Crise des années 2010 : Quelle première vision concernant la restructuration du monde ?
La crise s'est maintenant suffisamment aggravée pour que l'on puisse abandonner son qualificatif « conjoncturel ». Et reconnaître un tel fait c'est aussi dire que le monde de l'après ne sera plus celui de l'avant. Reste à imaginer ce monde de l'après. Si nul ne peut sauter par dessus son temps , on peut néanmoins essayer de dégager des pistes crédibles à partir des grandes forces qui- au-delà de la crise- travaillaient déjà le monde ,d'une part , mais aussi à partir des outils choisis par les hommes pour en venir à bout , d'autre part. Le présent texte se risque à un tel exercice.
Nous considérons ici comme acquis que la crise est d'abord celle de la dette, ce qui ne veut pas dire que cette dernière est la cause ultime. Il existe au-delà une chaine de causes dont la dette n'est qu'une conséquence, mais ce type d'interrogation ne sera pas abordé dans le présent texte.
L'inéluctabilité du choix de l'inflation.
Si l'on dit que le monde de l'après sera différent, c'est vraisemblablement parce que nous faisons le pari que les hommes vont préférer remettre les compteurs à zéro plutôt que de laisser la dette dans la tuyauterie en la faisant circuler entre les agents : particuliers , entrreprises, Etats en passant par les banques et les banques centrales. Et remettre les compteurs à zéro c'est faire le choix de la purge plutôt que celui du risque d'une insupportable pression sur tout ou partie de la tuyauterie. En clair, les hommes , en particulier les responsables de ce bien public quasi mondial qu'est la monnaie ont déjà - depuis la fin de l'année 2008- choisi l'inflation, et donc la dévalorisation des monnaies, elle-même instrument de la disparition des créances. Ce choix est de ceux qui ne sont pas décidés mais simplement pratiqués, sans assentiment, mais compréhensivement. Tel est le sens de cette formule ambiguë des banquiers centraux : « nous utiliserons des moyens non conventionnels ».
Et ce choix est effectué en raison de l'autre face de l'alternative , à savoir des coûts exorbitants associés à celui de l'extinction de la dette, par montée de la pression dans la tuyauterie. En clair, faire payer les débiteurs est une entreprise beaucoup trop coûteuse, pour ceux qui ne peuvent payer, pour les jeunes, pour les Etats etc. Et aussi beaucoup trop coûteuse pour ceux qui voudraient ou qui veulent faire payer, à savoir, in finé les décideurs politiques. Sans doute le coût d'opportunité de l'inflation est-il élevé, voire considérable, notamment pour les titulaires de revenus fixes, notamment pour le pouvoir d'achat international de certains Etats, etc. il n'est pourtant que peu de choses par rapport aux désordres sociaux impulsés par le maintien des créances.
Certes , au regard de la montée en puissance de la planche à billets des résistances vont se manifester et des tentatives de solutions alternatives seront envisagées. L'une d'elles serait , en Europe, de contourner la très dangereuse divergence croissante des taux d'intérêt sur la dette souveraine en mutualisant les risques. Ce contournement suppose la création d'une agence commune d'émission faisant disparaitre les « spreads ». Mais cela suppose des stratégies de coopération interétatiques aboutissants à des règles contraignantes pour les Etats menacés de dépôt de bilan. La mutualisation ne supprime pas les coûts et ne fait que les déplacer, ce qui suppose de disposer d'une très claire vision de l'intérêt de la coopération entre les partenaires du jeu. De fait les comportements type « cavalier libre » risquent de l'emporter.
Au niveau mondial le choix de l'inflation dans le pays cœur , c'est -à-dire les USA, provoquera des désordres internationaux. C'est que les créanciers - Chine en premier lieu- n'accepteront pas facilement la dévalorisation de leurs énormes créances. Ils n'auront toutefois pas le choix et connaitront le sort éternel des créanciers -rentiers en phase d'inflation à savoir la perte de capital.
Au fond les résistance à l'inflation des années 2010 seront de la nature de celles déjà rencontrées au vingtième siècle : solution pour certains acteurs , elle est problème pour d'autres.
Incendie inflationniste et involontaire dé mondialisation.
A l'intérieur de chaque pays, l'inflation autorise une redistribution des revenus . la plus importante et la plus inéluctable est celle entre les vivants d'aujourd'hui et ceux de demain : les jeunes vont cesser d'hériter des conséquences de la goinfrerie de certains de leurs aînés. Bien sûr, ils cesseront demain de souffrir fiscalement des dépenses publiques que les ainés se sont octroyés avant la crise. Comprenons toutefois que ces ainés ne constituaient pas une classe homogène : les dites dépenses publiques étaient compensation - payées à crédit- de la déflation salariale bénéficiant à d'autres acteurs, notamment financiers. Les actifs de demain cesseront aussi - au moins pour un temps- de payer des retraites par capitalisation : les fonds de pension secoués par le « deleveraging » ont déjà, fort gravement inscrits sur les titres de pension, leur grande infortune . Pour les pays les plus anglo-saxons, la redistribution se déroule déjà sous nos yeux alors même que l'inflation ne se trouve que sur sa piste d'envol.
Pour le reste , elle va remettre en mouvement ce qui était considéré comme inscrit dans le marbre : la déflation salariale comme impératif de compétitivité internationale. L'inflation n'affecte pas que la dévalorisation interne de la monnaie, et les taux de change vont évoluer aussi en fonction des taux relatifs d'inflation. La puissance dévastatrice de la crise au niveau interne laissera peu de temps à la surveillance des taux de change et peu de place au désir de maintenir la valeur externe des devises. C'est dire que le débat sur le juste partage du revenu national pourra reprendre de la couleur : il ne se fera plus sous l'épée de Damoclés de la compétitivité externe, elle-même conséquence de l'intangibilité monétaire.
Cette puissance dévastatrice autorise déjà la remise en cause de tout ce que l'on croyait être les bienfaits du libre échange, et il est inutile d'insister sur les rumeurs d'un protectionnisme rampant qui font les délices de la presse. Même la guerre des monnaies n'est plus très loin et le couple étrange qui fût la colonne vertébrale de la période de la mondialisation, couple que nous avons appelé « chimérique » dans nos précédents articles , risque de connaître le divorce. A l'inquiétude sourcilleuse de la Chine qui voit se mettre en place la planche à billets étatsunienne, l'Amérique répond en accusant la chine de manipuler les taux de change. Bref, la Chine devra payer le prix de son mercantilisme agressif.
Cette manipulation monétaire est évidemment la grande tentation en Europe. Plus que tentation, elle deviendra nécessité avec l'impossibilité de rester dans la zone euro pour nombre de pays. C'est que la très dangereuse divergence des taux sur la dette souveraine dont nous faisions état n'est que la manifestation de ce que nombre d'économistes savaient depuis toujours et en particulier tous les titulaires du prix Nobel, à savoir l'utopie d'une monnaie unique non accompagnée de la construction d'un Etat correspondant. Tous savaient que l'Europe n'était pas ce que Mundell appelait une « zone monétaire optimale ». Les avantages considérables de la monnaie unique (réduction des coûts de transaction et des risques de change notamment) n'ont pas dans le cas européen entrainé la construction d'une véritable zone monétaire homogène permettant de contenir des chocs asymétriques entre pays. C'est que les disparités structurelles : degré d'ouverture extérieure, spécialisations, régime des prix et des salaires, régimes démographiques etc. ne se sont guère estompées avec le temps. Ce qui signifiait le maintien de dispersions de croissance, de dispersions de revenus par tête, de dispersion de taux d'inflation etc. Tous phénomènes, qui au fond existent aussi dans cet immense territoire américain équipé d'une monnaie unique (le dollar) mais qui est contenu par un appareil fédéral de transferts fiscaux, sans équivalent en Europe. Les zones déprimées par un choc, peuvent aux USA, bénéficier de transferts en provenance de zones en expansion, ce qui est quasi impossible au sein de la zone euro. L'Euro, à l'instar des voies ferrées pour le transport, ou les lignes pour l'acheminement de l'électricité, constituait un réseau universel permettant des rendements croissants. Mais la comparaison s'arrête vite, car si les réseaux ferrés et électriques assuraient la redistribution, par des politiques tarifaires notamment, et produisaient de l'universel au sein d'un espace national, l'euro en est bien incapable. Si donc la zone sud de l'Europe connait un déséquilibre de ses échanges avec la zone nord, il n'est d'autre recours que la dépression profonde, et l'impossibilité de construire un universel européen , avec les sentiments d'appartenance qui peuvent lui correspondre.
Résultante de la contrainte inflationniste, cette tempête sur les monnaies est évidemment source de dissociations : sortie de l' euro pour certains pays, abandon de références et définitions de parités par rapport à un panier de monnaies plus ou moins étoffé pour d'autres . Déjà la contraction du commerce mondial étonne : son recul est autrement important que le recul des PIB, et les indices de références , tels le célèbre « Baltic Dry Index » ne cessent d'affoler, tandis que l'activité des principaux ports du monde s'effondre.
Cela signifie la dissociation de la « chimérique » avec pour lieu d'affrontement le taux de change dollar/yuan. Le partenaire dépensier (les USA) n'acceptera plus que sa demande soit exportée vers le partenaire épargnant (La Chine) afin d'y soutenir l'emploi. Le processus sera long puisque cette exportation de la demande américaine correspond à l'incapacité de ce dernier pays de produire les biens et services convoités dans les quantités et qualités requises. Un raisonnement symétrique, s'appliquant à la Chine, permet d'en conclure à l'avènement d'économies beaucoup plus auto-centrées que par le passé.
Cette dissociation du couple géniteur de la mondialisation sera lourde de conséquences . En premier lieu le statut international du dollar s'estompera. Ce dernier cessera progressivement d'être bien public mondial au profit d'un statut plus modeste : celui de bien public national. Comme le dollar sera le problème des américains alors qu'il était le problème du reste du monde, il parait évident que les stratégies des fonds souverains -s'ils survivent- en seront changées.
La marche vers la dissociation généralisée des monnaies et des économies mettra en lumière l'utopie mondialiste qui consistait à construire un monde désétatisé. Réguler la mondialisation en désétatisant était un exercice aussi difficile que celui de construire un cercle carré. Reste à savoir si l'après crise consacrera le retour du politique.
Dé mondialisation et nouvelles configurations : des Etats dépolitisés.
Le retour du politique est annoncé avec force partout dans le monde. Les personnels politico administratifs en place en deviennent soupçonnés de schizophrénie, tant la rupture épistémologique des discours émis parait grande. On parlait « marchés » et l'on se met à parler « circuits » en devisant doctement, sur les vertus comparées d'un multiplicateur keynésien orienté dépenses, par rapport à un multiplicateur orienté diminution de la fiscalité. Et partout dans le monde on se remet à estimer la valeur des miraculeux multiplicateurs : 1,23 pour la France selon Olivier Bouba-Olga , 1,5 pour les USA selon Krugman. Dans les faits, et au niveau des instances politiques, il semble toutefois qu'il s'agit d'une pensée justificatrice de décisions prises dans l'urgence, et sous la contrainte. Les décideurs politiques n'ont pas effectué de choix en Octobre 2008 lorsqu'ils ont apporté garanties gigantesques et recapitalisations pharaoniques aux systèmes financiers : pris en otages, ils ont préféré payer la rançon plutôt que de disparaitre dans l'effondrement généralisé des systèmes monétaires. Deux mois plus tard, en décembre 2008 puis en janvier 2009, ils préfèrent encore payer la rançon des plans dits de relance. Simplement les preneurs d'otages, parce que eux même en guerre les uns contre les autres, ne sont plus nécessairement les mêmes : les industriels qui se disent victimes des banques exigent leur part. Et l'inflation monétaire qui en résultera inéluctablement est le signal économique d'une inflation mimétique autrement puissante. Car il semble normal que les salariés, les retraités etc. qui sont de fait les vrais victimes exigent des compensations et des réparations. Les acteurs et citoyens, invités jusqu'ici à se diriger avec voracité vers les délices de l'individualisation postmoderne, dans l'océan de la concurrence généralisée, veulent en revenir à des comportements plus anciens et peut-être davantage holistique.
Pour autant s'agit-il d'un véritable retour du politique avec sa dimension programmatique c'est-à-dire débats sur les chemins à suivre pour construire le futur du monde ? la caractéristique essentielle du monde d'avant la crise était précisément la disparition d'un futur en ce qu'il était absorbé par le présent . Les déficits budgétaires étant la marque essentielle de ces orgies de l'instant au détriment du futur. La production de valeur actionnariale au détriment de l'investissement et de la production de valeur ajoutée en étant une autre.
En la matière le retour des débats programmatiques sera probablement assez long. Il est probable que la présente année, sera toute entière consacrée à maintenir le présent, et peu de temps sera consacré à la construction du futur. Les plans de relance, sont bien sûr incoordonnés, et surtout pris dans l'urgence : parce que l'investissement ne se pense, ne se construit, et ne développe ses effets que dans un terme trop éloigné, on nourrit les plans de projets déjà ficelés, c'est-à-dire sans réflexion approfondie sur leur cohérence. Les politiques nationaux, parce que otages des agents internes, connaitront des difficultés à construire des stratégies coopératives dans les rencontres type G20.
Le contenu des débats présents dans les instances de réflexion, laisse à penser que les solutions envisagées resteront trop technicistes : améliorer l'information financière, atténuer la procyclité des normes prudentielles et comptables, créer un superviseur des établissements financiers, etc. Il s'agit encore de maintenir autant que possible le présent. Beaucoup d'experts croient encore - et c'est sans doute plus simple- que le monde des humains se régule avec des outils appartenant au monde de la mécanique.
Ce n'est donc qu'à l'issue de l'incendie inflationniste que les hommes pourront envisager de nouvelles solutions à la question du vivre ensemble. Sans la rupture, et rupture imposée par les faits nous resterons probablement prisonniers- quelques temps encore- de la triste constatation de Hans Jonas : « Ce qui a été commencé nous hôte l'initiative de l'agir et les faits accomplis que le commencement a crées s'accumulent pour devenir la loi de sa continuation».