Août 2011 : la grande crise des années 2010 vient de fêter son quatrième anniversaire et menace à nouveau le système bancaire. Ce ne sont plus les crédits hypothécaires américains qui sont le déclencheur d’un nouveau stade dans l’implosion du système financier, mais bien plutôt les dettes publiques en particulier européennes, et celles -plus particulièrement encore- de sa région la plus fragile : l’euro-zone. Le diagnostic global sur les causes ultimes de la grande crise ne change pas : continuer le fordisme des 30 glorieuses par d’autres moyens, supposait la mise en place des autoroutes de la finance mondialisée, et la fin d’une émission monétaire par des banques centrales contrôlées par les Etats. Le résultat de trente années de travail mené à l’échelle mondiale fût l’émergence d’une finance gigantesque. C’est l’implosion – par étapes – du monstre financier qui nous est offert en spectacle. Les 4 premières années de la grande crise ont permis de sauver – sans le réformer- le système financier en s’appuyant sur les Etats. Le quatrième anniversaire révèle - à nouveau - l’insolvabilité de ce même système, en raison de la saignée imposée aux Etats dans leur course au sauvetage financier.
Agir sur les Etats : fin ou moyen ?
Fait qu’il faut bien comprendre malgré les explications brumeuses rencontrées dans les médias : le risque de défaut des Etats, se traduit par des bilans bancaires devenus explosifs, tant les actifs sont encombrés de titres publics. Et si une bonne partie du « banking book » se contracte, alors les actionnaires peuvent se faire des soucis, tandis que les clients dont les comptes se trouvent au passif, peuvent être tentés par un « bank run » beaucoup plus rude que celui observé en 2008. Il faut donc bien comprendre que sauver les Etats n’est que le moyen, dont la fin première est de sauver le système financier tel qu’il est. Les banques sont moins malades des Etats que les Etats ne le sont des banques, et cette correction, dans les explications vendues traditionnellement par les médias et leurs invités, est bien confirmée par les décisions de ce mois d’août : La BCE se met à acheter de la dette italienne, non pas pour sauver l’Italie, mais pour sauver le système bancaire, en particulier français.
La rente et l’Etat- providence
Il existe une traduction politique de la crise, traduction compréhensible à partir du paradigme de ce blog. La continuation du fordisme par d’autres moyens, était moins l’abandon du « social –clientélisme » (l’Etat- providence) que sa recomposition : le revenu est substitué par du crédit, qui devient lui-même support de produits d’épargne (titrisation généralisée), mais aussi substitué par des marchandises importées moins coûteuses (mondialisation). Recomposition lisible dans le compte des Etats. Le service de la dette, qui pouvait ne pas exister lorsque les banques centrales étaient aux ordres des ministres des finances, devient, avec l’indépendance des banques, et en mondialisation, un poste de plus en plus important, et simultanément la matière première de base de l’industrie financière et de sa clientèle, composée aussi de classes moyennes traditionnellement clientes privilégiées du « social –clientélisme ». Curieusement, il n’est pas excessif de dire qu’une partie de la rente financière payée par les Etats au titre de la dette, est d’une certaine façon redistributive comme le sont d’autres outils plus classiques de l’Etat providence. La mémoire de la répression financière sur la petite épargne – notamment les bons du Trésor achetés en direct au « bureau du Trésor »- amputée d’un taux négatif au temps des 30 glorieuses, est encore présente dans les esprits. Et cette petite épargne n’est devenue profitable qu’avec le démantèlement du couple Trésor / banque centrale. Démantèlement qui correspond avec quelques années de retard à la fin de l’inflation et au début d’une histoire grandiose : celle de la dette.
La traduction politique de la crise, simple en théorie n’est pas simple en pratique, et complexifie considérablement le fonctionnement des marchés politiques.
Simple en théorie puisqu’au fond l’enjeu serait le choix de la rente ou celui du « social- clientélisme » : les entrepreneurs politiques réputés de droite doivent sauver les banques et la rente correspondante en rapetissant l’Etat- providence, ce qui se passe à peu prés partout en Europe aujourd’hui ; et les entrepreneurs politiques réputés de gauche doivent nationaliser le système financier – à bon compte puisqu’il ne vaut que des dettes- pour maintenir l’Etat providence et supprimer le coût de la dette.
Difficile en pratique, puisque selon notre paradigme il existe toute une gamme d’électeurs qui sont à la fois consommateurs de produits d’épargne dont la matière première est la dette publique, et de services de l’Etat providence traditionnel : parce que dans la classe moyenne bénéficiaire de l’Etat providence il y a aussi des épargnants, entrepreneurs politiques de gauches et entrepreneurs politiques de droite deviennent des marchands d’eau tiède. Ceux dits de droite, ne peuvent pas ouvertement saigner l’Etat- providence, et ceux dits de gauche ne peuvent pas ouvertement procéder à « l’euthanasie des rentiers ». Avec comme produit associé à ce dilemme, l’apparition de fractures à l’intérieur des grandes entreprises politiques face à la gestion de la grande crise, et un sous produit : l’émergence grandissante de partis dits populistes. Partis populistes patrimoniaux (identités, valeurs, etc.), mais aussi –et sans doute aussi dangereux – partis populistes de séparation (contestation des unités nationales).
Un nouvel Universel comme socle des euro bonds
S’agissant de la gestion européenne de la grande crise, l’eau tiède consiste à répéter dans l’idée de fédéralisme, l’aventure des passagers clandestins du navire euro. La drogue nouvelle , les « euros-bonds » se substituant à l’ancienne, l’euro. De quoi permettre le rétablissement des débiteurs, les Etats, et ainsi remettre sur pieds les créanciers, le système financier. A cet égard, notons ici qu’entrepreneurs politiques de droite et entrepreneurs politiques de gauche ne sont plus identifiables et utilisent la même eau supposée miraculeuse : les euro-bonds apparaissent ainsi comme « La solution » au problème de l’euro-zone.
Le paradigme général de ce blog nous permet de comprendre que le nouveau bateau risque de ne jamais être lancé. Et ce même si la violence de la crise déchainera beaucoup d’énergie pour tenter sa construction au cours des mois à venir.
Les entrepreneurs politiques ont bien compris que la dette commune supposait le passage au fédéralisme. Et ce n’est pas parce que l’Europe, au sens institutionnel, ne connait aucun endettement, lequel lui est à ce jour juridiquement interdit, que l’on pourra lancer de la dette européenne avec le classement triple A. Il faudra en effet que le futur débiteur soit crédible, et qu’à ce titre, il dispose de ressources futures, c'est-à-dire d’un budget, qui soit d’une autre dimension que celle d’aujourd’hui. Il faut insister sur ce point car la tentation sera grande de créer de faux euro-bonds gagés sur les Etats tels qu’ils sont. Devant la difficulté à faire naître un réel impôt européen, les entrepreneurs politiques, dans l’urgence, risquent- en effet - d’essayer de noyer les dettes nationales dans une dette européenne gagée sur les fiscalités nationales. Une telle attitude ne permettrait –tout au plus- que de gagner quelques mois, tant il est vrai que les marchés ne se tromperont pas, et verront dans la nouvelle dette, des points d’appui aussi inquiétants que les Trésors grec, Portugais, italien, etc.… Derrière la dette européenne se cacherait de la mauvaise dette, comme aujourd’hui certains doutent des contrats d’assurance- vie reposants sur des dettes publiques douteuses.
Inutile de détailler et d’aller plus loin : il faut, dans le langage de ce blog un nouvel « universel » au dessus des anciens Etats, lesquels sont tous parvenus au stade démocratique de leur grande aventure.
Curieuse situation : pour se reproduire au pouvoir, les grandes entreprises politiques européennes doivent créer un impôt européen, et donc partager ce qui de tout temps, fût la matière première de base du pouvoir. Lorsque les Etats ne sont pas parvenus au stade démocratique, une telle situation est envisageable et s’est historiquement vérifiée : les entrepreneurs politiques partagent la prédation, et créent un espace de solidarité entre eux vis-à-vis des peuples exploités. Ce fût souvent le cas des empires en expansion. Cela peut aussi être le cas fort particulier des USA ou les Etats connaissent -dès leur naissance - le stade démocratique avec des entrepreneurs politiques qui vont rapidement créer un Etat fédéral.
S’agissant de l’Europe la situation est fort différente : le pouvoir est partage - toujours renégociable- de la prédation entre entrepreneurs politiques et groupes d’électeurs. L’élection étant elle-même accord mutuellement avantageux, entre ceux qui vont accéder à la conduite de l’universel, et ceux qui vont bénéficier de ses bienfaits par des prestations ou lois opportunes, contreparties de la prédation fiscale. Cette situation où « chacun peut voler tous les autres » par le biais d’élections, à été acquise au terme d’une lutte historique très longue et très difficile. A ce titre, elle reste dans les consciences particulièrement légitime en ce qu’elle apparait idéologiquement, comme la quête rationnelle d’un intérêt général. Et c’est cette idéologie fondamentale qui permet à la société de simplement exister et de se reproduire : elle est ce que d’autres appellent le « capital social » de la nation.
La construction européenne, pourtant jusqu’ici obtenue sans la création d’un nouvel Etat au dessus des autres, a déjà largement contribué à l’évolution du fonctionnement des Etats adhérents. La conjonction du stade démocratique des Etats et du fordisme avait engendré leur grossissement, ce que certains appellent « l’Hyper-Etat ». Mais la crise du fordisme, et sa continuation par d’autres moyens, le transforme profondément, notamment en Europe : recul du secteur public avec « concurrence libre et non faussée » ; indépendance des banques centrales avec fin des souverainetés monétaires, et des privilèges qui lui étaient associés, en termes d’investissements publics indolores ; multiplication considérable des autorités administratives dites indépendantes, notamment dans le secteur financier ; affaissement des derniers fossiles du holisme ancien qui existait encore dans l’idéologie de la raison et du contrat social au profit de la montée des émotions, et du chacun pour soi régional, et au détriment d’un Etat central trop lointain ; etc. Et Transformation qui a abouti à ce que certains appellent le stade de « l’Hypo-Etat ». Encore Hyper mais déjà Hypo, sa logique de fonctionnement est largement questionnée, d’où la déstabilisation des grandes entreprises politiques traditionnelles qui se trouvent contestées. Parce que la gestion de la crise est encore, par les entrepreneurs politiques, le choix dangereux et redouté du système financier contre les Etats, l’ensemble de la zone euro apparait -selon le mot d’Hubert Védrine- devenue « un espace disciplinaire de surveillance et de sanctions ». Avec parfois des situations invraisemblables aux yeux d’un historien : une banque centrale, la BCE, organisme a-national, vient en plein mois d’Août, donner des ordres à un Etat souverain (Italie) lequel devra rendre des comptes dans quelques semaines…
Le mirage des euro bonds
C’est dire que dans un tel contexte ; la négociation entre entrepreneurs politiques européens aux fins de construire le fédéralisme relève de l’utopie.
Avant même de naitre, le futur universel bricolé en toute hâte, n’a au-delà de sa non légitimité historique – faut-il rappeler qu’un Etat véritable est le produit d’ une histoire pluri séculaire ?- qu’une réputation sulfureuse : il faut sans cesse sacrifier la cohorte des électeurs médians – donc risquer de perdre les élections - par recul de la dépense publique, et par delà contracter une demande globale qui ne peut plus se sublimer en débouchés extérieurs en raison de l’impossible manipulation monétaire, avec ses conséquences en termes de chômage . Certes, encore une fois, la protection sans nuances du système financier protège aussi l’électeur médian petit épargnant. Mais qui sait aujourd’hui que la protection de la petite rente de la classe moyenne, par exemple l’assurance vie qui ne débouche sur aucun investissement réel, à pour contrepartie le déficit public dont se gave la finance avant redistribution ? La classe moyenne n’est ainsi pas prête à entendre que la protection de son épargne passe par le laminage de l’Etat providence. Et elle restera d’autant plus réservée que les médias entretiennent la plus grande confusion sur la crise. Jadis, en fordisme triomphant, on se contentait du grossissement de l’Etat providence, et on acceptait qu’une épargne puisse être assortie de rendements négatifs. La prolongation du fordisme par d’autres moyens, à pu faire illusion pendant de nombreuses années : maintien relatif de L’Etat-providence, abandon de l’inflation et épargne positive, sans évidemment constater la rapide dégradation des finances publiques qui activées par un Trésor, désormais emprunteur au taux du marché, procure le rendement positif de l’épargne. L’actuelle grande crise met à nue la nouvelle réalité : entre rente improductive et Etat providence il faut choisir. Et aux entrepreneurs politiques de faire le choix – extraordinairement difficile - qui leur permettra de se maintenir au pouvoir. En attendant, spectateurs d’une contraction de l’Etat providence , les membres de la cohorte des électeurs médians, aussi très mal informés, voient dans un Bruxelles accoucheur du futur universel, le bouc émissaire de leurs problèmes. Ils n’attendent donc rien de bon du futur nouveau-né.
Et il est vrai qu’une fois né, la gestion du premier dossier, celui des euro bonds , ne sera pas la promenade de santé de l’euro des années 2000. S’ils devaient naitre, les euro bonds ne seraient pas – hélas - l’équivalent de la drogue euro. Parce que reposant sur une fiscalité désormais européenne, il faudra gérer celle-ci : qui va payer ? Mais aussi selon quels critères la manne - levée par l’agence bruxelloise de la dette qui serait créée - sera répartie entre les Etats devenus partiellement des régions ? Car il est clair qu’on ne pourra laisser les Etats plonger leurs mains dans la nouvelle dette, comme on a laissé les banques de tous les pays multiplier les euros dans les années 2000. Le coût des comportements excessifs devenant rapidement insupportables, en termes de taux et de couverture fiscale payée par tous.
De tels problèmes n’existaient que modérément dans les vieux Etats parvenus au stade démocratique : souvent , une grande Histoire pluri séculaire confirmait, avec autorité, que les « régions » faisaient bien partie de la « nation », et nul ne s’opposait à ce que la fiscalité puisse venir en aide aux régions en difficulté. Mais problèmes néanmoins – depuis quelques années - de plus en plus affirmés avec la disparition des dernières traces du holisme ancien: la nation s’effrite et les populismes patrimoniaux ou de séparation (Italie, Belgique, Espagne, Grande Bretagne, etc.) combattent déjà la redistribution entre régions, voire entre groupes ethniques. Comment dès lors envisager, que la Grèce devienne simple région d’un nouvel ensemble, alors que les parties qui le constituent contestent elles même leur propre solidarité interne ? Comment imaginer un fédéralisme européen alors même que les solidarités nationales commencent à s’effriter ?
En sorte qu’il est probable que la négociation portant sur le fédéralisme sera vite bloquée par la prise de conscience des entrepreneurs politiques, du risque de se trouver rapidement évincés par les populismes. Et comme il faudra – malgré tout - encore gagner du temps, il n’est pas impossible qu’un accord puisse être trouvé non plus sur l’impossible fédéralisme, mais sur la monétisation de la dette, ce qui suppose bien sûr la fin de l’indépendance de la banque centrale….et le début d’une nouvelle histoire monétaire… parallèle à une large modification des parts de marchés, ou/et des positionnements stratégiques, entre entreprises politiques européennes.