« La solution pour la Grèce ? Une privatisation XXL », titre un article des Echos en date du 26 février dernier. Rédigé par Jacques Delpla, professeur à l’Ecole d’économie de Toulouse, ce texte inquiète par la légèreté intellectuelle et morale d’une partie du monde académique.
En résumé, le texte précise que le programme grec de privatisations lancé en 2012 ne fonctionne pas puisqu’il n’a rapporté que 1,5% de PIB. Résultat qui ne permet pas d’atteindre l’objectif fixé à 25% de PIB pour 2020. La cause de cet échec serait une valeur potentielle des actifs privatisables trop faible en raison d’un taux d’intérêt exceptionnellement élevé en Grèce.
Constatant que les Etats européens, dans leur programme de crédits au Trésor Grec, se contentent de taux exceptionnellement faibles (entre 0 et 1,5%), il serait proposé d’échanger les titres correspondants (dette publique grecque par conséquent) contre les actifs privatisables. De quoi diminuer rapidement la dette publique grecque puisque l’auteur de l’article propose d’échanger -sur la seule année 2015- 150 milliards d’euros détenus par les Etats européens contre l’équivalent en actifs privatisables : Une somme qui représente 75% du PIB, soit aussi près de la moitié de la dette publique du pays. Au total, un projet permettant le redémarrage de la Grèce...
Mais aussi un projet peuplé d’arguments logiques discutables et surtout politiquement insupportables.
La théorie pure…
On sait qu’un titre a pour valeur le gain potentiel qu’il représente, soit la somme des revenus futurs qu’il doit engendrer. Les revenus futurs parce qu’éloignés du présent sont dépréciés par le porteur de titres : très simplement, on considère qu’un euro présent a plus de valeur qu’un euro dans un an. Cela signifie qu’il faut actualiser - rendre présent- les revenus futurs procurés par le titre. Cette actualisation s’opère techniquement en « rognant » les revenus futurs, c’est à dire en les divisant par un nombre supérieur à l’unité. Le monde académique considère généralement que ce nombre est l’unité à laquelle on ajoute le taux de l’intérêt, en particulier celui qui se forme sur le marché de la dette publique.
….mais macro économiquement décontextualisée….
Jacques Delpla, l’auteur de l’article, explique l’échec des privatisations par le taux très élevé de l’intérêt sur la dette publique grecque : les titres privatisables sont actualisés -les bénéfices potentiels sont « rognés »- par un taux beaucoup trop élevé.
L’argument n’a rien de convaincant :
Choisir le taux de l’intérêt sur la dette publique est justifié dans les situations classiques, celles où le Trésor éveille généralement moins de soupçon de défaut que les autres agents économiques. Tel n’est pas le cas du Trésor grec, mis sous perfusion depuis plusieurs années par le FMI, le FESF, et les Etats européens.
En revanche, l’échec des privatisations relève bien plutôt d’une anticipation de revenus futurs d’entités largement déficitaires : entreprises de transports, d’électricité, d’eau, de ports, etc. ….pour lesquels les clients et usagers sont eux-mêmes pour partie en situation d’insolvabilité. Si l’on y ajoute l’illiquidité relative des titres correspondants (quelle profondeur de marché pour des actions d’entreprises d’électricité de taille modeste et dont la clientèle n’honore les factures qu’avec difficulté ?) on comprend mieux l’échec des privatisations.
Les privatisations sont plus aisées dans un monde qui s’élargit que dans un monde en voie de rétrécissement. Précisément, dans ce dernier type d’univers il faut un acteur public puissant qui inverse le cours des choses avec détermination et radicalité, plutôt que des acteurs privés en simple quête d’aubaines : ces dernières ne peuvent qu’être rares en Grèce.
Curieusement, selon Delpla, ce que les acteurs privés ne veulent pas, serait accepté par des Etats qui, loin de se comporter comme de vrais acteurs publics, se comporteraient comme des acteurs privés : ils achèteraient les actifs publics grecs avec les créances qu’ils détiennent sur le Trésor Grec. Ils ne chercheraient pas à inverser le cours de choses et s’adapteraient à la présente situation.
De fait, il s’agit de fausses privatisations, le capital continuant d’appartenir à un Etat non grec, mais en même temps de fausses « néo-nationalisations » ou "nationalisations confirmées" puisque les Etats propriétaires, libéralisme oblige, confieraient la gestion du capital à la Banque européenne d’investissements. Notons toutefois, que la dite banque ne pourrait pas revendre les actifs correspondants, puisqu'elle se trouverait en face d'acteurs privés boudants des actifs dont la valeur actualisée serait trop faible. Les actifs en question resteraient ainsi propriétés publiques des autres Etats européens
....et politiquement scandaleux…..
Le véritable problème posé par l’article est pourtant d’un autre ordre : comment Syrisa, jusqu’ici très populaire, pourrait accepter que des entreprises publiques dont nombre d’entre-elles assurent un service public, soient juridiquement transférées à d’autres Etats ? Certaines de ces entreprises sont d’ailleurs d’indispensables outils de souveraineté (ports et aéroports très nombreux) permettant à un Etat d’exercer ses missions régaliennes sur une multitude d’iles géographiquement très dispersées.
Déjà en 2010, l’hypothèse scandaleuse d’une vente d’iles à l’Allemagne avait été évoquée jusqu’au Bundestag. Concrètement appliqué, le projet de Delpla signifierait que telle infrastructure grecque- port ou aéroport par exemple- serait Allemande tandis qu’une autre serait espagnole, une troisième italienne, etc…
Le contexte géographique est tel que la Grèce fait face à un problème de continuité territoriale engendrant des coûts de souveraineté considérables. Que les infrastructures correspondantes soient vendues à des entités privées est politiquement pensable, en raison de la probable soumission de ces entités à la loi souveraine. Mais qu’elles soient vendues à des Etats étrangers est politiquement impensable même si les dits-Etats étaient soumis à la loi souveraine. Car la loi souveraine risquerait d’être quelque peu « édentée » : un gouvernement souverain pourrait-il ainsi porter atteinte au patrimoine d’un autre Etat souverain beaucoup plus puissant ? Le contribuable/épargnant allemand - et non l'actionnaire privé- accepterait-il, en raison de tel ou tel choix politique en Grèce, une saisie de ses biens ?
Le projet est donc bien celui du dépeçage d’un Etat souverain.
Compte tenu du chiffre proposé (150 milliards de dette publique convertie en capital public approprié par des Etats étrangers) et du patrimoine grec (environ 500% de PIB), cela signifierait un dépeçage du capital national grec d’environ 15% de PIB.
Jadis, le dépeçage consistait plutôt en une appropriation de territoire et un déplacement de frontières. De ce point de vue, les grecs qui ont une connaissance des opérations de partage de la Pologne au 18ième siècle, peuvent se déclarer soulagés : leur sort même sous la férule des bonnes idées de Delpla serait moins cruel que celui des polonais......
Parce que la mondialisation est quête de différences, sources de profits et de rentes, la technique du dépeçage laisse intacte les vieilles frontières : Les occupants ne vont pas déployer des armées en Grèce....... La force des "règles" domine celle des "armes". Et ces règles sont « bien vendues » par une partie du monde académique.
Un tel scénario est-il moralement envisageable ?