imaginer un possible retour d’un « marché du vendeur » correspondant aux excès des plans Biden, mais il s’agit de tensions inflationnistes potentielles beaucoup plus réduites que dans le cas de la première guerre mondiale[4].

Les choses sont pourtant plus complexes. Dans le cas de la guerre, la banque centrale ne fait que respecter les injonctions de l’Etat : on exige des moyens pour faire face à la guerre et la banque obéit ; on décide l’inconvertibilité et la banque exécute ; on dévalue en rétablissant l’étalon-or et en revalorisant le stock d’or, et là encore la banque exécute. Dans le second cas, la BCE qui - à priori- n’est plus que banque fédérale semble intervenir en simple appui d’un Etat en difficulté : les moyens qu’il faut rassembler pour contenir les effets de la pandémie ne sont pas exigés de la BCE mais de l’habileté d’une quarantaine de hauts fonctionnaires travaillant dans l’agence France Trésor. Les moyens rassemblés passent par le marché et non par l’autorité. C’est ce qu’on appelle le marché de la dette publique et que, dans, le blog nous appelons le « curieux marché »[5]. Ces moyens pour lutter contre la pandémie seraient impossibles à rassembler sans l’aide de la BCE. De fait, et cela est vrai pour tous les pays de la zone, sans la monétisation massive de la BCE qui se charge d’approfondir un marché de la dette publique devenu trop étroit face aux exigences de la pandémie, les fonctionnaires de l’AFT seraient bien incapables de ravitailler le Trésor en lançant des adjudications croissantes et massives sur les BTF et OAT. De la même façon que le Trésor des années 1914/1918 n’avait rien à attendre des épargnants qui se presseraient dans les bureaux de poste pour acheter des bons de la défense nationale, le Trésor d’aujourd’hui sait que les 40 fonctionnaires de l’AFP seraient bien incapables de remplir leur mission sans la BCE. Pour autant la BCE semble agir en toute autonomie et ne prend pas ses ordres à la porte de l’Etat français.

Dans les 2 cas, le recours au marché est impensable, mais aujourd’hui la fiction du marché est largement entretenue en continuant d’affirmer haut et fort que la BCE est indépendante. Dans les 2 cas, il y a monétisation massive, mais dans le premier cas personne ne conteste qu’il s’agit d’un fait d’autorité, alors que, dans le second, on entretient la fiction du marché.

S’agissant maintenant du remboursement de la dette publique, ce dernier se déroule dans le premier cas, par le recours à l’inflation sur tous les biens échangeables, et surtout par la manipulation du bilan de la Banque centrale résultant de la dévaluation. Bien sûr, les épargnants sont lésés mais au-delà c’est l’ensemble de la population qui va payer. Il est très difficile d’établir la contribution des divers groupes sociaux à ce paiement. Dans le cas de la présente pandémie, l’inflation sur les biens échangeables et reproductibles ne peut qu’être limitée et il n’est pas ici nécessaire d’en rappeler les causes bien connues résultant elles- mêmes de la mondialisation. Par contre une inflation des actifs existe et empêche encore que la dette soit abandonnée. Mieux, des acteurs - par une modification de la structure de leur patrimoine - peuvent gagner au jeu de la dette : moins d’épargne classique s’appuyant sur des titres publics et davantage d’épargne reposant de façon ultime sur la vague de monétisation engendrée par la BCE. C’est le cas de la sphère spéculative et en particulier ce qu’on appelle la finance alternative.

Le positionnement de la BCE n’a plus rien à voir avec celui de la Banque de France à l’époque de la guerre. Certes, elle aide les Etats non pas en raison d’un décret mais en raison des intérêts qu’elle défend : une panique sur les taux serait catastrophique pour l’ensemble du système bancaire et une bonne  partie de la finance spéculative. Précisément, elle monétise non pas pour aider les Etats mais parce qu’il faut bien veiller à leur survie pour assurer le maintien du système financier. De fait, elle acquiert une dimension politique majeure souvent soulignée dans le blog[6]. Elle devient le lieu d’expression d’un rapport de forces majeur dont elle tire le plus grand profit. Elle est d’ailleurs dans la nébuleuse européenne le seul acteur à pouvoir décider souverainement, les autres – en particulier les Etats – restant empêtrés dans la règle de l’unanimité.

Dettes de guerre et dette COVID n’ont pas, non plus, les mêmes conséquences concernant les comptes courants. La dette de guerre débouche sur un déséquilibre du compte courant et une spéculation à la baisse d’un franc qui n’est plus adossé sur le métal. Le déséquilibre budgétaire qui se maintient au-delà de 1928 nourrit la spéculation sur le marché des changes et empêche la fermeture du circuit du Trésor : les dépenses publiques excédentaires ne reviennent que partiellement dans l’achat de bons du Trésor et une partie s’échappe sous forme d’offre de franc excédentaire sur le marché des changes et donc de baisse de son cours. L’Etat et son fidèle serviteur qu’est la Banque de France se trouvent contestés par les bénéficiaires de la monétisation.

Dans le cas présent, la toute puissance de la BCE vis-à-vis des Etats endettés connait pourtant une limite qu’il faut expliquer. La monétisation autorise l’élargissement du déséquilibre du compte courant des pays les plus fragiles. C’est le cas de la France avec des déficits jumeaux : celui de l’Etat et celui du pays tout entier qui achète plus qu’il ne vend. Le déséquilibre croissant est à priori gratuit puisqu’il ne donne pas lieu comme après 1918 à une spéculation sur un marché des changes que la Banque de France n’a plus à surveiller. Pour autant, ce déséquilibre s’enregistre sur le bilan de la BCE sous la forme du compte TARGET 2[7]. Dans un système d’étalon-or l’équivalent d’un compte TARGET 2 est toujours équilibré, et s’il existe un déséquilibre il y a simple sortie, d’abord de devises, ensuite d’or au profit du créancier c’est-à-dire au profit du pays dont les exportations sont supérieures aux importations. Concrètement, les exportateurs sont toujours payés. Ce n’est plus le cas avec TARGET 2 et aujourd’hui l’Allemagne exportatrice nette peut se faire du souci : tout se passe comme si les importateurs grecs, français, etc. payaient l’Allemagne à partir d’euros créés par la BCE. Les importateurs, aujourd’hui, se contentent de payer en euros déversés par la banque centrale alors que naguère il fallait payer en or. Nous sommes aujourd’hui dans le paysage d’une France en déséquilibre de compte courant qui, plongeons-nous en 1918, verrait ses créanciers en marchandises accepter sans limite, le paiement desdites marchandises en Francs. Il aurait suffi d’imprimer des billets pour, sans limite, et financer la dette publique et financer le déséquilibre extérieur. Un rêve qui ne pouvait bien sûr se réaliser. C’est pourtant aujourd’hui le cas et on comprend bien que si, pandémie voire accident climatique  oblige, une dévaluation interne s’avérant impossible, il n’y aurait plus qu’à espérer l’acceptation par l’Allemagne d’une croissance sans limite des soldes TARGET2.

Bien évidemment la prolongation de la crise sanitaire qui va s’agrémenter de l’urgence climatique éloigne la question du remboursement de la dette. Il ne sera guère possible de revenir- comme prévu- d’ici la fin de l’année 2022 aux critères classiques des 3% de déficit et 60% de  dette. Il ne sera pas non plus possible de s’éloigner des taux de l’intérêt proche de Zéro, et il faudra maintenir ces taux nuls y compris dans les pays dont les soldes TARGET peuvent inspirer la méfiance des spéculateurs. Parallèlement il ne sera pas possible de supprimer toute rémunération de l’épargne en particulier  pour les citoyens allemands. Il ne sera pas non plus possible de laisser se développer des inégalités sociales de plus en plus nourries par la spéculation consistant à d’endetter à taux nuls pour acheter des actifs financiers. Les inégalités sociales nourries par la rente sont plus insupportables que celles nourries par le jeu de l’économie. Il ne sera pas non plus possible de voir des Etats dont le patrimoine net devenu négatif se déplace dans quelques mains privées au sein d’une population dont le patrimoine resterait inchangé. Plus globalement il parait difficile de voir se poursuivre une architecture institutionnelle en Europe qui laisse impuissant ces plus grands représentants, dont bien évidemment la France, alors que partout dans le monde des Etats porteurs de projets puissants s’affermissent ou émergent.

Clairement la solution n’est pas « plus d’Europe » dans le respect du présent carcan institutionnel. Il est bien davantage d’éloigner la commission et d’inviter quelques grands gouvernements à définir par le haut on ordre budgétaire radicalement nouveau dont la seule limite serait de proscrire le risque de défaut pour le participant le plus faible. Cela signifierait bien évidemment une logique massive de transferts. Ultime recours justifiant le maintien d’un Euro dans le cadre d’un projet de puissance. Un tel scénario est-il encore envisageable sous le poids du déficit de légitimité de certains pouvoirs nationaux dont bien évidemment le pouvoir français

 

[1] Décision en date du 8 juillet 2021 et bien analysée par Natacha Valla dans un article du Monde du 20 juillet : « La BCE abandonne l’archaïsme monétaire ».

[2] Nous pourrions prendre le cas de la banque d’Angleterre qui après les guerres napoléoniennes eut à gérer une dette colossale. Nous ne le prendrons pas car il s’inscrivait dans un système indéfectible d’étalon -or et surtout parce qu’il fut géré paisiblement dans un temps très long allant de 1820 à 1914. Nous ne disposons pas aujourd’hui du confort de la stabilité et de la durée.

[3] Désignée habituellement par l’expression de « golden points » chez les économistes, ce point mérite explication. En régime d’étalon-or, les taux de change ne peuvent réellement fluctuer puisque, chaque monnaie étant convertible, le taux se définit sur un rapport de poids de métal précieux. Prenons un exemple : si une livre sterling se convertit en 1 gramme de métal et si un Franc se convertit en 2 grammes de métal, le taux de change est de 2 livres pour un franc. Comme la convertibilité est légalement assurée, toute modification de prix de la monnaie sur le marché des changes ne peut être de grande ampleur. Ainsi, si le cours du Franc venait à dépasser les 2 livres, il deviendrait intéressant pour l’acheteur de francs, par exemple un acheteur britannique de bijoux français, de payer directement en métal précieux et de ne plus recourir au marché des changes. Sur le marché des changes les fluctuations sont donc bloquées par ce qu’on appelait les « golden-points ».

[4] Pour l’essentiel la présente flambée des prix sur un certain nombre de biens est le résultat de la dislocation planétaire des chaines de la valeur qui crée en de multiples endroits des goulets d’étranglement.

[5] CF :  http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-construction-politique-du-marche-de-la-dette-publique-85707447.html

[6] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/11/quelles-limites-a-la-toute-puissance-des-banques-centrales.html; http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/10/comprendre-la-toute-puissance-de-la-banque-centrale.html; http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/07/les-banques-centrales-vont-elles-devenir-de-etats-partie-2.html.

[7] Il s’agit d’un dispositif permettant le règlement des transactions financières entre banques commerciales situées dans les pays différents de la zone euro. L'ensemble de ces transactions s'accumule en termes nets sous la forme de soldes qui figurent à l'actif ou au passif de chaque BCN. Les soldes TARGET2 sont donc le reflet comptable des relations économiques et financières transfrontières impliquées par la liberté de circulation des capitaux en zone euro. Ils expriment ainsi la situation extérieure de chaque pays. En cela ils sont une information majeure sur la réalité de chaque nation. Un solde négatif signifie que le pays concerné paie avec des euros imprimés et non plus avec des devises acquises sur l’extérieur. L’Allemagne avec un solde très excédentaire accepte donc d’être payée avec de la monnaie imprimée qui n’est pas à l’inverse du dollar américain réserve de valeur.

 

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2 avril 2021 5 02 /04 /avril /2021 08:46

Nous partons du texte ci dessus tiré d'une vidéo d'Olivier Passet (XERFY): "Rembourser ou non la dette: le choix entre la peste et le cholera". Nous le commentons rapidement après sa lecture.

La dette Covid fait l’objet de débats passionnés. Entre ceux qui voudraient la rembourser au prix du sang et de la sueur en réduisant les dépenses de l’État, ceux qui la considèrent indolore tant que les taux sont à zéro et ceux qui considèrent qu’il faut lui administrer un traitement d’exception : soit la rendre perpétuelle pour ne pas exposer les États à une obligation de remboursement, soit carrément l’annuler. Le débat se perd vite dans les considérations techniques et légales.


Aucun État ne rembourse vraiment sa dette


Du côté des antis, annuler la dette Covid détenue par la banque centrale :

1. revient à faire financer le déficit par de la monnaie, ce qui est contraire aux traités ;
2. ne sert à rien puisque les États sont tenus de combler les pertes en capital de la banque centrale dans un jeu à somme nulle ;
3. atteint la crédibilité du système, créant une défiance sur la dette publique plus préjudiciable que le gain de l’annulation partielle.


Du côté des pro-annulations :
1. par son caractère exceptionnel et circonscrit, l’annulation ne remet pas en cause les principes généraux des traités ;
2. que la banque centrale détienne à son actif des titres publics (qui ne lui rapportent rien aujourd’hui et à haut risque de défaut en cas de remontée des taux) ou des fonds propres devenus négatifs après annulation à son passif (qui ne lui coutent rien aussi) ne change pas grand-chose à son fonctionnement ;
3. il existe des pistes de faisabilité dans le non-dit des traités ;
4. et le remboursement compromet le financement écologique, risque plus lourd que celui du non-remboursement.


Le problème de ce débat est qu’il passe à côté de l’essentiel… Et reconnaissons que la charge de la preuve doit être du côté des partisans de l’annulation. Promouvoir une telle transgression doit démontrer que le statu quo sur la dette est plus préjudiciable à la crédibilité de l’édifice monétaire que l’annulation partielle, surtout si l’on veut dégager demain un compromis entre les 19 pays de la zone euro.
Je suis pour ma part toujours surpris d’entendre les économistes les plus sages considérer que la situation actuelle n’est pas problématique. Certes, les taux seront sans doute durablement inférieurs au taux de croissance, notamment si le monde demeure en stagnation et en déflation larvée, élimant le risque d’un emballement boule de neige de la dette liée à une hausse cumulative des charges d’intérêt. Certes, aucun État ne rembourse de fait aujourd’hui sa dette, puisque chaque tranche arrivant à échéance est automatiquement réempruntée sur le marché.


La France émet 3 à 4 fois plus de dettes qu’au début des années 2000


Mais prenons le cas de la France pour montrer en quoi cette situation est profondément délirante et fragile.
Avant crise, la France levait 200 milliards d’euros de dettes par an sur le marché. Plus en fait, car ce chiffre ne tient pas compte des levées de fond destinées au rachat anticipé de titres de dette. Disons pour simplifier qu’elle émettait le double de ce qu’elle émettait dans les années 2000. Si je fais la moyenne des années 2010 : 62% sont allés au remboursement des tranches passées ou leur restructuration par rachat anticipé ; et 38 % sont allés au financement du déficit public.


Avec la Covid, nous avons franchi un nouveau saut. L’État lèvera environ 290 milliards en 2020 et en 2021. On peut se dire que la situation est transitoire, du fait de l’explosion exceptionnelle du déficit public. Mais non, car dans les années suivantes, c’est environ 220 milliards par an que l’État devra rembourser ou racheter (soit le niveau des tranches émises dans les années 2010 qui arrivent à échéance). À quoi il faut ajouter le financement du déficit. Nous sommes donc durablement installés sur un plateau d’émission de l’ordre de 280 à 300 milliards et qui s’approchera de 400 milliards dans 8 ans quand les émissions de crise arriveront à échéance. Nous émettons donc 3 à 4 fois plus que dans les années 2000 et pour longtemps. Et cette absorption à taux zéro n’est rendue possible depuis 2010 que parce que la banque centrale acquiert massivement cette dette, maintenant artificiellement la situation de taux gratuits. Sans cela, le système aurait explosé.


Le travail de la BCE est d’éviter l’effondrement du système


Bref, nous entrons dans une ère de QE massif et continu sans perspective de normalisation. Toute la politique monétaire et l’esprit des traités sont ainsi déjà dévoyés. La fonction première de la BCE n’est plus d’assurer la stabilité, mais de produire un artifice qui évite l’effondrement du système. Le statu quo sur la dette valide en fait cette fuite en avant où la banque centrale n’a plus aucune marge de régulation monétaire. Toute remontée des taux ferait exploser le système et le bilan même de la banque centrale surexposée sur le risque souverain, avec des pertes très supérieures à l’annulation de la dette Covid. En attendant, la mission ultime et délirante de la Banque Centrale est une fuite en avant dans la liquidité et les taux zéro, qui évite la ruine des détenteurs d’action ou d’immobilier et lamine l’épargne des petits détenteurs rémunérés par intérêt.


Et au fond, ce débat sur la dette est celui entre la peste d’une finance sans arrimage réel, en bulle permanente et produisant des distorsions de richesse perpétuelle, et le choléra d’une annulation qui fragilise la crédibilité du système, mais peut permettre demain à la Banque centrale de reprendre la main sur la canalisation de la finance.

Commentaires rapides

Nous avons à plusieurs reprises signalé sur le blog que la BCE se transformait petit à petit en une sorte de proto-Etat. Ainsi dans la zone euro, chaque Etat a perdu la souveraineté monétaire. Naguère la monnaie centrale était émise par la banque centrale d'un Etat souverain et , au delà des discours comiques sur l'indépendance de la dite banque, il fallait bien que cette dernière obéisse au parlement national qui, souverainement, décidait d'un écart négatif entre dépenses publiques et recettes publiques. Ce n'est plus vrai en zone euro et lorsqu'un  Etat entre en déficit, il ne bénéficie plus des ressources potentiellement illimitées en monnaie nationale, mais d'une monnaie centrale qui n'est plus la sienne mais celle de la BCE. C'est donc bien la BCE qui veille à ce que l'Etat déficitaire reste solvable et historiquement l'a fait savoir durement à la Grèce. La BCE devient  souveraine et les Etats deviennent dépendants.

Observons que la FED reste elle très dépendante de l'Etat fédéral américain. Les plans Biden vont entrainer des déficits jamais rencontrés dans l'Histoire. Soyons rassurés, le compte de l'Etat fédéral à la banque centrale américaine ne sera pas bloqué comme le fut celui du Trésor grec. L'Etat fédéral dispose d'une monnaie souveraine et le blocage de son compte est impensable. L'idée d'une  dette américaine insoutenable relève elle-même davantage de la communication que de la réalité. Concrètement les dollars émis sur injonction de dépense publique vont augmenter les réserves à la FED de toutes les banques qui vont répartir les dépenses sur les comptes de tous les bénéficiaires de la dépense publique. Ces comptes abondés peuvent eux-mêmes être à l'origine de multiples dépenses dont l'achat de bons du Trésor censés représenter une dette. Mais la dette n'est pas une charge pour l'Etat fédéral et reste une simple opportunité pour les acteurs qui ayant consommé et investi se proposent de bénéficier d'une rémunération en transformant la liquidité nouvelle en bons du Trésor. De fait, la masse monétaire augmente avec la croissance économique réelle à venir. Et même les Chinois qui vont largement bénéficier des dépenses américaines ne craignent rien: leurs comptes en dollars vont augmenter et leurs choix de laisser grossir ces comptes ou de bénéficier d'un taux d'intérêt en les transformant en bons du Trésor américain restera libre. 

Il n'y a qu'en Europe que les problèmes de dette publique sont redoutables. Avec la pandémie le proto-Etat BCE se fait bienveillant et accepte la disparition des règles sur le déficit et la dette des Etats. Le problème est que les taux sur la dette publique des différents Etats évoluent de façon fort divergente, ce qui signifie un doute sur la valeur  de cette monnaie centrale laquelle serait  différente selon les pays. Un euro allemand vaut-il un euro grec? Le proto-Etat BCE est ainsi amené à se faire très actif sur le marché de la dette, en particulier celle des pays les plus exposés au risque de taux. Et cela pose de grandes questions sur l'équité entre les pays, questions déjà évoquées sur le blog. D'où l'angoisse d'une Allemagne qui sent depuis longtemps que le proto-Etat en formation n'est plus un tigre de papier: ce proto-Etat va t-il s'extirper de la main allemande?

Cela permet aussi de comprendre l'énorme croissance du bilan du proto-Etat BCE : plus de 50% sur l'année 2020, ce qui correspond aujourd'hui à quelque 72% du PIB de la zone. Là aussi du jamais vu. 

Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions qui, de fait, vont réanimer un débat interdit, celui de la pérennité de l'euro.

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4 février 2021 4 04 /02 /février /2021 16:53

Le débat sur le remboursement de la gigantesque dette que l’on construit au quotidien fait rage dans tous les médias et il est inutile ici de le rappeler. On peut simplement s’étonner des nombreux changements de convictions probablement dus à l’extrême bienveillance des banques centrales qui fournissent gratuitement une liquidité illimitée.

Nous voudrions ici voir dans quelle mesure une situation aussi exceptionnelle fut historiquement gérée et prendre le cas de la Banque de France qui, durant la première guerre mondiale, a dû elle aussi se montrer bienveillante face à la construction d’une gigantesque dette…. non pas sanitaire mais de   guerre.

Dès 1915, les recettes publiques ne représentent plus qu’environ 15% du coût annuel de la guerre. Certes, il est fait appel au patriotisme et à la mobilisation des épargnants, mais face à l’ampleur des besoins, la banque centrale est sollicitée. L’avant-guerre était l’époque de l’étalon or, et donc le bilan de la banque de France faisait apparaitre à l’actif de copieuses réserves d’or sur lesquelles s’appuyait la masse des billets en circulation figurant au passif. Le travail quotidien était celui d’assurer la fluidité d’un marché interbancaire lui-même limité et donc les crédits à l’économie, essentiellement de l’escompte, ne représentaient que peu de choses tandis que le crédit au Trésor était lui -même très faible. Le total du bilan s’élevait ainsi à 7 milliards de francs répartis en 4 milliards pour les réserves d’or et de devises et 3 milliards pour l’ensemble des crédits.

Avec la guerre les choses changent et l’imposition du cours forcé des billets vient interdire tout risque de rétrécissement du bilan : on ne peut plus convertir les billets en pièces d’or et donc il n’y a pas risque de réduction du passif (destruction de billets qui ne seraient plus en circulation) correspondant à une réduction d’actif (remise de pièces d’or aux particuliers inquiets face à la monnaie fiduciaire). Le début de la guerre voit ainsi un bilan ne représentant que 15 à 16% du PIB estimé de l’époque, un bilan qui va gonfler en abondant régulièrement le compte du Trésor, lui-même chargé de payer les énormes charges de guerre. A l’actif, les réserves métalliques ne bougent que très peu, par contre les créances diverses sur le Trésor deviennent colossales. Au passif, les billets en circulation devenus inconvertibles deviennent la contrepartie des créances sur le Trésor.

A la fin de la guerre le bilan de la Banque de France est devenu gigantesque et représente désormais environ 40% d’un PIB lui-même amoindri. Ce bilan passe ainsi d’environ 7 milliards de francs à 35 milliards, soit une multiplication par 5, bien évidemment dans un contexte inflationniste. Tout aussi évidemment, on est tenté de rapprocher ce gonflement de bilan avec celui de la BCE dont on sait qu’il a lui aussi été multiplié par 5, non pas depuis la crise sanitaire mais depuis celle de la crise de l’euro.

La suite de l’histoire de la Banque de France est bien connue. Le déficit budgétaire se poursuit malgré la fin de la guerre et se double d’un déficit du compte courant. Parce que le régime d’étalon-or est suspendu dès le début de la guerre avec la décision gouvernementale du cours forcé, l’équilibre du compte extérieur plus ou moins assuré par les « points d’or d’entrée et de sortie[1] », laisse la place à  un  déséquilibre et à  la chute du cours d’un franc désormais inconvertible. La spéculation sur le cours du Franc est elle-même alimentée par le roulement rapide et inquiétant de la dette et donc les déficits jumeaux s’auto-entretiennent. Il faudra attendre le retour de Poincaré en 1926 pour retrouver progressivement l’équilibre sur une base assainie, assainissement finalement obtenu sur la base d’une dévaluation massive, le fameux « Franc à 4 sous » permettant un retour à l’étalon-or.  La dette publique détenue par la Banque de France représentait environ 65% du bilan et environ 560% du stock d’or de 1918. Avec la dévaluation massive et la revalorisation d’un stock d’or qui lui n’a que peu bougé, cette même dette va se faire proportionnellement plus petite et ne plus représenter qu’environ 100% du stock d’or.

La comparaison avec la situation présente de la BCE suppose l’apport de précisions complémentaires.

Le gonflement des bilans durant la première guerre mondiale et au cours de la présente période n’est pas de même nature. Bien sûr, dans les deux cas il s’agit de dépense publique, mais dans le premier cas il correspond largement à des paiements de marchandises non échangeables sur les marchés  (matériels militaires), tandis que, dans le second cas, il s’agit toujours de sommes dont la destinée finale est le marché ( allocations de chômage, subvention aux entreprises, etc.). Dans le premier cas, il y a distribution de revenus dans un contexte de production de marchandises échangeables qui se réduit. Dans le second, la distribution de revenu a pour objet de ne pas entrainer ou de ne pas freiner la demande globale. Cela signifie par conséquent que la monétisation de guerre est porteuse d’inflation, ce qui n’est pas le cas de la monétisation actuelle.

Mais les choses sont plus complexes. Dans le cas de la guerre, la banque centrale ne fait que respecter les injonctions de l’Etat : on exige des moyens pour faire face à la guerre et la banque obéit ; on décide l’inconvertibilité et la banque exécute ; on dévalue en rétablissant l’étalon-or et en revalorisant le stock d’or, et là encore la banque exécute. Dans le second cas, la BCE qui - à priori- n’est plus que banque fédérale semble intervenir en simple appui d’un Etat en difficulté : les moyens qu’il faut rassembler pour contenir les effets de la pandémie ne sont pas exigés de la BCE mais de l’habileté d’une quarantaine de hauts fonctionnaires travaillant dans l’agence France Trésor. Les moyens rassemblés passent par le marché et non par l’autorité. C’est ce qu’on appelle le marché de la dette publique et que, dans, le blog nous appelons le « curieux marché ». Ces moyens pour lutter contre la pandémie seraient impossibles à rassembler sans l’aide de la BCE. De fait, et cela est vrai pour tous les pays de la zone, sans la monétisation massive de la BCE qui se charge d’approfondir un marché de la dette publique devenu trop étroit face aux exigences de la pandémie, les fonctionnaires de l’AFT seraient bien incapables de ravitailler le Trésor en lançant des adjudications croissantes et massives sur les BTF et OAT. De la même façon que le Trésor des années 1914/1918 n’avait rien à attendre des épargnants qui se presseraient dans les bureaux de poste pour acheter des bons de la défense nationale, le Trésor d’aujourd’hui sait que les 40 fonctionnaires de l’AFP seraient bien incapables de remplir leur mission sans la BCE. Pour autant la BCE semble agir en toute autonomie et ne prend pas ses ordres à la porte de l’Etat français et des Etats de l’UE.

Dans les 2 cas, le recours au marché est impensable, mais aujourd’hui la fiction du marché est largement entretenue en continuant d’affirmer haut et fort que la BCE est indépendante. Dans les 2 cas, il y a monétisation massive, mais dans le premier cas personne ne conteste qu’il s’agit d’un fait d’autorité, alors que, dans le second, on entretient la fiction du marché.

S’agissant maintenant du remboursement de la dette publique, ce dernier se déroule dans le premier cas, par le recours à l’inflation sur tous les biens échangeables, et surtout par la manipulation du bilan de la Banque centrale résultant de la dévaluation. Bien sûr, les épargnants sont lésés mais au-delà c’est l’ensemble de la population qui va payer. Il est très difficile d’établir la contribution des divers groupes sociaux à ce paiement. Dans le cas de la présente pandémie, l’inflation sur les biens échangeables et reproductibles ne peut exister et il n’est pas ici nécessaire d’en rappeler les causes bien connues. Par contre une inflation des actifs existe et empêche encore que la dette soit payée. Mieux, des acteurs - par une modification de la structure de leur patrimoine - peuvent gagner au jeu de la dette : moins d’épargne classique s’appuyant sur des titres publics et davantage d’épargne reposant de façon ultime sur la vague de monétisation engendrée par la BCE. C’est le cas de la sphère spéculative et en particulier ce qu’on appelle la finance alternative.

Le positionnement de la BCE n’a plus à voir avec celui de la Banque de France à l’époque de la guerre. Certes, elle aide les Etats non pas en raison d’un décret mais en raison de son propre intérêt : une panique sur les taux serait catastrophique pour l’ensemble du système bancaire et d’une partie de la finance spéculative. Précisément, elle monétise non pas pour aider les Etats mais parce qu’il faut bien veiller à leur survie pour assurer le maintien du système financier. De fait, elle acquiert une puissance politique majeure souvent soulignée dans le blog. Elle devient le lieu d’expression d’un rapport de forces majeur dont elle tire le plus grand profit.

Dettes de guerre et dette COVID n’ont pas, non plus, les mêmes conséquences concernant les comptes courants. La dette de guerre débouche sur un déséquilibre du compte courant et une spéculation à la baisse d’un franc qui n’est plus adossé sur le métal. Le déséquilibre budgétaire qui se maintient au-delà de 1928 nourrit la spéculation sur le marché des changes et empêche la fermeture du circuit du Trésor : les dépenses publiques excédentaires ne reviennent que partiellement dans l’achat de bons du Trésor et une partie s’échappe sous forme d’offre de franc excédentaire sur le marché des changes et donc de baisse de son cours. L’Etat et son fidèle serviteur qu’est la Banque de France se trouvent contestés par les bénéficiaires de la monétisation.

Dans le cas présent, la toute puissance de la BCE vis-à-vis des Etats endettés connait pourtant une limite qu’il faut expliquer. La monétisation autorise l’élargissement du déséquilibre du compte courant des pays les plus fragiles. C’est le cas de la France avec des déficits jumeaux : celui de l’Etat et celui du pays tout entier qui achète plus qu’il ne vend. Le déséquilibre croissant est à priori gratuit puisqu’il ne donne pas lieu comme après 1918 à une spéculation sur un marché des changes que la Banque de France n’a plus à surveiller. Pour autant, ce déséquilibre s’enregistre sur le bilan de la BCE sous la forme du compte TARGET 2. Dans un système d’étalon-or l’équivalent d’un compte TARGET 2 est toujours équilibré, et s’il existe un déséquilibre il y a simple sortie, d’abord de devises, ensuite d’or au profit du créancier c’est-à-dire au profit du pays dont les exportations sont supérieures aux importations. Concrètement, les exportateurs sont toujours payés. Ce n’est plus le cas avec TARGET 2 et aujourd’hui l’Allemagne exportatrice nette peut se faire du souci : tout se passe comme si les importateurs grecs, français, etc. payaient l’Allemagne à partir d’euros créés par la BCE. Les importateurs, aujourd’hui, se contentent de payer en euros déversés par la banque centrale alors que naguère il fallait payer en or. Nous sommes aujourd’hui dans le paysage d’une France en déséquilibre de compte courant qui, plongeons-nous en 1918, verrait ses créanciers en marchandises accepter sans limite, le paiement desdites marchandises en Francs. Il aurait suffi d’imprimer des billets pour, sans limite, et financer la dette publique et financer le déséquilibre extérieur. Un rêve qui ne pouvait bien sûr se réaliser. C’est pourtant aujourd’hui le cas et on comprend bien que si, pandémie oblige, une dévaluation interne s’avère impossible, nous retrouverons la question d’une sortie possible de l’euro. Parce qu’après la guerre on ne pouvait pas ajouter au désastre humain celui d’une dévaluation interne massive Il a fallu créer le « franc à 4 sous en 1928 ». On peut aujourd’hui se demander si au désastre de la pandémie on peut encore ajouter des réformes dites structurelles qui, toutes, vont dans le sens de la dévaluation interne. Et donc si on ne peut - politiquement- faire l’addition de la pandémie et des réformes structurelles, alors il faudra bien, comme en 1928, inventer un « euro à 4 sous » …le lecteur aura bien compris qu’il s’agit du franc….

 


[1] Désignée habituellement par l’expression de « golden points » chez les économistes, ce point mérite explication. En régime d’étalon-or, les taux de change ne peuvent réellement fluctuer puisque, chaque monnaie étant convertible, le taux se définit sur un rapport de poids de métal précieux. Prenons un exemple : si une livre sterling se convertit en 1 gramme de métal et si un Franc se convertit en 2 grammes de métal, le taux de change est de 2 livres pour un franc. Comme la convertibilité est légalement assurée, toute modification de prix de la monnaie sur le marché des changes ne peut être de grande ampleur. Ainsi, si le cours du Franc venait à dépasser les 2livres, il deviendrait intéressant pour l’acheteur de francs, par exemple un acheteur britannique de bijoux français, de payer directement en métal précieux et de ne plus recourir au marché des changes. Sur le marché des changes les fluctuations sont donc bloquées par ce qu’on appelait les « golden-points ».

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