Les débats continuent sur le coût de l'électricité et la justification du remplacement du nucléaire EDF par l'éolien ou le solaire. De ce point de vue, il est utile de retrouver les raisonnements qui furent à l'origine de l'entreprise et de les comparer avec ceux d' aujourd'hui lesquels ont transformé fondamentalement l'entreprise EDF
Quand on dit aujourd'hui qu'il faut laisser la priorité de circulation sur le réseau électrique à l'énergie la moins chère, on peut se justifier en annonçant que le supplément de production, par exemple de l'éolien ne coûte rien ( il est l'effet d'un don d'une nature plus venteuse à tel ou tel moment) et qu'à ce titre il doit se substituer à un coût du KWH nucléaire plus cher. Clairement, à consommation constante, il faut optimiser et si le coût de la dernière unité produite (ce qu'on appelle coût marginal) est inférieur -par utilisation de l'éolien disponible- au coût de la dernière unité produite par le nucléaire, alors il faut qu'EDF réduise sa production nucléaire et laisse la place à un éolien rendu disponible par davantage de vent. C'est ce qu'on appelle la règle de la priorité du non renouvelable. Ce serait donc cette notion de coût marginal qui devrait dicter les stratégies d'optimisation des infrastructures électriques.
Quand on connait l'histoire d'EDF depuis sa naissance, on se dit qu'au fond rien n'a changé. Les ingénieurs économistes directement ou indirectement impliqués dans l'entreprise depuis 1946 - Les élèves du prix Nobel Maurice Allais , dont bien sûr le grand PDG Marcel Boiteux, et tous les autres qui ont succédé et en particulier Christian Stoffaes qui vient de nous quitter- n'ont fait que laisser les clefs du management aux plus jeunes. Il n'en est rien et la règle de la priorité sur la base du coût marginal n'a rien à voir avec celle existant à l'époque où Marcel Boiteux dirigeait l'entreprise. (1967-1987).
Quand dans les années 50/60 les ingénieurs économistes parlent de service public efficient - un terme qui deviendra chez Stoffaes le concept d'utilité publique - ils s'intéressent à une tarification de l'électricité qui serait proche du coût marginal. Du point de vue de l'efficience, le coût marginal est un indicateur incomparable et le consommateur d'électricité doit en payer le vrai coût à peine d'inefficience contaminant l'ensemble du système productif. En effet, si le tarif (devenu aujourd'hui prix de marché) est supérieur au coût marginal, les allocations du capital et du revenu sont dirigées vers des ajustements non optimaux : on pourrait disposer de combinaisons plus efficientes si le tarif était plus faible. A l'inverse si le tarif est plus faible que le coût marginal, on se dirige là aussi vers des allocations non optimales et la société gaspille de l'énergie. Faire rencontrer le service public fort et la compétitivité , surtout pour ce secteur très en amont de l'économie, c'est imaginer une politique tarifaire respectant le coût marginal comme indicateur prioritaire de gestion. Mieux, la politique de l'entreprise se doit d'orienter l'économie en tentant en permanence de travailler en coûts marginaux les plus faibles et si possible faire payer pour chaque niveau de puissance appelé le coût marginal correspondant. Compte tenu que l'entreprise EDF dispose de nombreuses et diverses unités de production, il convient - pour son dirigeant - de classer les dites unités dans l'ordre des coûts croissants et de mettre en activité, d'abord les unités les plus efficaces pour n'engager les plus coûteuses qu'avec le développement de l'appel de puissance par le marché. C'est ce management stratégique qui devait faire naître des tarifs différenciés en fonction des coûts marginaux constatés.
Profitons en pour réaliser que cette politique de tarifs différenciés n'a rien à voir avec ce qu'on appelle aujourd'hui la "tarification dynamique" que l'on trouve notamment dans l'industrie du transport et qui a tendance à essaimer. Ce dernier type de tarification ne cherche pas une optimisation économique et industrielle globale (utilité publique) mais à capter et privatiser le maximum de valeur sur un marché. Ce qui est ici recherché, c'est la captation maximale d'une capacité à payer. On est donc très loin des préoccupations des ingénieurs économistes, de ce qui était l'EDF lors de sa montée en puissance. Et bien évidemment jamais EDF n'a utilisé son monopole pour se constituer une rente de marché alors même que les appels de puissance connaissaient une rapide croissance.
Si l'on en revient au coût marginal tel qu'il est mis en avant aujourd'hui chez les énergéticiens, on s'aperçoit qu'on est très éloigné d'une quelconque utilité publique. Accepter et valider aujourd'hui le principe de priorité au nom de ce bon indicateur que serait le coût marginal, relève d'une tromperie et la substitution du nucléaire par l'éolien ne provient pas d'un principe d'efficience puisqu'il ne permet pas d'ajuster les infrastructures énergétiques globales en fonction des besoins.
Dans le cas du vieil EDF, les infrastructures sont limitées par les appels de puissance avec, sans doute, une certaine marge pour des raisons de sécurité. Si l'économie grandit, il faut plus d'unités de production mais en même temps le signal tarif reste à tout moment efficient. L'infrastructure globale répond toujours en respectant le mieux possible le coût marginal comme indicateur efficient de tarif.
Dans le cas de l'EDF nouveau, la taille de l'infrastructure se doit d'être très excédentaire puisque l'énergie renouvelable reste intermittente et donc non fiable au regard des besoins de la société. Et plus la taille du renouvelable augmente? plus la priorité doit se faire implacable en utilisant l'énergie classique comme un double indispensable. Plus on mettra en avant l'idée de coût marginal nul ou proche de zéro comme marche vers la décarbonation, et plus on consommera du capital que l'on pourrait utiliser ailleurs. la vieille notion de coût marginal n'est plus un indicateur et l'on se dirige ici vers des rendements décroissants.
Philosophes et historiens s'amusent à nous expliquer que la liberté des modernes n'a plus rien à voir avec celle des anciens en particulier celle de nos ancêtres athéniens. On pourrait dire la même chose du management stratégique des anciens dirigeants d'EDF et de celui des dirigeants d'aujourd'hui. L'EDF des anciens n'a rien à voir avec l'EDF d'aujourd'hui et les dirigeants actuels ne se rendent peut-être pas compte que renationalisée à 100%, l'EDF des moderne n'a plus la possibilité ni même l'autorisation de produire de l'utilité publique. Certes, on peut dire que, désormais, EDF doit obéir au marché mais l'entreprise dite moderne ira plus loin en s'infligeant la punition de créer un EDF renouvelable...sans doute au nom de la modernité... Créer une filiale dont l'efficience passe par sa contribution à l'effacement d'une partie de la production nucléaire, et donc participer à la diminution du facteur de charge des centrales françaises déjà classées au dernier rang mondial (60% soit le taux le plus faible du monde) est une faute de stratégie managériale. Aujourd'hui, l'infrastructure électrique globale est en surcapacité et les choses s'aggravent avec le branchement de nouveaux acteurs aussi bien dans le renouvelable que dans ce qui ne l'est pas, pensons à Gardanne par exemple. Cette surcapacité est payée par le nucléaire historique sous la forme d'un effondrement de son facteur de charge (passage de 80% dans les années 90 à 60% aujourd'hui). Les athéniens de l'époque de Périclès connaissaient leur aliénation et savaient que leur liberté était contenue par celle des dieux qui tiraient les ficelles. Les économistes de l'actuelle EDF ne savent pas que les règles d'aujourd'hui qu'ils se doivent de respecter sont la nouvelle forme de l'aliénation. Ce ne sont plus les dieux qui tirent les ficelles mais l'idéologie massivement diffusée y compris dans les écoles d'ingénieurs.
On peut néanmoins espérer que les contradictions au sein de la réalité viendront troubler le socle idéologique. Ainsi la filiale RTE aux prises avec des investissements de réseaux pharaoniques (100 Milliards d'euros d'ici 2030) n'ignore pas qu'une partie au moins de sa prétendue nécessité résulte des coûts gigantesques des câbles reliant les éoliennes en mer au réseau terrestre. Elle n'ignore pas non plus qu'elle devra probablement encore un peu plus effacer des électrons nucléaires sur le réseau. Mais aussi, les dirigeants actuels d'EDF et de Total Energies, n'ignorent pas que leur querelle sur les prix de "l'après ARENH" (Total est grand bénéficiaire de l'ARENH finissant) résulte tout simplement de choix passés qui font que l'électron nucléaire est devenu trop coûteux aussi bien pour EDF vendeur que pour Total acheteur. Nous sommes bien dans une logique énergétique à rendements décroissants. Qui se rappelle des enseignements de Maurice Allais justifiant le monopole aux fins de bénéficier collectivement de rendements continuellement croissants ?
Jean Claude Werrebrouck le 29 mai 2025