La littérature concernant l'analyse de la crise n'évoque que fort rarement l'idée de surproduction tant il est admis, qu'au fond la question relève plutôt d'une dépense trop importante par rapport à la richesse produite. La réalité de la crise serait ainsi une dépense excessive plutôt qu'une production surdimensionnée par rapport aux débouchés. Et dépense excessive par rapport aux revenus - dont on sait qu'ils ne sont, comptablement, que simple contrepartie de la production- qui serait ou aurait été financée par un crédit trop facilement croissant.
Dans le monde des apparences et celui des discours dominants, un tel raisonnement parait crédible, la crise financière n'intervenant que pour signifier qu'il n'est plus possible de fonctionner sur la base d'endettements privés et publics en continuelle croissance. Endettements mesurant l'écart croissant entre dépense excessive et production plus réduite. D’où les débats quotidiens selon lesquels nous n’avons plus les moyens de maintenir nos folles dépenses.
Ajoutons que les raisonnements dominants considèrent la mondialisation comme simple effet du fonctionnement des marchés, et que l'idée de dépense excessive ne concerne que l'Occident. Les pays émergents, non endettés, apparaissant ainsi- dans notre modèle dominant de représentation du monde- comme davantage vertueux. Ces mêmes raisonnements n'invitant jamais à se poser la question de la dépense ou de la production excessive à l'échelle mondiale.
De fait ces raisonnements, très éloignés d'une culture historique précise, et surtout très éloignés d'une solide connaissance de l'histoire de la pensée économique, admettent la loi de Say sans même la discuter.
La loi de Say comme point d’appui d’une construction intellectuelle.
L'origine de cette acceptation paradigmatique est connue et provient tout simplement d'un rejet, puis d'un oubli du Keynésianisme dans l'ensemble des formations universitaires, et ce à l'échelle planétaire. Rejet, puis oubli au profit de ce qui allait devenir un aspect essentiel de la théorie dominante, c'est à dire celle de l'économie de l'offre, système de pensée entièrement issu du travail de JB Say dans son célèbre "Traité d'Economie Politique" de 1803, et travail fort bien analysé par Thomas Sowell dans son livre[1].
En résumé la loi de Say consiste à reconnaitre que la production est toujours première et qu'un produit n'est échangeable (ne peut -être vendu) qu'à partir de la création d'un autre produit. D'où ce qui est devenu le célèbre slogan: "les produits s'échangent contre des produits". Concrètement, il ne peut exister de débouché pour des producteurs de chaussures, que s'il existe parallèlement des producteurs d'autres valeurs d'usages qui s'échangeront contre les chaussures. Il n'y a donc pas à s'intéresser à la demande, mais à la production qui permettra l'achat de chaussures. Ce n'est donc pas la dépense qui compte, mais la production, et produire est un acte de création de revenu. Bien évidemment Say se situe dans une économie de troc dont il connait les contradictions: les producteurs qui se portent acquéreurs de chaussures, peuvent rencontrer un refus de vente en raison de l'inacceptation des valeurs d'usages proposées en échange. C'est la raison pour laquelle il introduit la monnaie en tant que valeur d'usage universellement demandée, et offerte par des producteurs de monnaie.
Cette introduction de la monnaie, ne lève que partiellement l'hypothèse de mévente, car Say a bien conscience qu'il peut exister des offres partielles excédentaires par rapport à la demande. Mais précisément parce qu'il se situe, sans le dire, dans un cadre microéconomique avec un système de prix souple, offres er demandes partielles sont en permanence dans un mouvement de "rééquilibration". Un système qui évacue complètement toute idée de déséquilibre.
L’organisation financière découlant de la loi de Say
Les successeurs de JB Say iront plus loin et Charles Coquelin, dans un article de la "Revue des Deux Mondes" de 1847 expliquera que les producteurs de monnaie doivent impérativement rester dans une logique de "Free Banking"- selon l'expression employée beaucoup plus tard par Hayek- afin d'éviter qu'un Etat monopolisant l'offre de monnaie perturbe l'équilibre et détruise le fonctionnement harmonieux de la loi des débouchés...avec une crise dans la "rééquilibration" permanente des marchés ...donc une crise économique.
Nous avons déjà dans la loi de Say et ses adeptes l'idée selon laquelle le système financier doit-être dérégulé et que le prêteur en dernier ressort qu'est la Banque centrale dominée par l'Etat est une aberration. Avec l'idée très moderne des néo libéraux selon laquelle ce n'est pas la dérégulation financière qui a provoqué la crise actuelle mais au contraire l'excessive réglementation. Les entrepreneurs politiques américains seraient ainsi beaucoup plus responsables de la crise des subprimes que la finance américaine spontanément plus sérieuse.
Réflexions et débats infinis, aujourd'hui sur le thème du "comment sortir de la crise"... qui nous éloignent complètement de la véritable question: La loi de Say qu'on ne discute plus, correspond-elle à une représentation correcte de la réalité? Et cette question n'est plus posée alors même que nous avons complétement oublié que la question des débouchés, bien au-delà de JB Say, a complètement obsédé et le 19ième siècle et le 20ième jusqu'à l'abandon du keynésianisme.
Equilibre ou déséquilibre ?
Les débats ont commencé très tôt et ont opposé de très nombreux auteurs, avec d'une part les partisans de Say (D Ricardo, J Stuart Mill, Mac Culloch, F Bastiat, C Coquelin , tous les libéraux jusqu'à Hayek et les "supply siders", et même de nombreux marxistes comme Voronstov et Nikolaïon et peut être Marx lui-même), et d'autre part ses opposants ( Sismondi, Malthus, les Keynésiens et de très nombreux marxistes comme Rosa Luxembourg, Boulgakov, Tougan-Baranowsky, et peut être Marx lui-même).
Il n’est pas question ici de détailler ces débats qui vont se dérouler sur plus d’un siècle. Signalons simplement qu’ils vont poser de multiples questions, dont celle de l’épargne thésaurisée en tant que perturbatrice de l’équilibre (Malthus), de l’investissement dont on discute longuement des débouchés préalables (Sismondi), de la « demande préalable » et de la « réalisation de la plus- value » chez les auteurs marxistes (Marx et Rosa Luxembourg parmi les principaux),et déjà avec plus d‘un siècle d’avance sur la réalité d’aujourd’hui, de la question du capital financier perturbateur des équilibres réels (Marx).
De ces débats, dont nous avons les traces précises dans de très nombreux ouvrages et articles, y compris la très célèbre rencontre de 1823 à Genève entre Ricardo et Sismondi[2], il ne reste rien dans l'enseignement universitaire d'aujourd'hui. Rien qui puisse apporter un début de contestation de notre modèle de représentation de la crise. De la même façon il ne reste à peu près rien des nombreux travaux historiques- tels ceux de Romesh Dutt[3] de Maurice Dobb[4] ou plus tard d’André Philip[5] - qui dès la révolution industrielle ont cherché à comprendre le mécanisme des relations entre les premières nations émergentes -pour reprendre un terme à la mode- et le reste du monde. Rien de cette commune interrogation qui fait que des plus libéraux (André Philip) aux plus idéologues du marxisme (Rosa Luxemboug), l'on se penche sur le pourquoi d'une recherche impérieuse et parfois impériale de débouchés extérieurs.
Pour autant, sans même porter un jugement définitif, sur la validité de la loi de Say, on se rend compte immédiatement- à la lecture de ces débats qui encore une fois ont littéralement obsédés la réflexion économique pendant près d’un siècle et demi- qu’il existe possiblement un autre paradigme dans l’approche de la grande crise. Ainsi le gigantesque endettement dont on commence à percevoir qu’il n’est plus maitrisable[6] peut être lu, non comme écart résultant d’un revenu et d’une production insuffisante, mais au contraire comme écart entre une production devenue excédentaire par rapport aux revenus distribués à l’échelle mondiale.
Alors, cigale ? ou fourmi ?
Le fait empirique est bien perceptible et mesurable : les montagnes de dettes à l’échelle planétaire ne sont plus gérables. Par contre, il y a bien débat possible sur l’origine de cette montagne et donc sur sa nature profonde. La croyance en la loi de Say, aboutit bien à l’idée selon laquelle la crise est affaire de « cigales ». Mais sa contestation aboutit à l’inverse : elle devient le problème des « fourmis ».
Et encore une fois, sans même prendre position, cette contestation devenue presque impensable en raison de l’hégémonie du modèle de Say, est à la portée de ceux qui veulent bien observer les faits avec le doute qui doit caractériser l’attitude scientifique.
Il est possible de douter.
Sans entrer dans les détails, comment ne pas s’étonner de l’extrême faiblesse de l’investissement dans les économies réelles alors que la machine à produire de la dette et plus encore la planche à billets fonctionne à plein régime ? Comment ne pas s’étonner ainsi que le rappelle Gaël Giraud[7] que sur les 8000 milliards d’euros (4fois le PIB de la France) qui constituent le bilan bancaire français seuls 10% servent au financement des entreprises, et 12% au financement des ménages ? Avec ce petit complément d’information selon lequel sur les 200 milliards d’obligations émises en 2012 au titre du financement du crédit hypothécaire, seuls 22 milliards se sont transformés en prêts immobiliers. Et, à l’inverse, comment ne pas s’étonner des chiffres de la BRI[8] qui énoncent que seuls 7% des activités de dérivés financiers mettent en jeu une institution de l’économie réelle, ce qui signifie comme le rappelle Gaël Giraud que sur les 47000 milliards de dérivés que traite la BNP ( ce qui représente quand même 22 fois le PIB de la France) 44000 milliards n’ont pas pour contrepartie une entreprise de l’économie réelle. Autre façon d'exprimer une même réalité, Ernest§Young signale que s'agissant des banques françaises seules 25,7% de leurs activités sont représentatives de crédits à l'économie, ce qui fait de ces mêmes banques les leaders européens en matière de spéculation. Il est vrai qu'elles disposent aussi de très nombreuses filiales dans les paradis fiscaux (334 pour la BNP, 91 pour la Société Générale, 150 pour le Crédit Agricole) dont plus de la moitié dans l'eurozone.
Si donc l’investissement réel est si faible et si la spéculation est si importante, c’est probablement en raison de la profitabilité comparée, dont chacun sait qu’elle est très faible dans l’économie réelle, et très importante dans les activités de spéculation ou les activités qui lui sont connexes comme le LBO ("Leveraged buyout"). Fait empirique qui nous renvoie aux vieux débats concernant l’importance des débouchés préalables à l’investissement (Sismondi) ou l’utilisation improductive de la plus-value (Marx) ou plus simplement bien sûr à Keynes. L’investissement pourrait manifestement être autrement important et les spécialistes de la transition écologique sont là pour nous le rappeler[9]. Pour autant, il ne se réalise pas…sans doute pour des raisons de profitabilité…ce qui nous renvoie à de forts anciennes théories discutées au 19 siècle…
Et, de ce point de vue, on se rend compte du caractère secondaire des outils aujourd’hui mis en place pour résoudre les problèmes de la finance. Dire par exemple que la séparation des activités bancaires en activités de crédit et en activités de marché permettrait d’empêcher un « Crédit Crunch » en raison des surprofits sur activités spéculatives invitant les banques dites « universelles » à se détourner de l’économie réelle, ne changerait que fort peu la réalité de la crise. La crise financière n’est en effet que le reflet de la crise en termes réels. Et la crise en termes réels doit plutôt être analysée en exploitant le filon de la contestation de la loi de Say.
Mais la rupture épistémologique est fort difficile.
Dans le domaine des sciences exactes, une rupture épistémologique n’est jamais facile, le passage du système de Ptolémée au monde Copernicien est là pour nous le rappeler. Pour autant, la rupture effectuée, le réel ne conteste guère, et l’Univers réel ne se pose pas la question des enjeux de sa représentation intellectuelle par les humains.
Dans le domaine des sciences sociales, les ruptures épistémologiques sont d’une toute autre nature, et jamais définitivement inscrites dans les schémas mentaux. On pouvait penser que le keynésianisme, même revisité, achevait la rupture avec la vision de Say. Ce ne fût pas le cas. Comme si la vision copernicienne du monde était abandonnée au profit du système de Ptolémée. C’est que dans le domaine des sciences sociales, le réel étudié est constitué d’humains en interrelations continues sur la base d’intérêts. Si donc la vision de la crise ne passe pas par la rupture avec la loi de Say, c’est tout simplement que de puissants intérêts s’opposent à un renversement de vision de nos pratiques sociales. Toutes choses que ce blog tente d’analyser depuis maintenant plus de quatre années.
[1] Cf « La loi de Say », ouvrage publié en 1991 chez Litec.
[2] Cf le tome XXII de la Revue encyclopédique : « Sur la balance des consommations avec les productions », Mai 1824.
[3] Cf « The Economic History of India » London, Routledge,1902.
[4] Cf son ouvrage : « Etudes sur le développment du capitalisme », F Maspero, 1971.
[5] Cf son « Histoire des faits économiques et sociaux », Aubier Montaigne ,1963.
[6] Le comportement nouveau des banques centrales est là pour en témoigner. De la même façon le pessimisme croissant sur la possibilité de remettre le système bancaire sur les rails va dans le même sens. Enfin des débats entièrement nouveaux tels ceux concernant le problème des « holdouts » (fonds vautours dont l’éviction est parfois exigée dans les processus de restructuration de la dette), ou plus étonnant encore les propos du président du FSA (le régulateur britannique) reprenant l’idée de court-circuiter les banques en distribuant directement le crédit à l’économie, révèlent un début de prise de conscience du caractère inextricable de la situation .
[7] « Le Monde » du 14 février 2013.
[8] Banque des Règlements Internationaux.
[9] Cf par exemple le Think Tank de la Fondation Nicolas Hulot.