La vie suppose plusieurs impératifs dont l’automaticité porte à l’admiration : la capacité à s’auto- conserver, la capacité à s’auto reproduire, enfin la capacité à s’autoréguler. Les impératifs précités, lorsqu’ils concernent les hommes, peuvent se traduire par des gestes et activités socialement accomplis, un peu comme si les diverses sociétés humaines étaient un ensemble de cellules vivantes dans un corps plus large. Ainsi la capacité à s’auto-conserver passe par des activités basiques : il faut boire et manger pour ne point mourir ; et ces activités le plus souvent socialement accomplies s’appellent « économie »…voire guerre ou prédation... Ainsi parce que la vie ne fait que précéder une mort inéluctable, il faut la reproduire (contrainte d’auto--reproduction) par l’activité sexuelle laquelle supposait jusqu’à maintenant une organisation appelée famille. Ainsi l’ensemble humain formant société se doit aussi, telle une organisation biologique composée de cellules différenciées et complémentaires, s’autoréguler. Il faudra pour cela engendrer un ordre que l’on pourra appeler juridique.
L’invariant de la condition humaine
Sans même le dire, ces trois impératifs du vivant supposent la génèse de ce qu’on appelle des institutions lesquelles ne sont rien d’autres que des ordres répondant aux trois défis. Eux-mêmes se traduisent par des mots d’une grande banalité : économie, famille, droit.
Les contraintes de la vie ne se traduisent pas par une mécanique standardisée. Il se trouve que chez les humains -soumis comme tous les animaux aux trois impératifs - existe une possibilité extraordinaire, celle de lire leur condition biologique, de l’imaginer ou de l’interpréter plus ou moins rationnellement ou plus ou moins obscurément, et même de prendre quelques libertés par rapport à la dure réalité. Le point d’aboutissement étant aujourd’hui le transhumanisme. Ce dernier, cherchant à affranchir ses usagers des lois d’airain de la vie, jusqu’ici plutôt conçues pour entretenir, réparer, compenser, pourra demain affronter la problématique de l’homme « augmenté », et peut- être celle de l’homme « dépassé » …lui-même constitué d’éléments biologiques agrégés à des éléments qui ne le sont pas…
Historiquement, il semble que ladite humanité s’est, de façon très diverse, plus ou moins affranchie de la dure réalité biologique en adoptant des comportements et attitudes différenciées au regard des contraintes. Alors même que la société des abeilles connait strictement les mêmes contraintes que la société des hommes, il n’y a jamais eu émergence de cultures différenciées chez les premières. Il n’existe pas, sauf transformation environnementale aux conséquences génétiques, d’histoire chez les abeilles. Chez les humains existeront au contraire des variétés culturelles très nombreuses, correspondant aux lectures et interprétations infiniment variées du réel biologique. Les mots économie, famille et droit trainent, depuis la nuit des temps, dans l’histoire humaine mais ces trois mots se transforment dans leur contenu, se moulent et s’articulent pour donner une société historique concrète et, quand une société réussit plus qu’une autre, elle peut devenir civilisation.
La famille, sans doute très élargie, fut probablement l’institution fondamentale permettant de rassembler la réalité des trois mots susvisés. Autrement dit, pendant très longtemps la famille fut le principe d’intégration de l’économie et du droit. Elle fût la cellule productrice de base, la cellule organisant la vie sexuelle, la cellule régulatrice assurant la reproduction de l’ensemble par des règles générales qui vont devenir des coutumes régulant les rapports entre familles. En ce sens, elle est aussi la première institution politique, une institution qui dépasse déjà son strict périmètre puisque la reproduction de la vie suppose l’exogamie et donc des règles dépassant chaque cellule familiale. De quoi former sur un espace, qui un jour comportera des frontières politiques, une société avec une culture spécifique.
Tant que les cultures voire les civilisations restent largement prisonnières de ces contraintes biologiques et n’ont pas découvert les moyens d’en alléger le poids, les institutions restent peu nombreuses et l’Etat lui-même issu d’une interprétation religieuse de la réalité biologique est une affaire de famille. Les libertariens, tout comme Marx risqueront même l’idée que l’Etat en tant que porteur des règles fixant le jeu entre les individus est de fait une machinerie de contraintes publiques utilisées à des fins privées.
La phase ascendante de l’Occident
Tout ceci constitue ce qu’on peut appeler l’invariant de la condition humaine. Parmi les sociétés historiques concrètes qui semblent avoir réussi et devenir civilisation, il faut compter un ensemble appelé Occident. Ensemble hétérogène certes, mais ensemble qui fit naitre au terme d’un processus pluri-millénaire, l’impérialisme mercantile, l’Etat-Nation, le concept de souveraineté, la mondialisation…
La trajectoire de ce qu’on appelle Occident est, en un point situé plutôt à l’Est de la méditerranée, une lecture particulière des contraintes de l’invariant biologique, lecture passant par une représentation spécifique de la nature humaine. Dans cette conception, l’homme est moins membre d’un groupe qui le dépasse qu’un individu qui doit s’associer à d’autres individus. C’est le sens qu’il faut donner à l’homme perçu comme « animal politique » dans la Grèce antique. Les contraintes de ce qui permet la vie (efforts au titre de la conservation, de la reproduction et de la régulation) ne sont pas à la portée de chaque individu, lequel doit s’associer à d’autres dans le cadre d’une loi générale elle-même porteuse de règles particulières. Il y a déjà dans ce qui deviendra l’Occident un individu que l’on dira libre, mais cette liberté est celle de l’agir en communauté : la cité est mue par l’ensemble des citoyens à priori auto-déterminés, mais des citoyens qui ne disposent pas réellement de vie privée : la liberté y est davantage publique que privée. La très grande proximité avec les dangers de la vie et leur interprétation ne peut déboucher sur l’idée d’un homme entièrement délié des contraintes de la cité[J1] . Benjamin Constant avait déjà pu en 1819, dans un discours resté célèbre, évoquer la distance entre la liberté des anciens et celle des modernes.
Le grand manteau de la chrétienté qui devait historiquement recouvrir le monde antique va confirmer cet enracinement dans l’idée d’individus simplement soumis à l’impératif d’association avec d’autres. L’église ne nie pas ouvertement la notion « d’animal politique », elle ne fait qu’ajouter une précision : l’individu est une « créature d’un Dieu », créature esclave du péché et donc créature invitée à réfléchir sur son comportement, en tant qu’individu d’abord directement relié aux forces de l’au-delà avant d’être un être socialement inséré.
Parallèlement et ultérieurement, l’Etat se cristallise et s’enkyste dans la religion tout en accroissant son périmètre d’activités. La liberté des anciens qui faisait de l’homme un animal politique disparait et ce dernier, tout en restant créature de Dieu, devient sujet soumis à des entrepreneurs politiques qui vont massivement utiliser l’appareil de contraintes publiques qu’est l’Etat à des fins privées. A cette fin, ils feront grossir l’appareil d’Etat. La concurrence inter-étatique, l’apparition de zones de prédation délimitées par des frontières toujours remaniées, la naissance d’un ordre westphalien doublé d’un mercantilisme devenu sans frontière ( expansion coloniale de l’Occident) vont nourrir un projet civilisationnel majeur lequel sera susceptible d’embrasser l’ensemble de la planète.
Mais tout aussi parallèlement les entrepreneurs politiques vont être amenés à négocier des transformations majeures avec leurs sujets lesquels vont progressivement devenir des citoyens réputés libres à l’intérieur d’espaces devenus démocratiques. L’Occident mercantile et prédateur se fait aussi libéral et va accoucher d’une nouvelle représentation de l’homme… qu’il va croire universelle : l’homme est un être qui est porteur de droits. D’abord animal politique, puis créature de dieu, puis sujet de puissants maitrisant les appareils d’Etat, il devient porteur de droits appelés droits de l’homme.
Pertes de repères et déclin de l’Occident
L’histoire ne peut évidemment s’arrêter et il faudra déterminer le contenu de ces droits et son évolution. La définition la plus simple souvent ramenée au trio vie, propriété, liberté, cache mal la hiérarchie entre ces termes : la propriété et la vie ne sont que les boucliers de la liberté, laquelle est la fin ultime. Comme si les contraintes majeures de la condition humaine avaient totalement disparu.
Il convient d’étudier avec précision cet effacement des contraintes. La première est bien sûr la nécessité d’organiser la famille aux fins de la reproduction de la vie. Aujourd’hui il n’y a plus de « pénurie de vie » qu’il faudrait combattre par une organisation politique de la famille. Personne ne se pose la question de la survie de la communauté dans lequel il se trouve inséré, et même les Nations connaissant un déficit démographique voient leurs libres citoyens en quête de meilleure fortune, déserter le pays. De façon moins tranchée, la question de la conservation par l’accès à la nourriture est assez largement résolue et l’idée de revenu universel fait son chemin…y compris dans les pays réputés pauvres…. De façon encore moins tranchée la régulation globale de la communauté, c’est-à-dire la loi est également contestée : puisque la vie est aujourd’hui plus ou moins garantie pourquoi se soumettre à des règles contraignantes qui seraient la loi de la communauté ? Il y a plus à vivre qu’à agir comme le faisaient les anciens en choisissant plus ou moins librement le devenir de la cité. Il n’y a plus vraiment à se fixer des objectifs collectifs impérieux, et il y a sans doute davantage à organiser les menues règles qui permettront à chacun de jouir librement de son individualité. Il s’ensuit que la loi qui permettait à la cité antique d’agir n’a plus à nous commander et nous fixer un cap, mais à nous procurer de nouvelles autorisations dans les domaines qu’il nous plaira. Et parce que la démocratie rapproche davantage chacun des citoyens de cet Etat « machine à contraintes publiques », l’utilisation privative de ladite machine peut se développer sans limite. Oui, d’une certaine façon les libertariens ont raison : la démocratie est la possibilité pour chacun de voler tous les autres. Plus modérément, il faudra pourtant reconnaitre que si la liberté devient le concept central de droits de l’homme dont le contour n’est pas défini, les règles produites par la machine publique seront de plus en plus individualisées, adaptées à chaque individu. Ainsi l’Etat-providence à la Française ne peut qu’être de plus en plus contesté : Il ne peut plus y avoir de règles globales selon le principe de l’Universalité, et le dit Etat-providence doit au contraire s’adapter à chaque situation. il ne peut plus non plus s’arrêter aux frontières de la famille en voie de dislocation et doit répondre aux nouvelles exigences des nouveaux modes de vie, d’où par exemple les débats concernant les familles monoparentales.
Bizarrement, les entrepreneurs politiques soucieux de conquérir un pouvoir désormais contesté, ou de le conserver au terme d’une élection, ne peuvent plus que scier chaque jour un peu plus la branche sur laquelle ils sont assis. Parce que l’homme est en Occident un être qui a des droits, les marchés politiques vont être le lieu où l’on va offrir en permanence de nouveaux droits : les thèmes d’émancipation, de libération, d’autonomisation, etc. sont les produits « vache à lait » des marchés politiques. Il en résultera plusieurs constatations : un empilement colossal de règles de plus en plus étrangères à la rigueur traditionnelle du droit, un étouffement de l’Etat lui-même qui se délitera dans une multitude d’agences appelées « Autorités Administratives Indépendantes », une rétraction de l’agir collectif au profit d’intérêts privés, un rejet quasi complet des organisations et entrepreneurs politiques. L’Occident dans sa phase ascendante connaissait des Etats porteurs de règles produisant de l’homogénéisation. Parvenu dans une maturité incapable de donner du contenu aux droits de l’homme, les Etats éclopés ne produisent plus que de l’hétérogénéité. La petite cité de l’occident naissant s’auto-déterminait. Le gros Etat de l’Occident d’aujourd’hui ne sait plus où il va et se trouve dépourvu de tout désir réel d’agir.
En passant de l’identité initiale (l’homme est un animal politique) à une identité floue et par essence instable, tel un gaz qui a tendance à occuper tout l’espace disponible (l’homme est un être titulaire de droits), l’Occident a autorisé la puissance de l’agir privé et miné celle de l’agir public.
La libération de l’agir privé s’est bien sûr d’abord portée sur l’économique. Parce que dans l’Occident naissant l’agir collectif l’emportait sur le privé, la place réservée aux intérêts économiques privés était faible, et une partie du produit économique échouant à ses entrepreneurs était absorbée par l’intérêt public. C’est bien sûr le cas de l’évergétisme qui est un véritable transfert de la puissance de l’agir privé vers l’agir public, avec cette autre lecture possible : un contre-don contre un autre don qui serait l’accès à la légitimité de l’inégalité sociale engendrée par les activités économiques.
Avec l’Occident triomphant c’est l’agir privé qui est libéré et les réglementations qui limitent l’économie doivent disparaitre au nom de la liberté, ce qu’on appelle le laisser faire, laisser passer. Il peut exister de l’évergétisme, mais il est complètement marginalisé et n’émerge que lors d’occurrences spécifiques (incendie de Notre-Dame). Telle l’ouverture d’une retenue d’eau, la liberté économique va entrainer un gonflement puissant d’un flux de marchandises en continuel renouvellement qualitatif. Et l’aisance matérielle qui pourra s’en suivre permettra - en prenant le chemin de l’impôt plutôt que celui de l’évergétisme - d’ouvrir d’autres retenues, et notamment celle du financement de toutes les nouvelles libertés individuelles exigées. Liberté économique et liberté en tant que matérialisation d’un désir se rejoignent et les perdants du jeu économique pourront être compensés, outre des indemnités telles celles concernant le chômage, par des réformes sociétales allant dans le sens de leurs désirs : reconnaissance de droits spécifiques pour des minorités, mariage pour tous, accès illimité et sans contraintes à toutes les institutions, etc.
Et parce que la liberté économique engendre une concurrence qui ne laisse vivant que les seuls innovateurs, la logique du marché doit occuper l’ensemble de l’espace marchand. Nous avons là l’idée d’une mondialisation elle-même impulsée par des rendements d’échelle, et un effondrement des coûts de transports lui-même aidé par un effondrement semblable des coûts de communication.
Ce double mouvement de l’agir au sein de l’Occident doit évidement être tempéré, voire contesté selon les lieux. C’est manifestement dans l’Union Européenne que l’effondrement de l’agir collectif est le plus manifeste et c’est cet effondrement qui nourrit ce qu’on appelle la crise européenne. Parce qu’entièrement conçue sur la libération de l’agir privé, elle se trouve incapables de répondre aux grands défis de l’avenir : la question écologique bien sûr, mais aussi la sécurité au sein d’un environnement où les droits de l’homme ne s’étant pas exprimés (Asie, Russie, etc.), un agir collectif ennemi est possible. De fait l’UE est l’avant-garde sacrifiée d’un Occident malade de son identité culturelle. On notera que son agir collectif est lui - même miné par des règles collectives qui ne font que renforcer la puissance de l’agir privé. Tel est bien sûr le cas d’une fiscalité hétérogène facilitant grandement les intérêts privés. Ce même agir collectif est aussi détourné par des combats douteux concernant les démocraties « illibérales » ne respectant pas ce concentré des droits de l’homme que sont les « critères de Copenhague ».
Un autre gros morceau de l’Occident menacé est sans doute les Etats-Unis. Le pays y est plus qu’en Europe confronté à l’inflation des droits de l’homme avec des débats sans fin sur les minorités, la race, le sexe, les termes du politiquement correct, etc. Toutefois la puissance de l’agir privé est partiellement un outil de l’agir collectif, d’où les dépenses disproportionnées au titre de la sécurité nationale. Les Etats-Unis savent que la mondialisation n’est qu’une internationalisation et que des empires d’un type nouveau (Chine, Inde, etc.) équilibrent beaucoup mieux que l’Occident l’agir privé et l’agir public. Affaire à suivre.