La conflictualité qui est au cœur du modèle anthropologique français - modèle lui-même engendreur des Lumières et de ses principes : universalité, égalité, progrès- ne peut aisément optimiser sa régulation que par la maîtrise politique de la monnaie. Affirmation qu’il faut démontrer.
Concrètement, la concurrence au sein du bloc au pouvoir, qu’il soit de gauche ou de droite, débouche sur la multiplication incontrôlée de produits politiques nouveaux matérialisant la croissance continue d’un Etat-Providence. Simultanément la concurrence sur les marchés économiques interdit l’élargissement de cet Etat- providence. Le conflit majeur qui en résulte caractérisait le fonctionnement quotidien du capitalisme français depuis la fin de la seconde guerre mondiale et en assurait sa spécificité. D’une certaine façon un modèle de capitalisme parmi d’autres, Anglo- saxon, Rhénan, etc. Soulignons une fois de plus que ce type de modèle repose sur des valeurs anthropologiques fondamentales caractérisant la France depuis très longtemps.
Traditionnellement, le conflit -beaucoup plus important dans ce modèle que dans d’autres- fût historiquement bien résolu par la fin de la « loi d’airain de la monnaie » (disparition de l’étalon-or), et la possibilité d’ assurer la maitrise monétaire par le politique. Régulièrement, les externalités provoquées par la concurrence sur les marchés politiques - la multitude infinie des produits politiques - se trouvaient effaçables par la dévaluation.
Une autre façon de soulager le fonctionnement des marchés économiques pouvait être les aides publiques aux entreprises. D’où cette curieuse architecture de l’Etat- Providence à la française où les financeurs (les entreprises) sont eux-mêmes financés. D’où cette critique brutale du monde libertarien vis-à-vis du capitalisme français et de la société correspondante : « un monde où tout le monde peut voler tout le monde ».
Singulièrement, ce mode de résolution du conflit ne prive pas d’oxygène le monde économique : la compétitivité est maintenue et la croissance bénéficie de l’ouverture des marchés mondiaux. Clairement, le régime de la dévaluation répétée est une garantie de demande globale continuellement croissante qui autorise les investissements, la modernisation et donc la croissance. Cela s’appelait aussi les « trente glorieuses »… beaucoup plus puissantes en France que partout ailleurs.
L’irruption de la monnaie unique met fin au mode de fonctionnement du capitalisme français et va venir troubler le fonctionnement de la société correspondante. Désormais, il n’est plus possible de dévaluer et le conflit doit être rigoureusement internalisé, concrètement payé par les divers acteurs… ou recourir à l’endettement. Les solutions du bloc au pouvoir sont politiquement complexes : recul des dépenses régaliennes, y compris les dépenses militaires et les aides à l’étranger, recul du périmètre des services publics (aspect quantitatif) ou dégradation qualitative des dits services. Ces différents reculs doivent être compensés par des gains de productivité peu aisés à se manifester dans les activités de services, elles-mêmes embouteillées par la multiplication et empilements des marchés politiques. Un autre type de recul doit se manifester : celui du coût du travail, avec ses diverses modalités comme la baisse de sa protection ( indemnités de chômage), ou l’augmentation de sa durée (temps de travail et temps de vie active).
Très curieusement, la traditionnelle aide aux entreprises ne peut guère diminuer, ces dernières étant les premières confrontées à un taux de change non manipulable. D’où ce travail de gribouille du bloc au pouvoir qui doit activement dégrader les services publics tout en augmentant l’aide aux entreprises. Travail de gribouille spectaculairement visible dans les comptes depuis 10 ans au moins. En démocratie le résultat global ne peut être que mitigé et l’internalisation de la conflictualité ne peut être que difficile. Ces difficultés s’accroissent avec l’irruption de ruptures anthropologiques nouvelles et le passage de la lutte de classes aux luttes identitaires, l’ apparition de l’individu désirant au détriment du citoyen, la prise de conscience des dégâts environnementaux, les nouvelles ruptures géopolitiques, etc... D’où l’impression de vivre sur un volcan et le risque d’un dépassement possible de la démocratie.
Cependant, la difficile internalisation de la conflictualité à la française trouve encore une issue de secours avec la dette publique croissante. Cette dette publique croissante correspond bien à la résistance de la valeur égalité que les machés politiques doivent accepter par le développement sans limite de l’Etat social qui devient un Etat Providence pour tous. Cette dette publique croissante va dans certaines limites retarder la fin de la croissance. Logiquement l’irruption de la monnaie unique bloque le développement de la demande globale et l’impossibilité de restaurer une compétitivité par dévaluation invite aux délocalisations : tout devient trop cher, que ce soit la charge des prélèvements publics, les taux de salaires ou le coût des exportations alourdies par un taux de change irréaliste. La résultante est un affaissement de la croissance et un tassement des ressources fiscales : on cesse progressivement de produire en France, l’assiette fiscale diminue et la demande globale stagne.
Le processus peut être cumulatif jusqu’à épuisement et c’est bien ce qui se passe pour les années 2023 et 2024. Parce que la production stagne, la consommation comme l’investissement se trouvent bloqués. En sorte que seule la dépense gouvernementale couverte par de la dette sera responsable d’une croissance de demande globale… assurant moins de 1% de croissance. Dans le même temps les rentrées fiscales sont bloquées. Il en résulte une dérive de la dette et seule la dette en 2023 comme en 2024 assure un minimum de croissance…purement comptable…. D’où l’étonnement : seul un accroissement de 100 milliards de la dette publique pour une croissance inférieure à 1% ! 3 euros d’endettement supplémentaire pour produire 1 euro de richesse produite, disions nous dans une note précédente: du jamais vu dans l’histoire. Avec un bloc au pouvoir qui ne prend pas conscience des limites atteintes et construit un budget 2024 comportant une estimation de déficit de 4,4 points de PIB pour une dérive concrète à plus de 6 points. Du jamais vu dans l’histoire.
Arrivé aux limites, le fonctionnement récent des marchés politiques aboutit encore avec une belle inconscience à la continuation de l’impasse radicale. Comment oser diminuer la dépense publique sans se rendre compte qu’il y aurait immédiatement récession ? Comment oser alourdir la fiscalité sans immédiatement provoquer l’exode des capitaux et des patrimoines, voire le recul des IDE ? Comment oser ne rien faire sans provoquer une attaque sur le spread de taux ?
Face à un tel blocage la solution proposée est celle du contournement : une monnaie parallèle, quasiment introduite par effraction. Puisque les marchés politiques sont incapables de saisir la violence réelle de l’euro, puisque ce dernier reste un objet tabou, il faut prendre le risque de le contourner et profiter du projet d’euro numérique de banque centrale pour organiser une nouvelle régulation à partir de ce qu’on a appelé un trou de souris[1].
Le trou de souris semble d’ailleurs lui-même devenir une réelle opportunité tant les chantiers de monnaie numérique de banques centrales semblent partir dans tous les sens… voire même les plus inattendus… Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, le Trésor britannique ne semble pas attendre les travaux de sa banque centrale et propose de se lancer par le biais de son agence le « Debt Management Office » ( l’équivalent de notre Agence France Trésor) dans la vente de dette publique par achats de monnaie numérique (probablement le Bitcoin) sur la blockchain. De quoi, pour un Trésor public, s’ouvrir un compte numérique de monnaie privée afin d’effectuer des dépenses publiques dans ladite monnaie….
Certes il faut gérer les urgences, mais il est grand temps de passer à autre chose.
(A suivre)
Jean Claude Werrebrouck
[1] http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/10/trancher-le-noeud-gordien-de-l-euro-pour-reconstruire-la-france.html