Les handicaps du capitalisme spéculatif dans les anciens pays développés sont aujourd’hui connus et ne souffrent plus de contestations. La liste est longue et peut être déclinée sous la forme d’un enchaînement plus ou moins approximatif de causes et d’effets : mode organisationnel de plus en plus déséquilibré entre propriétaires ( actionnaires) et salariés[1] ; faible investissement dans l’économie réelle[2] et financiarisation croissante de toutes les activités humaines ; croissance faible ; disparition des gains de productivité et perte de compétitivité au profit de géants asiatiques ; endettement devenu colossal des acteurs privés (ménages, entreprises) ; dette publique devenue abyssale débouchant de plus en plus sur une simple monétisation ; hausse considérable des prix des actifs, accumulation patrimoniale déséquilibrée génératrice de très fortes inégalités sociales[3] ; concentration croissante dans toutes les branches d’activités avec formation de rentes défavorables à la recherche et l’innovation[4].
La France ajoute à ces caractéristiques communes ses propres spécificités. La non acclimatation du néolibéralisme à la culture fondamentale du pays a entrainé des politiques de compensation, avec en particulier la prise en charge par l’Etat des effets les plus contestés des caractéristiques organisationnelles imposées à l’échelle mondiale. D’où des dépenses sociales - très bureaucratisées- beaucoup plus élevées que dans l‘ensemble des pays de l’OCDE ; d’où aussi des prélèvements obligatoires plus importants et au final une dette publique très élevée dans un contexte de sous compétitivité et de désindustrialisation plus marquée que dans les autres pays. La crise sanitaire vient d’élargir le périmètre de cet interventionnisme avec les programmes d’aides aux entreprises, programmes correspondant à un travail de « zombification » partielle de nombre d’entreprises déjà malades de la mondialisation.
Cet ensemble de handicaps qui caractérise le capitalisme moderne, est bien sûr à comparer à l’ancien régime d’accumulation autrefois appelé fordisme. Dans ce régime, le rapport de forces au sein de la grande entreprise était fort différent et les actionnaires y tenaient une place beaucoup plus réduite. Ce type organisationnel fut largement théorisé par James Burnham[5], à la suite d’autres auteurs américains qui avaient déjà observé concrètement la puissance des managers vis-à-vis des propriétaires[6]. Ce rapport de force fort différent explique largement les caractéristiques essentielles du capitalisme de l’époque : investissement matériel beaucoup plus élevé assurant la construction du pouvoir symbolique de managers non propriétaires ; croissance globale beaucoup plus élevée ; recherche de rationalisation et d’innovations elles-mêmes porteuses de pouvoirs symboliques ; gains de productivité très élevés ; redistribution de ces gains aux salariés dans un contexte d’actionnariat non dominant ; demande globale nourrie par des profits qui se réinvestissent massivement et des salaires qui se dépensent. Dans le cas français, les choses sont encore plus simples car un tel modèle correspond davantage à la culture française où la liberté est beaucoup moins ancrée dans la propriété que dans le monde anglo-saxon. C’est dire que culturellement ce qu’on appelait fordisme correspondait à une sorte d’idéal français avec, de fait, un travail coordonné entre « managers/organisateurs » publics et « managers/organisateurs » privés . D’où une planification indicative fort éloignée du « Nudgisme » et plus proche de l’idéologie d’un intérêt général. D’où aussi une cohésion sociale moins difficile car moins inégalitaire que dans le capitalisme de spéculation[7].
Le moteur du passage de l’accumulation fordienne à l’accumulation spéculative est bien évidemment la finance qui, en se développant, va donner des armes à l’actionnaire et lui permettre de changer le rapport de forces à l’intérieur de l’entreprise et transformer le manager en serviteur volontaire de la finance. Reste à savoir pourquoi elle va se développer, et progressivement transformer tous les acteurs internes de l’entreprise en esclaves de sa logique. Nous renvoyons ici à la lecture d’un ouvrage fondamental rédigé par notre collègue Pierre-Yves Gomez[8]. Cet auteur explique de façon détaillée la métamorphose de l’entreprise, à partir d’une décision du gouvernement américain, dans un contexte a priori très éloigné de notre sujet[9]. Nous souhaitons quant à nous aller plus loin, et voir que c’est la fin du système monétaire de Bretton Woods[10], qui est peut-être le premier big bang de l’accumulation spéculative.
Parce que le système de Bretton Woods restait encore rattaché - certes de très loin- au métal précieux, le monde vivait plus ou moins encore dans le système d’étalon-or du 19ième siècle. Il était donc fait de rigidités : difficultés d’imprimer des dollars au-delà d’une certaine limite, en raison de la menace de la conversion en or par des banques centrales partenaires, tenues en laisse par les Etats participants. N’oublions pas qu’à l’époque, les dites banques ne jouissaient pas de la fiction d’une indépendance leur permettant d’être au service de la finance comme aujourd’hui. Cela signifiait qu’il fallait aussi limiter la création monétaire par les banques américaines dont une partie de l’activité internationale permettait le développement du déficit de la balance des paiements ; donc le gonflement des « balances dollars », dont le montant était régulièrement comparé à la masse de métal tenu par le gouvernement américain. La rigidité était aussi celle des taux de change qui ne pouvaient connaître de variations qu’à l’intérieur d’un couloir très étroit (plus ou moins 1%).
Globalement, le système de Bretton Woods était encore le frein d’un nomadisme financier toujours prêt à sortir de sa marmite. La spéculation sur les taux de change était peu envisageable car peu rentable : les modifications de parité sont -politiquement non pas interdites- mais très difficiles à envisager. Cela signifie un commerce international sécurisé. Les mouvements de capitaux sont limités et un contrôle des changes vient brider le nomadisme afin de respecter l’engagement sur la fixité des taux. Le déficit américain doit rester contenu et sa pression inflationniste sur les autres pays doit être limitée pour - là encore- maintenir la fixité des taux. Au-delà, nous sommes encore dans un monde où, selon la thèse de Burnham et ses nombreux collègues[11], « l’Organisateur » public ou privé est un être rationnel au service d’une idéologie de l’intérêt général qu’il veut servir pour en tirer des avantages symboliques. Et cet organisateur rationnel veut de la stabilité. Cela signifie que la finance ne peut se déployer à partir de « paris » sur de simples fluctuations de prix. Les seuls risques éthiquement envisageables se font sur l’investissement matériel, lequel doit se déployer dans un monde stable et sécurisé. C’est ainsi qu’à l’interdiction de la spéculation sur la monnaie va, de fait, s’ajouter une certaine interdiction de la spéculation sur la plupart des autres marchandises. Le système organisationnel mondial chapeauté par celui de Bretton Woods fera que nombre de marchandises internationales verront leur prix fluctuer dans d’étroites limites. C’est bien évidemment le cas du pétrole dont la valeur du baril va rester stable jusqu’au début des années 70…précisément jusqu’à l’écroulement de Bretton Woods….
La fin de Bretton Woods est précisément la fin d’un monde sécurisé lequel deviendra un gigantesque marché pour une finance libérée. Concrètement la fin de la convertibilité du dollar en or débouchera en 1974 -et plus encore en 1976 avec les accords dits de la Jamaïque- sur la fin des taux de change fixes, et donc sur des risques majeurs de changement de parité, à l’adresse de tous les acteurs du commerce international. L’économie financière qui, à quelques exceptions près, se confondait avec l’économie réelle et les limites étroites de ses investissements très matériels, va pouvoir s’en détacher. Désormais, elle va pouvoir s’annoncer comme marchande de sécurité sur une réalité mondiale économiquement désécurisée. Son premier très gros marché sera celui des devises abandonnées par la disparition de l’ordre de Bretton Woods. Il est aujourd’hui un marché quotidien représentant environ 3 fois le PIB annuel de la France. Exprimé autrement ses échanges quotidiens sont plus de 1000 fois supérieurs à la production matérielle quotidienne de la France… Et puisque ce premier gigantesque marché est un achat/ vente de couverture de risques (chaque opération est un risque qu’il faut couvrir car l’objet échangé n’est qu’un gain ou une perte future), il faut bien que le « parieur » (trader) puisse reporter le risque sur un autre. Par essence le marché de la couverture de l’insécurité ne peut être que fortement croissant. Développer l’insécurité devient ainsi la matière première ultime de la finance[12].
Désormais, le vieux fordisme n’est plus accompagné dans sa logique rationnelle par une finance qu’il contient et qu’il maitrise. C’est, à l’inverse, une finance dévorante qui doit être accompagnée et aidée par ce même vieux fordisme. Ce dernier doit donc se transformer radicalement avec l’émergence d’entreprises d’un nouveau type dont la seule vocation sera de produire de la valeur. Est-ce à dire que les anciennes entreprises dites fordiennes ne produisaient pas de richesses ?
Nous approfondirons ultérieurement ce thème dans une seconde partie.
[1] Au cours des 30 dernières années, dans les pays de l’OCDE, les salariés ne récupèrent que 45% des gains de productivité du travail du travail, le solde allant directement vers les actionnaires.
[2] Par le biais de rachats massifs d’actions dans les 500 plus grandes entreprises américaines, c’est seulement 7% des profits réalisés au cours de la dernière décennie qui vont se transformer en investissements dans l’économie réelle.
[3] La seule richesse immobilière passe d’une valeur de 70% du PIB en 1998 à 340% en 2020.
[4] La concentration se mesure par l’élévation de la part de marché dans les différentes branches au profit des entreprises les plus importantes. Cette concentration s’est considérablement élevée aux USA au cours de ces dernières années, phénomène accéléré par la crise sanitaire.
[5] Sa thèse fondamentale ne fût traduite en France qu’en 1947 chez Calmann-Lévy. Son titre : « l’Ere des organisateurs ».
[6] On peut citer ici les travaux d’Adolf Berle et Gardiner Means.
[7] Ce point est sans doute à nuancer car, bien avant le capitalisme spéculatif, il existait aux USA une certaine coordination entre ce qu’on appelait le « big business » et le « big government » .
[8] « L’esprit Malin du capitalisme » ; Desclée De Brouwer ; 2019.
[9] Il s’agit de la loi ERISA (Employer Retirement Income Security Act) du 2 septembre 1974 qui va transformer les caisses de retraites des entreprises en établissements financiers autonomes désormais chargés de diversifier leurs placements. Cette loi est le point de départ d’un fantastique développement de la Bourse et le fait que désormais une partie des retraites ne dépend plus de l’entreprise concrète de jadis mais du rendement d’un capital devenu abstrait. La richesse dépendra de moins en moins de l’économie réelle et de plus en plus de l’économie financière.
[10] Nous venons d’enregistrer le cinquantième anniversaire de sa disparition le 15 aout 1971.
[11] Collègues comme John Kenneth Galbraith et Alfred Chandler aux USA ou Michel Crozier voire Alfred Sauvy en France.
[12] Les outils de la finance sont bien sûr connus des praticiens. Pour autant Ceux -ci n’ont qu’une conscience limitée de la réalité de leurs pratiques. Pour une analyse détaillée des mécanismes fondamentaux de la finance le lecteur pourra se reporter sur l’article suivant : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-finance-et-droit-le-couple-impossible-122457721.html