Objet à enveloppe juridique hors du commun, les banques centrales n’apparaissent que fort tardivement dans le monde de la banque ( La banque d’Angleterre en fût la première en 1694) pour s’imposer de façon hégémonique de par le monde. Il existe ainsi aujourd’hui 172 banques centrales soit quasiment autant que les Etats dans lesquelles elles déploient leur activité.
L’école autrichienne y voit un monopole illégitime et préfère le système de liberté bancaire associé à des monnaies elles mêmes libres. Elle n’explique toutefois pas pourquoi une telle liberté n’a historiquement que fort peu existé, pour disparaitre totalement en 1930 ( Canada). Paradoxe, car l’axiomatique autrichienne donne tous les moyens intellectuels pour comprendre que le système actuel, pyramidal avec monopole d’une banque centrale, devait logiquement s’imposer avec le progressif passage à la forme « Etat de droit » à partir d’une forme primitive d’Etat, plus ouvertement prédatrice.
Il est en effet évident, que l’Etat primitif monopolisateur de la prédation, ne pouvait qu’utiliser à son profit, les banques libres aux premiers âges de la circulation monétaire. D’où l’adage tant galvaudé : « battre monnaie est un attribut de la souveraineté ». Et une souveraineté utilisée pour contrôler les banquiers, exceller dans le « seigneuriage », la « dilution », la répression financière , etc. Le passage de l’Etat violent, et monopoleur de la prédation, à un système où « tout le monde peut voler tout le monde », c'est-à-dire ce qu’on appelle l’Etat de droit, doit logiquement engendrer une architecture nouvelle du système bancaire : un dispositif hiérarchique, garantissant la libre création monétaire des banques dites de second rang, et garantissant aussi la convertibilité de leurs diverses monnaies, en une seule , dite légale, émise par une banque de premier degré jouissant d’un monopole public….. Souvent dans la mâchoire du prédateur public. C’est qu’il est des « Etats de droits » qui le sont moins que d’autres, et si la banque centrale anglaise était hors de la mâchoire des entrepreneurs politiques, il n’en était pas de même en France ( cf « Banque centrale et Trésor : une très intéressante histoire » – partie 1).
Cette nouvelle architecture qui finit par s’imposer presque partout au 19ième siècle, est bien le reflet de l’Etat moderne : il monopolise et continue sa prédation (seigneuriage, inflation, répression financière, etc. )….qu’il partage avec des groupes (les banquiers et financiers) pour lesquels il assure débouchés (commerce de la dette publique), et protection (garantie de la libre création monétaire, assurance sur les dépôts, etc.).
Les économistes néo classiques, notamment l’école dite des « choix publics », sans reprendre la thèse autrichienne de l’illégitimité de l’idée de banque centrale, devaient largement faciliter l’étape ultérieure, c'est-à-dire le passage à l’indépendance. On ne peut, disaient –ils, faire confiance aux entrepreneurs politiques qui cherchent la maximisation de leur fonction utilité, plutôt que la recherche de l’optimalité parétienne. D’où l’idée d’indépendance des banques centrales, par rapport aux entrepreneurs politiques. Et idée régulièrement mise en avant par les bénéficiaires de la dite indépendance, et souvent rappelée, par exemple dans les rapports annuels de la BCE. On lira ainsi, dans le rapport BCE 2008, que « l’indépendance est une composante fondamentale, étayée par la théorie économique ». Phrase savoureuse, d’un auteur qui fait le choix de prendre appui, sur la branche qui lui est le plus favorable de la théologie économique. La théorie des choix publics, est ainsi devenue le livre saint du banquier central, à l’exclusion de tout autre paradigme. Et un livre à succès : gagnants et perdants objectifs au jeu de l’indépendance, sont invités au rassemblement pour célébrer les mérites de cette dernière.
De fait, l’indépendance consacre une modification importante dans le fonctionnement des marchés politiques. La règle, ici la politique monétaire, qui gère le rapport de forces entre groupes aux intérêts divergents, n’est plus le fait direct des entrepreneurs politiques au pouvoir. Jusqu’ici, dans la forme classique de l’Etat de droit, la règle émise redistribuait avantages et coûts associés, à l’intérieur d’un sentier, censé assurer la reconduction au pouvoir. Le tout dans la grande fiction de l’intérêt général. Désormais, il y a délégation du pouvoir créateur de droits, à des individus ou groupes qui vont acquérir le droit – en toute souveraineté - de fixer, ici, en ce qui concerne le système financier, le taux de l’intérêt.
Il n’y a évidemment pas disparition du politique : l’extériorité, son organisation, sa gestion et son administration, est une donnée indépassable de la condition humaine. Et bien évidemment l’indépendance des banques centrales n’est qu’une étape historique, qui n’a rien de définitif, et sera un jour probablement remise en cause. Pour autant, la délégation du pouvoir créateur de droits, est une grande victoire pour ceux et leurs représentants qui vont pouvoir l’actionner, sans passer par le quotidien du fonctionnement des marchés politiques. En termes clairs, l’indépendance, juridiquement acquise, est une garantie sérieuse de respect du mode marché de gestion de la dette publique. Surtout si la nouvelle règle, est inscrite au niveau le plus élevé de l’ordre juridique, par exemple la constitution. Les marchés politiques et leurs entrepreneurs ne peuvent ainsi, plonger les mains dans la grande machine financière, pour éventuellement la réprimer, aux fins d’une paisible reconduction au pouvoir. En fixant un ordre politique, imposant le monopole du marché comme règle du jeu, il n'y a plus de risque de répression financière, avec quasi impossibilité de gains politiques au jeu de la dette (planchers de bons du trésor, avances ou prêts obligatoires au Trésor, etc.).
Victoire des bénéficiaires de la version école des « choix publics » de la théologie économique…. qui contredit l’école elle –même. Car les dirigeants des banques centrales, titulaires de droits nouveaux, ne sont évidemment pas plus vertueux que les entrepreneurs politiques. Au regard de l’école autrichienne, ils sont tout aussi irresponsables que les entrepreneurs politiques, et peuvent reporter comme ces derniers, le coût de leurs choix sur d’autres agents : Alan Greenspan paie t’il aujourd’hui, sur ses biens propres, le prix de l’orgie financière qu’il a organisé ? Parce que le monde des banques centrales, n’a rien à voir avec le libéralisme et ses exigences, il est tout aussi dangereux que les Etats à partir desquels il a arraché sa liberté.
La mondialisation, elle aussi nouvel ordre politique, imposant le monopole du marché comme règle du jeu, rend contagieuse l’indépendance des banques centrales. Car maintenir une répression financière, se paie d’une fuite de l’épargne et de l’industrie financière correspondante : entreprises d’assurances, fonds de pensions, investisseurs institutionnels, etc. La concurrence engendre ainsi très rapidement le monopole de cette nouvelle forme institutionnelle de banque centrale. Et tout pays y renonçant, se trouverait possiblement marginalisé, lui et sa monnaie. D’où, en ce printemps 2011, la mise en garde d’un Jean Claude Trichet, vis à vis des entrepreneurs politiques hongrois, soupçonnés de porter atteinte à l’indépendance de la banque nationale magyare.
Mais la force normalisatrice de la mondialisation, est telle qu’au-delà du principe d’indépendance, il faudra surveiller sa crédibilité. Cette dernière sera le mot d’ordre des années 90 : non seulement l’indépendance doit faire l’objet d’une inscription juridique, au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes , mais il faudra prouver qu’aux niveaux opératoires, les procédures retenues garantissent le respect des dites normes. D’où l’idée de classer les banques centrales en fonction de leur degré d’indépendance, avec tous les débats imaginables sur les critères retenus, leurs pondérations, leurs pertinences, etc. Avec aussi les travaux universitaires correspondants : la crédibilité devenant véritable objet scientifique…
Au terme du tsunami de l’indépendance, il est clair que le paysage social sera profondément modifié. Au rang des perdants, figurera contribuales et/ou utilisateurs des biens et services publics. La dette faisant désormais l’objet d’un prix de marché, devra être payée par des excédants primaires, construits sur des hausses d’impôts, et/ou des baisses de dépenses publiques. Le choix étant orienté par les marchés politiques, des marchés desquels pourront s’abstraire, les rentiers désormais protégés par le bouclier du monopole du marché. En cela, l’indépendance des banques centrales est une force prédatrice de tout premier plan. Bien sûr la banque centrale n’est pas en soi force prédatrice, mais elle est le rempart qui permet aux banques de second rang – les 20 spécialistes en valeurs du Trésor s’agissant de la France – de capter directement les ressources du Trésor pour , au moins partiellement, les revendre à l’industrie financière. Ainsi en 2011, s'agissant du Trésor français, 180 milliards d'euros sont au programme de la marchandisation.
Au rang des gagnants , figurera les banquiers et leurs actionnaires ; les assureurs , leurs actionnaires, et leurs clients ; les fonds de pension, leurs actionnaires et leurs clients, etc. Et les gagnants verront au-delà du rempart de la banque centrale, la possibilité de voir évoluer leurs gains, en fonction de la politique monétaire menée par ladite banque. Laquelle fixera sa politique des taux , en fonction de la stabilité monétaire à maintenir pour perenniser la rente. Les porteurs d’obligations étant généralement les victimes de l’inflation, il convient de protéger les bons du Trésor, en tant qu’obligations parmi d’autres.
Lorsque la dette se gonfle, se développe parallèlement l’opposition des intérêts entre les groupes perdants et les groupes gagnants. Si maintenant elle se développe à un rythme jugé inquiétant parce que les marchés politiques sont incapables d’engendrer des budgets comportant des excédents primaires, le risque d’une rupture se manifeste. Dit autrement, cela signifie la difficulté croissante des entrepreneurs politiques, à assurer leur reconduction au pouvoir, reconduction qu’ils achètent par de nouveaux crédits, payables par des citoyens... qui éventuellement ne sont pas encore nés.
La solution pourrait alors passer par un équilibre savant, et sans doute extrèmement fragile, assurant tout à la fois, le maintien relatif des avantages de la finance et des rentiers, celui des contribuables et des usagers des biens et services publics, et bien sûr l’intérêt supérieur des entrepreneurs politiques. Un équilibre passant par la division de la gestion de la dette publique en 2 compartiments : celui du mode marché pur et dur d’une part, et celui d’un mode plus hiérarchique d’autre part, le but étant de maintenir la matière première de la finance, tout en en limitant ses aspects toxiques pour les groupes qui en sont les victimes.
Casser le dette publique en plusieurs morceaux, afin de la rendre socialement moins explosive, peut constituer la prochaine Etape de la fuite en avant, face à l’insolvabilité généralisée. Et prochaine étape qui sera analysée dans un nouvel article s’intitulant : « Face à l'insolvabilite, ou comment casser le rocher de Sisyphe ».