Beaucoup d'interrogations se font autour de la théorie de Stephen Miran censée être le logiciel de ce qui est décidé par le Président Trump. L'idée selon laquelle la désindustrialisation américaine trouve comme catalyseur le dollar est assez crédible. Sans le statut de monnaie de réserve, les USA seraient effectivement amenés à ajuster leurs importations à leur capacité à disposer de liquidité internationale, elle-même acquise par des exportations. De la même façon, sans ce statut qui entraine le choix du dollar comme liquidité sécurisée ultime, le cours de la monnaie considérée serait sans doute plus faible et davantage propice à l'exportation américaine vers le reste du monde. D'où la volonté de faire baisser le cours de la monnaie américaine par les moyens étranges proposés par Stephen Biran, et moyens que nous ne développerons pas dans la présente note.
Nous présenterons ici un tout autre point de vue sur la volonté du pouvoir américain.
Le déséquilibre extérieur US est fort ancien et commence sous la présidence Eisenhower. Il va s'accélérer après le voyage du Président Nixon en Chine, voyage qui va consacrer ce que nous avons souvent appelé un contrat entre Walmart et le parti communiste chinois. Concrètement, les salariés américains ne vont plus dépenser leurs revenus à partir de productions américaines mais bien davantage à partir des exportations chinoises vers les USA. Le processus de désindustrialisation va s'accélérer avec l'entrée de la Chine dans l'OMC et la volonté de progressivement transformer le pays en usine du monde. Aujourd'hui, la base industrielle chinoise est supérieure à l'addition des bases américaines et européennes. Plus simplement encore, exprimé en parité des pouvoirs d'achat, le PIB américain est dépassé par le PIB chinois depuis 2016 et en 2035 il ne devrait plus en être que la moitié.
Ce n'était pas encore le cas sous la Présidence Nixon et à cette époque, la base industrielle US pouvait encore être le point d'appui du pharaonique projet APOLLO et simultanément celui d'une guerre du Vietnam dotée de moyens illimités, et ce sur une longue durée ( près de 10 ans). Simplement, il y avait déjà un signe avant coureur de ce qui allait se produire aujourd'hui et, à l'époque, il faudra abandonner, en pleine guerre, et à la fin du programme lunaire, les règles de Bretton Woods (15 août 1971). Ce point mérite explication.
Déjà, à cette époque le déficit extérieur interrogeait sur la capacité des USA à régler leurs dettes. Le déséquilibre entrainait une accumulation de dollars gagnés par des producteurs situés hors Amérique et producteurs venant compenser une insuffisance de l'offre globale aux USA, insuffisance au regard de la demande globale. Clairement, le déséquilibre signifiait que les américains consommaient à partir d'un revenu qui n'était pas ou qui n'était plus produit chez eux.
Comme le système monétaire international reposait encore sur l'or, il était clair que les tensions allaient apparaître. La règle voulait à l'époque que le dollar soit convertible en or - sur le seul fait des banques centrales - et sur la base de 35 dollars l'once. Déjà, le Général de Gaulle s'était risqué à convertir les dollars accumulés en or et déjà un sentiment de méfiance se manifestait. En raison des gigantesques dépenses pour la conquête de la lune et la guerre du Vietnam, l'industrie américaine ne pouvait déjà plus suivre la demande globale. C'est cette réalité qui va décider de l'embargo sur l'or et son remplacement par un dollar désormais inconvertible.
Logiquement, il aurait fallu à l'époque que l'Amérique se remette à produire et rééquilibre ses échanges extérieurs. Il n'en fût rien et on allait se servir d'un dollar inconvertible pour le multiplier et laisser une place grandissante à la finance. De fait, 55 années de facilités nouvelles allaient se déployer jusqu'à la prise de conscience d'aujourd'hui. Les USA ne peuvent plus distribuer un revenu qui n'est pas produit, mais surtout prise de conscience qu'ils ne sont plus en situation de mener une guerre de haute intensité et de longue durée. Ils ne peuvent plus vivre en consommant une épargne étrangère, notamment chinoise, tout en délaissant une industrie qui, elle-même, n'est plus capable de produire sur une longue durée, le matériel nécessaire à une guerre d'attrition telle que celle se déroulant en Ukraine. La puissance technologique reste et peut faire face à des conflits supposant de brèves interventions. Mais elle est inadaptée aux guerres de haute intensité articulées à une base industrielle de production de masse continue et durable.
Le non dit de la politique américaine nouvelle est donc celui d'un refus de déclassement militaire par rapport aux empires plus ou moins coalisés. Elle est au fond le résultat de la prise de conscience d'une réalité dont on peut présenter le film sous la forme de quelques assertions jamais évoquées dans la littérature académique.
1. L'écosystème monde ramené au couple USA/Chine est fait d'un empire (USA) où des revenus sont de plus en plus dépensés sans avoir été produits et d'un autre empire (Chine) où des productions gigantesques ne sont pas aisément vendables localement faute d'une dépense interne insuffisante.
2. Attrition industrielle d'un côté et élargissement de l'autre viennent contester la puissance militaire américaine et conforter une puissance chinoise rapidement croissante. De quoi revoir à terme l'ordre des puissances.
3. L'excédent chinois devient un surplus d'abord investi aux USA sous forme de titres de la dette américaine, ensuite sous forme d'épargne de précaution justifiée par l'absence d'Etat Providence. On pourrait davantage consommer mais la sagesse l'en empêche.
4. La demande mondiale devient structurellement inférieure à l'offre mondiale, ce qui limite durablement la croissance mondiale et augmente le risque de crise de surproduction. De quoi faire le nid de la spéculation financière.
5. La Chine est au cœur de la crise de surproduction et ne peut augmenter la demande interne (le fameux recentrage du marché) sans délocalisations vers des espaces plus compétitifs. La Chine ne peut accepter sa propre désindustrialisation.
6. Les USA ne peuvent se réindustrialiser faute de main d'œuvre quantitativement et qualitativement adaptée.
7. Il n'existe pas de solution facile face à l'échiquier qui s'est progressivement construit depuis la fin de Brettons Woods et échiquier qu'on a appelé "mondialisation". Ni la Chine , ni les USA ne peuvent sérieusement revenir à l'équilibre extérieur, celui que Keynes envisageait au sortir de la seconde guerre mondiale... pour construire la paix.
8. Le retour de la question de l'équilibre extérieur sera propice à l'effacement de l'âge relationnel voire institutionnel des Etats et va faciliter celui d'un certain retour à l'âge patrimonial. D'où le caractère inattendu du nouveau gouvernement US. D'où le retour de concepts oubliés tel celui de "mercantilisme". Mais bien davantage encore, l'idée d'illibéralisme voire de fin des démocraties comme mode de régulation de la complexité du monde, deviennent des réalités enviées par nombre d'agents.
9. La présente grille de lecture permet aussi d'identifier des évènements sociétaux nouveaux comme celui du wokisme. Ce dernier repose sur des idéologies érigées sur l'effacement de l'âge institutionnel : déconstruction militante, vérité comme construction sociale, épistémologie victimaire, etc. A ce titre, il devient un carburant inattendu du retour à la forme patrimoniale des Etats et en particulier celui des USA.
Nous laissons le lecteur méditer ce film impressionniste.
Jean Claude Werrebrouck - 12 avril 2025