La souveraineté étant l’affirmation qu’il n’existe aucun droit au-dessus du droit national a sans doute conduit le monde à des situations difficiles. Dans un système juridique national, les externalités issues des pratiques quotidiennes des acteurs sont gérables et le sont par le droit interne : les atteintes aux droits de propriété qu’elles génèrent sont internalisées. Tel est le sens de l’article 1384 du code civil en France. Mais tel n’est évidemment pas le cas dans l’ordre des souverainetés issues des constructions westphaliennes. Il n’existe pas d’article 1384 dédommageant un Etat des externalités subies et provoquées par un autre Etat. D’où des situations conflictuelles, des arrangements qu’on appelle « accords » ou « Traités », mais aussi des guerres.
Impérialisme ou exercice normal de la souveraineté ?
L’âge de l’Etat-Nation démocratique, n’a pas mis fin- sauf, peut-être, en ce qui concerne les Etats de la Communauté Européenne- à la souveraineté westphalienne. Ainsi les USA aujourd’hui, considèrent que leur sécurité nationale, est menacée par des Etats Voyous, externalité qu’il faut gérer par tout un ensemble de mesures juridiques dont celles de l’embargo. Il en découle que toute action, en provenance de tout acteur privé ou public diminuant les effets de l’embargo transforme ses auteurs en ennemis des USA.
Si l’ennemi est un souverain, l’externalité est gérée par des mesures de rétorsion, mesures en théorie efficaces si le cout de ces dernières est supérieur aux avantages du non-respect de l’embargo.
Si l’ennemi est un acteur privé, l’externalité n’est compensable que si les mesures de rétorsion sont envisageables concrètement, c’est-à-dire matériellement. En particulier si l’ennemi, en tant qu’acteur privé, n’est pas présent sur le territoire américain, il est difficile de l’atteindre, surtout si cet ennemi se trouve physiquement logé dans le périmètre d’un Etat souverain réputé ami.
Impérialisme (politique) ou délit (juridique)?
Dans le cas de la BNP il est maintenant établi que la banque a allégé les effets de l’embargo sur le Soudan, l’Iran et Cuba. Il est donc logique que les USA réagissent. Les défenseurs de la BNP affirment que la rétorsion envisagée n’est guère acceptable car les USA auraient une vision extraterritoriale de leur souveraineté. D’où l’argument souvent invoqué dans la grande presse, de l’impérialisme américain dont le dollar serait l’un des bras armés.
On sait aujourd’hui que l’argument est faux puisqu’une chambre de compensation américaine située physiquement aux USA, a été mobilisée par la filiale newyorkaise de la BNP et que les traces des opérations correspondantes ont été maquillées, afin de ne pas attirer l’attention des autorités de surveillance et de régulation. Les Etats-Unis ne font qu’appliquer le principe de souveraineté. Avec toutefois des précautions juridiques relevant de la démocratie et du respect des droits de l’homme puisqu’aucun salarié, ou dirigeant, de la filiale américaine de la BNP n’a subi de violences. De la même façon, le patrimoine américain de la BNP n’a pas été menacé de saisie. On peut, certes, critiquer les USA sur un autre terrain : le politique, mais l’argument juridique est inattaquable car décision souveraine.
Du point de vue maintenant de la BNP, une activité légale, le financement du négoce de matières premières, effectuée en toute légalité au regard des droits européens, développe néanmoins des externalités au détriment des USA. Les USA ne peuvent invoquer l’article 1384 du code civil français pour obtenir réparation. Ils sont toutefois fondés à appliquer leurs lois puisque les transactions ont mobilisé des infrastructures financières sur leur territoire. Une législation concernant la sécurité de la nation américaine est ainsi contournée par un acteur privé : ce dernier doit être sanctionné.
Mieux, l’externalité invoquée n’est pas de nature civile ou simplement commerciale puisqu’il s’agit d’un problème de sécurité intérieure des USA. On comprend ainsi, que l’affaire est autrement plus grave que celle relevant généralement de l’article 1384. On comprend aussi pourquoi l’administration américaine veut dépasser la simple sanction d’une personne morale, pour en arriver à exiger des têtes. L’argument français selon lequel la même administration américaine serait plus conciliante avec les banques américaines de Wall Street ne tient pas, et les considérables sanctions financières de 2013 ne sont que financières et ne concernent que des personnes morales, pour des délits simplement économiques et délits ne portant pas atteinte à la souveraineté. Aucun dirigeant de banque n’oserait outrepasser la législation sur la sécurité intérieure des Etats-Unis. Nul ne saurait s’attaquer à la souveraineté américaine sans de redoutables sanctions personnelles. A ce titre les USA restent le modèle d’Etat-Nation au sens westphalien.
Sanctionner une personne morale ou sanctionner une personne physique ?
Les personnes morales sont pilotées par des personnes physiques, et ce sont des personnes physiques qui depuis maintenant près de 10 ans ont de fait, et sans doute indirectement, menacé la sécurité intérieure des USA. La raison d’un tel choix n’est évidemment pas d’ordre politique et les dirigeants de la BNP ne souhaitent pas importuner les Etats-Unis. Elle est en revanche complètement financière : le règlement d’exportations soumises à embargo est une activité beaucoup plus rémunératrice que les autres. Il s’agit donc bien d’un délit et d’un délit portant sur la sécurité intérieure d’un Etat. On peut donc penser que les autorités américaines dans cette affaire ont une position relativement modérée. Logiquement les responsables de la BNP devraient être extradés et pénalement sanctionnés.
Cette dernière solution serait au demeurant équitable, car une sanction financière lourde sur les comptes de la personne morale BNP développerait des externalités à l’échelle macroéconomique en particulier sur la France. On peut comprendre les mesures de rétorsion américaines sur la base du non-respect de l’embargo. On comprendrait moins que ces mesures de rétorsion entrainent des externalités sur des acteurs complètement étrangers au problème posé. Des sanctions pénales sur des personnes physiques sont la seule réponse acceptable au problème posé.
De la grande confusion des esprits
Malheureusement l’ordre juridique ne permet pas cette solution juste tandis que l’ordre politique et idéologique français ajoute à la confusion.
Sur le plan strictement juridique, les délinquants se servent du manteau de la personne morale pour cacher leurs actions : le ou les délinquants ont agi au nom de la personne morale qui est ainsi seule coupable. Et il est impensable d’imaginer les mandataires agir contre les mandatés puisque dans l’ordre politico/idéologique du moment, la BNP apparait comme victime et non coupable : les entrepreneurs politiques français, à la quasi-unanimité, cherchent à défendre la Banque et présentent l’affaire, comme une ingérence américaine. Simultanément, des relais d’opinions considèrent que ces mêmes entrepreneurs politiques ne défendent pas suffisamment la souveraineté de la France face à l’impérialisme américain. De quoi regretter le bon vieux temps où la France, Etat-Nation souverain, considérait comme inacceptable ingérence, les débats des Nations Unies portant sur le drame algérien de l’époque de la quatrième république. D’autres relais encore, croient pouvoir mobiliser des travaux académiques sur la nécessaire « élasticité du droit de la finance » pour implorer la clémence du procureur américain…
Pendant ce temps, à l’abri d’une telle confusion des esprits, assis sur des rémunérations indécentes et maintenant mal acquises, les délinquants continuent et continueront de s’adonner à leur besogne….. La sanction ne sera probablement que financière, ne concernera probablement que la personne morale… Quant à ces possibles effets systémiques, ils seront payés par la collectivité. On ne change pas une équipe qui gagne !