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9 août 2024 5 09 /08 /août /2024 15:29

 

La présente note se propose de montrer qu’il sera difficile à court terme comme à moyen terme de construire un exécutif stable en France. Loin des questions constitutionnelles et organisationnelles trop souvent mises sur le devant de la scène, cette réalité est le résultat d’une confrontation entre identité anthropologique nouvelle et une architecture économico-financière inadaptée.

Le "pacte du chameau"

Nous commencerons par discuter d’un modèle amusant présenté il y a plus de 10 ans par le philosophe Jean- Pierre Dupuy à la suite des travaux de Jacques Lacan : le pacte du Chameau. Expliquons. Soit un univers composé d’un propriétaire de 11 chameaux  souhaitant transférer son patrimoine auprès de ses trois enfants. Le transfert obéit à des règles a priori non négociables : La moitié du patrimoine pour le premier enfant, le quart pour le second et le sixième pour le dernier. Une autre règle est que le transfert se réalise en laissant vivants les animaux.

Concrètement ces règles bloquent le transfert, lequel s’avère impossible et va susciter désordre et peut-être violence. La solution consiste donc à transformer les règles du jeu (la loi si l’on tente de se représenter les choses dans une société concrète) ou bien de recourir à des tiers facilitateurs. Si la loi n’est pas modifiable, prévenir la violence suppose que le propriétaire de chameaux emprunte un chameau à l’extérieur de la communauté, ce qui fera  que le transfert respecte les règles à partir d’un patrimoine non plus de 11 mais de 12 chameaux. Dans ce cas, nous obtenons un transfert respectant les règles et donc sa bonne réalisation : 6 chameaux (règle des 50%) pour le premier, 3 pour le second (règle du quart) et 2 pour le dernier (règle du sixième). Le transfert s’effectue sans difficulté et laisse un chameau non transféré aux héritiers lequel pourra être rendu au prêteur extérieur.

Par analogie avec notre monde ce modèle est très riche. Sans l’autorité du propriétaire, il n’y avait aucune chance de voir se réaliser le transfert dans le respect complet des règles. Avec cette même autorité il n’y a même pas besoin d’emprunter un chameau : il suffit de l’imaginer comme une réalité qui n’existe pas. C’est donc une fiction collective qui seule permet la transaction et donc établit une sorte de pacte social. Le marché donc la libre négociation entre les enfants ne pouvait aboutir sans le viol des règles. Comme disent les économistes, il n’y avait pas de possibles échanges mutuellement avantageux.

Il faut  aller plus loin encore et la fiction collective est elle-même issue du caractère intangible des règles du jeu, caractéristique technique qui interdit radicalement le transfert : Le modèle Dupuy/Lacan fait des règles sociales une extériorité radicale : les humains ne peuvent y toucher. La loi ne se discute pas et se trouve indépendante de leur volonté. Sans doute s’agit-il d’une aliénation empêchant de se rendre compte que la loi n’est qu’une convention humaine. Mais c’est précisément parce qu’il y a aliénation qu'il faut inventer le pacte social, ici le pacte du chameau.

La France et son peuple d’individus désirants

 Globalement, le fonctionnement d’une société passe par une extériorité qui surplombe la communauté. Une extériorité qui crée du collectif et produit une réalité anthropologique c’est-à-dire selon le langage de Bruno Latour un « mode d’existence ». Si cette extériorité s’affaisse progressivement - pensons à la naissance d’un droit naturel, puis d’un droit construit par les hommes comme purement conventionnel, affaissement pouvant donner naissance à une simple foule d’individus désirants, c’est-à-dire un autre « mode d’existence » -  alors il est probable que ce qui reste du champ politique s’affaisse tout doucement dans un même mouvement. Et c’est précisément ce que nous constatons depuis longtemps en France, et sa mise en pleine lumière aujourd’hui, avec un rejet/émiettement des entreprises politiques censées produire du pacte social. Avec l’émergence du simple individu désirant, ce que nous avons souvent appelé le « consommateur souverain » ; avec la contestation de plus en plus radicale de la règle en tant qu’extériorité qui lui est associée, la France est susceptible de  connaître de grandes ruptures institutionnelles. Et des ruptures qui risquent de rester tempêtes dans un verre d’eau si les consommateurs souverains s’avèrent insusceptibles de retrouver une extériorité porteuse de collectif.

Concrètement, la crise politique que nous vivons est un peu la perte du pacte du chameau et la tentative pour le retrouver, d’abord sous la forme d’un exécutif stable. Parce que tout exécutif risque d’être minoritaire, les citoyens disparus au profit de consommateurs souverains se retrouvent dans la situation des héritiers du propriétaire des chameaux...sans le pacte du chameau.  Concrètement peu de négociations possibles et vote rapide de la censure parlementaire. Sans le pacte, l’héritage était bloqué. Aujourd’hui, sans extériorité qui donne du sens à une foule errante, le jeu politique est bloqué.

Ce qu’il faut donc faire naître est un consensus relatif, une véritable majorité (289 voix) laquelle ne peut se construire… qu’en donnant la plus grande satisfaction individuelle aux participants de la foule. Si l’on revient au modèle, sans l’intangibilité des règles et donc sans la fiction du chameau emprunté sur un extérieur, les héritiers se seraient accordés par le biais d’un non- respect des règles : soit le nom respect des quotas de partage, soit le découpage des chameaux, soit les deux. Sans pacte du chameau, il n’y a plus que le bricolage des règles. Qu’en est-il pour une France qui ne connait plus que la foule ?

La foule invite les marchés politiques à surproduire un cadre réglementaire incohérent

Bien évidemment, le nombre de règles du jeu social est infiniment plus important que dans le cas du partage des chameaux. Toutes ces règles sont discutables et aucune n’est intangible. Elles n’expriment même plus un universel tant elles sont adaptées aux situations les plus particulières et les plus individuelles. La disparition de l’extériorité au profit de la foule se lit aussi dans la surproduction de l’usine qui fabrique le droit : le Journal Officiel ne cesse de s’épaissir et le secrétariat général du gouvernement comme le Conseil d’Etat sont en suractivité. De surcroit ,on ne connait pas de façon précise les effets collectifs d’une évolution de la montagne des règles, ce que l’on traduit par les nombreuses critiques sur l’insuffisance des outils d’évaluation des politiques publiques. Ce que dans un autre vocabulaire nous avons appelé « incohérences programmatiques ». Parvenir à une majorité de 289 voix consistera donc à donner satisfaction à une multitude d’acteurs aux intérêts opposés.

Dans un tel contexte est-il possible de retrouver un pacte du chameau ? Du point de vue du Président de la République, l’effacement progressif de l’extériorité devient le problème que ne rencontrait pas le propriétaire des chameaux. Avec la crise politique il n’est plus -au mieux- que simple patron tentant de construire une holding politique produisant des règles du jeu favorables aux consommateurs souverains. De quoi accumuler des marchandises plutôt que de la lumière. L’intangibilité d’un corpus juridique n’a plus aucun sens dans un monde devenu complètement opportuniste. Nous ne sommes plus à l’époque où un Pierre Cot pouvait se proposer de « balayer les escaliers au service de la France » : il suffisait, en ces temps de guerre, de balayer pour faire réapparaître un pacte du chameau. Reconstruire la France était l’équivalent du pacte du chameau. Aujourd’hui les choses sont infiniment plus difficiles. Signalons aussi qu’il n’est pas dans l’agenda du Président de la République de chercher un premier ministre qui serait en dehors du paraître et de la course aux médias : la foule des consommateurs souverains tant droguée à la publicité et la communication ne comprendrait pas. Les entreprises politiques complètement déboussolées ne peuvent plus proposer de programmes et se contentent de multiplier des produits politiques insignifiants pour, comme dans la distribution, attirer l’acheteur englué dans la marchandise.

Vers la « tragédie des communs ».

Concrètement, l’Etat devrait encore grossir avec de nouvelles dépenses exigées par les consommateurs souverains débarrassés de toute forme d’extériorité venant encadrer et canaliser leurs exigences. Et ces dépenses seront concentrées sur ce sur quoi les députés ont la charge, à savoir tout ce qui relève de l’Etat-providence, lui-même élargi à une composante sociétale non limitée (les minorités bruyantes). Ce grossissement sera enclenché par des votes rassemblant une coalition d’intérêts politiques à L’Assemblée Nationale. Bien évidemment, les tentatives pour limiter les déficits publics correspondants (hausses de pressions fiscales diverses) seront, dans un monde ouvert, peu efficaces : fuite des gros revenus à l’étranger, fuite de l’épargne, chute de l’investissement dans un contexte de rentabilité affaiblie, hausse du coût de la dette publique, etc.

Globalement parce que le monde est devenu foule de consommateurs souverains et que les limites à la dépense reculent en raison de la nécessaire et très difficile fabrication d’une majorité à L’Assemblée nationale, nous nous retrouvons, plus que jamais, dans ce que les économistes appelaient « la tragédie des communs » laquelle devrait inclure celle de l’environnement. De la même façon que la concurrence entre pêcheurs dans un monde non régulé entraîne un sur-prélèvement et l’appauvrissement des océans, la crise politique entraîne un processus semblable que nous proposons d’appeler « surexploitation du PIB » (la bataille sur les marchés politiques favorisera une foule dépensant un revenu qui n’est pas produit). C’est l’extériorité radicale qui, dans le modèle de Dupuy, permettait les transactions entre héritiers. C’est sa disparition qui aggravera en France la surexploitation du PIB (et probablement de l’environnement) par ce qui est devenu la foule. Avec une conséquence évidente et oubliée : un déficit extérieur abyssal.  Avec bien évidemment des conséquences sur les marchés financiers et au niveau bruxellois sous la forme de procédures de surveillance voire de sanctions diverses jusqu’ici jamais appliquées.

 Un « mode d’existence » travaillé par la fiche d’identité monétaire

Dans le modèle social-démocrate français antérieur, celui d’avant la monnaie unique, le risque existait déjà, mais la sanction était rapide : toute surexploitation du PIB se payait d’une dévaluation. Cette dernière faisant office d’externalité. Cette surexploitation du PIB était moins le produit d’un consommateur souverain encore embryonnaire que celle de la lutte des classes que l’on régulait par de l’inflation. Finalement, il fallait respecter les règles du jeu et donc la monnaie nationale était un peu l’équivalent de la fiction du chameau dans le modèle de Dupuy. Au fond la monnaie nationale empêchait que le citoyen ne se transforme plus complètement en consommateur souverain. Plus encore, la monnaie nationale protégeait le modèle anthropologique, le « mode d’existence » de Latour. Dans la présente situation, cette surexploitation du PIB est plus durable et comme les entrepreneurs politiques le disent stupidement ou malhonnêtement : l’euro protège. Plus sérieusement il prolonge une tragédie des communs. Plus concrètement encore la monnaie unique élargit l’espace d’errance de la foule et entretient son ADN : l’euro est une liberté nouvelle pour les consommateurs souverains. Il entretient un nouveau « mode d’existence ». Que deviendraient ces millions de français qui pratiquent tant le tourisme à l’étranger avec une monnaie surévaluée par rapport à ce que serait la monnaie nationale ?

Un Président de la République marchant sur un fil

Le président de la République est ainsi amené à poursuivre sa dangereuse marche sur un fil. Pour conserver le pouvoir, il ne peut qu’aller dans le sens de la foule des consommateurs souverains qui sont aussi, pour certains, défenseurs de la souveraineté absolue du capital, donc de son errance. Une errance que l’on va tenter de réduire avec la prise de conscience du drame de la désindustrialisation. Mais, en même temps, il doit veiller à ne pas affoler ses collègues bruxellois dont il espère la reconnaissance future dans sa candidature à la présidence d’une fédération d’Etats européens. Le choix du futur premier ministre dépendra de la seule capacité de ce dernier à accompagner le parcours privé du Président de la République sur le très haut câble aérien qui doit le mener jusqu’à Bruxelles pour y saisir un gain politique nouveau. Simple contrainte  de carrière toute personnelle.

 Observons pour terminer  que ce choix est en rupture avec l’idéal néo-libéral. Ce dernier fabrique un nouveau modèle anthropologique, mais un modèle ancré dans l’intangibilité d’un corpus juridique très responsabilisant : consommateur oui, mais foule errante attirée par les cadeaux offerts sur les marchés politiques, non. D’une certaine façon, il est censé reproduire le modèle de Dupuy. A l’inverse, notre présent monde refuse le pacte du chameau et généralise l’irresponsabilité de tous les acteurs. Ce modèle anthropologique a-t-il de l’avenir ?

 

 

 

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