EDF était naguère une entreprise intégrée allant de la production à la distribution et surtout disposant d’une situation de monopole. Durant de très nombreuses années ses dirigeants ont considéré que l’entreprise relevait d’un monopole naturel qui à ce titre fonctionnait à rendements continuellement croissants. Dans le cas considéré, l’entreprise constituée d’une multitude d’unités de production (hydraulique, nucléaire, charbon, fuel, gaz), devait en principe couvrir ses coûts (charges fixes + charges variables) par le jeu d’un tarif fixé par EDF et son actionnaire c’est -à-dire l’Etat.
EDF et ses couts marginaux
En pénétrant plus loin dans l’analyse ce qu’on appelle coût marginal, comme coût de l’unité supplémentaire produite peut être analysé au niveau de l’entreprise ou au niveau de chaque unité productrice d’électricité. L’habitude a été prise qu’on ne s’intéresse au coût marginal que pour exprimer le coût de la mise en service d’unités supplémentaires pour couvrir une hausse d’appel d’électrons par le marché. Dans la réalité gestionnaire cette pratique correspond aussi à une régulation de l’ensemble : EDF met en service d’abord les unités les plus efficientes et n’actionne les moins efficientes qu’en respectant une logique de coûts croissants. Ainsi à tout moment, et en dehors de la question de la tarification, EDF fonctionnait dans un rationalité économique parfaite : il n’était pas possible dans les conditions techniques, scientifiques et sociales du moment de faire mieux.
EDF et l’idée de rendements continuellement croissants
Le raisonnement allait plus loin encore en précisant que la production en continuelle augmentation permettait de bénéficier de rendements continuellement croissants. Bien sûr la croissance économique supposait la mise à disposition des usagers de quantités croissantes d’électricité, donc de plus en plus de centrales. Même en laissant de côté le progrès technique et en supposant inchangées les productivités des divers facteurs de production il est évident que l’infrastructure EDF allait bénéficier d’économies d’échelle. Clairement tout au long de l’aventure du monopole les charges fixes unitaires ne pouvaient en tendance longue que décroitre. Certes il pouvait y avoir à tel ou tel moment une hausse des charges fixes, par exemple celles correspondant à l’élargissement du réseau de transport, mais ces charges nouvelles devaient s’évanouir dans la mesure où la circulation d’électrons se faisait plus grande. Il existait donc bien chez EDF une loi des rendement continuellement croissants justifiant l’idée de monopole naturel.
EDF et sa maitrise technique des rendements croissants
Toujours dans la pratique, EDF pouvait veiller à ce que son rendement reste maximal en évitant de mettre en réserve trop d’unités porteuses de charges fixes, donc en tentant de mettre en place des outils de lissage de la demande. Ainsi plutôt que de s’orienter vers des charges fixes unitaires plus lourdes, il sera préféré d’inviter l’usager à des effacements de demande pour lequel il sera rémunéré (heures creuses ou majorées, tarif de nuit, etc.). Le même souci entrainera l’ouverture du réseau et sa progressive interconnexion avec les réseaux étrangers.
EDF et sa maitrise politique des rendements croissants
Les ingénieurs économistes qui pilotaient EDF à l’époque du monopole connaissaient sans doute mieux les principes des rendements croissants que les actionnaires/fonctionnaires de l’Etat. A ce titre ces mêmes ingénieurs économistes se posaient presque souverainement la question du devenir de cette efficience maximale contenue dans le strict respect de la loi des rendements croissants. Plusieurs possibilités théoriques : la diffusion la plus large de l’efficience par le biais de prix continuellement toujours plus bas au bénéfice des usagers, la rétribution de l’actionnaire public lequel par voie fiscale ou réglementaire pourra rediffuser l’efficience, le maintien dans l’entreprise sous la forme d’investissements nouveaux continuellement croissants, enfin une combinaison de ses diverses possibilités. Si l’on compare l’évolution en longue période des prix de l’électricité entre les divers pays européens, on s’aperçoit que c’est plutôt le choix de la diffusion vers tous les usagers qui fut retenue : les électrons d’EDF deviennent le principe actif majeur de la compétitivité de l’économie française. Aux commandes de l’immense machine EDF, les ingénieurs économistes, aussi serviteurs de la Nation, vont en quelque sorte prendre le pouvoir sur l’actionnaire d’où le développement de l’idée d’un « Etat EDF ». Et un Etat qu’il faudra combattre de plus en plus avec la disparition progressive de ce que Bourdieu appelait de noblesse d’Etat et son remplacement par une noblesse managériale nouvelle, celle à cheval entre secteur privé et secteur public.
Une autre vision du monde implique la fin des rendements croissants
Tout va changer avec la naissance de la concurrence et la victoire de la noblesse managériale d’aujourd’hui. La concurrence introduit le principe d’émiettement de l’outil de production avec pour effet majeur la fin des rendements croissants.
-Ajustement complexifié de l’offre à la demande
Cette fin des rendements croissants commence avec le traitement difficile de l’ajustement offre/demande d’électrons. Cet ajustement instantané et infiniment précis était centralisé et s’opérait selon le principe d’autorité : toutes les unités de production obéissent strictement aux mouvements de la demande. L’entreprise dans sa diversité est unique et obéit à l’autorité qui centralise et commande l’ajustement. Le cout du non ajustement étant très élevé (variations de la fréquence avec accidents, délestages dramatiques et rupture des rendements croissants) le principe d’autorité -dans ce contexte de contrainte d’ajustement très élevé- est celui qui permet le mieux la coordination entre les unités productives. Désormais, c’est -à-dire aujourd’hui, la coordination se passe par le marché et ses couts augmentent avec la nécessité d’introduire une bureaucratie réglementaire extérieure aux acteurs du marché. Inventer un marché et se mettre à jouer suppose la mise en place de règles afin d’anticiper et réguler une coordination d’acteurs qui ne sauraient avoir spontanément une vue d’ensemble. D’où le CRE occupé par la nouvelle noblesse managériale et ses annexes.
-Les lourdeurs de l’intermittence
Mais la fin des rendements croissants repose aussi sur l’introduction d’unités de production dites intermittentes qu’il faudra épauler de diverses façons : doublement des unités de production d’électricité type éoliennes par des centrales classiques à actionner en cas d’absence de vent, principe de priorité de ces mêmes unités au détriment du classique en cas de vent important, subventionnement majeur de ces mêmes unités. Au-delà il faudra tenter de surplomber les lois simples et indépassables de la physique en tentant un stockage extraordinairement couteux : hydrogène, batteries et plus généralement les diverses stations de transfert d’énergie. Enfin la concurrence ne pourra naitre qu’avec la garantie de trouver auprès d’EDF des ressources sûres (ARENH).
La création artificielle d’un marché de l’électricité met ainsi fin au principe d’efficience maximale. Jadis les ingénieurs économistes d’EDF se servaient des prix pour valider une idée d’Etat providence : le monopole utilise le système des prix pour aboutir à un progrès que l’on vit encore comme aventure collective. Aujourd’hui les managers à cheval entre le public et le privé voient dans le marché artificiel et bureaucratisé l’exercice de la simple liberté individuelle : l’Etat providence efficient laisse la place à la providence du marché. Avec souvent les rentes correspondantes, par essence privées, qu’au nom du respect du marché on ne saurait taxer. Désormais le prix ne peut que se fixer sur le cout marginal et les productions les plus rentables ne sauraient être taxées.
Le chemin à l’envers de l’industrie
Très curieusement au moins une partie du monde industriel semble parcourir le chemin inverse de celui d’EDF. Classiquement parce que le principe de coordination offre/demande est beaucoup plus aisé dans les marchandises classiques que dans le cas des électrons (le stockage, notamment y est possible) la concurrence s’avère techniquement facile et les divers acteurs s’y déploient sur un véritable marché autorégulé. Bien évidemment le principe d’efficience est toujours recherché, d’où une recherche continuelle de gains de productivité mais aussi la recherche d’effets d’échelle. La mondialisation fut sans doute un moment très important de recherche d’efficience avec spécialisation par pays et recherche d’avantages comparatifs notamment sur les couts de la mains d’œuvre. Parvenues à l’optimisation extrême dans un monde très concurrentiel, les entreprises industrielles sont de plus en plus à la recherche de nouveaux rendements croissants et de ce point de vue, sans le théoriser, elles aimeraient découvrir ce qui faisait le logiciel d’EDF : comment homogénéiser la production, la répartir entre toutes les unités disponibles jusqu’ici en concurrence et aboutir à des rendements fortement croissants ? Cela passe évidemment par une cartellisation masquée…un peu comme EDF n’était au fond qu’un cartel- il est vrai officiel- d’unités de production.
Cette cartellisation a commencé il y a bien longtemps avec les intrants techniques des diverses marchandises produites : les marchandises ne sont pas homogènes, notamment les marques comptent énormément, toutefois les composants et pièces élémentaires le sont davantage. Dans l’industrie automobile les choses iront très loin avec par exemple la construction d’unités de moteurs pour une diversité de marques. Aujourd’hui avec la numérisation et la flexibilisation des chaines il est possible d’aller beaucoup plus loin et garantir la baisse continue des charges fixes pour l’ensemble de la branche. Parce que les chaines ne sont plus spécialisées, qu’elles peuvent produire indifféremment et sans délais des voitures techniquement différentes et de marques différentes, on se retrouve dans la situation d’EDF monopoleur qui pouvait ajuster dans l’instantanéité l’ensemble de son parc. Les différentes entreprises restent en concurrence mais le poids de cette dernière est absorbée par un bloc productif de plus en plus solidaire, de fait de plus en plus monolithique, permettent de découvrir une loi des rendements croissants. Alors que la séparation technique des chaines entrainait des gaspillages de charges fixes notamment sous forme de productions inférieures aux capacités, désormais il est techniquement possible de faire disparaitre ce gaspillage et donc d’aller plus loin dans la course aux rendements. Reste évidemment à partager les charges fixes économisées, ce qui passe par une plateforme d’échanges. Allant plus loin le modèle d’EDF reste une référence et l’intégration complète justifie toute la réflexion actuelle sur la disparition des concessionnaires de l’industrie automobile. EDF fut obligée de se séparer de son véhicule de transport et de distribution mais l’industrie automobile cherche à découvrir et parcourir le chemin inverse….On pourrait bien sûr multiplier les exemples.
Bien évidemment cette tentative de cartellisation masquée se heurte aux dures réalités d’un monde en grande perturbation : chaines de la valeur brisées par les nouvelles constructions géopolitiques, barrières technologiques nouvelles, protectionnisme, fractionnement normatif, blocus divers, etc.