Sur le terrain de l’électricité la bataille européenne continue et les divers acteurs - Etats, régulateurs, entreprises, voire économistes- après avoir présenté des projets de réformes spécifiques attendent ce mois de mars avec la publication du projet de la Commission Européenne. Pendant ce temps, les industriels, gros consommateurs qui ont dû renégocier leurs contrats depuis le printemps 2021, continuent de souffrir, d’où des stratégies de mise au repos de l’outil de production, ce qu’on appelle parfois la mise en « position latérale de sécurité », tandis que d’autres entreprises sont parfois amenées à disparaitre (boulangers). Et dans le même temps, les consommateurs de bon sens, continuent de s’étonner du décalage entre un prix de marché piloté par le cours d’un gaz fort peu utilisé en France et une réalité économique fondamentale faite d’un accès massif à un nucléaire peu couteux. Toujours dans le même temps des boucliers tarifaires devenus simples bouées de flottaison fonctionnent à grands coups de déficit public.
La présente note se propose de montrer que pour la France c’est bien le contexte institutionnel du marché qui a généré et amplifié la déroute. A ce titre nous verrons qu’il convient de supprimer de façon radicale le dit marché si l’on veut aborder de façon plus sécurisée les tempêtes futures d’un mondialisation qui a cessé d’être heureuse. Pour cela nous allons comparer des modèles d’infrastructures électriques différends quant à leur résilience au regard d’une tempête géopolitique.
Tempête géopolitique sur infrastructure électrique « bunkerisée ».
Soit un système monobloc, par exemple public, fait d’un ensemble fonctionnant en continu ( par exemple du nucléaire) pour un montant de 90TWH, et d’un autre ensemble plus adapté aux fluctuations des appels ( par exemple du gaz importé) pour un montant de 10TWH . Si les couts complets sont ( pour simplifier) identiques et si l’expression monétaire de ces couts est de 10 unités le TWH, la valeur produite est de 90X10 +10X10 = 1000.
Cette valeur produite dans un modèle monobloc n’apparait pas sous la forme d’un prix de marché qui n’existe pas. Il y a simplement infrastructure publique monopolistique avec des couts estimés et des tarifs administrés à des usagers qui n’achètent pas une marchandise mais paient une redevance appelée « tarif de l’électricité ». Dans ce cadre une politique tarifaire peut orienter les usages qualitatifs et quantitatifs pour optimiser la taille de l’infrastructure « centrales à gaz » et ainsi limiter le risque de rendements décroissants.
Si maintenant une tempête sur le gaz fait doubler le cout de l’électricité sur centrales à gaz, la valeur produite et disponible devient 90X10 + 10 X20 = 1100. La différence (100 unités monétaires) est ici un « prix » qui correspond à un prélèvement international sur l’économie française. Globalement la nouvelle valeur dont une partie n’est qu’une rente internationale doit être payée par les utilisateurs. Notre infrastructure monobloc va pouvoir imposer de nouveaux tarifs propres à récupérer 1100 de valeur, nouveaux tarifs devant répartir la rente internationale sur les utilisateurs, l’Etat propriétaire, voire l’infrastructure elle -même. Si donc il y a (dans notre exemple) doublement du prix de marché du gaz, il n’y a aucune raison de voir un doublement des tarifs : le cout marginal nouveau (100) n’est pas auteur de prix doublés et donc le bon sens des consommateurs qui protestent aujourd’hui n’est pas infondé. Les boulangers, les syndics d’immeubles collectifs, etc. ont raison de dire que les nouveaux tarifs proposés sont irrecevables.
De fait si chacun connait de gros ennuis avec ce que l’on croit être une crise de l’énergie, c’est en raison d’un modèle d’infrastructure qui fut radicalement transformé par d’invraisemblables décisions politiques.
Tempête géopolitique sur infrastructure malade d’attrition et de fragmentation.
L’attrition est celle d’EDF dont l’offre est devenue très insuffisante dans un contexte de demande à perspective fortement croissante. Il y a eu attrition interne sous l’effet d’un abandon relatif du nucléaire et aussi d’une capacité de production abandonnée à des acteurs nouveaux politiquement introduits par la loi (ARENH). Il y a aussi d’une certaine façon attrition externe par le biais du développement d’une idéologie de l’ économie sans production et surtout sans usines…de quoi croire pendant 20 ans que l’électricité serait excédentaire par rapport aux besoins….
Plus grave il y a eu fragmentation politiquement organisée. Désormais, tout acteur y compris non industriel et surtout non électricien peut devenir acteur de l’infrastructure en ayant recours à un système d’achats et de ventes d’électricité dont bien sûr les volumes ARENH généreusement distribués par EDF. Pour se faire on imagine une organisation des échanges par le biais de bourses européennes sur lesquelles ne se forment plus un tarif mais des prix de marché. Des marchés de gros vont permettre l’émergence de contrats à terme sur de grandes quantités, et des marchés de détail vont réguler un quotidien qui désormais sera divisible en minutes. Les tarifs de naguère parce que fixes évacuaient jusqu’à l’idée même de contrat. Dans un modèle bunkérisé le temps était naturellement très long. Les prix d’aujourd’hui parce que libres supposent une solide armature juridique pour sécuriser les nouveaux acteurs. Ainsi le boulanger voudra -t-il être sécurisé par un contrat de moyen terme, ce qui supposera que le fournisseur d’électricité soit sécurisé dans sa politique d’achat de gros. Le temps est devenu très court et il faudra sécuriser alors même que les prix peuvent varier à chaque minute….Il faudra par conséquent nécessairement tout financiariser : les contrats doivent être couverts par tous les outils classiques de la finance. Si tel fournisseur est engagé sur des prix faibles alors que le cours flambe sur le marché de gros, il faudra se couvrir par des contrats baissiers type SWAPS de prix….Etc.
Le nouveau modèle, compte tenu de la chute de la capacité de production et de l’ARENH peut, par exemple, s’écrire de la façon suivante :
50X10 + 20X10 + 10X10 = 800. EDF a perdu ici, dans notre exemple, 40TWH par ses abandons et restrictions de capacité, et 20TWH au titre de l’ARENH. Si l’on retient une demande d’électricité de 1000 pour reprendre le modèle précédent, nous aboutissons à un déficit de 200 qui sera mal couvert par les fournisseurs nouveaux qui très majoritairement ne sont que des start-up de la finance flirtant au mieux avec des éoliennes économiquement protégées par des subventions, et par l’importation.
Le nouveau système victime d’attrition et de fragmentation est aussi très fragilisé car il ne développe pas l’offre. Curieusement si le modèle ancien était d’abord peuplé d’industriels, le modèle nouveau se trouve largement peuplé de gestionnaires et de financiers, en particulier un nombre considérable de traders. Et même EDF finira par connaitre une attrition d’ingénieurs pour embaucher jusqu’à près de 800 financiers dans son « EDF Trading ». Toute tempête géopolitique- qui n’était dans notre exemple qu’un prélèvement de rente internationale pour un montant de 100 unités monétaires- devient un tsunami. Alors que le modèle bunker « contient » le prélèvement de la rente internationale, le nouveau système, véritable château de cartes mis en place sur décision politique, ruine les acteurs. Alors que le modèle bunker permettait l’internalisation du prélèvement international, le nouveau modèle ouvre la porte à une externalisation généralisée désormais mal contenue par un EDF affaibli. Les start-ups mal couvertes par des aléas imprévisibles externalisent sur leurs clients au prix fort, celui du prix du gaz, auteur de la tempête. Les clients victimes tentent de renégocier et se retournent vers un EDF affaibli qui lui-même deviendra victime du cours du gaz et achètera de l’électricité au prix fort…. Jusqu’ici cédée à ses concurrents (ARENH)…. Des start-up disparaissent et laissent des ardoises financières par essence contagieuses….Tous les acteurs qui avaient quitté EDF et ses tarifs pour croire au miracle des contrats négociés se trouvent dans la position de victimes du prix du gaz. Et nous retrouvons la crique de bon sens : il n’est pas acceptable d’être victimes de prix aussi élevés alors qu’en France le cout moyen de l’électricité reste faible. Pour comprendre la réalité il fallait d’abord comprendre que nous avons abandonné un modèle donnant toutes satisfactions au profit d’ un autre économiquement et politiquement aberrant.
La clé n’est pas sous le lampadaire
Pour autant le combat continue et la plupart des notes des différents décideurs qui vont se retrouver dans quelques jours dans les bureaux de la Commission bruxelloise, n’imaginent à aucun instant que le retour de la raison soit possible. Tel est évidemment le cas de la position du gouvernement français et de la CRE dont les quelque 200 fonctionnaires restent attachés à la liberté du marché. Il n’y a donc pas à s’émouvoir des propos d’un Benoit Coeuré (président de l’Autorité de la Concurrence) qui dans les Echos du 4 mars dernier continue d’affirmer que la concurrence est bonne et qu’elle favorise l’émergence d’acteurs innovants. Sans doute ne pensait-il pas dans son intervention au marché de l’électricité qui a tant fait pour dissoudre le tissu industriel français. Alors que le modèle « bunker » consolidait en permanence un tissu industriel d’exceptionnelle qualité, le nouveau modèle apportera la désolation industrielle. Qui en a pris conscience ?