Ce qui se passe est le point d'aboutissement momentané d'un processus entamé il y a plus de 50 ans. Il est temps d'en dérouler les fondements et les étapes.
Des choses simples à comprendre dans un monde simple.
Dans une économie classique, existent des liens entre ce qui relève du partage profit/salaire et ce qui relève d'une production elle-même partagée entre ce qui sert à produire et ce qui est directement consommable. Logiquement, les profits servent à acheter ce qui sert à produire (biens capitaux) , achat qu'on appelle investissement. Tout aussi logiquement, les salaires servent à acheter ce qui est consommable. Fort de cette constatation banale, on peut tout de suite évoquer la question de la congruence entre répartition et production. Par exemple, si les salaires ne suivent pas le rythme de la production, nous aurons une crise de surproduction. Circonstance qui va correspondre directement à la grande crise des années 30. A l'époque, une économie moderne de production qu'on appellera plus tard "fordisme", générait d'importants gains de productivité donc générait une avalanche de biens de consommations non vendables en raison des normes salariales antérieures. Et invendus qui vont entrainer l'effondrement de l'investissement et donc une énorme crise de surproduction que l'on sera à l'époque incapable d'affronter correctement. La solution qui n'interviendra réellement qu'après la seconde guerre mondiale, sera le partage continue des gains de productivité générés par la nouvelle machine à produire : profits croissants associés à des salaires croissants engendrés par la productivité, viendront nourrir en continue l'outil de production. Les débouchés d'une production de masse sont ainsi assurés, et cela caractérise ce qu'on va appeler les trente glorieuses.
La reconfiguration du monde
Plus tard avec l'ouverture, la mondialisation, la libre circulation du capital, etc. il deviendra possible de générer de la productivité sans en envisager son partage. Ainsi, fabriquer les biens en Chine revient pour l'écosystème global à élargir spatialement le rythme du fordisme ( territoire américain + territoire chinois) sans s'assurer des débouchés sous la forme de salaires croissants aux USA et de salaires décents en Chine. Il n'y a plus à accroître les salaires aux USA puisque les prix des biens de consommations s'effondrent en raison des coûts chinois. Il n'y a pas non plus à relever les salaires en Chine qui eux obéissent à des normes très différentes.
Globalement, la mondialisation est source potentielle d'une nouvelle forme de crise de surproduction. Cette dernière peut toutefois être très longuement repoussée. Les USA deviennent un lieu de sous production et la plupart des biens de consommation (textile, habillement, chaussures, outillage électroménager, etc.) vont cesser d'y être produit. La Chine devient un lieu de surproduction et les biens susvisés invendables à l'intérieur vont être exportés aux USA. D'où un échange croissant d'un type nouveau : le revenu issu des exportations chinoises va d'une part se transformer en achats d'obligations publiques américaines, et d'autre part se transformer en gigantesques investissements d'infrastructures chinoises.
Le résultat est une reconfiguration du monde avec entrée dans un "fordisme dévoyé". Tout d'abord, la machine à produire - technologiquement toujours de plus en plus efficace- se déforme car la production de biens de consommation est limitée par les débouchés mondiaux ( les salaires chinois sont insuffisants comme les salaires américains l'étaient avant 1929). Mais elle se déforme aussi dans la production croissante de biens capitaux ou éloignés du champ de la consommation. Clairement, les obligations américaines achetées vont nourrir un déficit public et une gigantesque industrie de la défense. Tout aussi clairement la vente de biens de consommation fabriqués en Chine et exportés aux USA va alimenter la construction de gigantesques infrastructures industrielles.
Une reconfiguration aux effets inattendus.
Ce qu'on appelle "Trumpisme" est ainsi la tentative de dépassement du "fordisme dévoyé". Et un fordisme qui devient mâchoire emprisonnant et affaiblissant durablement les USA.
Une pièce de la mâchoire est constituée par l'entrée croissante de capitaux (Treasuries ) qui maintiennent un taux de change élevé et donc augmentent le volume du déficit commercial américain. Ce taux de change élevé sera confirmé et stabilisé par les instances régulatrices cherchant à maintenir une quasi-fixité des taux de change et donc la volonté de disposer d'un compte de capital important dans les banques centrales, bien au delà de la seule banque centrale chinoise. De quoi remettre en cause la vieille causalité entre déficit et entrée de capitaux, et risquer l'hypothèse d'un Stephen Miran ou d'un Michael McNair consistant à dire que ce sont les entrées de capitaux qui ont engendré le déficit. De quoi comprendre une administration américaine qui veut maintenir le statut du dollar tout en se battant contre son coût devenu insupportable... incompréhensible pour l'immense majorité des économistes...
Une autre pièce de la mâchoire est celle de la désindustrialisation d'un côté et de la surindustrialisation de l'autre, ce qui met clairement en difficulté la puissance militaire américaine. Le complexe militaro-industriel américain devient progressivement dépourvu de ses bases classiques et on commence à percevoir que les milliers d'entreprises qui l'abreuvent sont en perte de substance. La plupart des entreprises du complexe ne sont pas que productrices de pièces à usage militaire et beaucoup ont perdu leurs débouchés non militaires en raison de la disparition des industries reliées à la consommation. Le socle du complexe est donc en voie de fragilisation. Le fordisme dévoyé développe ainsi des effets majeurs sur l'ordre de la puissance. En revanche, le complexe militaro industriel chinois repose sur un socle colossal à partir duquel il peut se nourrir. Le dévoiement du fordisme a fait de la Chine le lieu où se trouve empilé 40% de la production manufacturière mondiale et 50% des brevets. On peut aussi souligner la diversité de l'empilement : la Chine produit dans la tech et les semi conducteurs... et continue à produire 65% des clous et 47% des textiles mondiaux. Un empilement susceptible de développer une puissance militaire gigantesque en un temps réduit.
Ce qu'on appelle Trumpisme est ainsi une tentative visant à empêcher la fermeture de la mâchoire par rétablissement brutal de l'équilibre extérieur, avec en finalité ultime le rétablissement d'un tissu industriel susceptible de garantir le maintien de la puissance.
Difficile gestion d'une "patate chaude".
Clairement, il s'agirait du retour difficile d'un fordisme classique aux USA, donc celui d'avant la mondialisation. Mais ce retour supposerait aussi un fordisme classique en Chine difficile à construire. La Chine peut-elle supporter la disparition de son surplus exportable notamment celui de ses biens de consommation ? Elle tente depuis plusieurs années de s'arrimer à un fordisme classique avec l'abandon des plans d'infrastructures censés contenir la crise de surproduction et l'utilisation de fortes incitations à la consommation. Cette politique reste globalement un échec et mêmes les vives hausses des salaires ne se traduisent pas par l'augmentation des dépenses de consommation. Malgré les apparences et l'énorme succès industriel, il n'y a pas en Chine l'équivalent des trente glorieuses avec congruence de la production et de la répartition.
La violence du Trumpisme voudrait la disparition de l'énorme excédent commercial chinois, ce qui signifierait clairement une crise de débouchés et donc une classique crise de surproduction selon les principes de celle des années 30. La Chine probablement consciente de la réalité du problème tente de le contourner depuis longtemps en utilisant des relais amortisseurs. C'est ainsi que face aux premières résistances américaines devant le "fordisme dévoyé", la Chine déverse ses excédents extérieurs dans des pays tiers (Vietnam, Mexique, etc.) qui eux-mêmes vont déverser les marchandises vers les USA. Il s'agit d'une tentative de masquage et de partage de ce qui est devenu une "patate chaude". La réponse américaine semble logique et le containment de la patate chaude passe par des droits élevés pour ceux des pays se livrant aux pratiques correspondantes. D'où la sanction à priori choquante pour des pays à priori amis ou devenus amis. On peut même s'attendre à une stratégie américaine plus offensive. Sachant que la réindustrialisation américaine sera plus que difficile, on peut penser à des taxes douanières très différenciées, considérables pour la Chine et faibles pour les pays du sud : de quoi rendre d'ex-pays coloniaux compétitifs au regard d'une Chine impériale.
On aurait tort de croire à l'isolationnisme américain et derrière la stratégie des droits différenciés, il s'agit au contraire de développer une nouvelle arme contre la Chine aux effets de l'éloignement des pays du sud de la puissance chinoise: rééquilibrer la balance extérieure entre ces pays et la Chine et accepter davantage de déficit américain avec ces mêmes pays. Gérer la "patate chaude chinoise" sera peut-être la clé de compréhension de la stratégie américaine. Le lecteur avisé verra dans la condamnation des pays qui recherchent "l'apaisement" avec les USA le souci chinois de ne pas se laisser piéger dans un isolement l'obligeant à conserver et gérer lui -même la "patate chaude". De quoi immobiliser la Chine dans la crise de surproduction, avec dejà des appels au patriotisme pour sauver les exportations ( Alibaba, Pinduoduo, Temu, etc.). Le même lecteur avisé sait aussi que cette même stratégie ne pourra au mieux que retarder l'inéluctable, à savoir le déclin des USA.
Jean Claude Werrebrouck - 21 Avril 2025.