La BCE annonçait depuis plusieurs semaines son chantier de réflexion sur un dispositif de lutte contre la fragmentation des dettes publiques européennes. L’idée était que, face au retour d’une inflation que l’on croyait disparue- et donc face à une remontée des taux déjà entamée par la FED- comment ne pas prendre de risque en Europe et éviter des écarts de taux entre le nord et le sud ? Plus clairement encore comment, dans le nouveau contexte, éviter la situation de l’année 2012 avec la décision de Monsieur Draghi de créer massivement de la monnaie à un moment où il faudrait stabiliser les prix?
La décision nouvelle de la BCE, 10 ans jour pour jour après celle de monsieur Draghi, n’est pas claire. Bien sûr il est mis fin au Quantitative Easing généralisé au profit de toutes les dettes publiques de toute la zone euro, et l’on prend conscience que l’on ne peut lutter contre la hausse des prix en laissant fonctionner la planche à billets. Toutefois la BCE s’engage, au profit des Etats qui, tout en étant respectueux des règles de bonne gestion, seraient pourtant victimes de taux plus élevés que la moyenne. Cet engagement serait l’achat sans limite de la dette publique de ces Etats afin d’éliminer le spread de taux.
Sur un plan théorique, sauf à contester la rationalité des acteurs de la finance, l’argument ne tient pas.
Si effectivement un Etat est victime d’un spread, ce dernier est justifié par ce qui serait le prix d’un risque, lequel repose traditionnellement sur trois piliers : la liquidité, la solvabilité et la convertibilité. Si l’Etat connaissant un spread est bien géré, ces trois risques sont inexistants et donc le spread ne saurait, au-delà de quelques mouvements spéculatifs se pérenniser. Si l’on détaille un peu on voit tout de suite qu’un spread ne saurait se justifier sur la liquidité : le taux étant attractif la demande se fait en principe conséquente et donc l’illiquidité est exclue. Par contre la solvabilité ou la convertibilité pose un véritable problème. Et donc un spread de taux même pour un Etat de bonne réputation correspond à une dette publique réputée difficilement contrôlable par les marchés financiers. La générosité de la BCE pour un Etat qui tout en étant de bonne réputation est victime d’un spread n’a guère de sens, et il est donc malhonnête d’imaginer un « instrument de protection de la Transmission » qui n’aurait aucune justification.
La réalité est donc autre : si La BCE met en place un « IPT » c’est que des risques réels existent au sein de la zone et bien évidemment des risques que l'on veut cacher. De fait, sans le dire, on ne fait que modifier les paramètres du modèle QE sans véritablement le faire disparaitre...
L’ancien modèle était ouvertement très inflationniste puisque les règles adoptées obligeaient la BCE à acheter de la dette publique en respectant un principe de traitement égal entre pays : la quantité globale de dette achetée est répartie entre les pays en respectant la règle de proportionnalité, règle reposant sur le poids des PIB de la zone. Concrètement si l’Allemagne dispose d’un PIB 2 fois supérieur au PIB italien, la BCE ne peut acheter un montant X de dette italienne que si elle achète dans le même temps 2X de dette allemande. Si donc les marchés financiers se méfiaient de la dette italienne et qu’il fallait en acheter beaucoup pour contenir le spread de l’Italie, il fallait acheter 2 fois plus de dette allemande dont l’Allemagne n’avait pas besoin en raison de son équilibre des finances publiques. Le résultat du quantitative easing européen (à l’inverse du QE américain qui ne fonctionne que pour un Etat) est double : beaucoup trop de création monétaire à potentiel certes spéculatif mais aussi inflationniste d’une part, et taux d’intérêts nuls voire négatifs pour l’Allemagne d’autre part. Fort logiquement le taux était faible pour l’Allemagne en raison d’une totale absence des trois risques susvisés, mais si au-delà la BCE achète beaucoup, les cours montent et les taux deviennent négatif. Prenons un exemple pour mieux comprendre. Soit une obligation publique allemande de valeur 100, de rendement 2% dont l'échéance est de 5 ans. A terme le retour sur investissement est de 100+ 5ansX 2%= 110. Si maintenant le QE fait augmenter la demande de titres et que le cours vienne à dépasser les 110, alors le rendement devient négatif: l'épargnant allemand donne davantage qu'il n'est censé recevoir...
Cette situation certes difficile pour les épargnants allemands était plus ou moins supportable dans un contexte de parfaite stabilité des prix. Elle ne l’est plus si cette « planche à billets multiple » ( il faut acheter pour tout le monde) fonctionne dans le contexte de l’arrêt de la planche à billets américaine, arrêt suivi d’une hausse des taux américains. Dans ce nouveau contexte le cours de l’euro ne peut que faiblir. En cet été 2022, au-delà de la question énergétique, l’Allemagne devient très exposée à l’inflation : l’explosion des prix alimentée par la « planche à billets multiple » s’accompagne d’une hausse des couts de production industriels alimentée par une baisse de l’euro. On sait en effet que le modèle industriel allemand reposant sur l’assemblage d’intrants issus du reste du monde, le pays est très exposé à une hausse des couts de ses importations.
Au final l’Allemagne ne peut plus accepter des taux négatifs dans un contexte de forte inflation. Et une inflation qui atteint ainsi que vient de nous le rappeler Philippe Murer le secteur du logement traditionnellement calme en Allemagne. Il fallait donc mettre fin de façon rigoureuse au QE de la BCE et augmenter les taux avec ses conséquences très difficiles pour les pays du sud, pays dont l’endettement s’est considérablement accru avec la crise sanitaire. On perçoit mieux ainsi l’adoption de « l’IPT » : il fallait faire remonter le taux allemand en excluant totalement la dette publique allemande dans les achats de la BCE, et en même temps prendre des dispositions guerrière pour empêcher l’apparition de spread dans le sud et en particulier l’Italie. Bien sûr le message de la BCE est à tout le moins malhonnête et on sauvera l’Italie quoi qu’il en coûte pour aussi sauver l’euro. « L’IPT » n’est donc qu’une aggravation du non respect des règles européennes. Certes Monsieur Draghi n’avait pas le droit d’acheter quasi-directement de la dette publique, mais il le faisait pour tous au nom de ce qu’il considérait comme protection d’un bien commun. Madame Lagarde va plus loin : parce qu’il faut réduire l’importance et la taille de la planche à billets, elle n’achètera de la dette publique qu’au profit des vilains canards.
Evidemment il ne s’agira que d’une nouvelle péripétie dans la gestion de la monnaie unique. Péripétie qui fait suite à tant d’autres : désindustrialisation du sud avec abandon de la production au profit des seuls échanges ( Les usines laissent la place à la grande distribution), crise de la dette publique (hausse des dépenses sociales pour suppléer aux revenus disparus de la production), crise des taux N°1 (ils doivent s’évaporer pour soutenir une dette publique devenue insoutenable), crise des taux N°2 ( ils doivent monter pour lutter contre l’inflation). Le dispositif « IPT » va introduire de nouveaux problèmes dont celui de la gestion de l’aléa moral: comment empêcher la multiplication des passagers clandestins dans un contexte géopolitique aussi dangereux ? Mais il faut hélas comprendre cette nouvelle péripétie: Peut-on ajouter le piment d’une crise majeure de la zone euro au fracas des armes ?