Les publications intégrant l’hypothèse d’ une sortie de l’euro s’accumulent. Beaucoup , tel Christian Saint Etienne (« La fin de l’Euro », Bourrin Editeur, mars 2011), redoutent la probable ou l’inéluctable fin du système. D’autres plus nombreux encore, Alain Cotta, Jean Jacques Rosa, Charles Gave, Jacques Sapir…et tant d’autres souhaitent ouvertement sa disparition, voire tentent d’en éclairer les modalités et procédures de sortie. Et il est vrai qu’il n’est plus possible de parier sérieusement sur le rétablissement des PIGS, voire – selon Lordon- des « 2 gros cochons » (USA et Grande Bretagne). Les chocs budgétaires pour stopper la croissance de la dette sont devenus -avec le temps et la volonté de maintenir le système tel qu’il est- irréalistes : plus de 20 points de PIB pour l’Irlande ; plus de 15 pour la Grèce ; plus de 12 pour le Portugal et l’Espagne… mais aussi plus de 7 pour la France. Et même si la purge laissait le malade en vie, il n’aurait plus les forces nécessaires au maintien durable d’un équilibre extérieur, lequel passe par un sursaut de compétitivité …qui ne peut se réaliser sans investissements massifs inenvisageables sans épargne…bien sûr dans le cadre du dogme de non monétisation de la dette…
Pourtant, la zone euro devait idéologiquement créer un ordre humain stable, un ordre de croissance continue avec convergence rapide des économies correspondantes. Certes, la monnaie nouvelle n’était pas une extériorité intimement soudée au politique comme l’étaient les anciennes monnaies, mais elle était censée jouir du mérite supposé des propriétés du marché économique classique.
Ce dernier point mérite explication.
Les individus font société et système solidaire en raison d’objets communs qui font l’universel du groupe. Historiquement, cet objet commun extérieur à chaque participant, fût d’abord ensembles de normes, de valeurs, de « règles de juste conduite » comme dirait Hayek ; puis fût sans doute les systèmes religieux, lesquels finiront par générer l’Etat et sa puissance comme principe d’universalité : il impose son ordre et tous dépendent de lui. La monnaie appartient pleinement à l’aventure humaine, et fait parti de cet universel : elle est « l’équivalent général » comme dirait Marx et tous les économistes qui n’y ont vu que de l’économicité, là où il y avait surtout du politique. En revanche, les mêmes économistes considèrent que cet universel porteur d’ordre social - l’autre est mon semblable puisqu’il reconnait le même universel- peut correspondre à une autre institution qu’on appelle marché. Montesquieu, Hume, et Steuart, avaient déjà vu que le commerce et l’échange étaient porteurs d’un ordre social jugé harmonieux car paisible. Les individus peuvent paisiblement se rassembler autour de l’économie conçue comme possible universel. Sublimer les passions humaines génératrices de désordres et de violences vers l’intérêt égoïste, était selon Hirschman, le moyen d’aboutir à un ordre humain plus acceptable. Le repliement sur soi et la participation au jeu de l’échange, donc le marché, permet de produire un ordre humain stable où l’extériorité - l’universel qui contient tous les participants- devient un système de prix, de prix de marché, lesquels sont autant d’indicateurs de règles de conduites. Et de justes conduites, puisque les économistes approfondiront et expliqueront, les mécanismes de la miraculeuse « main invisible » de Smith.
C’est dans le grand bain idéologique de l’économicité que fût historiquement conçu l’euro. Un système qui devait fonctionner comme un marché. Dans la grande confrontation entre universels européens, les Etats et leurs entrepreneurs politiques vont imaginer une nouvelle main invisible dont l’ancrage sera l’euro. De la même façon que les individus, égoïstes sur le marché, doivent respecter les règles du jeu ( essentiellement droits de propriété et liberté contractuelle) pour construire une totalité mutuellement avantageuse, les Etats égoïstes doivent respecter les règles du jeu de l’euro pour construire une totalité européenne avantageuse pour tous. Et l’ordre qui lui correspond : la quête d’un universel européen qui pourrait à terme devenir un grand Etat… si redouté par Jean Jacques Rosa. L’Euro était bien réellement le bateau des passagers clandestins, comme tout acteur sur les autres marchés est passager clandestin. Dans ces derniers, les acteurs ne cherchent pas à faire société, et le repliement égoïste, voire narcissique, l’emporte sur la solidarité : les règles de la concurrence et les droits de propriétés toujours menacés sont de fait « protégés »- dans le bon mais aussi dans le mauvais sens du terme- par un grand prédateur au dessus du marché et qui est l’universel au second degré : l’Etat. Tous sont passagers clandestins sur le marché….mais le bateau tient en raison de la présence de l’universel au second degré.
Les choses sont à priori assez semblables pour l’euro. Tous sont passagers clandestins, et tous mettent en avant un intérêt égoïste qu’il faut évidemment repérer.
D’abord ceux qui allaient devenir les « PIGS » ont avec leurs entrepreneurs politiques tout à gagner dans le jeu de l’euro qui allait s’ouvrir : effondrement des taux de l’intérêt, et passage brutal à la grande consommation gagée sur le crédit, le tout dans un environnement « monnaie forte », qui allait permettre de « vivre à l’américaine ». De quoi réélire les entrepreneurs politiques du moment, ou d’en choisir de forts semblables, qui eux même peuvent acheter des voix à grands coups de déficits interne et externe devenus miraculeusement indolores.
Mais aussi ceux qui, dans la zone Mark, n’auront plus à en souffrir, puisque les clients devenus prisonniers d’un taux de change fixe, ne pourront plus procéder à de fort désagréables dévaluations pour les exportateurs de la zone. Mieux, ceux là pourront siphonner la demandes globale des PIGS , qui en raison d’un euro fort, verront leur faible industrie se fragiliser davantage.
L’ordre ainsi crée, par cet universel virtuel qu’est l’euro, est bien un ordre qui satisfait les ambitions égoïstes de chacun des échangistes, mais c’est un ordre qui n’a rien à voir avec le mythe de la main invisible. Et ordre qui se révèlera explosif.
D’abord parce qu’il n’y a pas, surplombant le système, d’universel au second degré « protégeant » les règles du jeu : seuils de déficit et d’endettement non respectés ; absence de règles d’équilibre de la balance des paiements ; absence de liens imposés entre hausse des salaires et gains de productivité ; absence de pouvoir de surveillance sur le développement du crédit, d’où l’ennuyeux débat d’aujourd’hui sur l’aménagement du « central banking » ; absence de surveillance et de contrôles statistiques, etc.…et il est vrai que les règles du jeu, notamment celles concernant l’équilibre de la balance des paiements, auraient eu pour effet de très largement tuer les gains à l’échange des partenaires : le bateau euro ne serait plus bateau des passagers clandestins si ces derniers n’obtenaient aucune contrepartie à l’adhésion au système. C’est qu’il faut pouvoir tricher officiellement : pourquoi l’Espagne et ses banques refuseraient ce don du ciel qu’est la baisse du taux de l’intérêt et la fête consumériste qui doit s’en suivre, fête à partager avec ses entrepreneurs politiques ? Pourquoi la France accepterait le système, s’il lui était interdit de profiter de ce qu’elle recherchait en lui, à savoir la pérennisation d’un déficit budgétaire si profitable à l’achat de voix sur les marchés politiques internes ? Pourquoi l’Allemagne si fière de sa monnaie, se verrait interdire le siphonage de la demande globale des partenaires, alors même qu’elle ne voit dans le système qu’une garantie de débouchés externes, prix à payer pour renoncer à sa propre monnaie ?
Et précisément quand le système est usé, quand les passagers clandestins ont trop absorbé la drogue euro, il faudra de nouvelles doses. Les spreads de taux atteignent un niveau insupportable ? Alors il faut les faire disparaitre dans un ultime maquillage- le FESF- qui sans doute assorti de contraintes, permettra de continuer la fête….surtout si les contraintes- à l’usage - peuvent être levées.
Mais il existe une seconde raison qui rend explosif le simple fonctionnement du système : le passager clandestin, ici l’Etat partenaire, est un acteur infiniment plus complexe que l’individu sur le marché naviguant de façon intéressée dans un système de prix. Il y a entre l’adhérent à la zone euro, et l’individu égoïste à la recherche de gains à l’échange, toute la distance qu’il y a entre un atome simple, et une molécule complexe faite de nombreux atomes. L’atome simple est plus stable que la molécule complexe, qui pour telle ou telle raison ,peut muter et devenir un corps développant de nouvelles propriétés. Clairement, parce que le fonctionnement du système euro modifie à l’intérieur de chaque Etat, les rapports entre agents- par exemple appauvrissement de certains, et enrichissement d’autres acteurs- le contrôle des marchés politiques peut s’en trouver bouleversé. Parce que le simple fonctionnement du système euro, redéfinit les places de chacun à l’intérieur des Etats, les marchés politiques qui l’ont fait naître, peuvent s’orienter vers sa redéfinition voire sa disparition. Le système dont on disait qu’il allait permettre une accélération de la croissance commune, et une homogénéisation des espaces – le thème devenu comique de la convergence- n’a pas tenu ses promesses, et les entrepreneurs politiques au pouvoir, sont largement contestés et risquent d’être remplacés par d’autres, taxés de populistes, et faisant de la disparition du système le carburant de la conquête du pouvoir.
Parce que l’ordre engendré par l’euro n’est que fuite en avant, il est d’essence instable et le futur probable, ce qu’on appelle « stratégie de sortie », risque de devenir le passage de l’ordre, en tant qu’ordre social stable, à la panique, en tant que foule désorientée et désorganisée (René Girard, Jean -Pierre Dupuy, etc.).
Alors que l’échec sur le marché, peut renforcer l’autodiscipline et la confirmation de l’ordre social qui lui correspond : effort, épargne, investissement, performance, etc. l’échec sur l’euro, signifierait la mise en avant de toute sa négativité, si bien cachée dans la clandestinité des passagers du dispositif. L’attachement des Etats au dispositif reposait sur un égoïsme rentabilisé et arbitré par les entrepreneurs politiques. Sa chute de rentabilité mesurée et redoutée par ces mêmes entrepreneurs politiques, crée nécessairement de la désagrégation. L’attachement collectif des Etats à l’universel virtuel laisse la place à l’abandon et au désordre. Le nouvel égoïsme n’est plus un repliement aux apparences de solidarité : il devient un repliement laissant la place à la violence mimétique, ce qui est le propre de la panique. L’égoïsme orientait les Etats vers une solidarité de façade appelée construction européenne. La même force les orientera dans le mimétisme de la destruction collective des outils préalablement et laborieusement construits. Qu’un seul s’oppose – selon la formule de Christian Saint Etienne- à la « stratégie du sparadrap » , par exemple les nouveaux entrepreneurs politiques finlandais qui ne veulent pas entendre parler « d’euros obligations », et c’est par mimétisme que l’on risque d’assister à l’auto destruction du dispositif.
Conçu pour fabriquer de la convergence et un ordre stable, le dispositif n’a cessé de fabriquer une divergence explosive et divergence accélérée par la crise plus générale qui parcourt le monde. Il faudra une bonne connaissance des phénomènes humains pour envisager le plus correctement possible la photographie de l’Europe après l’euro… et prendre de bonnes décisions.