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20 juillet 2021 2 20 /07 /juillet /2021 16:48

Le débat sur le remboursement de la gigantesque dette que l’on construit au quotidien fait rage dans tous les médias et il est inutile ici de le rappeler. Il est par ailleurs évident que l’émergence de nouveaux variants d’une part, et l’aggravation considérable d’un risque climatique d’autre part, constitueront des variables propres à renforcer le débat sur l’annulation des dettes publiques On peut simplement s’étonner des nombreux changements de convictions probablement dus à l’extrême bienveillance des banques centrales qui fournissent gratuitement une liquidité illimitée. Bienveillance confirmée par celle de la FED face aux nouvelles dépenses publiques américaines et  par celle impulsée par la révision stratégique de la BCE qui vient dans une série de décisions techniques d’introduire un paramètre  de « symétrie dans sa cible d’inflation »[1].

Nous voudrions ici voir dans quelle mesure une situation aussi exceptionnelle ( addition à l’échelle planétaire de la crise financière de 2008 + crises sanitaires répétées+ crise climatique) peut être gérée. Et pour cela nous ferons appel à l’histoire en prenant  le cas de la Banque de France qui, durant la première guerre mondiale, a dû elle aussi se montrer bienveillante face à la construction d’une gigantesque dette…. non pas sanitaire ou climatique mais de   guerre.[2]

Dès 1915, les recettes publiques ne représentent plus qu’environ 15% du coût annuel de la guerre. Certes, il est fait appel au patriotisme et à la mobilisation des épargnants, mais face à l’ampleur des besoins, la banque centrale est sollicitée. L’avant-guerre était aussi l’époque de l’étalon or, et donc le bilan de la banque de France faisait apparaitre à l’actif de copieuses réserves d’or sur lesquelles s’appuyait la masse des billets en circulation figurant au passif. Le travail quotidien était celui d’assurer la fluidité d’un marché interbancaire lui-même limité et donc les crédits à l’économie -  essentiellement de l’escompte- ne représentaient que peu de choses tandis que le crédit au Trésor était lui -même très faible. Le total du bilan s’élevait ainsi à 7 milliards de francs répartis en 4 milliards pour les réserves d’or et de devises et 3 milliards pour l’ensemble des crédits.

Avec la guerre les choses changent et l’imposition du cours forcé des billets vient interdire tout risque de rétrécissement du bilan : on ne peut plus convertir les billets en pièces d’or et donc il n’y a pas risque de réduction du passif (destruction de billets qui ne seraient plus en circulation) correspondant à une réduction d’actif (remise de pièces d’or aux particuliers inquiets face à la monnaie fiduciaire). Le début de la guerre voit ainsi un bilan ne représentant que 15 à 16% du PIB estimé de l’époque, un bilan qui va gonfler en abondant régulièrement le compte du Trésor, lui-même chargé de payer les énormes charges de guerre. A l’actif, les réserves métalliques ne bougent que très peu, par contre les créances diverses sur le Trésor deviennent colossales. Au passif, les billets en circulation devenus inconvertibles deviennent la contrepartie des créances sur le Trésor.

A la fin de la guerre le bilan de la Banque de France est devenu gigantesque et représente désormais environ 40% d’un PIB lui-même amoindri. Ce bilan passe ainsi d’environ 7 milliards de francs à 35 milliards, soit une multiplication par 5, bien évidemment dans un contexte inflationniste. Tout aussi évidemment, on est tenté de rapprocher ce gonflement de bilan avec celui de la BCE dont on sait qu’il a lui aussi été multiplié par 5, non pas depuis la crise sanitaire mais depuis celle  de l’euro.

La suite de l’histoire de la Banque de France est bien connue. Le déficit budgétaire se poursuit malgré la fin de la guerre et se double d’un déficit du compte courant. Parce que le régime d’étalon-or est suspendu dès le début de la guerre avec la décision gouvernementale du cours forcé, l’équilibre du compte extérieur plus ou moins assuré par les « points d’or d’entrée et de sortie[3] », laisse la place à  un  déséquilibre et à  la chute du cours d’un franc désormais inconvertible. La spéculation sur le cours du Franc est elle-même alimentée par le roulement rapide et inquiétant de la dette et donc les déficits jumeaux s’auto-entretiennent. Il faudra attendre le retour de Poincaré en 1926 pour retrouver progressivement l’équilibre sur une base assainie, assainissement finalement obtenu sur la base d’une dévaluation massive, le fameux « Franc à 4 sous » permettant un retour à l’étalon-or.  La dette publique détenue par la Banque de France représentait environ 65% du bilan et environ 560% du stock d’or de 1918. Avec la dévaluation massive et la revalorisation d’un stock d’or qui lui n’a que peu bougé, cette même dette va se faire proportionnellement plus petite et ne plus représenter qu’environ 100% du stock d’or.

La comparaison avec la situation présente de la BCE suppose l’apport de précisions complémentaires.

Le gonflement des bilans durant la première guerre mondiale et au cours de la présente période n’est pas de même nature. Bien sûr, dans les deux cas il s’agit de dépense publique, mais dans le premier cas il correspond largement à des paiements de marchandises non échangeables sur les marchés  (matériels militaires), tandis que, dans le second cas, il s’agit toujours de sommes dont la destinée finale est le marché ( allocations de chômage, subvention aux entreprises, etc.). Dans le premier cas, il y a distribution de revenus dans un contexte de production de marchandises échangeables qui se réduit. Dans le second, la distribution de revenu a pour objet de ne pas freiner la demande globale. Cela signifie par conséquent que la monétisation de guerre est porteuse d’inflation, ce qui n’est pas encore le cas de la monétisation actuelle. Certes on peut imaginer un possible retour de marchandises non échangeables sur la question climatique, on peut aussi imaginer un possible retour d’un « marché du vendeur » correspondant aux excès des plans Biden, mais il s’agit de tensions inflationnistes potentielles beaucoup plus réduites que dans le cas de la première guerre mondiale[4].

Les choses sont pourtant plus complexes. Dans le cas de la guerre, la banque centrale ne fait que respecter les injonctions de l’Etat : on exige des moyens pour faire face à la guerre et la banque obéit ; on décide l’inconvertibilité et la banque exécute ; on dévalue en rétablissant l’étalon-or et en revalorisant le stock d’or, et là encore la banque exécute. Dans le second cas, la BCE qui - à priori- n’est plus que banque fédérale semble intervenir en simple appui d’un Etat en difficulté : les moyens qu’il faut rassembler pour contenir les effets de la pandémie ne sont pas exigés de la BCE mais de l’habileté d’une quarantaine de hauts fonctionnaires travaillant dans l’agence France Trésor. Les moyens rassemblés passent par le marché et non par l’autorité. C’est ce qu’on appelle le marché de la dette publique et que, dans, le blog nous appelons le « curieux marché »[5]. Ces moyens pour lutter contre la pandémie seraient impossibles à rassembler sans l’aide de la BCE. De fait, et cela est vrai pour tous les pays de la zone, sans la monétisation massive de la BCE qui se charge d’approfondir un marché de la dette publique devenu trop étroit face aux exigences de la pandémie, les fonctionnaires de l’AFT seraient bien incapables de ravitailler le Trésor en lançant des adjudications croissantes et massives sur les BTF et OAT. De la même façon que le Trésor des années 1914/1918 n’avait rien à attendre des épargnants qui se presseraient dans les bureaux de poste pour acheter des bons de la défense nationale, le Trésor d’aujourd’hui sait que les 40 fonctionnaires de l’AFP seraient bien incapables de remplir leur mission sans la BCE. Pour autant la BCE semble agir en toute autonomie et ne prend pas ses ordres à la porte de l’Etat français.

Dans les 2 cas, le recours au marché est impensable, mais aujourd’hui la fiction du marché est largement entretenue en continuant d’affirmer haut et fort que la BCE est indépendante. Dans les 2 cas, il y a monétisation massive, mais dans le premier cas personne ne conteste qu’il s’agit d’un fait d’autorité, alors que, dans le second, on entretient la fiction du marché.

S’agissant maintenant du remboursement de la dette publique, ce dernier se déroule dans le premier cas, par le recours à l’inflation sur tous les biens échangeables, et surtout par la manipulation du bilan de la Banque centrale résultant de la dévaluation. Bien sûr, les épargnants sont lésés mais au-delà c’est l’ensemble de la population qui va payer. Il est très difficile d’établir la contribution des divers groupes sociaux à ce paiement. Dans le cas de la présente pandémie, l’inflation sur les biens échangeables et reproductibles ne peut qu’être limitée et il n’est pas ici nécessaire d’en rappeler les causes bien connues résultant elles- mêmes de la mondialisation. Par contre une inflation des actifs existe et empêche encore que la dette soit abandonnée. Mieux, des acteurs - par une modification de la structure de leur patrimoine - peuvent gagner au jeu de la dette : moins d’épargne classique s’appuyant sur des titres publics et davantage d’épargne reposant de façon ultime sur la vague de monétisation engendrée par la BCE. C’est le cas de la sphère spéculative et en particulier ce qu’on appelle la finance alternative.

Le positionnement de la BCE n’a plus rien à voir avec celui de la Banque de France à l’époque de la guerre. Certes, elle aide les Etats non pas en raison d’un décret mais en raison des intérêts qu’elle défend : une panique sur les taux serait catastrophique pour l’ensemble du système bancaire et une bonne  partie de la finance spéculative. Précisément, elle monétise non pas pour aider les Etats mais parce qu’il faut bien veiller à leur survie pour assurer le maintien du système financier. De fait, elle acquiert une dimension politique majeure souvent soulignée dans le blog[6]. Elle devient le lieu d’expression d’un rapport de forces majeur dont elle tire le plus grand profit. Elle est d’ailleurs dans la nébuleuse européenne le seul acteur à pouvoir décider souverainement, les autres – en particulier les Etats – restant empêtrés dans la règle de l’unanimité.

Dettes de guerre et dette COVID n’ont pas, non plus, les mêmes conséquences concernant les comptes courants. La dette de guerre débouche sur un déséquilibre du compte courant et une spéculation à la baisse d’un franc qui n’est plus adossé sur le métal. Le déséquilibre budgétaire qui se maintient au-delà de 1928 nourrit la spéculation sur le marché des changes et empêche la fermeture du circuit du Trésor : les dépenses publiques excédentaires ne reviennent que partiellement dans l’achat de bons du Trésor et une partie s’échappe sous forme d’offre de franc excédentaire sur le marché des changes et donc de baisse de son cours. L’Etat et son fidèle serviteur qu’est la Banque de France se trouvent contestés par les bénéficiaires de la monétisation.

Dans le cas présent, la toute puissance de la BCE vis-à-vis des Etats endettés connait pourtant une limite qu’il faut expliquer. La monétisation autorise l’élargissement du déséquilibre du compte courant des pays les plus fragiles. C’est le cas de la France avec des déficits jumeaux : celui de l’Etat et celui du pays tout entier qui achète plus qu’il ne vend. Le déséquilibre croissant est à priori gratuit puisqu’il ne donne pas lieu comme après 1918 à une spéculation sur un marché des changes que la Banque de France n’a plus à surveiller. Pour autant, ce déséquilibre s’enregistre sur le bilan de la BCE sous la forme du compte TARGET 2[7]. Dans un système d’étalon-or l’équivalent d’un compte TARGET 2 est toujours équilibré, et s’il existe un déséquilibre il y a simple sortie, d’abord de devises, ensuite d’or au profit du créancier c’est-à-dire au profit du pays dont les exportations sont supérieures aux importations. Concrètement, les exportateurs sont toujours payés. Ce n’est plus le cas avec TARGET 2 et aujourd’hui l’Allemagne exportatrice nette peut se faire du souci : tout se passe comme si les importateurs grecs, français, etc. payaient l’Allemagne à partir d’euros créés par la BCE. Les importateurs, aujourd’hui, se contentent de payer en euros déversés par la banque centrale alors que naguère il fallait payer en or. Nous sommes aujourd’hui dans le paysage d’une France en déséquilibre de compte courant qui, plongeons-nous en 1918, verrait ses créanciers en marchandises accepter sans limite, le paiement desdites marchandises en Francs. Il aurait suffi d’imprimer des billets pour, sans limite, et financer la dette publique et financer le déséquilibre extérieur. Un rêve qui ne pouvait bien sûr se réaliser. C’est pourtant aujourd’hui le cas et on comprend bien que si, pandémie voire accident climatique  oblige, une dévaluation interne s’avérant impossible, il n’y aurait plus qu’à espérer l’acceptation par l’Allemagne d’une croissance sans limite des soldes TARGET2.

Bien évidemment la prolongation de la crise sanitaire qui va s’agrémenter de l’urgence climatique éloigne la question du remboursement de la dette. Il ne sera guère possible de revenir- comme prévu- d’ici la fin de l’année 2022 aux critères classiques des 3% de déficit et 60% de  dette. Il ne sera pas non plus possible de s’éloigner des taux de l’intérêt proche de Zéro, et il faudra maintenir ces taux nuls y compris dans les pays dont les soldes TARGET peuvent inspirer la méfiance des spéculateurs. Parallèlement il ne sera pas possible de supprimer toute rémunération de l’épargne en particulier  pour les citoyens allemands. Il ne sera pas non plus possible de laisser se développer des inégalités sociales de plus en plus nourries par la spéculation consistant à d’endetter à taux nuls pour acheter des actifs financiers. Les inégalités sociales nourries par la rente sont plus insupportables que celles nourries par le jeu de l’économie. Il ne sera pas non plus possible de voir des Etats dont le patrimoine net devenu négatif se déplace dans quelques mains privées au sein d’une population dont le patrimoine resterait inchangé. Plus globalement il parait difficile de voir se poursuivre une architecture institutionnelle en Europe qui laisse impuissant ces plus grands représentants, dont bien évidemment la France, alors que partout dans le monde des Etats porteurs de projets puissants s’affermissent ou émergent.

Clairement la solution n’est pas « plus d’Europe » dans le respect du présent carcan institutionnel. Il est bien davantage d’éloigner la commission et d’inviter quelques grands gouvernements à définir par le haut on ordre budgétaire radicalement nouveau dont la seule limite serait de proscrire le risque de défaut pour le participant le plus faible. Cela signifierait bien évidemment une logique massive de transferts. Ultime recours justifiant le maintien d’un Euro dans le cadre d’un projet de puissance. Un tel scénario est-il encore envisageable sous le poids du déficit de légitimité de certains pouvoirs nationaux dont bien évidemment le pouvoir français

 

[1] Décision en date du 8 juillet 2021 et bien analysée par Natacha Valla dans un article du Monde du 20 juillet : « La BCE abandonne l’archaïsme monétaire ».

[2] Nous pourrions prendre le cas de la banque d’Angleterre qui après les guerres napoléoniennes eut à gérer une dette colossale. Nous ne le prendrons pas car il s’inscrivait dans un système indéfectible d’étalon -or et surtout parce qu’il fut géré paisiblement dans un temps très long allant de 1820 à 1914. Nous ne disposons pas aujourd’hui du confort de la stabilité et de la durée.

[3] Désignée habituellement par l’expression de « golden points » chez les économistes, ce point mérite explication. En régime d’étalon-or, les taux de change ne peuvent réellement fluctuer puisque, chaque monnaie étant convertible, le taux se définit sur un rapport de poids de métal précieux. Prenons un exemple : si une livre sterling se convertit en 1 gramme de métal et si un Franc se convertit en 2 grammes de métal, le taux de change est de 2 livres pour un franc. Comme la convertibilité est légalement assurée, toute modification de prix de la monnaie sur le marché des changes ne peut être de grande ampleur. Ainsi, si le cours du Franc venait à dépasser les 2 livres, il deviendrait intéressant pour l’acheteur de francs, par exemple un acheteur britannique de bijoux français, de payer directement en métal précieux et de ne plus recourir au marché des changes. Sur le marché des changes les fluctuations sont donc bloquées par ce qu’on appelait les « golden-points ».

[4] Pour l’essentiel la présente flambée des prix sur un certain nombre de biens est le résultat de la dislocation planétaire des chaines de la valeur qui crée en de multiples endroits des goulets d’étranglement.

[5] CF :  http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-construction-politique-du-marche-de-la-dette-publique-85707447.html

[6] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/11/quelles-limites-a-la-toute-puissance-des-banques-centrales.html; http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/10/comprendre-la-toute-puissance-de-la-banque-centrale.html; http://www.lacrisedesannees2010.com/2020/07/les-banques-centrales-vont-elles-devenir-de-etats-partie-2.html.

[7] Il s’agit d’un dispositif permettant le règlement des transactions financières entre banques commerciales situées dans les pays différents de la zone euro. L'ensemble de ces transactions s'accumule en termes nets sous la forme de soldes qui figurent à l'actif ou au passif de chaque BCN. Les soldes TARGET2 sont donc le reflet comptable des relations économiques et financières transfrontières impliquées par la liberté de circulation des capitaux en zone euro. Ils expriment ainsi la situation extérieure de chaque pays. En cela ils sont une information majeure sur la réalité de chaque nation. Un solde négatif signifie que le pays concerné paie avec des euros imprimés et non plus avec des devises acquises sur l’extérieur. L’Allemagne avec un solde très excédentaire accepte donc d’être payée avec de la monnaie imprimée qui n’est pas à l’inverse du dollar américain réserve de valeur.

 

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