Nous publions à partir de cette première note un ensemble de réflexions concernant l’avenir du système financier. Le monde est aujourd’hui aux prises avec un immense désordre. Il rencontre potentiellement aussi une rupture technologique monétaire susceptible de contribuer à le transformer fondamentalement.
Le système financier est composé d’acteurs à identifier, et des acteurs qui vont être confrontés à ce qu’on appelle la monnaie numérique. Dans le cadre de cette première note, nous allons présenter la rupture technologique comme si elle pouvait se déployer sans limite c’est-à-dire indépendamment des acteurs dont certains seront amenés à résister et dont d’autres verront une opportunité à saisir. Il s’agit donc simplement d’identifier sa puissance transformatrice potentielle.
Pioches, esclaves, ordinateurs… comme outils de centralité monétaire.
Auparavant, il est utile de voir comment s’est imposé un premier système technologique monétaire : celui de l’or. De ce point de vue nous assistons peut-être avec les monnaies numériques à la reproduction d’un moment historique : celui de la naissance des Etats. Ces derniers ont pris racine à partir de la transformation d’une matière première devenant outil de centralité politique. En s’appuyant sur le métal dit précieux, les premiers détenteurs du pouvoir politique vont d’abord renforcer un système créancier/endettés à l’intérieur de ce qui deviendra un espace de souveraineté, et simultanément établir la protection du dit espace. Très simplement les premiers accapareurs de pouvoir vont choisir le métal comme règlement de la dette de ceux qui deviennent des sujets et comme règlement d’éventuelles dettes de guerre. Après probablement des milliers d’années d’essais et d’erreurs, l’interaction sociale accouche d’un mode de règlement de la dette prenant ce qu’on appellera plus tard la forme monétaire. Ce mode de règlement accouchant lui-même d’une double centralité, politique d’une part, monétaire d’autre part.
La présente situation est un peu la même avec toutefois une différence, celle d’un politique déjà constitué et d’un espace monétaire devenu complètement hégémonique, même si, comme expliqué plus loin, la centralité monétaire n’existe plus et se trouve dispersée en de très nombreux morceaux.
La nouvelle matière première potentiellement candidate à un retour de centralité monétaire est ce qui est devenu la monnaie numérique. Cette monnaie peut être accaparée par les Etats qui deviendraient, comme leurs ancêtres du big bang, des monopoleurs de sa production. Et cette monopolisation est d’une certaine façon « naturelle » puisque les autres candidats à sa production ne disposent pas du monopole de la violence. C’est donc « spontanément » que ce monopole pourrait émerger comme ce fut le cas lors du big bang.
La fin de l’ère des diligences monétaires
Le présent système monétaire est, malgré ses apparences de modernité, complètement dépassé. Son architecture est celle d’un réseau aux connections difficiles, dangereuses et coûteuses. Pour bien saisir la situation, il faut comprendre que la circulation monétaire qui sous-tend l’univers de l’économie est équivalente à la circulation des marchandises sur un réseau ferroviaire dont la largeur des rails serait différente de région à région. Si un tel contexte ferroviaire existait, on imagine la nécessité des « transbordements » et les difficultés supplémentaires engendrées par les déséquilibres quantitatifs entre les zones « exportatrices » et les zones « importatrices ». Cette réalité faite de mille morceaux est hélas ce qui constitue le souci quotidien de la réalité monétaire d’aujourd’hui. Les Banques chargées de réaliser les opérations de circulation de la monnaie sont les « transbordeurs » et doivent veiller, outre à la bonne et rapide circulation, à ce que l’argent fuyant de chaque banque vers toutes les autres soit compensé par un argent arrivant dans chaque banque. Avec en cas de déséquilibre l’endettement, voire le défaut et la déroute. Un peu comme si dans notre réseau ferroviaire il y avait incapacité à réaliser le « transbordement » en raison de déséquilibres. Les économistes parlent du marché monétaire pour très mal évoquer cette réalité d’un paysage monétaire fait de mille morceaux et qui est au cœur de la dette, du taux de l’intérêt, des risques de bank run, etc. Cette réalité jamais expliquée dans les manuels d’économie est faite de choix technologiques qui peuvent être aujourd’hui complètement déclassés…et qui, au final, rappelle le temps des diligences à l’époque du moteur à explosion.
Rationalité et modernité de l’ère de la monnaie digitale.
Faire disparaître les mille morceaux avec ses coûts et ses risques, avec aussi ses très nombreux réparateurs de diligences- pensons aux néo-banques, aux spécialistes du virement instantané, à Swift, aux innombrables régulateurs, aux banques centrales elles-mêmes, etc…- consiste simplement à ce que le monopoleur historique qu’est l’Etat reprenne les choses en main avec la grâce de la nouvelle technologie. Il suffit pour cela que le Trésor ouvre un compte digital au profit de chaque acteur situé dans l’espace de souveraineté. Comme à l’époque du big bang il crée la monnaie, cette fois monnaie digitale, assure les dépenses publiques, fixe le montant de l’impôt, exige que tous les comptes bancaires soient transférés sur les comptes digitaux. Dans ce nouveau contexte, l’espace de circulation de la valeur est garanti pour tous les acteurs. Il n’y a plus de dette publique, sauf si le monopoleur le décide pour éponger des dépenses qui pourraient matérialiser un risque inflationniste. S’agissant du système monétaire et financier il n’y a aucune raison de l’amputer au-delà de ce qui est encore sa fonction de simple circulation sécurisée de la valeur. Les banques peuvent encore mobiliser une épargne sur leur compte numérique tenu par le Trésor et donc leurs fonctions, au-delà de l’interdit de créer de la monnaie, sont maintenues. Le shadow banking reste ce qu’il est. La banque centrale en sa qualité de « sparadrap » ressoudant les mille morceaux peut disparaître. Les anciennes institutions bancaires désormais devenues non monétaires ressemblent de plus en plus à celles du shadow banking. Le passif de leur bilan comptable ne comporte plus de comptes de clients puisque ces derniers disposent d’un compte numérique au Trésor assurant la totalité des transactions imaginables. Le passif est donc composé de la contrepartie des actifs vendus aux ménages et aux entreprises. L’actif est composé de valeurs achetées à partir de l’épargne des clients. Tous les mouvements, qu’ils soient résultats de la réalité de celui des marchandises ou résultats des opérations financières, sont désormais lisibles dans les comptes numériques tenus par le Trésor. Ce dernier ne fait que respecter les volontés de tous les acteurs, et volontés qui s’expriment au moyen d’un portemonnaie numérique sur smartphone.
Les échanges internationaux sont également gérables au niveau des comptes numériques. Une exportation correspond à une écriture de crédit en devises numériques au profit du titulaire de ladite exportation. Une importation correspond à une écriture de débit sur compte numérique. Bien évidemment la monnaie numérique est aussi définie par un taux de change fixé par l’Etat redevenu siège de la centralité monétaire.
La rationalité peut évidemment aller plus loin et on peut imaginer un Etat mondial dont le Trésor aurait en charge la totalité des relations entre tous les citoyens et entreprises de la planète.
Le monopoleur retrouvant la centralité numérique peut évidemment être un dictateur implacable comme il peut être respectueux d’une réelle démocratie. C’est dire aussi que le retour de la centralité monétaire peut ne pas signifier la mort du libéralisme économique. Il n’est potentiellement que l’optimisation et la rationalité des échanges avec la fin de ses inutiles et lourdes charges fixes de l’irrationalité du système financier présent. Bien évidemment dictature ou démocratie dépendront du mode de concrétisation des immenses possibilités du nouveau modèle technologique concernant la monnaie. Ce qui sera abordé dans les prochaines notes.
Bilan des apports potentiels de la rupture technologique dans le système monétaire.
-La monnaie numérique est plus liquide que la monnaie bancaire et chaque titulaire voit son droit de propriété complètement respecté ce qui n’est pas le cas du titulaire d’un compte classique.
-Les transactions s’effectuent à la vitesse de la lumière pour un coût beaucoup plus faible.
-L’Etat monopoleur est seul créateur de monnaie en fonction de critères qu’il fixe soit en qualité de dictateur implacable, soit en qualité d’exécutant loyal de la démocratie.
-Le taux de change est fixé par l’Etat monopoleur.
-Les banques redécouvrent leur métier de base en tant que simples transformatrices d’une épargne en investissements. Les taux de l’intérêt se fixent en fonction des marchés correspondants.
-Tous les métiers consacrés à la bonne circulation sur l’actuel réseau complètement éclaté deviennent inutiles et disparaissent. Pour la France cela concerne probablement plusieurs dizaines de milliers d’emplois qualifiés.
-La spéculation sur les actifs peut théoriquement se poursuivre sans jamais atteindre les « nœuds » (les banques) de la circulation de la valeur : la nouvelle technologie est potentiellement sécurisante.
-L’Etat monopoleur peut conserver le nom et les caractéristiques de l’ancienne monnaie.
-La nouvelle technologie rétablit une centralité monétaire associée à une centralité politique. Elle resitue la dette publique comme réalité institutionnelle dépassable.
-l’impôt peut apparaître comme « instrument d’épongeage » de la dépense publique. Il peut augmenter lorsque la dépense devient excessive par rapport aux objectifs d’inflation et baisser dans le cas contraire.
La nouvelle technologie monétaire, pourtant apporteuse d’importants gains de productivité, ne se déploiera pas dans le monde fort théorique que nous venons de décrire. La réalité humaine est faite d’acteurs regroupés dans des organisations, et organisations exprimant des logiques d’intérêts. La prochaine note tentera d’introduire ces acteurs aux fins d’explorer les scénarios possibles d’une future réalité monétaire.