Dans « Sortie de l’euro : ordre ou panique » (Les Echos du 27/04/11) nous insistions déjà sur la difficulté de restructurer la zone sans risque élevé de perte de contrôle du processus. Le présent texte prenant en compte cette donnée, tente d’éclairer un cheminement et ses conséquences sur l’ordre politico/économique qui pourrait advenir. Pour ce faire nous prendrons pour appui la réflexion menée par Jacques Sapir, dans un document de travail intitulé : « s’il faut sortir de la zone euro…. ». Texte de bonne facture, qui explique de façon détaillée, le pourquoi et le comment d’une sortie de la France.
Comment renoncer à une « liberté frappée » si parfaite ?
La question essentielle qui se pose de façon simple est celle de la désintoxication. Nombreux sont les acteurs pouvant plus ou moins comprendre le pourquoi d’un réarmement monétaire, donc une reconfiguration plus ou moins grande de l’Euro- système, voire sa disparition. Mais peu sont prêts à accepter l’évaporation partielle ou totale d’une monnaie qui permet de si bien fuir la réalité. Car jamais l’expression- souvent donnée à la monnaie- de « liberté frappée » n’a été aussi bien adaptée. Même le Mark était plus contraignant, pour son porteur exportateur, qui en voyant son prix monter sans cesse, dégradait parallèlement la compétitivité de ses produits en Europe. Et cette « liberté frappée » est en parfaite congruence avec la liberté de l’individu qui partout en Europe affaisse le citoyen, et développe l’hyper consommateur à la recherche de produits étrangers beaucoup moins coûteux …éventuellement équipés de crédits à la consommation beaucoup moins usuraires. Mais aussi « liberté frappée » en congruence avec le rentier, qui n’a plus à craindre l’inflation, et renoue presque avec la sécurité de l’étalon-or de ses ancêtres. Mais aussi « liberté frappée » en congruence avec le touriste, qui dispose enfin d’une vrai équivalent général, et voit s’effacer la pesanteur de frontières prédatrices. Et si le salarié industriel dans un des PIGS est souvent perdant, il peut être aidé par les entrepreneurs politiques du lieu, qui voient, avec cette « liberté frappée » d’un ordre supérieur, leur propre liberté augmenter, parallèlement à la baisse des taux sur la dette souveraine du même lieu : l’Etat providence développe sans entraves ses déficits….et ce même avec une banque centrale indépendante. Les anciennes monnaies, holistiques par essence, bloquaient encore la montée de l’individualisme, au profit du maintien de l’antique citoyen/salarié. L’euro libère comme le firent naguère les révolutions démocratiques. Il sera donc très difficile de présenter sa disparition comme un progrès, alors même qu’il risque d’apparaitre comme un grand repliement sur les vieilles nations, que depuis 25 ans au moins, l’on voulait quitter. Démonétiser l’euro n’est pas, sans grande gêne, politiquement monétisable. On comprend par conséquent, que c’est à la faveur de la prochaine crise, qu’une difficile et téméraire décision, pourrait être prise. Crise de dette souveraine chez les PIGS, voire même aux USA, avec des effets beaucoup plus redoutables, le point d’ancrage de la finance mondiale se rompant dans ce cas de figure.
Choix d’un nouvel ordre et risques de désordres
Cela étant, comme le rappelle justement Sapir, sortir de l’Euro n’est pas une fin mais un moyen : celui de retrouver des marges de manœuvres, notamment pour assurer la ré- industrialisation, ou maintenir un Etat providence, qui devenu obèse, doit connaitre- en conséquence des crises toujours plus graves de l’euro- une saignée illimitée. Il s’agit donc de limiter au juste nécessaire la volonté d’en finir, et de ce point de vue, la fin de l’indépendance des banques centrales, et le passage de la monnaie unique à la monnaie commune suffisent très largement. Sauf que l’annonce de telles décisions, implique des réactions chez les partenaires, et simultanément le jugement des marchés. les entrepreneurs politiques décideurs entrent dans l’inconnu, et font entrer dans l’inconnu tous les agents qui en dépendent. De la même façon que débuter une partie d’échecs, est une aventure où rien n’est écrit à l’avance, ni la série des prises de position ni le résultat du jeu, décider du juste nécessaire monétaire pour retrouver des marges de manœuvres, c’est embrasser une très vaste aventure.
Et donc, passer éventuellement, de l’ordre à la panique. D’abord dans les bilans bancaires d’au moins l’ensemble de la zone, aussi bien dans les actifs que dans les passifs : vaste redéploiement des actifs souverains au profit des bons du Trésor allemands et effondrement de la valeur des autres actifs souverains, et pas seulement ceux des PIGS ; évaporation mécanique des fonds propres, et panique dans la course à la recapitalisation pour les passifs, avec fortes inégalités de taux, et insolvabilité immédiate pour les établissements les plus en difficulté . Mais panique aussi pour les compagnies d’assurance, les fonds de pension, les assurances vie, le marché des CDS, avec bien sûr aussi disparition de la liquidité, comme au beau milieu de l’été 2007... Bien évidemment, le blocage des activités de crédit et de financement de l’économie est immédiat. L’effet « ailes de papillon » est bien là, sauf qu’ici, la décision des entrepreneurs politique est davantage qu’un simple battement d’ailes.
Ce nouvel état du monde doit être géré. Issu d’une décision, il développe des comportements imprévus, et largement imprévisibles, qui doivent entrainer de nouvelles décisions, lesquelles sont toujours en retard sur la réalité du monde. L’objectif ultime, étant de bloquer des réactions en chaîne susceptibles d’aboutir à un effondrement généralisé.
Et parce que l’Euro pouvait être vécu comme une liberté nouvelle, sa négation ne peut que renforcer le mouvement de panique et de crédibilisation de l’ordre politique, la panique elle-même devenant la preuve de son illégitimité. Car ce qui sera lu dans la réalité vécue par les agents est la confirmation que l’Euro était bien la monnaie idéale : dès qu’on y touche, tout bascule. Il revient alors aux entrepreneurs politiques ayant franchi le Rubicon, de restaurer un ordre qui ne peut plus passer par la quiétude des marchés, et passera par un autoritarisme en mode croissant. En clair il faut rétablir l’ordre….un ordre qui ne peut plus être celui du marché.
Craindre une possible « route de la servitude »
Cela passe par des changements brutaux. Ainsi, Sapir n’hésite pas à considérer, que la fin de l’indépendance de la Banque centrale- pour bien évidemment passer à la monétisation de la dette- suppose la « réquisition ». La lutte contre la « fuite vers la qualité », supposera le contrôle strict des capitaux aux frontières, avec forte montée en puissance de TRACFIN et sanctions dissuasives. Mais c’est évidement l’ensemble du système financier, qui doit cesser d’alimenter la panique, et doit se mettre au service du nouvel ordre. Ainsi les banques se voient soumises à de nouveaux planchers de bons du Trésor, et puisqu’il faut bien vérifier le respect de la loi, il faut imaginer des changements à la direction des principales institutions, et des prises de contrôle. Avec, potentiellement, une effectivité problématique de ces mêmes prises de contrôle, le nombre et la complexité des opérations menées dans les institutions financières, se trouvant aujourd’hui, à des années lumières de ce qui pouvait exister dans les années 50 ou 60.
Mais il faudra aller plus loin. Puisque la finalité est une ré -industrialisation qui passe aussi par une forte dévaluation- 25% selon l’auteur- il faudra bien imaginer un risque de retour à l’inflation…à combattre avec un contrôle des prix et des salaires, un contrôle des marges dans la Grande distribution…et peut être même une prise de contrôle des centrales d’achats…De quoi développer massivement l’emploi public.
Mais toujours selon l’auteur, la ré- industrialisation passe aussi par des mesures protectionnistes, tandis que la dévaluation, doit donner lieu à des compensations et prélèvements pour les agents non financiers. Ainsi imagine-t-il, des aides pour les entreprises victimes de charges d’emprunts au bénéfice de non- résidents, charges devenues excessives en raison de la dévaluation. De la même façon, serait prévu pour les banques, un solde, certifié par des administrateurs publics, entre accroissements des dettes et des créances résultant de la dévaluation, et solde pouvant devenir aide de l’Etat, sous la forme d’une prise de participation dans le capital….
Tout cela se comprend fort bien, et il faut remercier l’auteur pour cette tentative méticuleuse et honnête d’analyse prospective. Seulement, on peut y voir, pour paraphraser Hayek, un exemple très angoissant de « route de la servitude ». L’ordre politico/économique que fait émerger la décision d’en finir, avec la chaine continue des crises régressives de la zone euro, est bien celui des « ordres organisés » Hayékiens , avec des agents régis par des commandements et règles finalisées, agents nommés eux-mêmes par des entrepreneurs politiques, qui privilégient dans leur quête de reconduction au pouvoir, davantage l’outil hiérarchie, que l’outil libre négociation, entre les acteurs du jeu social. Et l’on saisit bien la dynamique de « l’ordre organisé » : règles finalisées et contrôles développent des effets secondaires- des comportements d’adaptation- qui vont classiquement dans un sens inverse, d’où de nouvelles règles et de nouveau contrôles selon un mouvement continuellement ascendant. Avec un système juridique de plus en plus prescriptif réduisant l’éventail des possibles.
Vaincre la panique passe par une gigantesque montée des coûts des comportements qui lui sont associés. Il y a panique pour éviter de grandes pertes. Déjà ce qu’on appelle le classique et paisible « flight to quality » est une stratégie d’évitement moutonnier des coûts…en mode marché. Mais le marché se transforme en panique s’il existe une montée -réelle ou imaginée- très importante des coûts. Il faut donc ériger une montée encore plus vertigineuse des coûts, pour mettre fin à la panique, et rétablir un ordre nouveau, que devront supporter les acteurs paniqués. « L’ordre organisé » Hayékien , en brisant l’autonomie de décision des acteurs, et nombre de leurs droits de propriété, voire de droits plus fondamentaux encore, est la possible réponse brutale à la fort possible fin de la zone Euro. Peut-on devenir liquidateurs de la zone euro tout en restant protégés de ses débris incandescents ?
Il est de curieux moments, dans l’histoire des hommes, où il devient impossible de continuer sans de grands changements….lesquels sont perçus comme inacceptables. L’euro- système, devient contre toute attente, une fabuleuse machine régressive hors de contrôle….mais s’en séparer, peut nous diriger vers d’autres formes de régression que beaucoup redoutent. On ne peut plus faire avec l’euro, mais il est difficile de faire sans lui. Trouvera-t-on l’Hégelienne synthèse ?