La situation provoquée par l’arrêt du 5 mai dernier et la publication du communiqué de la Cour de Justice Européenne le lendemain, engendrent un problème majeur au cœur d’un conflit radical et indépassable sur le plan juridique.
Le Droit de l’Union Européenne serait davantage que du Droit international ?
Les 2 Cours sont en effet au sommet d’une pyramide, l’une édifiée au sommet du droit allemand, l’autre au sommet de ce qu’on appelle le droit de l’Union Européenne. Les 2 points de vue sont ainsi indépassables sur le plan strictement juridique. L’une affirme, et nul ne peut le contester dans l’ordre juridique allemand, que la Bundesbank relève de la souveraineté allemande et son indépendance ne peut s’exercer, sauf violence détruisant la-dite souveraineté, qu’encadrée dans l’ordre allemand du droit. L’autre affirme , et nul ne peut le contester dans l’ordre juridique européen, qu’elle est la garante de cet ordre et que toute contestation, ne peut être qu’une violence aboutissant à l’anéantissement complet de la construction européenne. Le texte du communiqué est, à cet égard, très clair : « Afin d’assurer une application uniforme du droit de l’Union, seule la Cour de justice, créée à cette fin par les États membres, est compétente pour constater qu’un acte d’une institution de l’Union est contraire au droit de l’Union. Des divergences entre les juridictions des États membres quant à la validité de tels actes, seraient en effet susceptibles de compromettre l’unité de l’ordre juridique de l’Union et de porter atteinte à la sécurité juridique. Tout comme d’autres autorités des États membres, les juridictions nationales sont obligées de garantir le plein effet du droit de l’Union. Ce n’est qu’ainsi que l’égalité des États membres dans l’Union, créée par eux, peut être assurée.[1] »
La radicalité de l’opposition entre ces 2 juridictions indépassables, sera pourtant habilement contournée et personne ne peut imaginer que, d’ici juillet, la souveraineté allemande sera rétablie sur la Bundesbank, ou que l’unicité de l’ordre européen sera contestée. C’est dire que les meilleurs juristes travaillent déjà à la rédaction d’un texte qui reviendra à dire que les cercles sont autant de carrés et que les carrés autant de cercles. Et bien évidemment, la Commission évitera le ridicule d’une procédure judiciaire , concrètement impossible et aux retombées très négatives sur l’ image de cette dernière en Allemagne.
On peut aussi affirmer que sa réaction sera d’autant plus modérée qu’existe une forte asymétrie de puissance réelle et symbolique entre les 2 Cours antagonistes. L’une s’appuie de fait sur ce qui reste un droit international, un droit dont la force exécutoire reste faible. L’autre s’appuie sur un droit national dont la force exécutoire est d’autant plus forte que sa force symbolique est considérable. Il n’y a qu’à comparer ici la résistance d’une Pologne et d’une Hongrie face à Bruxelles, et la disparition complète de tout commentaire et contestation en Allemagne dès que la Cour de Karlsruhe se prononce[2].
C’est dire aussi que nous entrons dans une vaste négociation dont l’issue reste à tout le moins incertaine. Nous sommes assurés sur le contenu d’une réponse qui sera tout sauf du droit, mais la suite dépendra d’un rapport de force complexe entre groupes d’acteurs que nous pouvons brièvement décrire.
Les acteurs en présence :
1 - Le premier groupe est composé des personnels administratifs de haut rang qui seront de prés ou de loin impliqués dans la réponse de la BCE à la Cour Constitutionnelle. Parce que leur statut est complètement lié aux institutions et aux intérêts des dirigeants financiers immergés dans le mondialisme, ils ne peuvent accepter le point de vue de la Cour Constitutionnelle et seront amenés à se mobiliser sans réserve dans la protection de la citadelle BCE. Ils ne pourront dire autre chose que les carrés sont des cercles et les cercles des carrés. Du point de vue de ces acteurs, toute séparation de la Bundesbank au sein du système européen de banques centrales est beaucoup trop dangereuse pour être envisagée.
2 - Un second groupe beaucoup plus fragmenté est constitué de la diversité des intérêts allemands au regard des conséquences directes d’une obéissance complète de la Bundesbank. L’obéissance complète signifierait en effet la disparition probable de la monnaie unique avec taux de change augmenté pour la nouvelle monnaie allemande. Les divers acteurs allemands devraient ainsi réagir à une augmentation du pouvoir d’achat de leur monnaie. Quelles sont les réactions des divers sous- groupes composant la société allemande ?
2.1 Un premier fragment est constitué de la finance mondialiste allemande. Le stock d’actifs financiers correspondant, libellé en monnaie étrangère, serait dévalorisé. Par ailleurs, la disparition de la monnaie unique correspondrait probablement à une accumulation de créances irrecouvrables. On peut donc en déduire la parfaite cohésion de la finance allemande avec le point de vue européiste et mondialiste.
2.2 Un second fragment est constitué des décideurs de la machine productive allemande. Les choses sont ici moins claires : fortes pressions sur des exportations désormais beaucoup plus chères mais acquisition moins coûteuse de biens et services intermédiaires produits à l’étranger et particulièrement dans les pays de l’Est. Les choses se compliquent si l’on raisonne sur les stocks de capitaux : dévalorisation de principe mais potentiel plus grand pour les capacités industrielles allemandes à l’étranger, mais aussi capacités nouvelles d’exportation de capital. Il est ici très difficile de conclure sans une étude sérieuse.
2.3 Un troisième fragment est constitué des ménages dont le pouvoir d’achat international augmenterait, donc ménages à priori susceptibles de suivre d’autant plus volontiers la finance, que la confiance envers la Cour de Karlsruhe est considérable et ce, pour des raisons historiques fondamentales[3]. En contre- partie la disparition de l’euro signifierait une rupture et une responsabilité historique que les citoyens refusent probablement.
Au total il est très difficile de se prononcer sur la réaction de l’Allemagne prise dans son ensemble.
3 - A titre de simplification, nous pouvons rassembler dans un dernier groupe les acteurs étrangers plus particulièrement concernés par la question. Il s’agit des pays du sud. Sans distinguer les groupes qui les composent, il est clair qu’au vu de la situation, la pression maximale se porte sur la question du financement d’un endettement devenu abyssal, et pour tout dire, devenu incontrôlable en cette année 2020. Le roulement de la dette cache mal son impérieuse et inéluctable monétisation. Il est donc évident que le personnel politico-administratif de l’ensemble de ces pays, France comprise, souhaiterait le retour dans l’ordre national de leur propre banque centrale, non pas au profit de l’interdit de la monétisation (« à l’allemande »), mais au contraire au profit de son autorisation - sans doute masquée- partielle ou complète. Bien évidemment en continuant d’affirmer que les cercles sont des carrés et les carrés des cercles, c’est-à-dire en continuant d’affirmer que les banques centrales sont indépendantes…ce qu’elles n’ont jamais été.
Un possible renouveau du château de cartes
Bizarrement pourrait alors se construire un nouveau château de cartes fondé sur mille malentendus. Les fondements de ce château seraient un accord sur davantage d’autonomie de chaque banque centrale de l’euro système. La Bundesbank participerait aux achats de dette publique mais dans la limite d’un plafond décidé par l’exécutif. Les Banques centrales du sud feraient de même. Le tout serait officialisé par le Conseil des gouverneurs de la BCE.
Une façon de procéder serait de dire qu’il existe un pourcentage unique calculé sur la base du stock de dettes de chaque Etat. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de l’Italie, un tel choix est déjà une amélioration substantielle. Selon les données disponibles actuelles, la BCE dispose de 20% de la dette italienne et 31% de la dette allemande. Si l’on décide au « nom de l’unité européenne » qu’il existe désormais un taux de 25% pour chacun des pays, cela permet de construire un accord qui reste mutuellement avantageux : la finance est complètement rassurée puisque la montagne de liquidité - pour les jeux spéculatifs- n’est guère limitée, les diverses composantes de la société allemande sont rassurées et la Cour de justice de Karlsruhe reste respectée, l’Italie bénéficie d’une enveloppe supplémentaire de rachat de dette publique très substantielle ( environ 100 milliards d’euros pour l’année 2020). Bien évidemment l’exemple de l’Italie peut être reconduit pour tous les Etats du sud y compris la France.
Tout aussi évidemment, nous restons dans la logique du mensonge en affirmant que les cercles sont des carrés et les carrés des cercles : les traités ne sont pas respectés et la BCE par le biais de ses « BCN partiellement autonomisées » n’est pas dans une politique monétaire mais une politique budgétaire ; l’objectif des prix est délaissé etc. Par contre il y a accord mutuellement avantageux et donc il est probable que le mois de septembre aboutisse vers ce type d’accord.
Bien évidemment, nous restons dans la précarité et la logique du château de cartes, car ce type d’accord néglige complètement l’essentiel à savoir l’inéluctable éloignement des pays du nord vis-à-vis des pays du sud qui vont continuer à se désindustrialiser. Se diriger vers davantage d’homogénéité suppose des investissements massifs dans le sud, une accumulation considérable de capital industriel, voire agricole…mais cela suppose une maîtrise de la finance, le rétablissement des monnaies nationales, la fin de l’indépendance des banques centrales, banques qui seraient entièrement mobilisées par l’impératif de reconstruction comme ce fut notamment le cas pour la France après la seconde guerre mondiale. Le temps présent ne permet pas de voir se constituer quelque chose comme la Banque de France de la quatrième république ou les débuts de la cinquième, le vieux « Conseil National du Crédit » ou le « Crédit National ». Sans doute faudra-t-il attendre encore un peu[4]…le temps que le nouveau château de cartes s’écroule…
[1] Communiqué n°58/20 du 8 mai : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2020-05/cp200058fr.pdf
[2] Il n’y a ici qu’à prendre l’exemple de débats houleux, tel celui de la légalisation d’un troisième sexe, ou de la censure de la loi interdisant le suicide assisté. Dès la décision le silence s’est fait dans l’ensemble de la population.
[3] La juridiction de Karlsruhe représente aussi dans l’imaginaire allemand une garantie de non retour à la République de Weimar et à son aboutissement. Il Y a là un phénomène majeur d’inertie historique.
[4] Notons ici les intéressants travaux d’Eric Monnet, en particulier son ouvrage : « Controlling Credit, Central Banking and the Planned Economy in Postwar France, 1948-1973 », Cambridge University Press,2018.