Si le système financier a pu atteindre des dimensions jugées disproportionnées, c’est disions- nous en raison d’un processus généralisé de titrisation du réel. Encore faut-il que ce dernier soit titrisable et donc accessible à la titrisation. De ce point de vue, lorsque le monde réel vit au sein d’un marché muselé voire interdit, le carburant d’une financiarisation sans limite se fait trop rare. C’est le cas lorsqu’un système monétaire international, tel celui de Bretton Woods surveille étroitement le strict respect du principe des taux de change fixes ; ou lorsque les déficits publics sont gérés hors marché par répression financière; voire enfin, lorsque la bancarisation d’une société se trouve très limitée .
Autant de faits qui renvoient à l’organisation politique du réel. D’où l’hypothèse suivante : les caractéristiques qualitatives et quantitatives du système financier renvoient au mode d’appropriation de la contrainte publique à des fins privées, et donc aux modalités de fonctionnement des Etats.
Si l’on considère 3 états possibles du système financier : un système de banques libres, un système hiérarchisé avec banque centrale dépendante des Etats, et un système hiérarchisé organisant l’indépendance des banques centrales, il est possible d’établir une relation de correspondance entre forme du système financier et forme de l’Etat.
Un objet éphémère : la banque libre.
Une première relation de correspondance peut être lue empiriquement, dans ce qui faisait, à la fin du moyen-âge, l’articulation des familles de financiers pratiquant librement le change des monnaies, aux pouvoirs étatiques monopolisant le monnayage des espèces métalliques. Articulation bien examinée par Boyer- Xambeu ( « Monnaies privées et pouvoirs des princes »- Presses de sc-po- 1986). Plus théoriquement, il s’agit là d’entrepreneurs économiques- des banquiers privés- en relations plus ou moins conflictuelles avec des entrepreneurs politiques – des princes- utilisant la contrainte publique à des fins privées . Jeu d’acteurs bien connus des théoriciens de l’aventure étatique.
Ce premier mode de congruence, entre système financier et forme étatique, n’avait qu’un avenir limité tant la suite de l’aventure étatique devait confirmer l’unité, entre cet équivalent général qu’est la loi, et cet autre équivalent général qu’est la monnaie. Toutefois des réseaux de banques libres, travaillant en milieu concurrentiel, ont existé dans nombre de pays, et en particulier en Ecosse entre 1715 et 1845. Des banques libres, émettent ainsi de la monnaie privée sur la base de contrats de monnaie, jouissant des principes de la rigueur des contrats. Cela signifie que le papier émis ne peut être manipulé, sauf à encourir des sanctions juridiques portant jusqu’à la saisie des biens propres des banquiers émetteurs. Parce qu’échange privé, le contrat de monnaie prévoit le respect des droits de propriété des échangistes. Un libertarien comme Hayek, sera au 20ième siècle, évidemment favorable à la privatisation de la monnaie, comme solution au strict respect des contrats.
En raison de sa nature contractuelle, la monnaie émise par ces banques libres, est un équivalent général contractuel et non légal. C’est dire que les diverses monnaies émises en concurrence, doivent pourvoir s’échanger librement, sur la base de la confiance envers les divers contrats de monnaie. Cela signifie une très grande responsabilité des banquiers, qui sont porteurs d’un intérêt complètement personnel à la valeur de la monnaie qu’ils émettent. Ce qui nous éloigne des libertés autorisées par le bouclier du « too big to fail », et de tout ce qui aura permis sa construction. Au plan étatique, cela signifie encore des entrepreneurs politiques qui se bornent à n’utiliser la violence de la loi, que pour faire respecter la propriété.
La finance enkystée dans l’Etat
Objet historique aujourd’hui disparu, il est difficile d’estimer la taille du système financier qui aurait ainsi pu s’épanouir. Toutefois on peut penser, que le principe de responsabilité extrême sur lequel repose un tel dispositif, aurait bloqué le développement excessif de la liquidité, les bulles correspondantes, la titrisation scabreuse, etc. De quoi finalement penser, que le système financier se serait développé en homothétie avec le réel, ce qui interdit, en principe… des bilans plus lourds que le PIB du pays d’accueil…. Phénomène parfois rencontré aujourd’hui.
La seconde relation de correspondance entre système financier et système étatique, est plus historique, et correspond approximativement aux aventures du 19ième et surtout du 20ième siècle. Ici, l’équivalent général n’est plus de nature contractuelle : il devient légal. La violence de la loi (monopole d’émission, cours forcé, inconvertibilité etc.) permettant à des entrepreneurs politiques d’un espace, parfois en conflits avec d’autres entrepreneurs politiques d’un autre espace, de ne plus respecter les droits de propriété des porteurs de monnaie. Désormais, sur la base de l’idéologie d’un intérêt public, par exemple l’idée de nation, se met en place un système financier hiérarchisé, avec banques centrales et banques de second rang. Quelle que soit la forme prise – banque centrale privée ou publique, banques de second rang plus ou moins spécialisées, ou plus ou moins réglementées, voire nationalisées - les entrepreneurs politiques octroient un monopole d’émission à la banque centrale, tandis que les banques de second rang conservent leur pouvoir de création monétaire, sur la seule base de la libre conversion de leur monnaie. Une monnaie qui n’est plus assortie d’un contrat de monnaie, puisque la base monétaire reste la monnaie centrale. La marche vers l’abandon de l’or et l’inconvertibilité généralisée, procure des marges de manœuvres croissantes au profit des entrepreneurs politiques, lesquels délimitent de plus en plus le terrain de jeu du système financier, un système parfois complètement articulé et cadenassé, à l’intérieur d’un vaste « circuit du Trésor » (France). Terrain de jeu effectivement limité : activités bancaires spécialisées et dûment compartimentées, règlementation stricte concernant les mouvements de capitaux, financement hors marché des déficits publics, large contrôle des prix sur les grands produits de base limitant leur financiarisation, etc. le métier de banquier se transforme progressivement, le travail de simple bancarisation croissante , se substituant aux responsabilités lourdes d’un « bank run », devenu impossible dans une situation qui assure la domination/protection des entrepreneurs politiques, lesquels travaillent idéologiquement au nom d’un intérêt général. Parce qu’il existe désormais un prêteur en dernier ressort, parce qu’il existe une règlementation fine limitant- parfois au quotidien- l’éventail des possibles, le banquier souvent resté privé, n’est plus que l’ombre d’un chef d’entreprise : il est largement déresponsabilisé. Simple gestionnaire, souvent à l’abri d’une concurrence restée très timide, il gère des crédits, dont les modalités relèvent davantage de circulaires, que de contrats individualisés et librement négociés.
Le système financier qui résulte de ce type d’articulation avec l’ordre politique, s’accroit – dans son volume- par la simple bancarisation des activités, mais ne se développe pas par détachement vis-à-vis de la réalité. Parce que les entrepreneurs politiques se trouvent dans l’obligation historique de gérer en hiérarchie – conduite des guerres, reconstruction, édification d’un Etat-providence- peu de place est laissée à ce qui pourrait être le carburant d’une titrisation généralisée. Et Bretton Woods ajoutera sa pierre, afin que le système financier soit préservé du gigantisme qui allait devenir sa maladie de la fin du 20ième siècle. La répression financière correspondant à ce type de monde participe au développement de l’idée d’un intérêt général. Et le marché politique et la forme d’Etat qui lui correspond connait probablement un âge d’or : celui d’un fordisme triomphant.
L’ Etat enkysté dans la finance
La troisième relation de correspondance entre système financier et système étatique, est le fait de la présente période. Période qui nous fait passer d’une finance enkystée dans l’Etat, à un Etat enkysté dans la finance. Ce qui ne voudra pas dire la disparition du politique mais simplement un fonctionnement, toujours ô combien nécessaire, sur la base des intérêts supérieurs de la finance. Ce qui ne voudra pas dire non plus libéralisme, et l’image du renard libre dans le poulailler libre, mais échange de services entre financiers et entrepreneurs politiques, avec pour résultat, l’irruption de l’utopie mondialiste affaissant les frontières, territoires, et institutions, et déployant l’individu libre mais assujetti à ses désirs, consommateur a- national, souvent investisseur planétaire et parfois libéré – malgré lui -- de toute structure productive.
Le point de départ du nouveau paradigme est la fin de Bretton Woods, fin proclamée par le président des Etats Unis le 15 août 1971. Désormais il n’y aura plus de limite au « déficit sans pleurs » (Rueff) et l’aventure de la mondialisation peut commencer, avec ce que nous appelons l’édification des « autoroutes de la finance ». La construction est un fait juridique, lourd et massif, donc produit par les entrepreneurs politiques. Ce sont les Etats qui vont fabriquer les marchés financiers et la mondialisation. Ce sont donc les entrepreneurs politiques qui vont choisir de « renverser le monde », et de ne plus avoir une finance enkystée dans les Etats, mais des Etats enkystés dans la finance.
Cela commence avec la fin des taux de change fixes et la convertibilité généralisée- décision politique, il est vrai grandement acquise sous la pression des professionnels de la City - avec en conséquence la naissance d’un gigantesque terrain de jeu pour tous les « investisseurs » sur le risque monétaire. Cela se poursuit avec le big-bang du London Stock exchange avec les « 3 D » qui vont lui correspondre : Déréglementation, Décloisonnement, Désintermédiation. Travail juridique considérable, avec souvent cartellisation des entreprises politiques qui vont en être les promoteurs, et en bout de piste la privatisation générale de toutes les institutions chargées de dire les prix, notamment les bourses partout dans le monde occidental, mais aussi la fin des professions réglementées comme celle des agents de change. C’est aussi la mise en continu du marché. C’est bien sûr, au nom de la profondeur et de l’efficience des marchés que les Etats cesseront la vente directe de bons du Trésor, pour désormais passer par les marchés offerts par les banques désormais internationalisées par le jeu de la libre convertibilité : les Etats veulent internationaliser leur dette et vont donc tout entreprendre pour assurer une parfaite libre circulation des capitaux. Mais c’est aussi la décision de libérer les banques centrales des contraintes publiques : elles deviennent toutes indépendantes et chargées pour l’essentiel de contenir l’inflation, donc favoriser l’épargne.
On aurait tort de croire que cet immense travail juridique mené sur plus de 15 années correspond à autant de « contrats » déséquilibrés; au détriment des Etats et de leurs entrepreneurs. Et ce n’est pas parce que l’on passe de la finance enkystée dans les Etats, à des Etats enkystés dans la finance, que les entrepreneurs politiques vont perdre à l’échange. De fait, il s’agit souvent d’accords mutuellement avantageux, puisque dans bien des cas, la financiarisation permettra de nouvelles politiques sociales, porteuses de bulletins de vote. Tel est est le cas des prêts « NINJA » (« no income, no job, no assets ») qui correspondent certes à une imposition de la puissance publique, mais sont aussi assortis de dispositifs de couverture, et d’évacuation des risques sur d’autres agents : titrisation généralisée, produits structurés, émergence des CDS, force gravitationnelle de Freddie Mac et Fannie Mae, etc. Bref des contrats qui développent les avantages du clientélisme pour les uns – entrepreneurs politiques- et la déresponsabilisation pour les autres – la finance.
Nouvelle articulation finance /Etat et production d’un monde nouveau
Sans cet énorme travail juridique, qui n’est que la construction politique de ce qu’on appelle la mondialisation, il n’y aurait pas aujourd’hui cet ensemble de faits qui questionnent, mais qui prennent sens et sont parfaitement explicables: montée des dette publiques gérées sur le marché international par des agences spécialisées, chargées d’en réduire le coût; internationalisation du capital des entreprises, et réduction des formes sociales aux fins de généraliser le modèle par action ; montée des déséquilibres internationaux ( « global imbalences ») avec forte croissance des inégalités entre groupes sociaux à l’intérieur des pays ; innovations financières permanentes construisant une épargne moderne, ardente consommatrice de dettes publiques désormais marchandisées ; élargissement considérable des comportements à risques : minimisation des fonds propres, titrisation échevelée et généralisation des activités hors bilan, etc. ; développement sans limite de la spéculation sur les devises, matières premières, produits de base, avec leurs entreprises correspondantes : Hedge funds, souvent équipés de produits systémiques comme le « Exchange Trade Fund », avec effacement de la frontière morale et juridique, entre ce qui est réputé « investissement » et ce qui est réputé « spéculation » ; alourdissement qualitatif et quantitatif des paradis fiscaux davantage spécialisés dans la compétitivité règlementaire; montée de la banque universelle et des conflits d’intérêts qui lui sont possiblement associés ; privatisation des organismes d’édiction des normes comptables ; développement d’un complexe « politico-financier », avec élargissement d’une communauté de « fonctionnaires –financiers » (notamment en France ), ou de « financiers- fonctionnaires » (notamment aux USA) ; mutation des nations en sociétés anonymes plongées dans un milieu concurrentiel avec citoyens actionnaires et Etats transformant, dans le monde des apparences, le politique en simple « gouvernance ».
Ce partenariat exemplaire, faussement libéral et tout aussi faussement keynésien, entre financiers et entrepreneurs politiques développe 2 conséquences.
La première est la plus évidente : les Etats se font dans le monde des apparences beaucoup plus petits, et la finance complètement tentaculaire….avec les revenus correspondants. La réalité est autre : le gigantisme financier est le moyen nouveau de l’aventure étatique. Ce sont toujours les Etats et leurs entrepreneurs qui tiennent les ficelles règlementaires, et donc fixent les règles du jeu. Et un jeu qui permet au moins de gagner du temps, c'est-à-dire de prolonger un fordisme – désormais malade car amputé dès la fin des années 70 de ses magiques gains de productivité- par d’autres moyens : maintenir l’emploi en stimulant les demandes globales par le fantastique développement du crédit, donc de la dette privée (USA, Irlande, Grande Bretagne, Espagne, etc.) ; maintenir l’Etat providence malgré les pertes de ressources fiscales du fordisme déclinant en développant une dette publique d’autant moins couteuse qu’elle se trouve davantage internationalisée ( France notamment) ; et en raison des mêmes causes et avec les mêmes moyens, maintenir la puissance (USA). Le fordisme triomphant n’avait guère besoin d’une finance développée. Son agonie, et l’affolement des entrepreneurs politiques qui s’en nourrissaient, justifient de la part de ses mêmes entrepreneurs, un fantastique investissement vers une finance qui deviendra tentaculaire. Le politique ne s’efface pas, derrière un faux libéralisme et la gigantesque construction financière, et ses entrepreneurs ont besoin de pérenniser un partenariat équilibré avec les banques : Il faut sauver ces dernières durant la crise … pour que les entrepreneurs en question se sauvent eux-mêmes. Clientélisme et irresponsabilité, restent les objectifs du mariage entre désormais le « petit Etat » et la « grosse Banque ». Et mariage qui jusqu’ici ne supporte pas l’infidélité.
La seconde ne concerne pas directement cet article centré sur le gigantisme financier. Pour autant elle est aussi la conséquence du partenariat entre banquiers et entrepreneurs politiques. Dans le fordisme devenu mutant, le citoyen va apparaitre à tout le moins dissocié. Jadis, en fordisme, au centre de 3 cercles concentriques ( citoyen/salarié/consommateur), il est désormais, en tant qu’enfant du « petit Etat » et de la « grosse Banque » un être dissocié : il tue involontairement son statut de salarié, en satisfaisant ses désirs consuméristes de marchandises mondialisées acquises à l’aide d’ un crédit facile ; Il aime ce sous produit du mariage des Etats et de la finance qu’est la « drogue –euro », laquelle lui procure un pouvoir d’achat élevé, souvent invisiblement dissocié de sa productivité… dissociation dangereuse pour son emploi ; Partiellement issu d’obscures pyramides financières ( CADES, ACOSS etc.) , il sait que le service public dont il est usager pourrait s’effondrer ; Par ailleurs Il ne voit plus pourquoi il financerait par l’impôt, le service d’une dette qui gave la finance et aggrave son gigantisme. Jadis enchâssé dans le politique et les institutions de la nation, il se sent à la fois perdu et libéré et veut chaque jour se libérer davantage.
Ce temps de la finance gigantesque n’est évidemment qu’un étape dans l’histoire, et étape peut-être assez brève puisqu’elle n’est que la conséquence du refus de voir s’étioler le paradigme fordien . Un paradigme que l’on maintient artificiellement, avec des bulles qui ne peuvent qu’exploser. Et bulles successives, qui correspondent à un jeu d’acteurs prisonniers du mythe de la « fin de l’histoire » : marché généralisé et démocratie représentative, sont vécus par tous comme des aboutissements indépassables. L’avenir est à imaginer, mais parce qu’il est interdit de penser, les hommes fabriquent des rustines, alors qu’il faudrait élaborer des stratégies de changement.