Comprendre ce qui se passe aujourd’hui suppose de privilégier la mise en place de quelques repères que l’on tente de préciser dans la présente note.
Une exceptionnelle demande d’Etat
1. La France ne souhaite pas quitter l’architecture construite en 1945 : Etat- providence puissant associé à un Etat régalien fort. Il en résulte une forte demande d’Etat permanente, forte demande qui constitue l’essentiel de ce qu’on appelle l’exception française. Grande exception qu'on lit également dans la position des français au regard de la mondialisation : 27% des français approuvent la mondialisation, contre plus de 40% pour la plupart des nationaux des autres grands pays. Il existe ainsi une très forte culture française qu'il ne faut jamais oublier lorsque l'on se livre à des comparaisons.
2. Les entreprises politiques restent ce qu’elles sont, à savoir ce que nous écrivions il y a fort longtemps : « des organisations en concurrence pour l’accès à ce monopole qu’est l’Etat. Animées par des intérêts privés : le goût du pouvoir, la recherche d'avantages matériels ou symboliques, elles utilisent la puissance idéologique d'un "intérêt général", et transforment en métier, l’édiction de l’universel de la société, à savoir la production de son cadre institutionnel et juridique général »[1]
3. Il est de l’intérêt des entreprises politiques de répondre à la forte demande d’Etat en proposant des produits politiques adaptés au marché politique. Conjonction d'une offre et d'une exigence qui produit en France la position exceptionnelle de ce qu’on appelle le politique.
Gros Etat, grosse bureaucratie... mais effacement d’un sentiment d’appartenance.
4. Cette forte demande pour laquelle il est intéressant de répondre doit logiquement entrainer un grossissement de l’Etat français plus important que dans les nations ayant effectué d’autres choix en raison des caractéristiques culturelles ou anthropologiques de leurs habitants
5. Les produits politiques demandés ayant souvent la forme de règles à mettre en œuvre, débouchent naturellement sur des bureaucraties peuplées de fonctionnaires. Logiquement, l’Etat français exige dans son fonctionnement des fonctionnaires plus nombreux, agents dont le volume s’accroit régulièrement avec l’approfondissement des marchés politiques.
6. L’évolution sociétale, notamment la déconstruction des grands ensembles, historiquement faits de classes sociales plus ou moins homogènes, provoque une individualisation croissante des demandes d’Etat. Les entreprises politiques sont intéressées à offrir des réponses de plus en plus nombreuses et de plus en plus variées. Naguère, les réponses en termes d’offre de produits politiques s’effectuaient au nom de l’idéologie d’un intérêt général. De plus en plus, elles se font au nom de la liberté individuelle, de l’égalité, et de la démocratie en dehors de toute référence à l’ancienne nation. Plus grave encore, l’individu devenu isolé revendique de nouvelles protections. L’Etat-providence de grande taille n’est plus un bien commun mais une simple exigence.
7. Les produits politiques mettent en évidence leur intérêt spécifique pour telle ou telle catégorie d’individus et masquent naturellement leur coût lequel est complètement socialisé et donc caché au regard de son consommateur. Il en résulte un dysfonctionnement du marché débouchant sur une production d’Etat supplémentaire. Nous sommes très loin des marchés économiques avec une demande limitée par ce que les économistes appellent l’équilibre du consommateur[2].
8. La forte demande d'Etat exigée par des choix collectifs anciens se double des exigences d'un marché économique devenu hégémonique. Parce que tout doit devenir marchandise les entreprises politiques se doivent aussi d'accompagner les marchés économiques par des outils de régulation... producteurs de nouvelles bureaucraties s'incarnant dans des Autorités Administratives Indépendantes. D'où le caractère schizophrénique des entreprises politiques et la perte de repères devenus incapables de produire une cohérence programmatique. Attachement croissant à l’encastrement de l’économie dans l’Etat-providence d’un côté, et exigence croissante au désencastrement de cette même économie, y compris par construction artificielle de nouveaux marchés – pensons à l’électricité, voire le "28ième régime" en préparation à Bruxelles– de l’autre. Etat perdu et écartelé grossissant par les 2 bouts.
9. Le cadre général de Etat est aussi une logique d’auto accroissement en raison de l’effet anesthésiant de la monnaie unique : l’offre de produits politiques peut se développer sans les risques d’une inflation importée obligeant à un réajustement monétaire. Il est ainsi possible de répéter inlassablement : « l’euro nous protège » alors même qu’il est une drogue (point 12).
Perte des repères et démonétisation des entreprises politiques
10. La déconstruction sociétale en vigueur ne permet plus de distinguer clairement entre produits répondant à un intérêt général massivement conscient et probablement évaluable, et produits simplement adaptés à des individus isolés, individus ignorants leur appartenance à un ensemble humain plus vaste et solidaire. D’où les possibles déraillements dans les communications des entreprises politiques. Tel est le cas du produit « réforme des retraites » qui peut connaitre un changement de qualification selon les intérêts restés privés des entrepreneurs politiques. Produit indispensable dans un contexte et complètement secondaire dans un autre contexte de marché. Les contraintes de reconduction au pouvoir peuvent ainsi provoquer de grands écarts de communication par les mêmes entrepreneurs politiques. D’où une crise majeure dans la réputation et la respectabilité des entreprises politiques françaises.
11. La déconstruction sociétale avec émergence d’un « Etat écartelé » (point 8) affaisse la démocratie comme prise en charge des affaires communes (Etat- Providence en particulier) au profit d’une démocratie ravalée au simple rôle d’outil rationnel de sélection d’opportunités. D’où le risque de voir la démocratie déclassée par des outils plus rationnels tels que l’IA. Risque bien évidemment inacceptable et bien plus douloureux dans la culture française que dans nombre d’autres sociétés.
Mécanique de l’effondrement.
12. Dans le cas de la France, l’architecture retenue en 1945 ne pouvait tenir que par une souveraineté monétaire faisant payer la forte croissance d’une demande d’Etat par un recours massif à des dévaluations monétaires de très grande ampleur. Parce que la demande d’Etat providence entrainait une chute de compétitivité économique, il fallait massivement dévaluer selon un processus quasiment continu : 10 dévaluations massives entre 1945 et l’avènement de l’euro correspondant à une perte de 90 % de valeur. Stratégie à comparer avec une Allemagne n’ayant dans le même temps jamais dévalué et ayant procédé à des réévaluations.
13. Les dévaluations ont toujours permis l’assurance de la compétitivité et donc des débouchés permettant un équilibre extérieur de long terme dans un contexte de croissance très forte. Donc aussi, des équilibres qui vont nourrir le fonctionnement spécifique du marché politique français. De quoi ne pas trop emprunter le chemin de « l’Etat écartelé ». L’exceptionnelle demande d’Etat fonctionne convenablement dans un écosystème cohérent.
14. Avec la disparition de la souveraineté monétaire, l’outil indispensable aux exigences d’une forte demande d’Etat disparait. L’exception française tente de surnager mais court vers une noyade marquée par des inflexions de plus en plus lourdes : réformes dites structurelles toujours vigoureusement combattues par la population ; réduction de la qualité du modèle social (crise de l’hôpital, réduction du périmètre des services publics, dégradation des infrastructures, etc.) ; fuite en avant massive vers la dette. 3 inflexions très visibles : France bloquée, France spectatrice de la dégradation de son Etat-Providence et de sa puissance, France menacée par sa dette et la finance. Au total des entreprises politiques déboussolées inconscientes de leur addiction à l’euro.
15. L’incapacité des marchés politiques à imposer une vigoureuse dévaluation interne développe une sous-compétitivité marquée par la fin des équilibres extérieurs. La balance commerciale devient gravement déficitaire[3], et vient marquer un fort recul de la croissance qui ne pourra que nourrir les déficits publics que l’on veut toujours combattre.
16. La sous compétitivité développe la fin de l’industrie ( il vaut mieux importer) et la déqualification d’un outil de production tourné de plus en plus vers des activités de services[4]. Une déqualification qui entraine celle d'une population droguée à l'Etat-providence et souvent cantonnée dans nombre d'activités improductives. La production s’efface au profit des illusions de l’échange. La France devient un lieu où l’on dispose d’un revenu qui n’est pas produit.
17. La dépense d’un revenu qui n’est pas produit revient à une sorte de crédit continu à la consommation et un endettement continuellement croissant. La dette, continuellement « roulée » n’est jamais remboursée et seuls les intérêts sont et seront versés par les générations futures aux rentiers du système financier. D’où un double système de rentes : celles des ayants droits de l’Etat-providence et celles des agents financiers, les unes n’étant que la contrepartie des autres. D’où une impression de relative bonne vie dans un monde en déshérence.
18. L’addiction à l’euro risque de se renforcer au vu d’un contexte géopolitique devenu extrêmement préoccupant. Par ailleurs, les voies de reconfiguration de la monnaie unique ne sont pas étudiées. La fuite en avant vers la dette, fuite sans doute masquée par une BCE accommodante, reste à moyen terme le scénario dominant.
Au total, la volonté de maintenir un modèle (Etat- providence exceptionnel + Etat régalien puissant) - dans un contexte d’absence complète de souveraineté monétaire - débouche sur un effondrement progressif et continu que les marchés politiques ne peuvent réduire dans leur course. D’où leur inéluctable dévalorisation et le début d’une authentique crise de régime. Non pas une question institutionnelle à revoir mais bien davantage la question de la possibilité d’une société où il est possible de survivre au désaccord.
Jean Claude Werrebrouck – 19 Octobre 2025.
[1] https://www.lacrisedesannees2010.com/article-spécificité-des-crises-de-l-entreprenariat-politique-112876460.html
[2] Sur les marchés économiques le consommateur arbitre entre utilité marginale et coût marginal. Ce n’est pas le cas sur les marchés politiques où la demande tend souvent vers l’infini.
[3] Excédent de 39 milliards d’euros en 1997, mais déficit de 51 milliards en 2010, puis 82,5 en 2020, puis 162,5 en 2022 et 91 milliards en 2924.
[4] La part industrielle du PIB -supérieure à 30% en 1960 - s’effondre progressivement : 15% en 2000, 11% en 2020 et 10,5% aujourdhui. A comparer avec une Allemagne qui reste industrielle : 25% en 2000 et encore 21% en 2020 et 19,7% en 2024.