A plusieurs reprises, nous avons souligné la cause profonde de la grande crise, à savoir un choix de mondialisation oubliant dans l'explosion des échanges, la question fondamentale des balances des comptes courants de ce qui reste, les Etats-Nations.
Naguère, pour un bon keynésien, il fallait maitriser la demande interne en fonction de deux objectifs: sa capacité à offrir une quantité suffisante de débouchés internes (objectif 1)... dans la limite du risque d'inondation par les importations (objectif 2). A l'exception du seul pays à monnaie de réserve (les USA), il fallait pour les autres pays développés veiller à ce que la demande globale, largement travaillée par la construction d'un Etat-Social ne débouche pas sur un déséquilibre extérieur engendré par des flux d'importations trop importants.La France est historiquement l'un des pays qui a porté le plus loin possible ce keynésianisme en édifiant un grand Etat-social, ce dernier représentant aujourd'hui 33% de PIB contre une moyenne de 21,6% pour les pays de l'OCDE. Bien évidemment avec la sous-productivité qui, logiquement, caractérise tout système public: Absence du signaux envoyés par les prix, privilége des structures monopolistiques, faible mise en situation de responsabilisation des acteurs, etc. De quoi engendrer sur les marchés politiques des rentes solides. En contre partie, il est vrai qu'en privilégiant l'objectif 1 ci-dessus désigné, l'objectif 2 ne s'est maintenu qu'en ayant traditionnellement recours à des dévaluations. Autant de manipulations monétaires qui correspondent au coût d'opportunité de la construction d'un grand Etat social hors marché.
En mondialisation non régulée, ce qui va compter est moins la demande domestique que la demande mondiale. Il faut donc une offre compétitive et davantage favoriser les exportations, les importations s'auto-limitant par la forte pression sur les salaires résultant de la mise en concurrence de l'ensemble de la main d'oeuvre mondiale. Tous limitent les importations par maitrise de la masse salariale, et tous favorisent les exportations aussi par maitrise de cette même masse salariale. La mondialisation est, par principe, l'avènement de l'économie de l'offre...et une offre par nature excédentaire en raison du choix organisationnel dans lequel elle va se déployer. D'où la crise générale et mondiale de surproduction que nous avons souvent évoquée dans le blog.
Charles Gave dans "Avis de Tempête" qu'il publie dans son Blog "Institut des Libertés" reprend très curieusement ce raisonnement à propos des doutes qui se manifestent de plus en plus clairement sur les émergents. Très curieusement, car de fait, et peut-être inconsciemment, il nie la loi des débouchés de J-B Say, alors qu'étant défenseur du libéralisme, il est officiellement un économiste de l'offre.
Son raisonnement est le suivant:
La politique monétaire américaine a permis d'affaisser durablement le dollar. A moyen terme, cette dévaluation a renforcé la compétitivité US, faisant passer le déficit des comptes courants de 7 points de PIB en 2006 à moins de 3 en 2013. La contrepartie dirait un économiste Keynésien correspond à 4 points de PIB américain que les pays émergents ne peuvent plus produire, ce qui entraine chez eux un effondrement de la croissance. Raisonnement Keynésien que Charles Gave reprend complètement en allant même plus loin. Et il est vrai que nous avons les enchainements logiques suivants:
Perte de PIB acquis sur les USA:
--> Recession
--> Perte des débouchés américains = déséquilibre extérieur
--> Politique restrictive pour comprimer la demande interne
--> Baisse des importations
--> Contagion récessionniste
Pendant de très nombreuses années, le déficit américain a permis à l'ensemble des emergents d'acquérir des points de PIB payés par de la dette américaine. Sans cette dette, les émergents auraient été invités à se développer sur la base d'un modèle beaucoup plus auto-centré.
Charles Gave en conclut brillamment que, chaque fois que le déficit américain se réduit,
il en résulte une crise financière ainsi que l'atteste le schéma ci-dessus, extrait du site "Institut des Libertés". De fait cette crise financière doit être lue comme difficulté de la résolution des excédents de production par rapport à la demande globale. Difficultés croissantes avec le temps. Onubre Einz confirme ce résultat en montrant que pour 2013 il a fallu 2,5 dollars de dette publique supplémentaire pour créer un dollar additionnel de PIB américain.
Bien évidemment le choix de la mondialisation dérégulée (celle qui fût historiquement validée) l'a emporté sur celui de la mondialisation préservant l'équilibre des comptes courants et donc les Etat-nations. La raison en est simple: nombre de groupes d'acteurs y avaient intérêt.
Bien évidemment les entrepreneurs économiques les plus dynamiques, qui par la liberté des mouvements de capitaux pouvaient bénéficier des zones de bas salaires.
Tout aussi évidemment les entrepreneurs de la finance qui -bien avant de se gaver de dettes publiques qu'ils allaient contribuer à générer- avaient intérêt à la mise en place de structures monétaires et financières régulées par le seul marché afin d'engendrer "l'insécurité" que l'on pourra ensuite "revendre" comme produits de couverture et d'assurance.
Mais aussi les épargnants qui vont bénéficier des produits souvent complexes générés par des dettes de plus en plus importantes.
Peut-être même certains salariés qui vont béneficier de la "plus value relative" découverte par Marx il y a près de deux siècles en captant du pouvoir d'achat sur des marchandises importées à coûts dérisoires.
Et peut-être également les entrepreneurs politiques des vieux Etat-Nations qui pourront offrir des produits de compromis - et beaucoup de rentes petites et grandes - à cet étrange attelage dont la convergence des intérêts n'est évidemment qu'une façade bien lézardée.
Le pouvoir médiatique - lui-même issu d'un capital approprié essentiellement par les entrepreneurs de l'économie et de la finance- se chargera de la promotion de l'idéologie d'un intérêt général- à défaut, celui du célèbre TINA ("There is no alternative) - pour justifier le nouvel arrangement institutionnel ainsi créé.
On notera que cette mondialisation dérégulée construite de façon adémocratique en Occident - avec sa pointe avancée dans ce modèle réduit presque parfait (théoriquement) qu'est l'eurozone - ne fut évidemment pas discutée là où elle s'est imposée dans le reste du monde. Les zones nouvelles de développement qui devaient devenir "les émergents" furent arrimées à la mondialisation alors même qu'elles étaient pour l'essentiel constituées de systèmes politiques dictatoriaux.
Le fonctionnement de la mondialisation dérégulée produit ainsi des déséquilibres qui ne sont contenus qu'en les élargissant: la croissance vertigineuse de la dette planétaire, les politiques d'ajustement structurels et d'austérité, et bien sûr leurs effets en termes de tensions sociétales croissantes.
De ce point de vue, les vieux Etats-Nations situés dans cette pointe avancée de la mondialisation qu'est l'euro-zone, sont plus particulièrement touchés: ils connaissaient - en particulier la France - plus que d'autres la vieille cohérence de l'idée de nation et avaient depuis longtemps dépassé les déséquilibres macro-économiques.
Parce que la mondialisation dérégulée crée dans son fonctionnement plus de déséquilibres et de tensions sociétales, elle développe, en particulier en France des signes de grande dislocation: décrédibilisation générale de l'entrepreneuriat politique, cohabitation difficile entre laïcité et religions réarmées par la violence de la crise, contestation croissante de l'impôt et des formes collectives de protection contre les risques de la vie, développement de l'anomie et effacement de la frontière entre le légal et l'illégal ou le bien et le mal, résistance -face à cette anomie- par défense parfois violente des traditions domestiques ou des communautés renaissantes, etc. De quoi retrouver bientôt le tableau de Hobbes.
Mais de quoi aussi trouver le tableau assez présent de Heidegger:"Tout fonctionne. Voilà ce qui est précisément inquiétant, que cela fonctionne et que le fonctionnement pousse sans cesse plus loin vers plus de fonctionnement encore".