Plan de la note
1. Dépasser le narratif géopolitique
2. L'humanité dans tous ses états
3. Les états du monde américain
4. Un nouvel état du monde américain fondateur d' un nouveau monde ?
5. La disparition de l'âge institutionnel comme disparition de la démocratie ?
Les évènements semblent s'accélérer aux USA. On peut les énumérer, les commenter, porter un jugement etc. Décrire, s'alarmer, voire s'offusquer, n'est toutefois pas expliquer. Il faut donc aller plus loin et essayer de proposer une grille de lecture de ce qui se passe et qui concerne a priori l'aventure de l'Etat américain aujourd'hui et peut-être celle du reste du monde. Nous avons souvent tenté d'utiliser des concepts : capture de l'Etat, grandes phases historiques de ce dernier sous formes d'âge patrimonial, d'âge institutionnel, et d'âge relationnel, enfin lecture à partir du couple règlement/ contrat ou loi/prix.
1. Dépasser le narratif géopolitique
Ces concepts semblent pouvoir se rassembler autour d'une axiomatique et il nous semble que le couple loi/prix en est la base. En dehors de ce qui relève de la vie intime voire vie réduite au cercle domestique ou familial, Loi et prix sont les invariants de toute communauté humaine. Partout existe des règles de vie commune et partout il y a tendance à nouer des relations dépassant le simple règlement et donc assurant ce que l'économiste appellera "échange mutuellement avantageux" et qui apparaîtra sous la forme d'un prix.
Règles et prix ou loi et prix sont maintenant des réalités qui dépassent les membres de la communauté. Clairement, les humains n'ont pas la maîtrise des relations qu'ils nouent entre eux, et règles et prix sont en quelque sorte des extériorités qui conditionnent la faiblesse de l'humaine condition : il faut effectivement obéir à la loi et le prix est une réalité qui s'impose aux acteurs. Un peu comme l'artiste peintre toujours obligé de passer par une extériorité : la toile, la pierre, le mur, le mode d'accroche, etc. pour exprimer une œuvre et un talent.
2. L'humanité dans tous ses états
Dans le monde, non plus artistique mais simplement humain, les extériorités sont l'objet d'un combat qui va faire naître ce qu'on appelle un Etat lequel devient un centre de gravité enjeu d'un accaparement. Ce qui nous fait tomber dans l'idée de capture : un membre du groupe humain considéré, ou un sous-groupe, voire la totalité de la communauté humaine va tenter de maîtriser les extériorités. Hobbes aurait dit qu'il s'agissait d'un passage à la civilisation et Marx un effet de la lutte des classes. On pourrait multiplier les narrateurs de ce fait majeur intervenu très récemment dans l'histoire humaine : moins de 7000 ans. Une durée toutefois suffisamment longue pour que l'on puisse repérer des modes de fonctionnement souvent stables et divers.
Le stade patrimonial est sans doute le plus ancien et la règle donc la loi est le fait d'un seul. Architecture qui ne peut guère laisser de place au marché et au prix, réalité qui suppose une autonomie des acteurs qui n'existe pas. Le couple loi/ prix est très déséquilibré et le marché à ce stade ne peut que concerner ce qui est souverainement décidé par l'accapareur. Historiquement, il pourra s'agir d'un commerce international complètement maîtrisé par l'accapareur. Un peu ce que Marx appelait "mode de production asiatique".
Le stade institutionnel est celui où les extériorités toujours accaparées, sont partagées entre des groupes divers : personnel politique bien sûr, mais aussi des acteurs privés de ce qu'on appellera l'économie, voire des financiers qui vont de plus en plus maîtriser ce qui était jadis le monopole absolu du tenant du stade patrimonial : la monnaie. Historiquement, cela correspond bien au mercantilisme européen. Des institutions exprimant et validant ce partage des pouvoirs vont naître et se développer, avec les règles, donc les lois correspondantes. Bien évidemment, les lois vont aussi concerner le développement ou la configuration de l'espace marchand. Dans le couple loi/ prix, il y a rééquilibrage en faveur du second terme. Son point d'aboutissement est quelque chose comme la démocratie.
Le stade relationnel est a priori celui de la victoire des marchés sur la loi, cette dernière se devant de devenir toute petite ( il faut déréguler) et le prix devant devenir l'extériorité quasi unique (même les questions climatiques doivent se régler par des prix). Ce monde suppose une interaction sociale reposant intégralement sur des engagements volontaires privés dans lesquels on échange de façon mutuellement avantageuse des titres de propriété. Il suppose bien évidemment une confiance qui est elle-même une externalité. Difficile d'abandonner définitivement la problématique des externalités.
Compte tenu de cet équipement théorique : dans quelle configuration se trouvent aujourd'hui les USA ?
3. Les états du monde américain
On pouvait penser jusqu'à maintenant que les Etats-Unis se trouvaient être les moteurs avancés de l'âge relationnel. A priori, ils n'ont jamais connu l'âge patrimonial et ses fondateurs, pour l'essentiel, ne furent que des séparatistes des âges plus ou moins patrimoniaux des Vieux Etats européens. D'une certaine façon, l'âge relationnel fut la première architecture de ce qui allait devenir l'Etat américain. Les règles vont largement se déduire du marché alors que traditionnellement -en Europe ou ailleurs- elles conditionnaient ou interdisaient le marché. On pourrait sans doute nuancer en distinguant les descendants du Mayflower (1620) de ceux de Virginie qui, moins célèbres, s'installent en Virginie avec une cargaison d'esclaves(1619). Le nord est ainsi davantage plongé dans l'âge relationnel et le sud dans une variété particulière d'âge patrimonial. Ce n'est que l'indépendance puis la guerre de sécession qui vont confirmer un âge institutionnel. Au delà des aspects moraux, la guerre de sécession construit de nouvelles règles tout en élargissant le marché. La fin de l'esclavage élargit le marché du travail avec la généralisation du salariat : plus de marché et règles plus conformes à celles des droits de l'homme déjà largement théorisées à l'époque.
De fait, la capture du pouvoir sera moins le fait des politiques que des chefs d'entreprises qui deviennent non pas les oligarques des pays de l'Est, mais de simples acteurs de l'ère des organisateurs décrite par James Burnham. Il n'y aura pas de groupes césaristes ou nationalistes et on s'arrête simplement à l'exceptionnalisme ou au messianisme des USA. D'où un âge institutionnel qui dépassera largement le cadre national avec la promotion d'institutions internationales que l'espace marchand sera invité à respecter voire à promouvoir: ONU, Banque Mondiale, FMI, OMS, OMC, USAID, Accords de Paris, AGOA (African Growth Opportunty Act), etc. Avec aussi la promotion d'un soft power que l'on pourra trouver dans nombre de mouvements culturels voire entreprises et associations type Rotary.
ET si l'exceptionnalisme ou le messianisme exige la protection du marché à une échelle mondiale cela suppose l'édification d'un outil militaire de grande taille, outil capable d'endiguer les Etats dominés par des appareils politiques opposés au marché, Etats devenus forme moderne de l'âge patrimonial. Ce qui nous ramène à la situation de la guerre froide. L'Etat américain est donc plongé dans un âge relationnel enkysté, dans une réalité institutionnelle qui, par le biais d'un soft power, va rayonner à l'échelle mondiale.
4. Un nouvel état du monde américain pour un nouveau monde ?
La période qui va suivre devient douloureuse car l'élargissement du marché entraine la désindustrialisation du pays et la fragilisation des travailleurs des entreprises correspondantes. Le bloc au pouvoir n'en mesure pas les conséquences et imagine que la dévalorisation des "biens salaires" désormais produits en Asie compense les fragilités créées tant au niveau de l'entreprise qu'au niveau des citoyens. De quoi à terme provoquer des tentatives de retour en arrière. Simultanément, les USA passent du messianisme et de la promotion de l'American way of life à un politiquement correct déjà contaminé par les grandes vagues de l'idéologie de la "déconstruction", elle même issue de l'Université française des années 70. Grandes vagues facilitées par la forte hétérogénéité ethnologique de la société américaine. C'est l'époque du wokisme, du mouvement LGBT, de la discrimination positive, de la guerre sur les normes, etc.
Curieusement, le monde libertarien n'est pas insensible à l'idéologie de la déconstruction dans la mesure où, pour lui, l'entreprise est la structure politique de base qui se doit de contribuer à l'effacement des réalités institutionnelles qui entravent encore la logique d'un marché sans limite. D'où une attitude ambigüe entre l'acceptation des discriminations positives, la LGBT, etc... et la volonté de protéger sans limite le marché : refus de l'encadrement des cryptomonnaies, refus des normes de responsabilité sociales et environnementales, refus des hausses de l'intérêt, refus de taxes sur plus values latentes, etc. Au delà, puisque seule l'entreprise est une organisation politiquement justifiable, l'Etat n'est effectivement plus qu'un organe à conquérir et ce sans grand respect. Ce qu'on appelle Etat de droit n'a plus aucune légitimité et il n'est pas impensable de le contourner et de le détruire y compris par la force.
D'où les dérives constatées dans nombre de propos : "paix par la force", "celui qui sauve son pays ne viole jamais la loi", "les décisions de justice ne peuvent entraver le président", etc. De fait, l'âge relationnel devenu hégémonique peut rejoindre l'âge patrimonial.
D'où les conflits d'intérêt majeurs avec, par exemple, l'appropriation complète de la puissance publique pour contrer radicalement BOEING dans le projet ARTEMIS à propos de la reconquête de la Lune.
5. La disparition de l'âge institutionnel comme disparition de la démocratie ?
D'où l'effacement de l'âge institutionnel : les alliés deviennent des sujets, l'aide au développement peut devenir pure prédation calculée, le droit peut devenir un pur rapport de forces, les institutions les plus établies peuvent devenir outils impérialistes, et les Etats eux-mêmes peuvent être colonisés ou avalés sans ménagement. Nous retrouvons l'époque de la frontière avec non pas un Etat mais des individus qui au nom du premier arrivé peuvent se déclarer propriétaire et maître du jeu économique.
Arrivés aux limites, nous retrouvons "l'entreprise-Etat" où le manager est amené à évaluer sa puissance non plus seulement en termes financiers mais en termes de pouvoir politique brutal. Moment probablement unique dans l'histoire des Etats où un monde du marché généralisé et confiant pour tous s'accompagne de brutalité et de violence.
Curieusement, parce que le monde libertarien se veut maître de l'Etat, il peut nouer quelque alliance avec les nationalistes et césaristes qui aspirent à retrouver l'Etat protecteur -celui de l'âge institutionnel fortement marqué par le fordisme- âge qui avait assuré la puissance industrielle des USA. D'où la volonté de taxer le commerce international, donc le marché chéri des libertariens. Dans la nouvelle théologie correspondante, celle d'un Stephen Miran, la nation américaine est spoliée par un taux de change irréaliste résultant du statut du dollar: le reste du monde achète des dollars pour se couvrir et contribue ainsi à un dollar trop fort. La taxation des importations voire des bons du Trésor achetés par l'étranger devrait permettre une baisse du taux de change, le rééquilibre des échanges extérieurs et la réindustrialisation des USA. Thèse qui étonne bien évidemment les économistes ainsi que le fait remarquer Raghuram G Rajan, Gouverneur de la banque centrale d'Inde. Mais aussi, thèse qui risque de contrevenir aux intérêts du monde de la finance qui, au delà des jeux de casino largement appuyés par le monde libertarien, s'inquiète des effets récessifs de la taxation. Mais il est vrai aussi que la finance saura se lover dans ce nouveau monde où les décisions brutales présentent l'intérêt de développer la volatilité des cours et donc le territoire de jeu de l'industrie du trading. Globalement, la finance qui avait pu faire son nid dans l'âge institutionnel peut largement s'épanouir entre le monde libertarien et le monde souverainiste.
L'attelage qui s'est mis en place et fait rejoindre les deux stades très opposés dans la question de la capture de l'Etat américain n'est pourtant pas totalement incohérent. Le monde libertarien au nom de son modèle entrepreneurial peut totalement domestiquer l'Etat en récupérant son pouvoir de monopole. Le monde du souverainisme et du nationalisme est -quant à lui- heureux de voir son partenaire libertarien délivrer le pays de l'entreprise de déconstruction et de désinstitutionalisation qui l'ont éloigné de la souveraineté. Equilibre fragile si au total les marchés devaient se rétrécir sous la forme de crise économique.
Au delà, les mâchoires libertarienne et souverainiste devraient logiquement se refermer au prix d'un écrasement de la démocratie. Réalité fort partielle qui intéresse beaucoup les empires et Etats restés patrimoniaux (Russie), d'où des rapprochements qui font l'étonnement des Etats globalement restés dans l'âge institutionnel (Europe). Mais réalité partielle dans la mesure où les Etats patrimoniaux combattent le monde libertarien. Dans ce monde, ce sont les Etats qui dominent les oligarques et non les oligarques qui dominent les Etats. Le tragique de la réalité humaine continuera.