A un moment où les prix de l’énergie à l’échelle planétaire laissent hors course une Europe qui prend conscience de son handicap au regard des grands ensembles géopolitiques, il est intéressant d’examiner la position du Rassemblement National.
Il nous faut tout d’abord, au regard de l’extrême complexité de l’économie de l’énergie tenter de simplifier et donner au grand public accès à la réalité du problème.
Les spécificités de l’énergie en général et de l’électricité en particulier.
1 - D’une manière générale ce qu’on appelle économie n’est rien d’autre que de l’énergie transformée : Quelle que soit l’activité ou la spécialisation, rien ne peut se faire sans appel à l’énergie, ce qui potentiellement lui donne un statut d’universel comme l’est un bien public.
2 - L’électricité est la forme d’énergie qui devient quasi hégémonique : il s’agit d’une forme secondaire connaissant une très forte croissance issue de la transformation d’une énergie dite primaire.
3 - L’électricité devient ainsi potentiellement un bien public sous forme de réseau comme il existe un réseau routier, monétaire, ou ferroviaire.
4 - Simultanément cette énergie présente des caractéristiques très spécifiques : homogénéité (un KWH est partout un KWH), et non stockabilité (il faut produire et répondre de façon instantanée qualitativement et quantitativement à l’appel). Ces caractéristiques ne se retrouvent pas dans les biens marchands classiques.
Les modèles d’organisation de l’infrastructure électricité.
En simplifiant on peut retenir plusieurs types d’organisation de l’infrastructure électrique :
1 - auto production et autoconsommation (exemple : maison ou usine avec éolienne) ;
2 - réseau local ou régional de production et consommation (exemple : France d’avant la nationalisation de 1945) ;
3 - réseau organisé en marché (exemple : France d’aujourd’hui avec de nombreux offreurs et une infrastructure interconnectée nationalement et internationalement) ;
4 - réseau interconnecté et monopole de la production (exemple : France de 1945 jusqu’à la naissance d’un marché de l’électricité au début des années 2000).
La réalité est plus complexe encore et correspond parfois à une combinaison ou articulation de plusieurs types d’organisation.
Du point de vue politique, mais aussi du point de vue technologique, la question est de savoir quel modèle organisationnel il convient de retenir. C’est sans doute la question que semble aborder le Rassemblement National et ce, en rupture avec la présente organisation d’inspiration européenne. Curieusement, très peu de candidats aux élections européennes s’intéressent à la question essentielle de l’électricité.
Les déterminants d’un choix de modèle organisationnel
1 - Auto production et auto consommation ne semblent pas devoir poser de problème sauf à imaginer un raccordement à un réseau plus large pour gérer les excédents et déficits inhérents au dispositif. On peut d’ailleurs raisonnablement penser qu’il s’agit d’un modèle d’avenir en raison des techniques nouvelles qui posent de manière centrale la question de l’intermittence (solaire/éolien).
2 - Les réseaux locaux et régionaux sont économiquement dépassés puisqu’ils supposent des coûts anormalement élevés. Sans interconnexion large, chaque pôle doit être équipé pour les dates de pic de consommation, ce qui suppose des capacités globales excédentaires et donc des coûts qui, à l’échelle macroéconomique, sont excessifs. L’infrastructure électrique du pays ne permet pas d’ approvisionner ce dernier de façon efficiente. Certes, on peut imaginer des contrats d’effacement pour libérer des capacités mais le jeu est trop limité. En clair, si les partis politiques travaillent pour un intérêt général, ils doivent s’éloigner de ce type organisationnel. On notera que c’est pourtant ce qui existait naguère dans nombre de pays dont la France d’avant EDF.
3 - Le réseau large, donc interconnecté à l’échelle nationale et internationale et surtout organisé en marché, correspond à la réalité européenne d’aujourd’hui. C’est ce type d’organisation que le Rassemblement National semble vouloir mettre en cause. S’il existe un vrai marché pour cette marchandise non stockable qu’est l’électricité, cela suppose que des entreprises contractent des accords afin de permettre le bon approvisionnement sans gaspillage de ressources. Ces accords doivent bien sûr se négocier autour d’un indicateur qui ne peut-être qu’un prix. Telle entreprise ne produit pas assez pour satisfaire ses clients et doit par conséquent trouver une entreprise sœur/concurrente qui accepte de lui fournir de l’électricité. Symétriquement, telle autre entreprise se trouve en excédent et essuie des pertes si elle ne trouve pas une entreprise sœur/concurrente qui lui achète ledit excédent. A quel prix doit se fixer la transaction ? L’entreprise excédentaire risque une perte marginale correspondant au coût de l’électricité potentiellement gaspillée si aucun acheteur ne se présente. L’entreprise déficitaire risque une perte marginale correspondant aux recettes sur clients qui, au final, ne paieront pas s’ils ne sont pas approvisionnés en électricité. Ce petit raisonnement nous permet de comprendre deux choses : La première est que ce qu’on appelle prix de l’électricité doit tourner autour du coût marginal. La seconde est que la puissance publique doit intervenir pour surveiller la réalité des transactions et garantir que le réseau ne dysfonctionne pas. Si l’électricité est un bien public, il faut surveiller un marché qui risque de ne pas fonctionner en cas de désaccords entre les entreprises offreuses d’électricité, toutes handicapées par la grave question de non stockabilité de la marchandise. La réalité est d’autant plus complexe s’il existe une volonté politique d’imposer la décarbonation par le biais d’un usage massif des techniques porteuses d’intermittence (éolien et solaire). Dans ce cas, il faut imposer une priorité à l’énergie intermittente ce qui suppose des pertes marginales des autres producteurs et imposent un surdimensionnement de l’ensemble de l’infrastructure. Ce type d’organisation est extrêmement complexe puisque les entreprises fournisseuses d’électricité sont à la fois isolées et en concurrence… et en même temps ont besoin de coopérer. D’où deux séries de prix qui matérialisent, l’un le mode de coopération totalement décentralisé pour accéder à la matière première, l’autre qui matérialise la concurrence au niveau de l’accès au consommateur final. On comprend que ce modèle d’organisation repose aussi sur la financiarisation : face à un modèle aussi risqué le recours à des bourses et produits de couvertures s’impose. Au total, rien ne permet de dire que l’infrastructure qui ravitaille l’ensemble est optimale. D’où une bureaucratie de marché inhérente au modèle d’organisation retenu. Pour mieux percevoir l’étrangeté d’un tel modèle, il suffit de le comparer à un modèle classique par exemple celui de l’automobile. Pourrait on imaginer qu’une production de voitures en quantité insuffisante par rapport à la demande s’adressant à un producteur puisse être compensée par l’achat d’un excédent de voitures produites par un autre en vue de les céder aux clients finaux ? Peut-on penser que Citroën - incapable de livrer les voitures achetées - demande à Renault de lui fournir des voitures excédentaires qu’il pourra livrer à ses propres clients ? Dans les marchés classiques, la régulation se fait par les prix et les stocks et surtout les marchandises ne sont pas homogènes, ce qui n’est pas le cas de l’électricité. N’entrons pas dans le détail de ce labyrinthe mais signalons que l’Etat français sera dans le cadre européen amené à ajouter une couche de complexité en détruisant le monopole public EDF et ce dans le cadre d’une belle unanimité des marchés politiques : fin du monopole (Chirac/Jospin) ; création d’une ponction permanente par le biais de l’ARENH laquelle permettra de financer des concurrents qui ne produisent pas et se contentent de spéculer (Sarkozy) ; fermeture programmée de centrales (Hollande/Macron). De quoi détruire un outil de production avec savoirs et savoirs faire pour le faire entrer dans le marché. De quoi aussi ajouter à la bureaucratie de marché.
Dans ce type d’organisation très complexe si une crise d’offre se produit, le coût marginal peut se développer sans limite et ne plus correspondre à la réalité des coûts. C’est ce qui s’est passé avec la crise ukrainienne et la fin du gaz russe : globalement les entreprises se trouvent très nombreuses à être en déficit de production et donc les prix peuvent exploser. En même temps, les Etats qui ne peuvent que s’inquiéter de la nature bien public de l’électricité, ne peuvent en aucune façon maitriser les prix. Ils ajouteront à la complexité en inventant des boucliers tarifaires.
4 - Le réseau interconnecté assorti d’un monopole de l’offre est le dernier dispositif organisationnel que nous avons mentionné. Il correspond à la situation de la France avant le passage au marché que nous venons très brièvement de déchiffrer. Ici il n’y a qu’un producteur (EDF) qui garantit une production adaptée aux fluctuations de la demande d’électricité. Disposant de plusieurs centaines d’unités de production dont les coûts d’exploitation sont divers, le monopoleur s’engage auprès de ses clients en activant les unités les moins coûteuses pour ne mettre en activité les plus coûteuses qu’aux pics de la demande. Avec l’interconnexion croissante au niveau européen, EDF peut encore compter sur des producteurs étrangers et ainsi comparer le coût marginal français et le coût européen. Si EDF se comportait en monopoleur privé, il pourrait fixer un prix égal au coût marginal croissant. Sans davantage préciser sa politique tarifaire, EDF n’a jamais récupéré de rente de monopole et pouvait essuyer des pertes marginales (coûts sur les dernières unités supérieurs au prix de vente) en les finançant sur les gains infra marginaux. Le plus important est ici de comprendre qu’EDF est totalement maître du jeu et ne fait pas négocier ses unités de production pour faire naître un prix comme dans le cas antérieur. La coopération entre les unités de production ne passe pas par le marché avec construction d’un prix, mais par une autorité chargée d’optimiser les coûts à tout instant. Clairement, il n’y a pas de marché de l’électricité et il n’y a pas à craindre d’accident de marché à surveiller par le biais d’une bureaucratie. Tout aussi clairement EDF peut pratiquer des prix proches des coûts de production, ce qui n’est pas le cas dans le modèle de marché qui doit suivre les coûts marginaux. Ce modèle fait de la centralité une souplesse alors que le modèle de marché développe incertitude et bureaucratie. Globalement, le Rassemblement National a raison de dire que sans le marché il eut été possible de ravitailler la France à des prix plus réduits lors de la crise russe.
Ce que devrait dire le Rassemblement National.
Pour autant, en hésitant sur l’idée de contrôle des prix, de mise à l’index d’un marché de l’électricité voire de retour au monopole public, le Rassemblement National révèle sa relative méconnaissance de la réalité. De ce point de vue on ne saurait trop le critiquer tant il est vrai que cette méconnaissance est répandue. D’un point de vue pratique éclairer les électeurs suppose plusieurs points à aborder :
1 - Reconnaître une responsabilité collective de destruction partagée d’un modèle qui assurait une partie de l’excellence française.
2 - Bien expliquer les énormes dysfonctionnements et difficultés de la réalité présente.
3 - Reconnaître que la reconstruction du monopole ne sera pas simple en raison d’une destruction programmée depuis près de 25 années.
4 - Ne pas attaquer le marché européen mais s’en séparer progressivement en maintenant voire en enrichissant les interconnexions qui permettent l’optimisation d’une infrastructure globale.
5 - Acheter et vendre à l’international au prix de marché par le seul EDF, les avantages et inconvénients très fortement liés à la décarbonation porteuse d’un accroissement de l’intermittence vont se poursuivre.
6 - Proposer la disparition des fausses entreprises fournisseuses d’électricité gavées à l’ARENH. Reconnaitre que cela posera des problèmes spécifiques pour Total Energie et ENGIE et que des négociations devront être conduites pour trouver une solution pour ces entreprises.
7 - Reconnaître qu’il faudra du temps pour faire rejoindre le prix de l’électricité sur le coût de production : reconstruire l’outil de production sur une base élargie ne sera pas simple et il faudra encore faire gérer par EDF les difficultés liées à la situation géopolitique du monde sur de nombreuses années.
Jean Claude Werrebrouck