Malgré des défauts de construction difficilement dépassables l’euro a jusqu’ici fait acte de grande résistance : crise financière de 2008, crise grecque, crise des dettes souveraines, crise sanitaire et aujourd’hui crise internationale. Les premières crises, et ce jusqu’en 2020, furent du point de vue français gérées par une stratégie globale de dévaluation interne.
1 - La dévaluation interne comme stratégie dominante.
Puisque l’on ne peut -directement ou indirectement- toucher au taux de change pour restaurer la compétitivité, puisque l’on ne peut contrôler ou orienter les flux financiers et de marchandises pour ce même objectif, puisque la maximisation de la valeur actionnariale est devenue intouchable, il ne reste que la pression sur le coût complet du travail pour tenter d’améliorer la situation des entreprises. Inutile de rappeler ici toutes les mesures qui iront en ce sens, dont la principale reste celle du CICE de 2013. Le complément de cette stratégie de dévaluation sera bien évidemment une dette publique croissante : il est en effet très difficile de toucher aux mécanismes du pacte social.
Parallèllement, puisque la crise financière de 2008 se matérialise durablement par le disfonctionnement du marché interbancaire, on verra apparaître les premières mesures de quantitative-easing et le gonflement du bilan de la banque centrale.
Durant cette période, l’euro est donc aussi sauvé par la banque centrale qui veillera d’abord au maintien d’une harmonisation des taux sur les dettes publiques et ensuite sur la faiblesse de leurs niveaux aux fins de respecter l’objectif d’une inflation proche de 2%. En cela, ladite banque centrale sera aidée par la mondialisation qui interdit toute naissance d’une spirale inflationniste : les prix à la consommation sont muselés par le coût très faible des importations en provenance des zones à forte productivité et à basses rémunérations.
2 - L’abandon des règles du jeu de la monnaie unique.
Avec la crise sanitaire, le paysage change. La production se trouve muselée par le confinement, mais les revenus de la quasi-totalité des agents se trouvent maintenus par une dépense publique hors de contrôle. Cette stratégie est aussi celle de tous les pays de la zone et la BCE se trouve tenue de monétiser une dette publique en très forte croissance. Les règles de fonctionnement de la monnaie unique sont abandonnées provisoirement et dès la fin des confinements la croissance redémarre avec toute la puissance autorisée par la monétisation, puissance aidée par le maintien de taux très bas et à peu près unifiés sur toute la zone. Nous aurons ici pendant quelques mois le mirage d’un bloc de pays qui, débarrassé des contraintes de l’euro, peut s’offrir une croissance inespérée. Jusqu’ici ces contraintes entrainaient un retard de croissance dans les pays les plus inadaptés (dont la France qui voyait son déficit extérieur croître), mais aussi pour toute la zone comparativement au reste du monde. Désormais, cette même croissance peut temporairement devenir supérieure à la croissance potentielle.
Au-delà du prix du non-respect des règles budgétaires de la monnaie unique, l’inflation réapparait au terme de la pandémie et vient gêner les promesses des différents candidats à l’élection présidentielle : pouvoir d’achat, décarbonation, retour de l’Etat-providence, etc. Sans même attendre la campagne présidentielle, l’exécutif distribue des chèques qui vont à l’encontre de la dévaluation interne programmée comme substitut à une franche dévaluation monétaire.
La fuite en avant reste confirmée par la banque centrale qui continue d’acheter sans limite la dette publique à un moment où elle s’interroge sur la gestion de l’inflation. On finira par affirmer que l’inflation n’est pas durable, que sa cause reste une désorganisation des chaînes planétaires de la valeur que le marché remettra en ordre rapidement. On finit même par croire que l’explosion des prix de l’énergie ne doit pas mettre en cause le modèle organisationnel : La France qui peut partiellement se passer d’une telle crise continue – contre toute logique rationnelle- à adhérer au dispositif européen et à sa traduction dans la loi NOME.
La fuite en avant se trouve toutefois rattrapée par la réalité. La France reste handicapée par son taux de change : avec une dette publique déjà plus importante que celle de son voisin allemand en 2019 (97,5% de son PIB contre 58,9), elle se trouve beaucoup plus endettée à l’issue de la pandémie ( 114,6% de PIB contre 71,4% pour l’Allemagne). Concrètement le pays, plus handicapé que son partenaire en termes de dette publique, se trouve à l’issue de la pandémie beaucoup plus éloigné de ce même partenaire. Plus globalement la France en 2021 retrouve - après une forte chute- son PIB de 2019 ; en cela, elle fait aussi bien que ses voisins, mais avec toutefois un accroissement de dette supérieur ( 12,5 points pour l’Allemagne contre 17,1 points pour la France).
Avant même d’aborder la crise internationale, on pouvait se demander si cet écart croissant pouvait être aimablement effacé par la BCE. Une BCE qui, dans sa bienveillance, pourrait continuer à trouver le moyen d’aplanir une différence de taux sur les dettes publiques des 2 pays. On en connait le prix : La BCE pour maintenir la fiction d’une monnaie commune devrait -et doit déjà- monétiser la dette française en ne respectant pas les règles de proportionnalité qu’elle s’imposait naguère.
Au-delà, il est évident que le plan de mutualisation de la dette publique entre les participants de la zone sera de nul effet et la France devra rembourser ce qu’elle recevra avec la dotation qu’elle paie au budget de l’Union. En sa qualité de grand pays elle devra comme l’Allemagne davantage payer qu’elle ne recevra.
Plus globalement encore on sait que la construction de l’union bancaire et de celle des capitaux reste lettre morte et qu’il n’est pas question de voir apparaître une Europe des transferts permettant à la monnaie unique de fonctionner correctement.
Au total, la gestion de la pandémie n’a fait qu’éloigner momentanément les problèmes tout en les aggravant.
3 - La crise internationale comme émergence d’un ordre nouveau.
Vu de Sirius la crise internationale s’ancre en Ukraine. Elle ne se comprend toutefois que dans un paradigme planétaire qu’il faut prendre en considération. Le temps n’est plus à la mondialisation heureuse où il était espéré une fusion des libertés économiques associée à celles des libertés politiques.
Economie et politique sont deux pôles qui peuvent soit fusionner, soit se trouver très éloignés, soit constituer une combinaison infiniment variée.
La fusion est celle du totalitarisme que l’on pouvait rencontrer dans l’URSS : pas de marché et répression politique. Elle peut être aussi celle de la mondialisation que l’on anticipait parfois : le marché faisant disparaître les Etats au profit de règles planétaires d’optimisation des échanges. Dans ce cas, l’Etat n’est plus qu’une agence de régulation des marchés et n’a plus d’objectifs qui lui sont propres.
L’éloignement infini est celui de la totale liberté économique associée à une totale répression politique. Il ne constitue pas une réalité empirique commune et même la Chine se matérialise par un totalitarisme politique qui débouche souvent sur une répression économique. L’inverse, à savoir un interdit du marché face à la liberté politique, ne semble guère logiquement envisageable.
La combinaison des 2 pôles semble constituer la réalité dominante avec toutefois des écarts qui sont plus de nature que de degré. Ainsi le modèle anglosaxon voire européen, n’a rien à voir avec le modèle russe ou chinois. Empiriquement, c’est l’éloignement croissant de ces modèles qui engendre la crise. Le modèle américain ou européen semble voir l’économique absorber le politique : le citoyen disparait derrière un acteur économique qui se proclame libre. Si l’on raisonne aux limites, le politique n’est plus qu’une affaire d’organisation et de protection d’un marché ancré sur des droits naturels (les classiques droits dits « naturels» : vie , liberté, propriété). Le modèle chinois semble encastrer l’acteur économique dans le principe de fidélité au pouvoir politique et à ses objectifs. Nous sommes loin des droits naturels. Il en est de même dans ce qui pourrait devenir une version -certes beaucoup plus hétérogène et plus friable- et qui serait la version islamique.
Les deux modèles ont une prétention planétaire : le premier exporte son principe organisationnel de marché au nom de la liberté. Le second exporte un principe organisationnel de marché, surplombé par un projet politique autoritaire. Plus encore, la recherche de puissance de marché n’est que le moyen d’une finalité qui est la puissance politique. Alors que la recherche de puissance de marché est l’outil de la guerre économique entre acteurs économiques dans le modèle américain, elle est l’outil d’une guerre politique dans le modèle chinois.
Dans cette concurrence planétaire, si le modèle américain est moins efficace, si donc la recherche de puissance de marché par les seuls opérateurs économiques est moins performante que celle produite sous la conduite d’un pouvoir totalitaire, il y a nécessaire raidissement. La liberté économique n’assurant plus la course en tête en terme d’enrichissement général, ce qui reste du politique sera questionné. Comment réagir ? Nous avons là une partie de l’angoisse américaine vis-à-vis de la Chine. Naguère l’URSS était un danger politique majeur, mais danger amoindri par son inefficience économique. Aujourd’hui, la Chine est un danger politique doublé d’une redoutable efficience économique. Le danger devient majeur.
Dans un sens inverse, la question se pose aussi pour le cas de la Russie aux prises avec ses parentés historiques. Si le modèle de liberté économique débouche sur une efficience supérieure à celle encore très encadrée par le politique dans la vieille Russie (concentration des activités autour de celles fournisseuses de rentes pour oligarques), il est normal de voir un raidissement. Ce qui gène n’est nullement l’OTAN mais bien davantage ce qui pourrait conforter une démocratie naissante par un début de réussite économique. Le risque de réussite de l’Ukraine par le biais de la voie démocratique est inacceptable pour la Russie.
Dans tous les cas, le politique est questionné. La liberté politique, la démocratie, est-elle unique source d’une efficience économique qui apaise et rassure les acteurs ? faut-il en revenir à un pouvoir fort ? Demain, l’Union Européenne pourra-t-elle encore se borner à n’être qu’une agence de régulation des marchés ? Comment reconstituer une armature étatique ?
D’ores et déjà, on voit se dessiner une grande division du monde avec d’un côté le couple liberté économique et liberté politique et de l’autre une liberté économique durement encadrée par un pouvoir politique totalitaire. Avec une division qui pourra concerner les technologies et le fantastique univers des normes. De quoi revoir complètement les chaînes de la valeur, les handicaper en les partageant entre 2 univers devenus antagonistes, ou les disloquer. De quoi revoir des murs entre civilisations.
4 - La monnaie unique, malade depuis sa naissance, va-t-elle se rétablir dans ce nouveau monde en gestation?
Tout d’abord, le système de la monnaie unique se trouvait en apparence situé dans l’ordre politique et non dans celui de l’économie. Ce système était celui de l’ordo-libéralisme et se trouvait constitutionalisé. C’était un cas de fusion de l’économique et du politique que l’on entrevoyait plus haut : il faisait relativement disparaître les Etats au profit d’une espérance d’optimisation des échanges, chacun d’entre-eux devenant esclave assigné à la dure tâche du respect des règles.
Tout cela est en train d’être bouleversé et le grand début de glissade déjà introduit par le « quoi qu’il en coûte » de la pandémie va s’accélérer avec la crise internationale. Les Etats européens ne vont plus se battre sur le respect des règles du jeu et vont avec une belle unanimité innover de façon radicale. L’ordre des règles ne se conçoit que par temps calme. La tempête fera passer de la compétition ordonnée et réglementée à la coopération finalisée. Il n’y aura plus à comparer et à classer les soldes TARGET comme on compare la qualité des chevaux de course. Il y aura désormais à construire une coopération finalisée.
Le « quoi qu’il en coûte » va atteindre les frugaux y compris une Allemagne qui sans le dire vient de franchir la barre constitutionnellement interdite des 0,35% de PIB de déficit structurel. L’Union européenne vient aussi de lever un interdit par son annonce d’achat/livraison de matériel militaire à l’Ukraine.
De nouvelles dépenses seront introduites par tous les pays solidaires de l’Ukraine à un moment où les risques de récession vont prendre de l’ampleur : mur énergétique avec la possible disparition des fournitures de gaz russe, fermeture d’usines allemandes dépourvues d’intrants notamment énergétiques et de clients devenus insolvables par disparition des règles du dispositif Swift, etc.
Plus globalement, les Etats de la zone agissaient dans le canevas bureaucratique des règles ordo-libérales. Ils étaient tous passagers clandestins, les uns (une Allemagne très rationnelle) bénéficiant d’un taux de change très sous-évalué, les autres (par exemple une Grèce intrépide) croyant bénéficier d’une vraie monnaie de réserve. Certains trichaient en s’adonnant à un illibéralisme coupable, tandis que d’autres se construisaient des paradis fiscaux. Etc… Le tout donnant lieu à d’infinis débats, d’innombrables usines à gaz réglementaires, de discours inutiles, de perte de temps.
Tout cela est entrain de basculer et la peur vient engendrer l’unanimité et une possible révision de toutes les règles du jeu. En particulier, l’unanimisme ambiant rend complètement irréaliste la mise en doute de ce qui faisait les apparences de l’Union à savoir la monnaie unique. Il est donc bien évident que la BCE suivra, voire aggravera sa politique de monétisation, alors même que l’inflation risque de se pérenniser voire prendre de l’ampleur, alors même qu’elle devra se mobiliser sans limite pour éviter les faillites et défauts provoqués par le conflit ( entreprises, banques, système financier). Là encore, la règle sera balayée, et la Banque centrale ne sera ni indépendante ni instance de lutte contre l’inflation. Et l’Allemagne qui jusqu’ici aimait se trouver à cheval entre l’Occident et l’empire en formation se devra d’accepter des taux d’intérêts réels très négatifs (près de 5%en février 2022) plutôt que de protester contre le non- respect des règles afférentes à la monnaie unique. Le retour à la répression financière des trente glorieuses est probablement au bout du chemin.
Globalement, une cohabitation difficile avec l’immense empire qui repose sur l’économie comme moyen d’une fin politique totalitaire (Chine + Russie+ ?), ne peut plus s’imaginer à partir d’Etats qui resteraient des agences de simple régulation et de simple surveillance des marchés. Dans ce cadre, la monnaie unique ne peut plus surplomber des Etats, simples usagers, et doit devenir un outil de construction d’une nouvelle réalité politique, faite de puissance et capable de se faire respecter par le nouvel empire. Il en va probablement de la survie de ce qu’on appelle encore l’Occident.
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