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26 août 2021 4 26 /08 /août /2021 09:48

La première partie du présent article n’introduisait pas de lien mécanique entre la décision du Président Nixon du 15 août 1971 et le capitalisme spéculatif d’aujourd’hui. Elle se bornait simplement à signaler que cette décision correspondait à la disparition d’un verrou, celui qui empêchait assez largement de généraliser le monde des « paris » sur de simples fluctuations de prix. Notre conclusion était donc que, désormais, une armure ou un bouclier disparaissait. La fin de Bretton Woods ne relève pas d’une intention constructiviste – le Président Nixon ne savait pas qu’il allait par sa décision participer à la construction d’un ordre nouveau - mais d’une tentative de solution pratique à la question de la  contradiction entre le statut de monnaie de réserve du dollar et le stock d’or maîtrisable par les USA..

Par contre, nous allons tenter de montrer dans cette seconde partie que la décision américaine allait entrainer une chaine de contraintes et d’opportunités recouvrant tous les aspects de la vie économique, social, politique et idéologique. Donc, une chaîne aboutissant au monde dont nous avons présenté certaines des caractéristiques au début de la première partie du présent article.

Parce que le monde économique se trouve désécurisé par les changes flexibles, la finance va opportunément proposer ses services en vendant de la sécurité : Les entreprises vont acheter de la couverture de change à des entreprises financières. Ces mêmes organisations ne peuvent gagner à l’échange (contrat ferme, swaps de devises, options, etc...) que si, elles- mêmes, peuvent se couvrir vis-à-vis d’autres financiers, qui eux-mêmes devront se couvrir... Plus la chaîne est longue, plus la liquidité est importante et plus les apparences de la sécurité se manifestent aux yeux de tous les parieurs. On comprend donc la logique : le verrouillage nouveau des taux de change n’est plus politique ( engagement des Etats) mais le produit d’une « chaîne de paris » la plus grande possible. C’est dire que la finance ne peut vivre en vase clos et a besoin d’agrandir en permanence sa profondeur et son périmètre. La couverture ne peut être un pari entre deux acteurs seulement, elle suppose un nombre quasi infini de partenaires. Rien n’est en effet plus grave dans cette réalité que le risque de l’illiquidité.  La suite du présent texte est donc une présentation sommaire de l’approfondissement de la logique des « paris » dont le produit est la construction quasi automatique du monde présent.

Les gains sur les paris seront d’autant plus importants que le commerce international  se développe de façon continue. Parce qu’avec la fin de Bretton Woods le dollar est libéré de sa contrainte de convertibilité, il devient une matière première nourrissant des déficits massifs de la balance américaine des paiements, donc des balances dollars nourrissant le commerce international et les paris sur devises. Et la matière première dollar devient réserve illimitée puisque la convertibilité a disparu. L’intérêt de la finance est donc de militer pour l’élargissement du libre-échange. Exigence qui sera progressivement réalisée dans le multilatéralisme de l’OMC.

Parallèlement, les paris seront mieux assis s’il se met en place une parfaite circulation du capital, parfaite circulation que l’on peut sécuriser par des couvertures sur les devises mais aussi par des couvertures sur les taux d’intérêt.

Les nouvelles libéralisations qui se mettent en place, supposent que cessent les interventionnismes de jadis concernant les prix de toutes les marchandises. Par congruence, toute marchandise peut faire l’objet de couverture et donc les marchés à termes fort rares deviennent des outils quotidiens[1]. Les stocks eux-mêmes peuvent faire l’objet de couvertures et donc de paris. Parallèlement les paris qui concernent à peu près toutes les marchandises vont aussi technologiquement évoluer, le parieur sera aidé par des algorithmes qui vont optimiser les décisions sous la houlette de "roues d'algorithmes" travaillant à l'échelle du millionième de seconde. Tout aussi parallèlement ce monde va consommer des quantités ahurissantes de compétences mathématiques et informatiques.

De proche en proche, sans même une logique d’intentions, l’univers des « paris sur fluctuation de prix » (d’abord les devises, puis les taux d’intérêt, puis au-delà des actifs, toutes les marchandises) va investir l’entreprise comme chantier à réorganiser. Jusqu’à présent l’entreprise fordienne voyait le monde des paris comme un modèle de protection à périmètre très limité. La fin de Bretton Woods désécurise le monde et l’entreprise fordienne -désormais exposée à de nouveaux risques- est heureuse, de trouver dans son périmètre, des marchands nouveaux qui sécurisent son activité. En même temps, les matières premières du monde des parieurs vont lui permettre de se mondialiser. En ce domaine, la liberté totale de circulation du capital devient une pièce maitresse. Cette liberté crée en effet une grande dissymétrie entre un facteur travail immobile et un facteur capital complètement libéré, d’où la connexion des entreprises sur les zones de bas salaires et l’accroissement de la pression concurrentielle. La dissymétrie est aussi engendrée par la métamorphose des caisses  de retraites qui n’ont plus à être enchâssées mécaniquement dans des entreprises ou des réglementations publiques et qui peuvent être embrigadées dans le monde des parieurs. Ces derniers, avides d’une quantité toujours croissante d’oxygène (il faut toujours plus de couvertures pour couvrir d’autres couvertures) doivent suggérer la création d’un système de retraite davantage par capitalisation que par simple répartition. Et parce que la liquidité la plus large est à la fois une opportunité et une contrainte, les marchés bousiers doivent se développer. Ces derniers interconnectés abandonnent, quelques années après la fin de Bretton Woods, le « fixing » et s’acheminent vers la cotation en continue afin d’assurer, là encore, la sécurité apportée par la très grande liquidité au profit des parieurs.

La Bourse devenue importante pour les parieurs va devenir un facteur radical  de transformation des entreprises. La concurrence entre entreprises, plus large et plus vaste, résultant du jeu des parieurs ne sera plus simplement celle entre les marchandises qu’elles produisent mais va aussi résulter des conditions de leur financement. Il y a des entreprises qui, pour investir, pourront s’endetter facilement et d’autres qui ne le pourront pas. Progressivement, il faudra au-delà du nombre d’entreprises cotées, veiller au cours boursier. La hausse des cours qui doit nourrir les parieurs devient un enjeu dans la solvabilité et la capacité à s’endetter. Petit à petit, la tribu des grands organisateurs chère à James Burnham est déstabilisée : l’organisation fordienne est en perte d’autonomie, renouvelle difficilement la complémentarité des intérêts entre  le travail et le capital, ne peut plus se désintéresser des cours de la bourse. Les grands organisateurs chers à Burnham entrent dans un processus de vassalisation vis-à-vis des parieurs. De plus en plus, l’entreprise cotée est prisonnière de la valeur de son action et les parieurs attendent d’elle des résultats. Certes les actionnaires ne sont plus que des parieurs mais ces derniers utilisent la puissance de la propriété pour redessiner le rapport de forces entre capital et travail. L’organisateur Burnhamien assurait la congruence, désormais l’organisateur nouveau se doit d’être au service des parieurs.

Attirer les parieurs c’est aussi promettre[2] des rendements supérieurs en communicant sur des nouvelles technologies, des produits révolutionnaires, une digitalisation hardie, une révolution organisationnelle, un tsunami managérial, etc. De quoi attirer des capitaux dont la rémunération pourra se faire par simple hausse des cours résultant de comportements d’imitation. Et des capitaux qui ne seront jamais de véritables dettes pour personne puisque la hausse des cours pourra rémunérer tous les partenaires[3]. Le capital devient ainsi lui-même un objet de « paris ». D’où des réalités étonnantes comme celle de la capitalisation boursière de TESLA qui rejoint celle de l’ensemble de l’industrie automobile alors que TESLA reste une entreprise de taille très modeste.

Par essaimage il va résulter de tout ceci une transformation radicale des organisations, ce que Pierre-Yves Gomez appelle « l’entreprise-Tableur »[4]. Parce que, dans l’univers des parieurs, le cours boursier devient un enjeu prioritaire, la « valeur de l’entreprise » doit être surveillée en permanence et ce dans toutes ses composantes : paramétrages de toutes les activités, prescriptions d’objectifs rapprochés, contrôle par  myriades d’indicateurs chiffrés, indicateurs d’alerte, mesures des écarts sur chaque indicateur, etc. La culture du reporting part ainsi de la base ; pour participer à la construction de synthèses très transparentes, afin de séduire les parieurs, voire les chefs d’orchestre de ces derniers, c’est -à-dire les grandes entreprises de notation. Au-delà des chargés de communication deviendront les influenceurs stratégiques des parieurs.

La toile -à priori cohérente et infiniment détaillée- qui dans l’entreprise se tisse au service des parieurs aboutit pourtant à un véritable démantèlement organisationnel et managérial. Bien évidemment la chasse aux coûts fait abandonner les charges structurelles avec externalisation massive de nombre d’activités. D’où un fantastique développement des entreprises de « facility management » qui -elles aussi- introduiront les mêmes règles de l’entreprise-tableur dont elles sont les fournisseurs. L’encadrement devient simple  rouage de la machine et la culture du « reporting » deviendra pièce fondamentale du temps de travail. Et parce que le cadre -de moins en moins décideur- se trouve enkysté, voire taylorisé, devant un écran d’ordinateur, le télétravail dispose probablement d’un bel avenir.

Le fonctionnement en boucle d’un tel système aboutit logiquement à la hausse des résultats, hausses qui doivent devenir de nouvelles normes. Si la réalité du profit - généralement le « return on equity »- faiblit, la règle de gestion devient le rachat des actions et donc le maintien de l’entreprise dans la concurrence à la profitabilité[5]. C’est ce qui explique que dans les pays de l’OCDE, entre 1990 et 2019, plus de la moitié des gains de productivité du travail se sont déplacés vers la rémunération du capital.

L’entreprise nouvelle, celle aux mains des parieurs prend ainsi un tout autre visage. Les vieux « rapports sociaux de production » chers à Marx semblent avoir disparu. Le monde des parieurs ne semble plus être le monde des capitalistes. Il n’est plus non plus ce que Marx avait prévu, à savoir le remplacement des capitalistes par ce qu’il appelait des « fonctionnaires du capital »[6], ce que Burnham devait théoriser près d’un siècle plus tard. Il est un monde –celui des parieurs- invisible avec lequel les syndicats n’ont plus prise : les capitalistes n’existent plus et seul le marché existe. Il en résulte bien évidemment la relative disparition des syndicats et des corps intermédiaires au profit d’une société beaucoup plus liquide où seuls les individus comptent. D’où les réformes concernant un marche du travail qu’il faut toujours davantage libéraliser. D’où la fin de régimes spéciaux de retraites.  Le corpus idéologique concernant un tel monde est la fin déclarée du politique et la victoire des théoriciens de l’économie lesquels seront chargés de construire la « contrepartie académique du comportement socialement requis[7] ». Les hommes sont rationnels et s’adaptent à un marché transparent tout en concourant à l’ efficience maximale de ce dernier.

Si maintenant la réalité du monde correspond à celui que nous avons décrit au début de la première partie du présent article[8] on peut comprendre le développement d’une atmosphère de haine et de ressentiments largement disséminée dans le corps social, particulièrement en France où ce monde nouveau se trouve - plus que partout ailleurs- très éloigné du modèle culturel français. Pierre Rosanvallon qui se livre à l’analyse de « épreuves de la vie » semble oublier le lien existant entre les réalités humaines d’aujourd’hui et la généralisation des « paris sur simples fluctuations de prix »[9]. Comme quoi il est difficile de proposer des solutions sans diagnostic approfondi. Patrick Artus semble davantage le comprendre mais se contente d’une diminution significative du « return on equity » par distribution d’actions aux salariés[10] pour changer l’ordre du monde. Probablement, un remède qui fait suite à un diagnostic plus élaboré mais qui reste insuffisant.

Nous verrons dans une conclusion générale qui sera publiée dans quelques jours ce qu’il convient de penser de ce nouvel état du monde et plus encore du danger des faux diagnostics.


[1] Qui pouvait penser avant 1971 qu’une entreprise comme Total allait utiliser les services de plusieurs centaines de traders ?

[2] La finance était déjà perçue il y a bien longtemps comme un « commerce des promesses » une expression qui était le titre d’un ouvrage publié au seuil par Pierre Noel Giraud en 2001.

[3] Pierre- Yves Gomez va en conclure que les nouvelles organisations par le biais de paris réussis sur l’avenir vont entrainer l’obsolescence des dettes. Cf « l’Esprit malin du capitalisme » Desclée De Brouwer ; 2019.

[4] Cf pages 23 et suivantes de son ouvrage.

[5] Au cours de ces dernières années les programmes de rachats d’actions pour les 500 premières entreprises américaines représenteraient plus de la moitié du profit global. Sources : Patrick Artus et Marie Paule Girard : « La dernière chance du capitalisme » ; Odile Jacob ;2021. Signalons par ailleurs que Total Energies vient d’annoncer que 40% de son cash généré par un baril supérieur à 60 dollars serait dédié au rachat d’actions.

[6] Marx parlait même de « l’expulsion des capitalistes par le capitalisme ». En cela il voyait peut-être déjà les difficultés des patrons de PME, restés capitalistes et qui, pour autant, se trouvent contraints par les normes des grandes entreprises elles- mêmes animées par la logique des parieurs.

[7] Cf Herbert Marcuse dans : « l’Homme unidimensionnel » ; Editions de Minuit ;1968

[8] Nous invitons ici le lecteur à relire les deux premiers paragraphes de la première partie publiée le 20 aout dernier sur le blog.

[9] Cf son ouvrage : « Les Epreuves de la vie, comprendre autrement les français » ; Seuil ; 26 août 2021.

[10] Cf l’ouvrage déjà mentionné : « La dernière chance du capitalisme » ; Odile Jacob ;2021.

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commentaires

J
Ce que vous ecrivez est factuellement exact. Toutefois, vous n'abordez pas la question de l'intention.ou le la raison pour laquelle toute cette séquence a été lancée. Un simple exemple: En 1972, assassinat à Munich des athlètes israëliens par septembre noir. Riposte d'Israël sur les palestiniens Kissinger demande à la famille Seoud de provoquer au sein de l'OPEP un embargo pétrolier avec objectif de faire passer le cours de baril de 3 à 12$. sur 1973. C'est une conséquence directe de l'abandon du gold exchange qui rendait cela impossible. Le plan de l'oligarchie financière internationale était d'émmettre de la "fausse monnaie" (argent créé ex-nihilo) dont ils auraient seuls le contrôle.<br /> Toute l'escroquerie tient sur le fait que les contribuables sont les payeurs en dernier ressort de masses d'argent qui n'ont aucune existence économique.
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C
Excellent article. Je vou renercie.
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