Il est logique que la disparition de la société (évoquée dans notre article précédent [1]) entraîne - pour les entrepreneurs politiques assis sur les bancs de l’Assemblée Nationale -l’unique souci de la gestion du seul présent. Les lois votées ou leurs amendements n’entraînent plus que de simples modifications dans la répartition du bien-être entre les anciens citoyens devenus consommateurs souverains selon le terme retenu dans l’article précédent. La disparition de la croissance confirme que le jeu politique devient effectivement, au mieux, jeu à somme nulle. Les députés, entrepreneurs politiques en concurrence, souvent simples franchisés d’entreprises plus vastes -les partis- et rarement entrepreneurs politiques individuels, se battent sur des textes produisant des rentes de marchés, ou de bien être pour certains et des coûts pour d’autres. Ces déplacements entraînent des rentes politiques pour ceux des députés qui auront gagné au jeu du déplacement : satisfaction de la clientèle électorale (consommateurs souverains) et espérance de reconduction/ prise du pouvoir. Avec la disparition de la croissance, les gains potentiels se réduisent pour les consommateurs souverains d’où l’absentéisme croissant lors des élections (le jour du marché) et le rejet croissant des entrepreneurs politiques. Un peu comme dans la grande distribution et le rejet de ses formes les plus anciennes.
Au niveau de l’usine Assemblée Nationale le déplacement de bien-être obéit à la règle de la majorité (289 voix). Cette même usine étant devenue plus émiettée avec l’éclatement de la société, il n’existe plus de duopole (droite/ gauche) et Il faut construire un cartel politique – une « coalition » dans le langage courant - pour obtenir une loi participant à la redistribution du bien-être.
En abandonnant momentanément la question du LR, 3 grandes entreprises ou groupes d’entreprises sont aujourd’hui présentes : NFP, ex majorité, RN. Dans une logique majoritaire, celle qui permet la naissance d’un produit politique et du gain correspondant, 3 figures de Cartel peuvent se constituer : NFP/ex-majorité ; Ex-majorité/RN ; NFP/RN. Il est clair que dans un ordre spontané de marché (en dehors d’un grand régulateur type Président de la République) la figure de Cartel qui doit l’emporter est celle qui maximisera les gains pour les entrepreneurs politiques gagnants, ceux qui encaisseront les gains politiques en termes de fidélité d’électeurs devenus consommateurs souverains. Ces gains peuvent théoriquement se manifester dans les niches du grand marché : le régalien (armée, justice, etc.), l’économie (globalement tout ce qui peut maximiser la réussite entrepreneuriale), le social (santé retraite, logement, etc.), enfin le sociétal (globalement tout ce qui concerne le rapport à l’altérité). Toutes ces niches sont un peu déprimées avec la déconstruction de la société mais elles existent encore, non plus comme pièces à emboiter dans un projet de monde collectivement enviable, mais comme outil de réalisation du moi, ce qu’attendent les consommateurs souverains des marchés politiques.
Quels sont les gains selon les types de cartellisation ?
Le cartel NFP/ex-majorité ne produit aucun gain pour aucun participant : pas de majorité possible ni pour le régalien, ni pour le social ou l’économique. La seule niche serait éventuellement le sociétal où le cartel pourrait produire quelques rentes politiques obtenues auprès des minorités bruyantes. D’où parfois ce parfum de Mélanchonisme dans le Macronisme ou de Macronisme dans le Mélanchonisme. Globalement parce que cette figure ne produirait rien (aucun texte ne serait adopté, donc aucun gain politique entre les divers partenaires) l’usine Assemblée Nationale ne saurait mobiliser un tel rassemblement d’entrepreneurs politiques. Le marché politique qui devrait comme tout marché produire des gains à l’échange ne fonctionne pas.
Le cartel ex-majorité/RN ne procure aucune rente et ce pour tous les acteurs : pas de majorité possible que ce soit dans le régalien, l’économique, le social, ou le sociétal. Là encore l’usine Assemblée Nationale ne produirait rien et le marché politique ne peut fonctionner.
Le cartel NFP/RN ne produit évidemment aucun gain sur les marchés du régalien, probablement rien sur l’économique et encore moins sur le sociétal. Par contre, il peut produire de très gros gains sur la niche sociale. Ainsi on parle déjà d’une loi d’abrogation de la réforme des retraites qui serait validée, non par un cartel constitué, ce qui serait impensable, mais par le biais d’une stratégie de passager clandestin de la part du RN. Une telle stratégie, celle du cartel caché, régulièrement rencontrée dans le monde économique – pensons au cartel pétrolier jusqu’en 1970 - permettrait de retrouver sans le dire quelque chose comme la sociale-démocratie d’avant le néolibéralisme.
Compte tenu des résultats électoraux, ce type de cartel caché est spontanément le résultat le plus probable. Avec bien évidemment des gains, puisqu’au moins dans un premier temps les entrepreneurs politiques qui y gagnent sont à l’abri de toute motion de censure (l’addition des entrepreneurs politiques du NFP et du RN dépasse les 330 députés). Bien évidemment, l’incohérence programmatique est au rendez-vous d’un tel scénario, avec élévation très rapide de la barrière de la finance (dette publique incontrôlable, hausse des taux, sanctions bruxelloises, etc…). Il n’est toutefois pas dit que la violence de la crise qui en résulterait mettrait fin à la cartellisation cachée car la France est un vrai poids lourd dans la finance mondiale. La dite barrière pourrait en effet aboutir à une solidarité plus forte entre les 2 partenaires et à une modification radicale de l’architecture monétaire et financière du pays et au moins de l’ensemble de la zone euro. De quoi aboutir à un durcissement du pouvoir politique, une vraie révolution et peut-être une guerre civile.
Le vote des parlementaires à l’intérieur de l’hémicycle est-il plus puissant que celui des investisseurs et des spéculateurs dans le parlement virtuel des marchés financiers ? S’il est difficile de répondre à la question il est pourtant essentiel de bien la poser[2].
Si l’on compare les diverses stratégies de cartel il est clair que le jeu du marché libre à l’intérieur de l’hémicycle devrait aboutir à un accord caché entre NFP et RN, le second devenant passager clandestin de celui qui pourra afficher les gains politiques d’une coopération masquée. Il est donc de l’intérêt de NFP de précipiter l’avènement de ce type d’accord - spontané mais masqué - en proposant un premier ministre. De quoi précipiter le résultat du marché libre à l’intérieur de l’hémicycle.
C’est la raison pour laquelle ce mouvement spontané vers une cartellisation cachée entre NFP et RN sera interdit par ce grand régulateur du marché qu’est le président de la République, lui-même consommateur souverain ayant comme projet très personnel et très privé sa nomination à la présidence d’une Europe devenue fédérale. Ce n’est que près de 70 années après sa création que l’on se rend compte que La Constitution de la cinquième République peut, potentiellement, établir un marché régulé dans l’hémicycle, avec au final des entreprises politiques filiales d’un patron de holding qui peut dans certaines limites jouer au mécano. Le cartel caché sera donc interdit fin Août au profit d’un cartel plus complexe : Ex majorité présidentielle/LR/ quelques autres députés ? Le régulateur du grand marché politique jouera au mécano et imposera si possible sa cartellisation bien davantage tournée vers le succès de sa future carrière professionnelle.
Il est très difficile d’envisager les chances et modalités de ce type de scénario qui sera assurément retenu. Il sera pourtant internationalement soutenu et en particulier par le parlement virtuel des marchés financiers qui verront, dans ce type de cartel imposé la seule et dernière voie de salut. Le risque est évidemment interne puisqu’il sera considéré comme irrespectueux des résultats de la dissolution et donc sera probablement rapidement détruit par une motion de censure… La Constitution permet de jouer au mécano… encore faut-il que les pièces soient bien ajustées…
A moins d’aboutir à un cartel tellement large que la rente politique qui en résulterait, aboutirait à un ruissellement considérable sur les consommateurs souverains les plus éloignés. En toute logique un cartel très large, susceptible de rassembler jusqu’à 289 députés travaillant sur des marchés forts différents, se paie d’incohérences programmatiques lourdes débouchant sur un Etat encore plus obèse : probablement un peu plus de recettes fiscales (ISF ?) et beaucoup plus de dépenses publiques. Ce que les juristes/politistes/constitutionnalistes ne voient guère dans l’idée souvent avancée de coalition, laquelle suppose des échanges mutuellement avantageux entre partis. Au détriment de qui ? Un cartel élargi aux fins d’aboutir à une majorité entrainerait probablement de nouveaux déficits[3]. La réalité est donc plutôt complètement inverse et respecter les contraintes Bruxelloises et des marchés suppose aujourd’hui un ruissellement à l’envers, ruissellement qu’on peut lire dans la dernière note du Conseil d’Analyse Economique. Ainsi il est proposé une diminution des aides à l’apprentissage, de supprimer les exonérations de cotisations sociales au dessus de 2,5 smic, de réduire les dispositifs d’exonération sur les droits de succession, de réduire le crédit d’impôt recherche, de sous indexer les dépenses et tranches d’imposition, etc. Un dispositif aux effets de réduction d’une croissance déjà nulle depuis quelques mois. Les gains politiques pour les entrepreneurs politiques qui se risqueraient à produire de telles nouvelles règles à l’Assemblée Nationale, seraient des plus ténus. Les modifications de répartition du bien-être devenant production de mal-être au détriment d’une majorité de consommateurs souverains et au profit d’une finance obscure arguant de la souveraineté du capital.
Même en supposant qu’elle puisse fonctionner, la production future de l’usine Assemblé Nationale ne satisfera en aucune façon les anciens citoyens devenus consommateurs souverains. De quoi les éloigner encore davantage de l’idée de démocratie, un concept il est vrai devenu obsolète dans un monde où la société disparait.
[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/07/notre-naufrage-politique-simple-effet-de-la-disparition-de-la-societe.html
[2] De ce point de vue, il serait très intéressant d’examiner le travail des anthropologues, philosophes et sociologues qui, tel celui d’un Jean-Pierre Dupuy, étudie la transformation brutale de la non société, la foule désordonnée, (ici approximativement l’individu souverain) en ordre social ultra contraignant par un processus de panique. On ne peut que regretter de ce point de vue que les économistes et juristes en particulier travaillent en silo et désertent le champ des autres disciplines.
[3] De ce point de vue la distinction entre coalition gouvernementale et Cartel est importante. Dans une coalition les partenaires se livrent à des négociations mutuellement avantageuses dans le respect d’un cadre les dépassant réellement ou idéologiquement. C’est peut-être encore le cas dans les pays qui se livrent à ce type de pratique. La société se défait mais on croit encore à un intérêt général. La négociation à l’intérieur de la coalition ne peut se nourrir de ce que l’on croit être la richesse commune. Ainsi en Allemagne on ne saurait négocier des gains allant contre la stabilité monétaire.
Quand le monde est plus complètement déconstruit, ce qui est plus particulièrement le cas de la France, les entreprises politiques peuvent devenir plus radicales et on passe à la logique du donnant/donnant sans trop se soucier d’un extérieur commun : le cartel va plus loin que la coalition et devient la nouvelle pratique. Cet extérieur commun oublié peut encore être l’armature monétaire et financière : la finance se nourrit encore de la dette. On peut donc penser que la France ira jusqu’au bout de son endettement et que le grand régulateur qu’est le président de la République continuera, le plus longtemps possible, de marcher sur un fil.