Petit rappel sur les marchés politiques et leurs acteurs
Voici ce nous écrivions dans un article déjà ancien :
« Les entreprises politiques sont des organisations en concurrence pour l’accès à ce monopole qu’est l’Etat. Animées par des intérêts privés : le goût du pouvoir, la recherche d'avantages matériels ou symboliques, elles utilisent la puissance idéologique d'un "intérêt général" et transforment en métier, l’édiction de l’universel de la société, à savoir la production du cadre juridique général[1] ».
Cette définition correspond bien à l’essence de l’élection présidentielle dans laquelle nous sommes encore plongés. Mais approfondissons les choses pour bien comprendre ce qu’est un marché politique.
Les entreprises politiques sont peuplées d'acteurs validant une certaine division du travail dans l'exercice de leurs fonctions : militants, élus ou éligibles, dirigeants. Si les militants peuvent être assimilés à des actionnaires soucieux de bénéficier idéologiquement ou matériellement de l'activité des entreprises politiques, les élus ou éligibles peuvent difficilement être comparés aux salariés ou aux entrepreneurs du monde économique. A titre d'exemple, un député «Les Républicains» n'est pas salarié de l'entreprise politique à laquelle il est rattaché. De fait, il est bien plutôt un entrepreneur politique individuel qui a signé un contrat de franchise avec son parti de rattachement. Situation qui peut, à la limite et selon certaines configurations, être assimilée à de la servitude volontaire. : Ce qu’on appelle, par exemple, la « discipline de vote » qui fait qu’un député est parfois ignorant de ce qu’il contribue à valider ou à interdire.
Pour un candidat à la députation, il semble en effet évident que les coûts et "barrières à l'entrée" des marchés politiques sont hors de portée. Comme le sont, par exemple, les barrières à l'entrée du marché mondial de l'aviation civile pour un ingénieur aéronautique, imprudemment décidé à concurrencer EADS en créant son entreprise. Le passage par l'adoubement d'un parti, pouvant devenir passage en situation de servitude volontaire, est ainsi une démarche quasi obligatoire pour gagner un mandat sur les marchés politiques. On ne devient pas député « tout seul » mais le plus souvent en étant adoubé par une entreprise politique.
Le contrat de franchise est réellement asymétrique puisqu'il oppose une offre oligopolistique (les entreprises politiques sont souvent peu nombreuses ou cartellisées) à une demande atomistique (les candidats à l'entrepreneuriat politique sont nombreux, par exemple nous avons aujourd’hui 15000 volontaires pour la députation EM). C'est du reste le dirigeant, lui-même plus ou moins élu, ou son entourage immédiat, qui distribue les contrats. Les entreprises politiques sont ainsi des organisations qui abritent des entrepreneurs politiques, lesquels sont aussi en concurrence pour l'accès à la distribution ou au renouvellement des contrats. On comprend ainsi que les fonctions dirigeantes sont à la fois globales et singulières : elles font de son bénéficiaire un entrepreneur politique individuel, mais aussi un sélectionneur des autres entrepreneurs politiques qu'il franchise, contre redevance prélevée sur la rémunération publique de l'entrepreneur politique individuel, ayant gagné sur les marchés son accès au contrôle des outils de la puissance publique.
Dans le cadre général de la franchise, franchiseurs et franchisés s'adonnent à un travail classique d’utilisation de la puissance publique à des fins privées. L’objectif privé est la conquête ou la reconduction au pouvoir, utilité pour laquelle il faut supporter et reporter un ensemble de coûts : programmes politiques se transformant en textes porteurs de réglementations, se transformant eux-mêmes en impôts/dépenses publiques, ou se transformant en redistribution des niveaux de satisfaction des divers agents relevant du monopole étatique. Dans le cadre de cette dernière activité, ils utilisent, servent ou se heurtent à d'autres organisations du monde économique ou de la société civile, lesquelles se rassemblent souvent en lobbies. De ceci se dégage -notamment en démocratie- un compromis assurant la conquête ou la reconduction au pouvoir. Au travers de la présente élection présidentielle nous sommes les témoins de cet ensemble de faits.
Bien évidemment la démocratie ne change pas fondamentalement les données du problème et, de fait, la puissance publique ne peut être que ce qu’elle a toujours été : un monopole. Il y a simplement concurrence à partir d’un "appel d’offres" appelé "élection" : quels entrepreneurs auront la charge de la promulgation des textes qui - sous couvert du corpus idéologique "intérêt général"- s’imposent à tous, et sont donc bien œuvre d’une entité monopolistique à savoir l’Etat ?
Nous vivons présentement un grand bouleversement de l'entrepreneuriat politique avec l’émergence dans ce qui était un duopole traditionnel (LR- PS) de nouvelles entreprises dont l’une a réussi à briser les nombreuses barrières à l’entrée (EM).
Cette entreprise politique à priori très performante nous fait un peu penser à Amazon qui, en quelques années, a réussi à dépasser la grande distribution classique. Pour autant -comme Amazon qui distribue à peu les mêmes produits que Walmart- EM produira les mêmes produits politiques que les entreprises LR et PS qu’elle voudrait marginaliser. En ce sens, il n’y aura que peu de nouveauté et pour l’essentiel il s’agira de « bonne gouvernance » et d’adaptation à la mondialisation exactement comme LR ou le PS. Des concepts bien galvaudés durant cette campagne présidentielle.
Plus grave, il n’est pas interdit de penser que cette entreprise ne pourra pas véritablement s’imposer et qu’elle engendrera beaucoup de confusions. C’est que le contrôle des activités étatiques passe aussi par des élections législatives qui vont entrainer un jeu d’acteurs particulièrement complexe.
Quels scénarios peuvent être envisagés ?
Scénario 1
L’ex-duopole est devenu pour l’essentiel 4 entreprises (EM, FN, LR, FI) se partageant des parts à peu près égales du marché politique (la distance entre Macron et JLM est inférieure à 4 points). La première possibilité consiste à imaginer que chacune de ces 4 entreprises adoubent 577 candidats à la députation. Cela signifie par circonscription un nombre de candidats élevé (au moins 5 si l’on ajoute le représentant du défunt PS). Cela signifie aussi -même s’il existe une prime au candidat EM en raison du résultat probable de l’élection présidentielle- la très grande difficulté pour le nouveau président de construire une majorité. De fait, nous aurons probablement de très multiples premiers tours débouchant sur des triangulaires aux résultats incertains[2]. Clairement la stratégie de l’adoubement complet pour les 4 entreprises entraine une impossibilité de construire une majorité présidentielle. Il s’agit d’un cas classique de concurrence catastrophique que, traditionnellement, on endigue par une cartellisation. Précisément, c’est cette tentative de cartellisation qui va constituer le scénario 2.
Scénario 2
EM propose un contrat de législature aux partis les plus proches : PS et LR.
Cela suppose le renoncement d’une présence sur l’ensemble des marchés soit de EM soit du PS soit de LR. Difficile à imaginer que l’on renonce à devenir ou rester des entreprises généralistes présentes sur l’ensemble des 577 circonscriptions. Difficile aussi à imaginer la présence de députés PS associée à celle de députés LR au sein d’un même projet. De fait la cartellisation apparaitrait pour ce qu’elle serait c’est-à-dire un rachat ou une subordination. Une grande entreprise économique peut être vendue par son dirigeant : ce dernier espère une juste compensation pour le bien perdu. Une grande entreprise politique n’est pas vendable et son dirigeant, en dehors d’une opportunité extérieure, se battra pour la conserver et rester au pouvoir. Les marchés économiques sont rudes, les marchés politiques le sont bien davantage.
Scénario 3
Devant la difficulté du scénario 2, mais aussi la peur des candidats à la franchise au regard du scénario 1, des candidats décident individuellement de changer de franchiseur. Opération certes difficile en période de stabilité, mais plus ou moins aisée
en période de grande transformation du marché. Cela signifie bien sûr le non-respect de l’ancien contrat de franchise. Mais en politique il n’existe pas d’authentiques contrats de franchise avec lourde sanction en cas de non- respect du contrat comme cela se rencontre sur les marchés économiques. Dans ce scénario, un ancien député LR pourrait, par exemple, abandonner son parti et « partir avec la caisse » c’est à dire une partie de « sa clientèle » pour recevoir un adoubement EM. Un tel scénario, dommageable pour l’ex-franchiseur victime d’une rupture de contrat, est possible et fort probable. Par contre il est plus probable encore que ce scénario aboutirait à une réaction du franchiseur abandonné, lequel adouberait un autre candidat et ainsi espérer le maintien de sa part de marché. Au total ce scénario reconduit à une réalité proche du scénario 1 : le nombre de candidats reste aussi élevé et la constitution d’une majorité très improbable.
On peut sans doute imaginer d’autres pistes, mais le vrai problème est que le résultat du premier tour désigne un paysage très complexe : des entreprises de taille comparable et aux intérêts individuels ne pouvant pas déboucher sur un processus de cartellisation.
Le résultat de l’élection présidentielle de 2017 n’est pas un nouveau chemin pour sortir de la crise, il est la simple constatation de son inéluctable aggravation.