Pour le bon suivi du texte qui suit , le lecteur est invité à lire un billet précedent du blog: " Indépendance des banques centrales et paradigmes culturels".
La fin du siècle dernier, qui voit le grand mouvement d’indépendance des banques centrales, correspond de fait à la victoire du paradigme culturel allemand, paradigme qui ne correspond pas exactement, ni au paradigme anglo-saxon ni au paradigme français. Et la gestion de la présente grande crise a pour effet très visible de faire réapparaitre, au-delà de la fiction d’une norme devenue mondiale, les différences culturelles concernant la façon de concevoir la liberté.
La contestation planétaire du paradigme allemand de banque centrale
C’est le monétarisme américain qui a aidé l’ordo libéralisme allemand à dessiner les contours des banques centrales du monde à la fin du siècle dernier. Et, à l’époque, la grande peur de l’inflation a fait des Etats les grands boucs émissaires. Dans ce vaste mouvement, les différences culturelles fondamentales furent oubliées. La grande crise les fait réapparaitre et cette fois probablement au détriment de l’Allemagne qui devra choisir entre la fin de son ordo libéralisme et sa sortie de la zone euro.
Les banques centrales anglo-saxonnes, au beau milieu de la grande crise, ne sont pas soumises à la normativité ordo libérale. Liberté, propriété et marché ne connaissent pas de limite venant les surplomber. Que le marché dans son fonctionnement débouche sur des situations de monopole et de rente ne gêne que si des droits fondamentaux ne sont pas respectés. Sans doute la hausse des prix est-elle une variable importante, mais la monnaie n’est en aucune façon sanctuarisable. Et comme le tout marché l’emporte dans la genèse du ciment social, la vraie contrainte est davantage un niveau d’emploi compatible avec la cohérence sociale. Les gestionnaires de la banque centrale américaine ne peuvent ainsi se couvrir des habits de l’ordo- libéralisme et doivent ajouter une dimension croissance et emploi à leur feuille de route. L’intérêt général se ramenant pour l’essentiel au « rêve américain », la création monétaire massive n’est pas rejetée si elle a pour vertu de maintenir le rêve. Ajoutons que, s’agissant des USA, aucune contrainte monétaire extérieure ne s’impose, ce qui signifie une grande liberté dans la création de monnaie. Liberté aujourd’hui complètement assumée pour tenter d’éteindre l’incendie de la crise.
La banque centrale française est bien évidemment plongée dans le système européen de banques centrales et, de ce point de vue, l’Etat qui lui correspond, sera de plus en plus tenté de cesser l’aventure ordo libérale. Les rentiers ont massivement profité de ce qu’on a appelé la fin de la « répression financière », mais, parce que dans la tradition française la liberté ne se réduit pas à la propriété et au marché, c’est dans ce dernier pays que la rente financière prend les risques les plus importants, d’où l’attachement considérable des milieux qui en profitent à ce qu’on appelle le « couple franco-allemand ». La banque de France, devenue objet étranger dans son propre pays, sera de plus en plus soumise à de très fortes contraintes impulsées par la crise et la tradition culturelle française.
Mais l’Allemagne elle-même, sera contrariée dans sa tradition culturelle. Déjà le comportement de la BCE n’est plus en accord avec la grande tradition ordo-libérale[37]. Alors que, naguère, la banque centrale, qu’elle soit européenne ou simplement allemande, se devait d’être l’équivalent d’une cour suprême ou un conseil constitutionnel veillant à la sanctuarisation de la monnaie - exactement comme le principe d’indépendance de la justice et de respect du droit - la BCE est devenue dépendante d’intérêts privés et publics : le système bancaire européen devenu massivement insolvable, qu’il faut aider, et les Etats européens eux-aussi insolvables et qu’il faut, au moins de manière détournée, aussi aider.
C’est dire que l’impérium allemand s’est réduit au strict territoire national, territoire lui-même contesté puisqu’il a bien fallu au travers de péripéties fort multiples en arriver à ce que le contribuable allemand soit sollicité pour financer, banques et Etats européens impécunieux[38]. La seule résistance de l’ordo libéralisme traditionnel n’étant que celle offerte par la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe.
Assez probablement, les racines culturelles allemandes, très gravement perturbées par la crise de l’euro et en même temps solidement confirmées par l’histoire récente du pays inviterons ce dernier à quitter la zone euro. Départ qui, dans un contexte de crise mondiale, favorisera la fin de l’idéologie de l’indépendance des banques centrales.
L’avenir ou la possible fin de l’indépendance des banques centrales
Une partie de cet avenir est probablement dicté par la naissance en Allemagne d’un fort intérêt commun entre l’immense et croissante cohorte des retraités, d’une part, et le lobby des industriels eux même fortement exportateurs, d’autre part. Cet intérêt commun en formation passera par la probable décision allemande de quitter la zone euro devenue potentiellement ruineuse des intérêts nationaux. Proposition qu’il convient d’expliciter.
S’agissant de la cohorte des retraités, celle-ci est gravement contrainte par une falaise démographique de très grande ampleur et à nulle autre pareille dans la zone euro. Les retraites par répartition qui constituent 65% des revenus du groupe considéré sont calculées à partir d’un système de points incluant le paramètre démographique, c’est-à-dire la proportion des actifs dans la population totale. La valeur du point diminue régulièrement avec le gonflement de la pyramide des âges aux tranches les plus élevées, et son amincissement pour les tranches les plus basses. Ce dispositif règlementaire introduit un auto équilibrage entre prestations et cotisations, mais développe une tendance très lourde à la diminution des pensions qui, elles- mêmes, ne sont en aucune façon indexées sur les prix. Comme le précise un rapport de L’IFRI, si démographiquement la France vieillit, l’Allemagne se fossilise.[39]
Cette situation démographique historiquement exceptionnelle est peu compatible avec une crise de l’euro générant elle- même le souhait d’une intégration européenne plus complète. Les retraités allemands ne peuvent accepter d’alourdir leur Etat d’une fiscalité européenne nourrissant les transferts dont les pays du sud ont besoin[40]. Ces mêmes retraités, déjà assurés d’une perte de revenu en raison de la falaise démographique et ne bénéficiant d’aucune indexation de revenu sur les prix courants, ne peuvent non plus accepter les risques réels ou supposés d’une inflation européenne alimentée par le laxisme de la BCE. Cela signifie que dans ce contexte démographique historique, les retraités allemands doivent plutôt logiquement préférer le départ de l’Allemagne, et le rétablissement de la monnaie nationale. La montée du taux de change qui en résulterait, dans l’hypothèse d’une neutralité de ses effets sur la « Riester rente »[41], garantirait au moins la stabilité des prix voire même une baisse limitant la baisse du pouvoir d’achat de leurs revenus.
S’agissant maintenant du lobby des exportateurs, les avantages procurés par l’euro sont aujourd’hui grandement absorbés, et les coûts pourraient maintenant se développer. Certes l’euro a procuré et procure encore un taux de change favorable aux exportateurs, et ce en raison des problèmes du sud de l’Europe. Toutefois, après avoir considérablement bénéficié de l’impossible dévaluation des partenaires de la zone, le lobby exportateur désormais gêné par la crise européenne, s’est considérablement redéployé vers les pays émergents. La quasi stabilité de l’excédent commercial depuis 5 ans ( environ 190 milliards d’euros) masque une réorientation spectaculaire des ventes vers les marchés extra-européens. Cet excédent qui était aux deux tiers alimenté par l’union européenne en 2007, est aujourd’hui généré aux trois quarts en dehors. Depuis le début de la crise, l’excédent allemand sur l’union européenne a diminué de prés de 80 milliards d’euros, et a progressé de plus de 70 milliards hors zone euro. Le lobby exportateur a construit ou consolidé sa force compétitive au cours des premières années de vie de l’euro. Désormais massivement consolidée, y compris dans sa dimension hors coût, il l’utilise dans sa conquête des marchés émergents.
L’intérêt du groupe des exportateurs aujourd’hui très puissant[42], est beaucoup moins lié à l’euro qu’il ne l’était au début des années 2000. Pour ce groupe, comme pour l’immense cohorte des retraités, le danger du passage au fédéralisme européen est fait de nouveaux prélèvements publics obligatoires. Par contre, la fin de l’euro, a priori défavorable, serait néanmoins compensée par le recours accru au made « by Germany », lui-même résultant d’un nouveau taux de change favorable. Parce que l’Allemagne devient une base d’exportation, elle pourrait en quittant la zone, mieux se servir de sa plateforme européenne en consommations intermédiaires plus compétitives résultant de taux de change très favorables. Il existe une seconde raison à la consolidation d’une plateforme européenne permettant aux industriels de mieux asseoir leur compétitivité vis-à-vis des marchés émergents : il s’agit là encore de la falaise démographique qui diminue déjà, depuis plusieurs années, l’importance de la population active sur le territoire allemand[43]. Le groupe des exportateurs voit ainsi son intérêt rejoindre celui des retraités. Moment historique assez exceptionnel où les intérêts de la rente et ceux de l’industrie se rejoignent.
Ce scénario assez probable de sortie de l’Allemagne est simultanément confirmation et contestation du modèle de banque centrale indépendante.
Confirmation de l’ordo-libéralisme pour l’Allemagne qui restaurera son paradigme culturel menacé. Mais aussi contestation au moins pour l’ensemble des banques centrales européennes, qui soit de façon harmonisée, soit en mode panique, n’auront plus à respecter des textes voire des institutions devenues obsolètes. Le coût du changement de la règle va devenir politiquement léger car l’indépendance des banques centrales va devenir un handicap majeur dans la gestion de la crise. Ainsi l’ensemble des banques centrales européennes libérées du joug de la règle allemande, va immédiatement rejoindre le groupe mondialisé des banques centrales qui ont décidé de donner de l’avenir à ce qu’on ne pourra plus appeler « mesures non conventionnelles ».Il en résultera bien sûr une aggravation de la guerre des monnaies avec rétablissement de la verticalité, puisque les Etats eux-mêmes auront à gérer cette guerre des monnaies.
Il est bien difficile de préciser les contours de banques centrales qui continueront à se déclarer, et être déclarées indépendantes, tout en n’y étant plus.
Ce qui est toutefois assuré, c’est que la guerre des monnaies étant la repolitisation des taux de change, La politique monétaire cessera, d’une façon ou d’une autre, d’être privatisée au service des banques. En la matière, la solution la plus hardie, et qui serait probablement la meilleure pour éviter que l’abondance de liquidités débouche sur de nouvelles bulles, serait un accord international visant l’interdiction des réserves fractionnaires, et le rétablissement complet de la souveraineté monétaire. Cela signifierait la création monétaire par les banques centrales sur ordre des Etats correspondants.
Le dispositif pourrait en être le suivant :
Le parlement vote chaque année le volume de monnaie supplémentaire, monnaie légale venant abonder le compte du Trésor.
Le mode marché de gestion de la dette publique disparaissant, la monnaie légale créée est partagée en deux blocs : une partie vient financer à taux zéro les investissements publics[44], tandis que l’autre partie est vendue aux enchères au système bancaire. Les Etats n’ont ainsi plus à payer la rareté monétaire, mais au contraire à en bénéficier sous la forme d’un intérêt payé par le système bancaire.
Le crédit à l’économie réelle privée, est ainsi assuré par les banques acheteuse de monnaie centrale distribuée par l’Etat, et l’épargne privée. Bien évidemment, la nouvelle banque centrale reste responsable du bon fonctionnement du système bancaire et intervient sur le marché des changes, pour maintenir des taux redevenus fixes et renégociés périodiquement entre les Etats, aux seules fin de maintenir des comptes courants équilibrés. On pourrait bien sûr présenter la nouvelle architecture d’un système politico-financier entièrement nouveau, celle-ci dépassant toutefois le cadre d’un article uniquement consacré aux banques centrales[45].
Pour terminer ce « regard sur les banques centrales » il faut préciser que cet avenir assez probable de changement de règle du jeu, est aussi le début d’une solution à la grande crise planétaire qui reste fondamentalement une demande globale mondiale insuffisante au regard de l’offre globale mondiale correspondante. Le développement gigantesque du système financier n’étant intervenu que pour gommer artificiellement cet écart. Dettes privées et dettes publiques furent ainsi les bienvenues pour gonfler une demande inadaptée, et la hisser à un niveau suffisant pour assurer l’écoulement d’une offre plus importante[46]. La fin de l’indépendance des banques centrales sera aussi le rétablissement du pouvoir des Etats invités à reconstruire une toute autre mondialisation.
[37]Notamment avec les dispositifs LTRO, OMT, ELA et surtout des taux proches de zéro qui finissent par peser sur la rente financière.
[38]Notamment avec le MES et demain avec l’union bancaire.
[39]« Visions franco-allemandes » N° 16 ; IFRI ; 2010. La plupart des simulations font état de résultats saisissants. Ainsi il est aujourd’hui admis que les hommes appartenant aux cohortes nées au début des années 60 bénéficieront – malgré la progression des salaires (cotisés) à long terme - au moment de leur passage à la retraite au cours de la décennie 2020-2030, d’une revenu net ( pension « Riester » comprise, pour ceux qui en disposent) inférieur de plus de 10% de celui perçu par les retraités partis en retraite au début des années 2000. C’est dire qu’en Allemagne la baisse des revenus en euros courants est aujourd’hui programmée.
[40] Transferts évalués par Jacques Sapir à environ dix points de PIB/an pendant 10 ans.
[41] Il s’agit de la retraite complémentaire par capitalisation instaurée par le Ministre Rieste en 2004. Ce complément représente aujourd’hui moins de 30% du volume des retraites. On peut évidemment débattre des conséquences d’une sortie de l’Allemagne sur sa dette publique et les taux qui lui sont associés, matières premières de nombre de produits financiers que l’on trouve dans les fonds de pension. Il est toutefois difficile d’y apporter un éclairage clair et incontestable.
[42] Puissance très appuyée par le syndicat de la Fédération des industriels allemands ( BDI) ou celui de la Fédération du commerce extérieur allemand, et puissance très écoutée du ministère allemand de l’économie.
[43] La population des 20-60 ans va passer de 45,48 à 43, 3 millions entre 2010 et 2020 et ce compte tenu d’un solde migratoire net estimé à 200000 individus/an. De ce point de vue l’exceptionnel solde migratoire de 369000 personnes en 2012 est une bonne nouvelle. Ajoutons que le Japon , et son industrie, se trouvent dans la même situation avec une réponse toutefois différente, les salariés des lignes d’assemblages sont maintenant de plus en plus remplacés par des humanoïdes.
[44] Il ne saurait évidemment être question de financer le budget courant par de la création monétaire…comme cela se fait aujourd’hui lorsque les banques créent de la monnaie pour acheter de la dette publique.
[45] On trouvera davantage de détails dans : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-pour-une-revolution-du-systeme-monetaire-101497488.html.
[46] Cf l’article : http://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-loi-de-say-comme-obstacle-a-la-lecture-de-la-grande-crise-115527906.html.