La présente note se propose de revenir sur la dernière pour la compléter[1]. Rappelons qu’il s’agissait de proposer l’effacement de la dette publique européenne, voire française, au regard d’une banque centrale qui n’avait rien produit et qui ne disposait pas de légitimité pour ponctionner une richesse qui, elle, était réellement produite. Pour aller plus loin, Il nous semble qu’il faudrait comparer ce qui se passe au niveau européen avec ce qui s’est passé depuis très longtemps aux USA, lesquels pratiquent un « Trumpisme à l’envers » depuis au moins l’époque de Richard Nixon.
L’Amérique libérale… mais pas encore libertarienne
Lorsqu’au nom du libre échange les USA et la Chine vont se mettre à commercer massivement, un processus d’un type nouveau s’est progressivement mis en place. Historiquement, on a parlé à l’époque (1970) d’un accord entre Walmart et le parti communiste chinois : Les acheteurs de l’enseigne s’engagent à alimenter les rayons des magasins américains avec la production de travailleurs chinois désormais invités à se déployer dans des usines que l’on va construire par milliers. Progressivement, les USA vont abandonner leurs usines et se désindustrialiser tandis que va se mettre en place un circuit financier d’un type nouveau. Les consommateurs américains ne vont plus négocier des gains de productivité construits dans le pays mais vont bénéficier des bas salaires chinois. A cela va s’ajouter un crédit à la consommation garantissant de forts débouchés pour la Chine. La dette privée américaine, essentiellement le crédit à la consommation, va ainsi participer au déploiement des exportations chinoises. Et des exportations dont le revenu de contre partie pourra partiellement être converti en dollars transformés en une dette publique américaine réputée la plus sûre du monde. La dette américaine devient un marché de plus en plus large et de plus en plus profond…de quoi se permettre des déficits publics de plus en plus creusés par des réductions d’impôts qui elles aussi vont nourrir la consommation et la production correspondante, production dont une partie d’entre elle se déplace déjà vers la Chine.
Si l’on regarde d’un peu plus haut cet accord historique entre Walmart et le parti communiste chinois, on se rend compte que se met en place un double circuit. Le premier est celui des transformations qualitatives et quantitatives de la dette : la partie Crédit à la consommation de la dette privée vient nourrir des revenus en Chine qui vont partiellement se transformer en dette publique américaine… autorisant la poursuite du processus de mondialisation. Dette privée et dette publique se nourrissent mutuellement… jusqu’à des montants gigantesques : aujourd’hui plus de 400% du PIB se répartissant en dette publique et diverses dettes privées (ménages, institutions financières, entreprises non financières). Le second est celui d’un processus d’édification /transformation/ coopération entre déficit extérieur et déficit public. Le déficit extérieur augmenté par une consommation assise sur des baisses d’impôts et du crédit vient consolider un déficit public assis sur la chute des prélèvements obligatoires et le confort d’une dette publique très recherchée par les pouvoirs chinois. La mondialisation élargit en permanence le double déficit d’un pays qui va connaître une hémorragie d’usines. Et il n’est pas question de voir le déficit extérieur se colmater par une baisse du taux de change car, régulièrement, les revenus en dollars issus du crédit servent à acheter de la dette publique américaine. De quoi maintenir le cours du dollar alors qu’il devrait s’effondrer en raison d’une création monétaire non maitrisée. Le dollar qui ne repose plus sur rien - fin de la convertibilité en métal depuis le 15 août 1971- peut être émis magiquement pour faire fonctionner une économie produisant régulièrement des baisses d’impôts, une puissance militaire hors du commun, une consommation croissante et une orgie financière….
Au total, les USA ont initié un circuit du Trésor très particulier : baisse de la fiscalité associée à un endettement par création monétaire non limitée et retour au terme d’échanges internationaux vers les caisses du Trésor américain. Ce circuit du Trésor est bien évidemment à comparer avec celui que la France avait mis en place après la seconde guerre mondiale.
La France centralisée d’avant son basculement vers le libéralisme
Dans le cas de la France, la force motrice du circuit n’est pas le commerce entre le parti communiste chinois et Walmart, mais le Trésor lui-même qui est en charge de ce qui sera les 30 glorieuses. Son carburant est la dépense publique simplement contenue par la maîtrise de l’inflation. La dépense se nourrit partiellement d’elle-même et la bancarisation devient aussi le gisement de ressources publiques nouvelles : les comptes (ménages, entreprises, institutions financières) sont abreuvés de dépenses publiques qui retournent largement vers le Trésor par la contrainte publique. En effet, une partie de la liquidité engendrée revient obligatoirement vers le Trésor, bien sûr par le biais d’un impôt croissant, mais surtout par l’achat obligatoire de bons du Trésor (ce qu’on appelait avec grande crainte dans les banques « planchers » de bons du Trésor). Réalité impensable aujourd’hui.
Les choses vues d’un peu plus haut
Si l’on regarde les choses de plus haut encore, on se rend compte que dans le cas américain la création monétaire fut et reste le fait de la base, les banques, tandis que dans le cas français ladite
création est d’abord le fait du Trésor qui dispose encore d’une autorité sur la banque centrale. Logiquement, le mécanisme mis en place dans le cas américain ne peut que s’élargir. Il devient de plus en plus intéressant d’investir en Chine et dans le reste du monde, d’où un processus d’industrialisation nourri par une création monétaire américaine qui profite d’un dollar devenu monnaie de réserve ultime : il n’est plus un substitut de l’or depuis la fin de Bretton Woods et devient l’or lui -même. D’où la fin des taux de change fixes et les énormes marchés et produits financiers qui vont à la fois nourrir et canaliser une gigantesque spéculation. On comprend par conséquent la financiarisation de l’économie américaine : les usines disparaissent mais la finance explose.
De fait, le mécanisme mis en place par le président Nixon est de type ascendant (bottom-up). On s’intéresse à l’élargissement des marchés et on ne sait pas en 1970 où cela va conduire un demi-siècle plus tard. Nous sommes dans le libéralisme et très peu dans le mercantilisme. Ce libéralisme qui laisse exploser la finance va se poursuivre avec la montée du libertarisme.
Le modèle ascendant, engendré par le choix américain, n’a pas développé de mondes libertariens sur le reste de la planète. Et si l’on revient à l’accord entre le parti communiste chinois et Walmart, il est clair que les intentions du contrat étaient opposées et en particulier la démarche chinoise était de type descendante (top down). Très simplement, le contrat n’est qu’un moyen devant assoir la légitimité d’un pouvoir fait de principes intangibles qui peuvent remonter jusqu’à l’idée de construire et/ou reconstruire un Etat ou un empire. Côté américain, élargissement et approfondissement continu d’un marché aboutissant à la souveraineté de « l’individu désirant » (monde de plus en plus libertarien). De l’autre, ruse permanente avec un marché dont on ne retient que les effets consolidateurs d’un monde centralement organisé. Cette opposition radicale se lit par exemple dans les modèles d’appropriation des nouvelles technologies.
La découverte d’une complémentarité entre libertarisme et impérialisme
On a quelque peine à comprendre ce que certains appellent le mélange de libertarisme et de mercantilisme voire de césarisme ou d’impérialisme que l’on trouverait dans le Trumpisme. Les choses sont pourtant simples. Le libertarisme est d’essence ascendante mais aussi d’essence impériale : le monde doit devenir un immense marché et ceux qui contestent cette réalité, veulent la contenir ou la réduire, deviennent des ennemis. Symétriquement, les organisations descendantes ne peuvent tolérer que les briques élémentaires de la réalité viennent contaminer l’ensemble. D’où un monde américain ou occidental qui devient ennemi d’un sud global et de ses animateurs. Le Trumpisme n’est donc pas un mélange inintelligible : il est le point d’aboutissement du libertarisme. Il se doit de reculer les frontières et nous avons vu à quel point il tente de se libérer des dernières enclaves monétaires : le dollar libéré de l’or fût un progrès[2], mais il faut aujourd’hui développer les crypto monnaies. Le Trumpisme s’abreuve aussi du recul des frontières avec tout ce qui touche aux nouvelles technologies. Personne ne peut et ne doit contester l’irruption des oligopoles numériques qui, au nom de la liberté et du respect des droits de propriété, en viennent à construire des « rentes algorithmiques », ou des « rentes de l’attention [3]» comme naguère l’oligopole pétrolier avait construit de gigantesques rentes pétrolières[4]. De la même façon, rien ne peut être dit sur les centaines de millions de petites mains qui nourrissent les data centers. Dans le monde libertarien rien n’interdit les monopoles ou l’exploitation des travailleurs si les droits de propriété, pierre angulaire de l’idéologie libertarienne, sont parfaitement respectés[5].
La preuve lors du sommet mondial de l’IA. (Paris, 10 et 11 février 2025)
Le sommet mondial de l’IA, avec ses conférences, ses déclarations, voire ses décisions semble bien confirmer cette alliance du libertarisme et de l’impérialisme s’opposant au vieux modèle de l’encadrement. L’IA dérégulée, au nom de la liberté et du respect des droits de propriété, devient la conquête de l’ouest avec un « commun » qui peut être accaparé sans retenue. La technologie nouvelle élargit sans cesse l’espace de l’intérêt privé et le respect de la propriété traditionnelle s’estompe : droits d’auteurs de plus en plus contestés, utilisation massive de textes, de peintures, d’œuvres, de « deepfakes », de « jumeaux numériques », etc. bafouant les anciennes propriétés[6]. Simultanément -et peut-être contradictoirement- les producteurs d’IA développent de nouveaux droits de propriété, par exemple la garantie d’une vie jeune et en bonne santé…jusqu’à un idéal post-humaniste lui-même devenu étranger au transhumanisme[7]. Les conflits entre producteurs d’IA rappellent par leur force les querelles de droits sur les territoires des conquérants de l’Ouest. Pensons par exemple au conflit entre Elon Musk et Sam Altman tel qu’il s’est déployé au cours du diner officiel à l’Elysée. Parce que la nouvelle technologie, ouvertement appropriée par des libertariens progresse par extension de territoires, elle se trouve d’emblée impériale : les libertariens sont les nouveaux césars et on comprend pourquoi toute la Silicone Valley se retrouve – de façon inattendue- derrière le nouveau pouvoir politique américain. On comprend que la régulation des nouveaux territoires de l’investissement soit insupportable et que les conflits -comme au bon vieux temps de la conquête de l’Ouest- soient réglés par les acteurs eux-mêmes. D’où les déclarations du vice -Président des Etats-Unis et le refus américain de signer la déclaration commune de Paris ce mardi 11 février.
En même temps, la technologie financière qui correspond à l’IA se trouve elle aussi sans limite : les énormes capitaux issus finalement d’une création monétaire colossale sont disponibles en quantités illimitées pour élargir le territoire. Si l’on observe que la capitalisation boursière aux USA représente 155% du PIB américain (contre seulement 61% pour l’Union européenne) il est facile de comprendre que de très modestes modifications dans l’allocation de capital permettent la mise à disposition de l’IA de moyens colossaux : 1 milliard/jour de dollars pour la seule Silicone Valley, 500 milliards de dollars pour Stargate, 100 milliards de dollars pour la seule offre de rachat de ChatGPT par Elon Musk. Etc. De façon plus générale le monde de l’IA, essentiellement américain, représente 12000 milliards de dollars, soit 4 fois le PIB de la France. La financiarisation massive de l’économie adossée à une émission monétaire sans limite peut engendrer des miracles…Des miracles qui se sont forgés dans l’ancien monde d’un Président Nixon plongé dans la problématique de l’élargissement du libéralisme.
Pendant ce temps…
La France des trente glorieuses restait fort éloignée du libéralisme et de tout glissement vers le libertarisme. On sait pourtant que son modèle descendant (top down) est largement devenu modèle ascendant (down up) et qu’en conséquence son circuit du Trésor très autocentré a disparu. Qui, aujourd’hui, dans les banques, se souvient des planchers de bons du Trésor ? Nous avons longuement vu que le modèle de l’euro était de type ascendant et qu’il allait en résulter un monde peu adapté à la culture française[8]. Face au césarisme envahissant des petits soldats libertariens de Donald Trump, il est peut-être utile de se lancer dans la course à l’IA, et plus encore il aurait été utile de s’en donner les réels moyens. Hélas, on sait à quel point les contraintes financières découlant de l’euro sont importantes. Il n’est plus question de faire fonctionner un circuit du Trésor lui-même sécurisé par la possibilité de jouer sur des dévaluations sans limites de ce qui était le Franc. Les USA ne connaissent aucune difficulté de financement et il importe peu que le budget fédéral dérape cette année vers près de 10% du PIB dans un contexte où la réindustrialisation s’avérera pourtant impossible[9]… donc dans un contexte où l’avenir économique est loin d’être assuré. Ce n’est pas le cas de la France.
Répondre aujourd’hui aux immenses besoins du pays passe par la maîtrise de la finance. Bien évidemment, cela passe par une réduction du déficit budgétaire dans le cadre d’un mix : baisse des dépenses et hausse des recettes. Toutefois, dans un contexte plus général, faire face à l’impérium américain, faire face au risque militaire et faire face au risque climatique exige d’aller beaucoup plus loin. Selon les chiffres du budget 2025, les besoins de financement se montent à environ 315 milliards d’euros dont environ 175 pour les seuls amortissements, ce qu’on appelle le « roulement » de la dette. Sans disposer de chiffres précis, la partie qui correspond au simple remboursement de la BCE -au titre de sa création de monnaie centrale au bénéfice du Trésor- se monte à environ 85 milliards d’euros[10] pour l’année 2025. Cette somme - et probablement les suivantes sur plusieurs années - doit être autoritairement mise en défaut par la France, au nom de son redressement. Rappelons que cette mise en défaut ne développe aucun coût pour la BCE en sa qualité de banque centrale dépourvue comme toutes les banques centrales d’exigence de passif. A déficit budgétaire initial inchangé -celui qui vient d’être voté- ces 85 milliards doivent être affectés à une authentique politique de l’offre : baisse de la fiscalité directe et indirecte, infrastructures dont les fameux data centers équipés de leur moyens énergétivores, production militaire, infrastructures universitaires et plus globalement tous les investissements porteurs de gains de productivité. Bien évidemment, on peut aussi imaginer une répartition permettant une diminution du déficit budgétaire actuellement programmé. Vraie politique de l’offre et vraie politique de désendettement. Une telle mesure serait un moyen de répondre au césarisme envahissant des nouveaux libertariens. A débattre.
Jean Claude Werrebrouck, le 13 février 2025
[1] CF : http://www.lacrisedesannees2010.com/2025/02/la-commission-europeenne-peut-elle-devenir-trumpiste-8.html
[2] Le président Nixon déclare l’inconvertibilité du dollar en métal précieux le 15 Août 1971
[3] Cf les travaux de « the Institute for Innovation and Public Purpose de l’University College de Londres retracés par Mariana Mazucato dans le monde du 11 février
[4] Accords dits de la ligne rouge, ou accords d’Acnakarry ou enfin l’établissement d’un prix mondial unique incorporant un fret fantôme et ce depuis les années 40 jusqu’à la fin des années 60.
[5] Nous nuancerons ce point plus loin. En quelques mots on sait que le monde libertarien s’appuie sur 3 pôles fondamentaux : vie, liberté, propriété. Ces pôles ne sont toutefois pas égaux et c’est la propriété qui, au final, va garantir le respect de la vie et celui de la liberté. Parce que les nouvelles technologies font irruption sur le domaine de la propriété, beaucoup de bouleversements et de conflits sont en gestation. C’est le cas du wokisme dont on peut dire qu’il est dans l’idéologie libertarienne mais qui, en même temps, s’oppose au libre marché dérégulé. Le wokisme ne peut devenir force motrice d’une régulation que les « vrais » libertariens ne peuvent accepter. D’où le conflit aux USA qui semble être -pour le moment- gagné par les « vrais » libertariens, lesquels deviennent du même coup des libertariens porteurs de nouvelles régulations que l’on veut empêcher au nom du libre marché… Le monde est complexe…
[6] Gaspard Koening va jusqu’à parler de servitude volontaire à propos de COPILOT qui peut écrire à la place de l’auteur (Cf les Echos du 10 février.)
[7] Cf l’excellent ouvrage de Luc Ferry : IA - Grand remplacement ou complémentarité ? Editions de l’observatoire ; janvier 2025.
[8] Cf l’ensemble de nos publications consacrées à l’euro.
[9] Il est évident que les USA ne vont pas rapatrier les usines grâce à la magie des droits de douane. Nous aurons l’occasion de revenir sur l’impasse américaine. Très simplement, il n’existe pas dans la présente situation de « droit de douane optimal » permettant aux Etats-Unis de bénéficier d’un pouvoir de monopole sur les marchés mondiaux.
[10] Comme rappelé dans notre précédente note, il s’agit du remboursement de la BCE pour une création de « monnaie centrale magique » intervenue entre 2015 et 2022, soit 407 milliards arrivés à maturité pour la présente année et ce pour l’ensemble de la zone. Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2025/02/la-commission-europeenne-peut-elle-devenir-trumpiste-8.html. Compte tenu du poids de la France dans le total des achats d’OAT par la BCE - environ 30%- le chiffre de 85 milliards au titre de l’amortissement est probablement inférieur à la réalité.